Paul Ollendorff (Tome 3p. 49-54).
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Pour Christophe, ignorant de la vie profonde de la France, c’était un phénomène presque miraculeux que ce grand artiste croyant, au sein d’un peuple athée.

Mais Olivier, haussant doucement les épaules, lui demandait dans quel pays d’Europe on pouvait trouver un peintre dévoré du souffle de la Bible, à l’égal du puritain François Millet ; — un savant plus pénétré de foi ardente et humble que le lucide Pasteur, prosterné devant l’idée de l’infini, et, quand cette pensée s’emparait de son esprit, « dans une poignante angoisse, — comme il disait lui-même, — demandant grâce à sa raison, tout près d’être saisi par la sublime folie de Pascal ». Un catholicisme profond n’était pas plus une gêne pour le réalisme héroïque du premier de ces deux hommes que pour la raison passionnée de l’autre, parcourant d’une marche sûre, sans dévier d’un pas, « les cercles de la nature élémentaire, la grande nuit de l’infiniment petit, les derniers abîmes de l’être, où naît la vie ». C’était dans le peuple de province, d’où ils étaient sortis, qu’ils avaient puisé cette foi, qui couvait toujours dans la terre de France, et qu’essayait en vain de nier la faconde de quelques démagogues. Olivier la connaissait bien, cette foi : il l’avait portée dans son sein.

Il montrait à Christophe le magnifique mouvement de rénovation catholique, poursuivi depuis vingt-cinq ans, l’effort puissant de la pensée chrétienne en France pour épouser la raison, la liberté, la vie ; ces prêtres admirables qui avaient le courage, ainsi que disait l’un d’eux, « de se faire baptiser hommes », qui revendiquaient pour le catholicisme le droit de tout comprendre et de s’unir à toute pensée loyale : car « toute pensée loyale, même quand elle se trompe, est sacrée et divine » ; ces milliers de jeunes catholiques, formant le vœu généreux de bâtir une République chrétienne, libre, pure, fraternelle, ouverte à tous les hommes de bonne volonté ; et, malgré les campagnes odieuses, les accusations d’hérésie, les perfidies de droite et de gauche, — (surtout de droite), — dont ces grands chrétiens étaient l’objet, la petite légion intrépide, avançant dans le rude défilé qui menait à l’avenir, le front serein, résigné aux épreuves, sachant qu’on ne peut rien édifier de durable, sans le cimenter de ses larmes et de son sang.

Le même souffle d’idéalisme vivant et de libéralisme passionné ranimait les autres religions en France. Un frisson de vie nouvelle parcourait les vastes corps engourdis du protestantisme et du judaïsme. Tous s’appliquaient, avec une généreuse émulation, à créer la religion d’une humanité libre, qui ne sacrifiât rien, ni de ses puissances de raison, ni de ses puissances d’enthousiasme.

Cette exaltation religieuse n’était pas le privilège des religions ; elle était l’âme du mouvement révolutionnaire. Elle prenait là un caractère tragique. Christophe n’avait vu jusqu’alors que le bas socialisme, — celui des politiciens, qui faisaient miroiter aux yeux de leur clientèle affamée le rêve enfantin et grossier du Bonheur, ou, pour parler plus franc, du Plaisir universel que la Science, aux mains du Pouvoir, devait, disaient-ils, leur procurer. Contre cet optimisme nauséabond Christophe voyait se dresser la réaction mystique et forcenée de l’élite qui guidait au combat les Syndicats ouvriers. C’était un appel à « la guerre, qui engendre le sublime », à la guerre héroïque, « qui seule peut redonner au monde mourant un sens, un but, un idéal ». Ces grands Révolutionnaires, qui vomissaient le socialisme « bourgeois, marchand, pacifiste, à l’anglaise », lui opposaient une conception tragique de l’univers, « dont l’antagonisme est la loi », qui vit de sacrifice, de sacrifice perpétuel, constamment renouvelé. — Si l’on pouvait douter que l’armée, que ces chefs lançaient à l’assaut du vieux monde, comprît ce mysticisme guerrier qui appliquait à l’action violente Kant et Nietzsche à la fois, ce n’en était pas moins un spectacle saisissant que cette aristocratie révolutionnaire, dont le pessimisme enivré, la fureur de vie héroïque, la foi exaltée dans la guerre et dans le sacrifice, semblaient l’idéal militaire et religieux d’un Ordre Teutonique ou de Samouraï Japonais.

Rien de plus français, pourtant : c’était une race française, dont les traits se conservaient immuables depuis des siècles. Par les yeux d’Olivier, Christophe les retrouvait dans les tribuns et les proconsuls de la Convention, dans certains des penseurs, des hommes d’action, des réformateurs français de l’Ancien Régime. Calvinistes, jansénistes, jacobins, syndicalistes, partout le même esprit d’idéalisme pessimiste, luttant avec la nature, sans illusions et sans découragement : — l’armature de fer qui soutient la nation.

Christophe respirait le souffle de ces luttes mystiques, et il commençait à comprendre la grandeur de ce fanatisme, où la France apportait une foi et une loyauté intransigeantes, dont les autres nations, plus familières avec les combinazioni, n’avaient aucune idée. Comme tous les étrangers, il s’était donné d’abord le plaisir de faire des plaisanteries faciles sur la contradiction, trop manifeste, entre l’esprit despotique des Français et la formule magique dont leur République marquait les murs des édifices. Pour la première fois, il entrevoyait le sens de la Liberté belliqueuse qu’ils adoraient, et qui était l’épée formidable de la Raison. Non, ce n’était pas pour eux une rhétorique sonore, une idéologie vague, comme il l’avait cru. Chez un peuple où les besoins de la raison étaient les premiers de tous, la lutte pour la raison dominait toutes les autres. Qu’importait que cette lutte parût absurde aux peuples qui se disaient pratiques ? À un regard profond, les luttes pour la conquête du monde, pour l’empire, ou pour l’argent, ne se montrent pas moins vaines ; et des unes et des autres, dans un million d’années, il ne restera rien. Mais si ce qui donne son prix à la vie, c’est l’intensité de la lutte, où s’exaltent toutes les forces de l’être jusqu’à son sacrifice à un Être supérieur, il y a peu de combats qui honorent plus la vie que l’éternelle bataille livrée en France pour ou contre la raison. Et à ceux qui en avaient goûté l’âpre saveur, la tolérance apathique, tant vantée, des Anglo-Saxons, paraissait fade et peu virile. Les Anglo-Saxons la rachetaient, en trouvant ailleurs l’emploi de leur énergie. Mais leur énergie n’était pas là. La tolérance n’est grande que quand, au milieu des partis, elle est un héroïsme. Dans l’Europe d’aujourd’hui, elle n’est le plus souvent qu’indifférence, manque de foi, manque de vie. Les Anglais, arrangeant à leur usage une parole de Voltaire, se vantent volontiers que « la diversité des croyances a produit plus de tolérance en Angleterre » que ne l’a fait en France la Révolution. — C’est qu’il y a plus de foi dans la France de la Révolution que dans les croyances de l’Angleterre.