Dans la maison/4
Ils décidèrent de prendre un appartement en commun. Christophe voulait qu’on s’installât tout de suite, sans s’inquiéter de perdre un demi-terme. Olivier, plus prudent, quoiqu’il n’aimât pas moins, conseillait d’attendre l’expiration de leurs loyers. Christophe ne comprenait pas ces calculs. Comme beaucoup de gens qui n’ont pas d’argent, il ne s’inquiétait pas d’en perdre. Il se figura qu’Olivier était encore plus gêné que lui. Un jour que le dénuement de son ami l’avait frappé, il le quitta brusquement, et revint deux heures après, étalant triomphant quelques pièces de cent sous qu’il s’était fait avancer par Hecht. Olivier rougit, et refusa. Christophe, mécontent, voulut les jeter à un Italien, qui jouait dans la cour. Olivier l’en empêcha. Christophe repartit, blessé en apparence, en réalité furieux contre lui-même de sa maladresse à laquelle il attribuait le refus d’Olivier. Une lettre de son ami vint mettre un baume sur sa blessure. Olivier lui écrivait ce qu’il ne pouvait lui exprimer de vive voix : son bonheur de le connaître et son émotion de ce que Christophe avait voulu faire pour lui. Christophe riposta par une lettre débordante et folle, qui rappelait celles qu’il écrivait, à quinze ans, à son ami Otto ; elle était pleine de Gemüth et de coq-à-l’âne ; il y faisait des calembours en français et en allemand ; et même, il les mettait en musique.
Ils s’installèrent enfin. Ils avaient trouvé dans le quartier Montparnasse, près de la place Denfert, au cinquième d’une vieille maison, un logement de trois pièces et une cuisine, fort petites, qui donnaient sur un jardin minuscule, enclos entre quatre grands murs. De l’étage où ils étaient, la vue s’étendait, par-dessus le mur d’en face, moins élevé que les autres, sur un de ces grands jardins de couvents, comme il y en a encore tant à Paris, qui se cachent, ignorés. On ne voyait personne dans les allées désertes. Les vieux arbres, plus hauts et plus touffus que ceux du Luxembourg, frissonnaient au soleil ; des bandes d’oiseaux chantaient ; dès l’aube, c’étaient les flûtes des merles, et puis le choral tumultueux et rythmé des moineaux ; et le soir, en été, les cris délirants des martinets, qui fendaient l’air lumineux et patinaient dans le ciel. Et la nuit, sous la lune, telles que les bulles d’air qui montent à la surface d’un étang, les notes perlées des crapauds. On eût oublié que Paris était là, si la vieille maison n’eût constamment tremblé du grondement des lourdes voitures, comme si la terre avait été remuée par un frisson de fièvre.
L’une des chambres était plus large et plus belle que les autres. Ce fut un débat entre les deux amis à qui ne l’aurait pas. Il fallut la tirer au sort ; et Christophe, qui en avait suggéré l’idée, sut, avec une mauvaise foi et une dextérité dont lui-même ne se serait pas cru capable, faire en sorte qu’il ne gagnât point.
Alors, commença pour eux une période de bonheur absolu. Le bonheur n’était pas dans une chose précise, il était dans toutes à la fois ; il baignait tous leurs actes et toutes leurs pensées, il ne pouvait se détacher d’eux, un seul instant.
Durant cette lune de miel de leur amitié, ces premiers temps de jubilation profonde et muette, que connaît seul « celui qui peut, dans l’univers, nommer une âme sienne »…
Christophe parlait à mi-voix, il marchait doucement, il prenait garde de faire du bruit dans la chambre voisine de celle du silencieux Olivier ; il était transfiguré par l’amitié ; il avait une expression de bonheur, de confiance, de jeunesse, qu’on ne lui avait jamais vue. Il adorait Olivier. Il eût été bien facile à celui-ci d’abuser de son pouvoir, s’il n’en avait rougi, comme d’un bonheur qu’il ne méritait pas : car il se regardait comme très inférieur à Christophe, qui n’était pas moins humble. Cette humilité mutuelle, qui venait de leur grand amour, était une douceur de plus. Il était délicieux — même avec la conscience qu’on ne le méritait pas — de sentir qu’on tenait tant de place dans le cœur de l’ami. Ils en avaient l’un pour l’autre une reconnaissance attendrie.
Olivier avait réuni ses livres à ceux de Christophe ; il ne les distinguait plus. Quand il parlait de l’un d’eux, il ne disait pas : « mon livre ». Il disait : « notre livre ». Il n’y avait qu’un petit nombre d’objets qu’il réservait, sans les fondre dans le trésor commun : c’étaient ceux qui avaient appartenu à sa sœur, ou qui étaient associés à son souvenir. Christophe, avec la finesse de tact que l’amour lui avait donnée, ne tarda pas à le remarquer ; mais il ignorait pourquoi. Jamais il n’avait osé interroger Olivier sur ses parents ; il savait seulement qu’Olivier les avait perdus ; et à la réserve un peu fière de son affection, qui évitait de s’enquérir des secrets de son ami, s’ajoutait la peur de réveiller en lui les douleurs passées. Quelque désir qu’il en eût, une timidité singulière l’avait même empêché d’examiner de près les photographies qui étaient sur la table d’Olivier, et qui représentaient un monsieur et une dame dans des poses cérémonieuses, et une petite fille d’une douzaine d’années, avec un grand chien épagneul à ses pieds.
Deux ou trois mois après leur installation, Olivier prit un refroidissement ; il lui fallut s’aliter. Christophe, qui s’était découvert une âme maternelle, veillait sur lui, avec une affection inquiète ; et le médecin, qui avait, en écoutant Olivier, trouvé un peu d’inflammation au sommet du poumon, avait chargé Christophe de badigeonner le dos du malade avec de la teinture d’iode. Comme Christophe s’acquittait de la tâche avec beaucoup de gravité, il vit autour du cou d’Olivier une médaille de sainteté. Il connaissait assez Olivier maintenant pour savoir que, plus encore que lui-même, il était affranchi de toute foi religieuse. Il ne put s’empêcher de montrer son étonnement. Olivier rougit. Il dit :
— C’est un souvenir. Ma pauvre petite Antoinette la portait, en mourant.
Christophe tressaillit. Le nom d’Antoinette fut un éclair pour lui.
— Antoinette ? dit-il.
— Ma sœur, dit Olivier.
Christophe répétait :
— Antoinette… Antoinette Jeannin… Elle était votre sœur ?… Mais, dit-il, en regardant la photographie qui était sur la table, elle était tout enfant, quand vous l’avez perdue ?
Olivier sourit tristement :
— C’est une photographie d’enfance, dit-il. Hélas ! je n’en ai pas d’autre… Elle avait vingt-cinq ans, lorsqu’elle m’a quitté.
— Ah ! fit Christophe, ému. Et elle a été en Allemagne, n’est-ce pas ?
Olivier fit signe de la tête que oui.
Christophe saisit les mains d’Olivier :
— Mais je la connaissais ! dit-il.
— Je le sais bien, dit Olivier.
Il se jeta au cou de Christophe.
— Pauvre petite ! Pauvre petite ! répétait Christophe. Ils pleurèrent tous deux.
Christophe se ressouvint qu’Olivier était souffrant. Il tâcha de le calmer, l’obligea à rentrer ses bras dans le lit, lui ramena les draps sur les épaules, et, lui essuyant maternellement les yeux, il s’assit à son chevet ; et il le regarda.
— Voilà donc, dit-il, pourquoi je te connaissais. Dès le premier soir, je t’avais reconnu.
(On ne savait s’il parlait à l’ami qui était là, ou à celle qui n’était plus.)
— Mais toi, continua-t-il après un moment, tu le savais donc ?… Pourquoi ne me le disais-tu pas ?
Par les yeux d’Olivier, Antoinette répondit :
— Je ne pouvais pas le dire. C’était à toi de le lire.
Ils se turent, quelque temps ; puis, dans le silence de la nuit, Olivier, immobile, étendu dans son lit, à voix basse raconta à Christophe, qui lui tenait la main, l’histoire d’Antoinette ; — mais il ne lui dit pas ce qu’il ne devait pas dire : le secret qu’elle avait tu, — et que Christophe savait peut-être, sans qu’il fût besoin de le dire.