Journal Le Soleil (p. 115-122).

II


Nous avons dit que ce convoi de colons avait été dirigé vers l’Ouest à la fin de mars 1910…

Ajoutons que, à Québec, la température se trouvait toute printanière et la terre buvait avidement le nectar que distillaient les dernières neiges. À Montréal, il semblait même que fût venue la saison d’été. Là, plus de neige, un soleil ravissant. Ce fut de ce coin ensoleillé de sa province de Québec, de la gare Windsor, en particulier, que le convoi mit le cap sur Winnipeg un mardi soir. Le jeudi soir on atteignait la capitale du Manitoba. Venu jusqu’à ce point par voie du Pacifique Canadian, là, on prenait celle de MacKenzie & Mann devenue, depuis, portions des Chemins de fer Nationaux. Le samedi matin, vers les huit heures, nos colons touchaient Prince Albert.

Disons de suite que les magnifiques champs de blé du Manitoba, après la fonte des neiges, avaient révélé à nos colons un charme doré tout prometteur de merveilles, d’abondance et de joies de toutes sortes. Souvent aussi, le regard pouvait découvrir à distance de fort belles pièces de terre noire — parfois de grande étendue — soit labour d’été, soit labour d’automne. Çà et là, de prodigieuses meules ou tas de paille dont l’aspect hypnotisait… et là encore, abandonné et solitaire, un « train de battage » de mine puissante. D’abord, l’énorme batteuse actionnée par la vapeur. Plus loin, la locomobile et le wagon-réservoir qui fournit l’eau nécessaire à la machine ; puis viennent les charrettes qui font le transport des gerbes de blé et d’avoine, et les deux roulottes qui suivent le train, celle du cuisinier et celle des hommes d’équipe. Oui, un véritable convoi, stationnaire, si l’on veut, et sans mouvement à cette saison, mais un convoi qui, aux yeux de ces éventuels colons déjà émerveillés par les immensités qui s’offraient à leurs yeux, prenait de prodigieuse proportions.

Il est bon à remarquer ici que l’œil du voyageur ordinaire ou du touriste ne voit pas les choses sous la même couleur, si l’on peut dire, que l’œil de l’homme qui s’en va mêler sa vie à ces mêmes choses : le premier n’y jette qu’un regard curieux et assez indifférent, le second y fait déjà pénétrer son esprit en même temps que son regard.

Au surplus, comme pour mieux exciter l’admiration, sinon l’imagination de leurs voyageurs, les employés du chemin de fer disaient obligeamment :

— Voyez… c’est un train de battage ! L’automne passé il a fait soixante-douze jours de travail avec une équipe de vingt-deux hommes, et a battu — blé, avoine, orge et lin — CENT-TRENTE MILLE MINOTS !

Dites : n’était-ce pas suffisant pour émerveiller ces nouveaux venus dans le pays ?

— Et notez, ajoutaient ces employés, qu’il y a dans le pays des centaines de ces machines…

C’était inimaginable !

Et quelquefois, au milieu de ces champs qui semblaient infinis, on pouvait voir se dresser, avec un air de liberté et de puissance qui grisait, de belles maisons de ferme et de hautes étables.

Bref, on croyait entrer dans le pays des rêves ! On regardait le ciel illuminé pour le comparer à la terre, et il semblait à ces gens que la terre, telle qu’elle leur apparaissait à ce moment, fût préférable au ciel.

Tout ce jour on traversa ces fertiles champs du Manitoba. Vint le crépuscule… puis la nuit.

La nuit, naturellement, on ne voit rien, en chemin de fer moins qu’ailleurs.

Le lendemain, le jour survint après qu’on eut dépassé Hudson Bay Junction et alors qu’on ne se trouvait plus qu’à 150 milles de Prince Albert. Après le beau rêve et les splendides visions de la veille, on retombait lourdement dans une implacable réalité : l’hiver était revenu ! Une neige épaisse recouvrait la terre, le firmament était sombre et menaçant et il faisait froid. Le tableau qu’on voyait est facile à ébaucher : de la neige et des bois… bois de trembles, d’épinettes, de saules. Pas un morceau de prairie, hormis, çà et là, un marécage qu’on aurait pu prendre — sans la connaissance du pays — pour une savane. Et partout la solitude… Pas une case, pas une chaumière… pas un de ces paisibles et onduleux panaches de fumée blanche qui indiquent la douceur du foyer… rien ! Des bois et des bois de chaque côté de la voie ferrée, du ciel gris-sombre, de la neige ! Et le convoi file à 30 milles à l’heure sur une voie mal balancée, et chaque heure continue de dévider son chapelet de bois, et souvent des bois gros et de belle hauteur.

N’étais-ce pas décevant ?…

Comme c’était beau, hier, dans ces prairies de soleil et de chaume d’or ! Comme c’est triste aujourd’hui !

— Du bois, du bois et des marais !… Encore du bois et des Marais !…

Un jeune gaillard venait de crier ainsi, tout en lorgnant, non dans une forte ironie, l’agent-colonisateur qui venait de paraître dans l’un des wagons où l’on ne trouvait que des jeunes de la race. Ceux-là étaient tous de Québec, comtés de l’Islet, Kamouraska, Témiscouata et Rimouski.

L’agent-colonisateur sourit d’abord narquoisement, puis répliqua :

Quoi ! à des gaillards comme vous autres, va-t-on me faire accroire que la hache fait peur ?

Non, rétorqua hardiment notre jeune ami, la hache ne nous fait pas peur, on la connaît et elle nous connaît. Seulement, si on nous avait dit ça de suite avant de partir, on se serait apporté des haches !… Alors, comme on est, avec ces géants de trembles, de peupliers et d’épinettes, qu’est-ce qu’on va faire, je vous le demande ? Est-ce qu’avec nos couteaux de poche seulement…

— Patience interrompit l’agent. Il y a mieux plus loin et ailleurs. Du reste, si vous voulez des terres, et de bonnes terres en même temps, ôtez ces bois, asséchez ces marais et vous verrez.

— Oui, mais… se récria un autre… vous nous avez parlé de prairies…

— Je vous ai parlé de prairies qu’il vous appartient de faire

— Ta ta ta…

Il y avait déconvenue déjà, déception et, peut-être aussi, découragement. En effet, on avait promis à ces colons honnêtes et de bonne race des prairies, c’est-à-dire des champs tout prêts à cultiver, et on les amenait dans des bois qui, sans être de l’âge et de la dimension des bois de nos ancêtres au Lac Saint-Jean vers les 1880, par exemple, imposaient non seulement le respect, mais aussi la réflexion.

Oui, enlevez les bois, et vous trouverez dessous la prairie…

En admettant que le mot fut spirituel, il faut bien reconnaître qu’il était aussi quelque peu cruel dans les circonstances, surtout après les promesses éblouissantes qu’on avait faites à ces gens et les images mirifiques qu’on leur avait dépeintes.

Nous ne savons plus qui a dit que : « Mentir dans un bon but et dans l’intérêt de la vérité n’est pas et ne saurait être un péché ! » En d’autres termes : « Le mensonge peut quelquefois n’être pas un mensonge. »

Curieux paradoxe… Et pourquoi pas ? Ce paradoxe n’existe-t-il pas dans les affaires qu’on transige tous les jours et dans tous les pays ?

Quoi qu’il en soit, on avait bel et bien menti à ces colons, voilà tout, et l’on avait menti pour se gagner un salaire d’abord, et, ensuite, pour faire le profit de compagnies de chemins de fer et de bien autres requins toujours à l’affût en ces pays neufs, soit pays du blé, soit pays de l’or.

Or, pour coloniser la Saskatchewan centrale et celle du Nord le mensonge n’était pas nécessaire : là-bas en Québec et même aux États-Unis, parmi les gens de la race, il restait encore assez d’hommes capables de faire face à la vérité.

Lors de la « crise épidémique » du Yukon il en avait été de même : on avait hurlé…

— On y remue l’or à la pelle.

Là, en Saskatchewan, on « chargeait le blé au char ». Seulement, comme au Yukon où il fallait piocher longtemps et encore sans jamais remuer, souvent, autre chose que du gravier ou du sable, , en Saskatchewan, il fallait manier durant de longues années la hache d’abord et la charrue ensuite avant de « charger des chars de blé ».

Il semble que la publicité soit menteuse partout, et que pour promettre, ne serait-ce qu’un pain ? il faille nécessairement mentir.

Ce qui nous porte à noter — pour le meilleur bénéfice de la « vérité vraie et sans que nous songions le moins du monde à blesser qui que ce soit — qu’un grand nombre — un trop grand nombre — de nos agents-colonisateurs sont d’une grossière ignorance.

Ils vous parlent des terres boisées ainsi : « Les terres sont pour la plupart moitié bois moitié prairie. » Il faut donc croire que ces gens prennent les marécages pour des prairies, et ils ignorent tout à fait que pour rendre ces marécages propres à la culture des grains il faut des années de labeur et de patience. N’est-il pas opportun que ces agents-colonisateurs, avant d’entreprendre une propagande trompeuse, prennent un homestead, passent la salopette, manient la hache et tiennent pour quelques années les « manchons »[1] de la charrue ? Il est certain qu’ils profiteraient de cette expérience, le pays aussi et ceux-là qui viennent l’habiter et le cultiver. Ce n’est pas à rouler à travers un pays, en chemin de fer ou en automobile, qu’il sera possible de parler de ce pays-là avec justesse et vérité.

Nous savons qu’un agent de colonisation avait attiré en 1911, dans le district de Prince Albert, une trentaine de familles canadiennes-françaises qui vivaient aussi heureusement que possible dans une petite ville manufacturière des États-Unis. Ces familles étaient pauvres, les enfants nombreux et en bas âge, et les chefs de ces familles n’avaient aucune expérience de la culture de la terre et encore moins des modes de défrichement. Ces pauvres gens, comme on le pense bien, souffrirent toutes les misères possibles pendant un bon nombre d’années. Sept années après, le même agent-colonisateur retournait dans la même petite ville pour y faire de nouvelles dupes. Il s’écriait triomphalement :

« Voyez vos amis que j’ai emmenés là-bas il y a sept ans… oui, voyez-les… ils se trouvent si bien. ils sont si contents de leur sort depuis qu’ils sont établis sur ces belles et magnifiques terres, et ils sont si indépendants, si libres, que pas un n’est revenu ! »

Cette fois notre beau parleur disait vrai ! non, pas un n’était retourné aux États-Unis… pas un ! mais pour la bonne raison que pas un n’avait d’argent pour payer ses frais de retour.

Or, si de tels moyens de colonisation sont honnêtes, nous devons avouer de ne plus savoir le sens des mots !

  1. Dans le langage populaire on dit « Manchons » pour « Mancherons. »
    La vérité ?… Allons donc ! Est-ce que de l’argent ne vaut pas mieux que de la vérité ?…
    Il y a des hommes assez audacieusement trempés pour parler avec un tel cynisme.