Dans la rue (Bruant)/Grelotteux

Aristide Bruant (Volume Ip. np-207).


GRELOTTEUX

Vrai… ’ya des mois qu’on n’a pas d’ veine.
Quand j’ dis des mois, j’ sais pas c’ que j’ dis :
J’ m’ai toujours connu dans la peine,
Sans un pélot, sans un radis…


Ça s’rait pas trop tôt que j’ boulotte,
J’ vas tomber malade, à la fin,
I’ fait chaud et pourtant j’ grelotte !
C’est-i’ la fiève ou ben la faim ?

Nom de Dieu ! j’ suis pas à mon aise,
C’est épatant… j’ sais pas c’ que j’ai,
Avec ça j’ai la gueul’ mauvaise…
C’est pourtant pas c’ que j’ai mangé.
Si j’aurais mangé d’la gib’lotte
Ça sentirait meilleur : c’est fin,
C’est bon, c’est chaud… ah ! c’ que j’ grelotte !
C’est-i’ la fiève ou ben la faim ?

Allons bon, v’là mes dents qui claquent !…
J’ sais pas c’ que j’ai, c’est épatant :
J’entends les os d’ mes jamb’s qui plaquent
Cont’ les parois d’ mon culbutant.
J’ suis foutu si j’ai la tremblotte,
J’ suis pus daufier, j’ suis pas dauphin,
J’ peux pas m’ soigner… ah ! c’ que j’ grelotte !
C’est-i’ la fiève ou ben la faim ?


Et pis j’ sens la sueur qui m’ coule,
A fait rigol’ dans l’ creux d’ mon dos ;
J’ vas crever, j’ai la chair de poule,
C’est fini… tirez les rideaux.
Bonsoir la soc’…, mon vieux Alphonse,
I’ vaut p’t’ êt’ mieux qu’ ça soy’ la fin ;
Ici-bas, quoiqu’ j’étais ? un gonce…
Là-haut j’ s’rai p’t’ êt’ un séraphin.