Paul Ollendorff (Tome 3p. 26-30).
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Après une période de demi-silence amoureux, — « un calme ravissant, jouissant sans savoir pourquoi », — leur langue s’était déliée. Ils passaient des heures à voguer à la découverte dans l’âme de l’ami.

Ils étaient bien différents l’un de l’autre, mais tous deux d’un pur métal. Ils s’aimaient parce qu’ils étaient si différents, tout en étant les mêmes.

Olivier était faible, débile, incapable de lutter contre les difficultés. Quand il se heurtait à un obstacle, il se repliait, non par peur, mais un peu par timidité, et beaucoup par dégoût des moyens brutaux et grossiers qu’il fallait employer pour vaincre. Il gagnait sa vie, en donnant des répétitions, en écrivant des livres d’art, honteusement payés, suivant l’habitude, des articles de revues, rares, jamais libres, et sur des sujets qui l’intéressaient médiocrement : — on ne voulait pas de ceux qui l’intéressaient ; jamais on ne lui demandait ce qu’il pouvait faire le mieux : il était poète, on lui demandait des articles de critique ; il connaissait bien la musique, on voulait qu’il parlât de peinture ; il savait qu’il n’en pouvait rien dire que de médiocre : c’était justement cela qui plaisait ; ainsi, il parlait aux médiocres la langue qu’ils pouvaient entendre. Il finissait par se dégoûter et refuser d’écrire. Il n’avait de plaisir à travailler que pour de petites revues, qui ne payaient pas, et auxquelles il se dévouait, comme tant d’autres jeunes gens, parce qu’il y était libre. Là seulement, il pouvait faire paraître tout ce qui valait, en lui, de vivre.

Il était doux, poli, patient en apparence, mais d’une sensibilité excessive. Une parole un peu vive le blessait jusqu’au sang ; une injustice le bouleversait ; il en souffrait pour lui et pour les autres. Certaines vilenies, commises il y avait des siècles, le déchiraient encore, comme s’il en avait été la victime. Il pâlissait, il frémissait, il était malheureux, en pensant combien celui qui les avait subies avait été malheureux, et combien de siècles le séparaient de sa sympathie. Quand il était le témoin d’une de ces injustices, il tombait dans des accès d’indignation, qui le faisaient trembler de tout son corps, et parfois le rendaient malade, l’empêchaient de dormir. C’était parce qu’il connaissait cette faiblesse qu’il s’imposait son calme : car lorsqu’il se fâchait, il savait qu’il passait les limites, et disait alors des choses qu’on ne pardonnait pas. On lui en voulait plus qu’à Christophe, qui était toujours violent, parce qu’il semblait qu’Olivier livrât, plus que Christophe, dans ses moments d’emportement, le fond de sa pensée ; et cela était vrai. Il jugeait les gens sans les exagérations aveugles de Christophe, mais sans ses illusions, avec lucidité. C’est ce que les gens pardonnent le moins. Il se taisait donc, évitait de discuter, sachant l’inutilité de la discussion. Il avait souffert de cette contrainte. Il avait souffert davantage de sa timidité, qui l’amenait quelquefois à trahir sa pensée, ou à ne pas oser la défendre jusqu’au bout, voire même à faire des excuses, comme dans la discussion avec Lucien Lévy-Cœur, au sujet de Christophe. Il avait passé par bien des crises de désespoir, avant de prendre son parti du monde et de lui-même. Dans ses années d’adolescence, où il était plus livré à ses nerfs, perpétuellement alternaient en lui des périodes d’exaltation et des périodes de dépression, se suivant d’une façon brusque et fatale. Au moment où il se sentait le plus calme et même heureux, il pouvait être sûr que le chagrin le guettait. Et soudain, en effet, il était terrassé par lui, sans l’avoir vu venir. Alors, il ne lui suffisait pas d’être malheureux ; il fallait qu’il se reprochât son malheur, qu’il fît le procès de ses paroles, de ses actes, de son honnêteté, qu’il prît le parti des autres contre lui-même. Son cœur sautait dans sa poitrine, il se débattait misérablement, l’air lui manquait. — Depuis la mort d’Antoinette, et peut-être grâce à elle, grâce à la lumière apaisante qui rayonne de certains morts aimés, comme la lueur de l’aube qui rafraîchit les yeux et l’âme des malades, Olivier était parvenu, sinon à se dégager de ces troubles, du moins à s’y résigner et à les dominer. Peu de gens se doutaient de ces combats intérieurs. Il en renfermait en lui le secret humiliant, cette agitation déréglée d’un corps débile et tourmenté, que considérait, sans pouvoir s’en rendre maîtresse, mais sans en être atteinte, une intelligence libre et sereine, — « la paix centrale qui persiste au cœur d’une agitation sans fin ».

Elle frappait Christophe. C’était elle qu’il voyait dans les yeux d’Olivier. Olivier avait l’intuition des âmes, et une curiosité d’esprit large, subtile, ouverte à tout, qui ne niait rien, qui ne haïssait rien, qui contemplait les choses avec une généreuse sympathie : cette fraîcheur de regard, qui est un don sans prix et permet de savourer, d’un cœur toujours neuf, l’éternel renouveau. Dans cet univers intérieur, où il se sentait libre, vaste, souverain, il oubliait sa faiblesse et ses angoisses physiques. Il y avait même quelque douceur à contempler de loin, avec une ironique pitié, ce corps souffreteux, toujours prêt à disparaître. Ainsi, l’on ne risquait pas de s’attacher à sa vie. Et l’on ne s’en attachait que plus passionnément à la vie. Olivier reportait dans l’amour et dans l’intelligence toutes les forces qu’il avait abdiquées dans l’action. Il n’avait pas assez de sève pour vivre de sa propre substance. Il était lierre : il lui fallait s’attacher. Il n’était jamais si riche que quand il se donnait. C’était une âme féminine, qui avait toujours besoin d’aimer et d’être aimée. Il était né pour Christophe, et Christophe pour lui. Tels, ces amis aristocratiques et charmants, qui sont l’escorte des grands artistes, et semblent avoir fleuri de leur âme puissante : Beltraffio, de Léonard ; Cavalliere, de Michel-Ange ; les gentils compagnons ombriens du jeune Raphaël ; Aert van Gelder, resté fidèle auprès de Rembrandt, misérable et vieilli. Ils n’ont pas la grandeur des maîtres ; mais il semble que tout ce qu’il y a de noble et de pur chez les maîtres, se soit, chez les amis, encore spiritualisé. Ils sont les compagnes idéales des génies.