Dans la maison/26
Christophe avait entrepris le combat contre cette inertie, qu’il retrouvait chez la plupart de ses amis Français, bizarrement accouplée à une activité laborieuse et très souvent fiévreuse. Presque tous ceux qu’il voyait, dans les divers milieux bourgeois où il allait, étaient des mécontents. Presque tous avaient le même dégoût pour les maîtres du jour et pour leur pensée corrompue. Presque tous, la même conscience triste et fière de l’âme trahie de leur race. Et ce n’était pas le fait de rancunes personnelles, l’amertume d’hommes et de classes vaincus, évincés du pouvoir et de la vie active, fonctionnaires révoqués, énergies sans emploi, vieille aristocratie retirée sur ses terres et se cachant pour mourir, comme un lion blessé. C’était un sentiment de révolte morale, sourd, profond, général : on le rencontrait partout, à des degrés divers, dans l’armée, dans la magistrature, dans l’Université, dans les bureaux, dans tous les rouages vitaux de la machine gouvernementale. Mais ils n’agissaient pas. Ils étaient découragés d’avance ; ils répétaient :
— Il n’y a rien à faire ;
— Tâchons de n’y plus penser.
Ils détournaient peureusement des choses tristes leur pensée, leurs propos ; et ils cherchaient un refuge dans la vie domestique.
Si encore ils ne s’étaient retirés que de l’action politique ! Mais même dans le cercle de son action journalière, chacun de ces honnêtes gens se désintéressait d’agir. Ils toléraient des promiscuités avilissantes avec des misérables qu’ils méprisaient, mais contre qui ils se gardaient bien d’engager la lutte, la jugeant d’avance inutile. Pourquoi ces artistes par exemple, et notamment ces musiciens que Christophe voyait de plus près, supportaient-ils sans protester l’effronterie de tels Scaramouches de la presse, qui leur faisaient la loi ? Il y avait là tels ânes bâtés, dont l’ignorance in omni re scibili était proverbiale, et qui n’en étaient pas moins investis d’une autorité souveraine in omni re scibili. Ils ne se donnaient même pas la peine d’écrire leurs articles, ni leurs livres ; ils avaient des secrétaires, de pauvres gueux affamés, qui eussent vendu leur âme, s’ils en avaient eu une, pour du pain et des filles. Ce n’était un secret pour personne, à Paris. Et cependant, ils continuaient de trôner et de traiter de haut en bas les artistes. Christophe en criait de rage, quand il lisait certaines de leurs chroniques.
— Ils n’ont donc pas de cœur ! disait-il. Oh ! les lâches !
— À qui en as-tu ? demandait Olivier. Toujours à quelques drôles de la Foire sur la Place ?
— Non. Aux honnêtes gens. Les gredins font leur métier : ils mentent, ils pillent, ils volent, ils assassinent. Mais les autres, — ceux qui les laissent faire, tout en les méprisant, — je les méprise mille fois davantage. Si leurs confrères de la presse, si les critiques honnêtes et instruits, si les artistes, sur le dos desquels ces Arlequins s’escriment, ne les laissaient faire, en silence, par timidité, par peur de se compromettre, ou par un honteux calcul de ménagements réciproques, par une sorte de pacte secret conclu avec l’ennemi, pour rester à l’abri de ses coups, — s’ils ne les laissaient se parer de leur patronage et de leur amitié, cette puissance effrontée tomberait sous le ridicule. C’est la même faiblesse, dans tous les ordres de choses. J’ai rencontré vingt braves gens qui m’ont dit de tel individu : « C’est un drôle. » Il n’y en avait pas un, qui ne lui donnât du « cher confrère », et ne lui serrât la main. — « Ils sont trop ! » disent-ils. — Trop de pleutres, oui. Trop de lâches honnêtes gens.
— Eh ! que veux-tu qu’on fasse ?
— Faites votre police, vous-mêmes ! Qu’attendez-vous ? Que le ciel se charge de vos affaires ? Tiens, regarde, en ce moment. Voici trois jours que la neige est tombée. Elle encombre vos rues, elle fait de votre Paris un cloaque de boue. Que faites-vous ? Vous vous récriez contre votre administration, qui vous laisse dans l’ordure. Mais vous, faites-vous quelque chose pour en sortir ? Qu’à Dieu ne plaise ! Vous vous croisez les bras. Aucun n’a le cœur de dégager seulement le trottoir devant sa maison. Personne ne fait son devoir, ni l’État, ni les particuliers ; l’un et l’autre se croient quittes, en s’accusant mutuellement. Vous êtes tellement habitués par vos siècles d’éducation monarchique à ne rien faire par vous-mêmes que vous avez toujours l’air de bayer aux corneilles, dans l’attente d’un miracle. Le seul miracle possible, ce serait que vous vous décidiez à agir. Vois-tu, mon petit Olivier, vous avez de l’intelligence et des vertus à revendre ; mais c’est le sang qui vous manque. À toi, tout le premier. Ce n’est ni l’esprit, ni le cœur qui est malade chez vous. C’est la vie. Vous vous en allez.
— Qu’y faire ? Il faut attendre que la vie revienne.
— Il faut vouloir qu’elle revienne. Il faut vouloir guérir. Il faut vouloir ! Et pour cela, d’abord, il faut faire rentrer l’air pur chez vous. Quand on ne veut pas sortir de sa maison, au moins faut-il que sa maison soit saine. Vous l’avez laissé empester par les miasmes de la Foire. Votre art et votre pensée sont aux deux tiers adultérés. Et votre découragement est tel que de cela non plus vous ne songez pas à vous indigner, à peine à vous étonner. Quelques-uns même — (c’est un spectacle ridicule) — quelques-uns de ces braves gens, intimidés, finissent par se persuader que ce sont eux qui ont tort, et que ce sont les charlatans qui ont raison. N’ai-je pas rencontré, — même à ta revue Ésope, où vous faites profession de n’être dupes de rien, — de ces pauvres jeunes gens, qui se persuadent qu’ils aiment un art et des pensées qu’ils n’aiment pas ? Ils s’intoxiquent avec, sans plaisir, par docilité ; et ils meurent d’ennui dans ce mensonge !
Christophe passait au milieu des incertains et des découragés, comme le vent qui secoue les arbres endormis. Il n’essayait pas de leur inculquer sa façon de penser ; il leur soufflait l’énergie de penser par eux-mêmes. Il disait :
— Vous êtes trop humbles. Le grand ennemi, c’est la neurasthénie, le doute. On peut, on doit être tolérant et humain. Mais il est interdit de douter de ce qu’on croit bon et vrai. Ce qu’on pense, on doit le croire. Et ce qu’on croit, on doit le soutenir. Quelles que soient nos forces, il nous est interdit d’abdiquer. Le plus petit, en ce monde, a un devoir, à l’égal du plus grand. Et — (ce qu’il ne sait pas assez) — il a aussi un pouvoir. Ne croyez pas que votre révolte compte pour si peu ! Une conscience forte, et qui ose s’affirmer, est une puissance. Vous avez vu plus d’une fois, dans ces dernières années, l’État et l’opinion forcés de compter avec le jugement d’un brave homme, qui n’avait d’autres armes que sa force morale, affirmée publiquement, avec une constance courageuse et tenace…
Et si vous vous demandez à quoi bon se donner tant de peines, à quoi bon lutter, à quoi bon ?… eh bien, sachez-le : — Parce que la France meurt, parce que l’Europe meurt, — parce que notre civilisation, l’œuvre admirable édifié, au prix de tant de siècles d’efforts, par notre humanité, s’engloutirait, si nous ne luttions. Ce n’est pas un vain mot. La Patrie est en danger, notre Patrie européenne, — et plus que toutes, la vôtre, votre petite patrie, la France. Votre apathie la tue. Votre silence la tue. Elle meurt dans chacune de vos énergies qui meurent, de vos pensées qui se résignent, de vos bonnes volontés stériles, dans chaque goutte de votre sang, qui se tarit, inutile… Debout ! Il faut vivre ! Ou, si vous devez mourir, vous devez mourir debout.