Paul Ollendorff (Tome 3p. 45-48).
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Le même odor di bellezza montait de tout l’art français, comme une odeur de fraises et de framboises mûres monte des bois d’automne chauffés par le soleil. La musique était un de ces petits fraisiers, dissimulés dans l’herbe, mais dont l’haleine suffit à griser tout un bois. Christophe avait d’abord passé, sans le voir, habitué dans son pays à des buissons de musique, bien autrement touffus, aux baies plus éclatantes. Mais voici que le parfum délicat le faisait se retourner ; avec l’aide d’Olivier, il découvrait au milieu des pierres, des ronces, des feuilles mortes, qui usurpaient le nom de musique, l’art raffiné et ingénu d’une poignée de musiciens. Parmi les champs maraîchers et les fumées d’usines de la démocratie, au cœur de la Plaine-Saint-Denis, dans un petit bois sacré, des faunes insouciants dansaient. Christophe écoutait avec surprise leur chant de flûte, ironique et serein, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait entendu :


Un petit roseau m’a suffi
Pour faire frémir l’herbe haute

Et tout le pré
Et les doux saules
Et le ruisseau qui chante aussi ;
Un petit roseau m’a suffi
À faire chanter la forêt…


Sous la grâce nonchalante et le dilettantisme apparent de ces petites pièces pour piano, de ces chansons, de cette musique française de chambre, sur laquelle l’art allemand ne daignait pas jeter les yeux, et dont Christophe lui-même avait jusque-là négligé la poétique virtuosité, il commençait à entrevoir la fièvre de renouvellement, l’inquiétude, — inconnue de l’autre côté du Rhin, — avec laquelle les musiciens français cherchaient dans les terrains incultes de leur art les germes qui pouvaient féconder l’avenir. Tandis que les musiciens allemands s’immobilisaient dans les campements de leurs pères, et prétendaient arrêter l’évolution du monde à la barrière de leurs victoires passées, le monde continuait de marcher ; et les Français en tête se lançaient à la découverte ; ils exploraient les lointains de l’art, les soleils éteints et les soleils qui s’allument, et la Grèce disparue et l’Extrême-Orient rouvrant à la lumière, après des siècles de sommeil, ses larges yeux fendus, pleins de rêves immenses. Dans la musique d’Occident, canalisée par le génie d’ordre et de raison classique, ils levaient les écluses des anciens modes ; ils faisaient dériver dans leurs bassins de Versailles toutes les eaux de l’univers : mélodies et rythmes populaires, gammes exotiques et antiques, genres d’intervalles nouveaux ou renouvelés. Comme, avant eux, leurs peintres impressionnistes avaient ouvert à l’œil un monde nouveau, — Christophes Colombs de la lumière, — leurs musiciens s’acharnaient à la conquête de l’univers des sons ; ils pénétraient plus avant dans les retraites mystérieuses de l’Ouïe ; ils découvraient des terres nouvelles dans cette mer intérieure. Plus que probablement, d’ailleurs, ils ne devaient rien faire de leurs conquêtes. Suivant leur habitude, ils étaient les fourriers du monde.

Christophe admirait l’initiative de cette musique qui renaissait d’hier, et qui déjà marchait à l’avant-garde de l’art. Quelle vaillance il y avait dans cette élégante et menue petite personne ! Il devenait indulgent pour les sottises qu’il avait naguère relevées en elle. Seuls, ceux qui ne font rien ne se trompent jamais. Mais l’erreur qui s’efforce vers la vérité vivante est plus féconde et plus sainte que la vérité morte.

Quel que fût le résultat, l’effort était surprenant. Olivier montrait à Christophe l’œuvre accomplie depuis trente-cinq ans, et la somme d’énergie dépensée pour faire surgir la musique française du néant où elle dormait avant 1870 : sans école symphonique, sans culture profonde, sans traditions, sans maîtres, sans public ; réduite au seul Berlioz, qui mourait d’étouffement et d’ennui. Et Christophe, maintenant, éprouvait du respect pour ceux qui avaient été les artisans du relèvement national ; il ne songeait plus à les chicaner sur les étroitesses de leur esthétique, voire sur leur manque de génie. Ils avaient créé bien plus qu’une œuvre : un peuple musicien. Entre tous les grands ouvriers, qui avaient forgé la nouvelle musique française, une figure lui était surtout chère : celle de César Franck, qui, mort avant de voir la victoire qu’il avait préparée, avait, comme le vieux Schütz, gardé intacts en lui, pendant les années les plus sombres de l’art français, le trésor de sa foi et le génie de sa race. Apparition émouvante : au milieu de Paris jouisseur, ce maître angélique, ce saint de la musique, conservant dans une vie de gêne, de labeur dédaigné, l’inaltérable sérénité de son âme patiente, dont le sourire résigné éclairait la musique pleine de bonté.