Paul Ollendorff (Tome 3p. 175-205).
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Christophe était alors dans un état d’équilibre parfait de toutes les forces de sa vie. Il ne s’embarrassait pas de discussions esthétiques sur la valeur de telle ou telle forme musicale, ni de recherches raisonnées pour créer du nouveau ; il n’avait même pas besoin de se mettre en peine pour trouver des sujets à traduire en musique. Tout lui était bon. Le flot de musique s’épanchait, sans que Christophe sût quel sentiment il exprimait. Il était heureux, voilà tout, heureux de se répandre, heureux de s’être répandu, heureux de sentir battre en lui le pouls de la vie universelle.

Cette joie et cette plénitude se communiquaient à ceux qui l’entouraient.

La maison au jardin fermé était trop petite pour lui. Il y avait bien l’échappée sur le parc du couvent voisin, avec la solitude de ses grandes allées et ses arbres centenaires ; mais c’était trop beau pour durer. On était en train de construire, en face de la fenêtre de Christophe, une maison à six étages, qui supprimait la vue et achevait le blocus autour de lui. Il avait de plus l’agrément d’entendre grincer des poulies, gratter des pierres, et clouer des planches, tous les jours, du matin au soir. Il avait retrouvé, parmi les ouvriers, son ami le couvreur, avec qui il avait fait connaissance naguère, sur le toit. Ils échangeaient de loin des signes d’intelligence. Même, l’ayant rencontré une fois dans la rue, il l’avait mené chez le marchand de vin, et ils avaient bu un verre ensemble, au grand étonnement d’Olivier, un peu scandalisé. Il s’amusait du bagout drôlatique de l’homme et de son inaltérable bonne humeur. Mais il ne l’en maudissait pas moins, lui et sa bande d’industrieux et stupides animaux, qui élevaient un barrage devant sa maison, et lui volaient son air et sa lumière. Olivier ne se plaignait pas trop ; il s’accommodait volontiers d’un horizon muré : c’était comme le poêle de Descartes, d’où la pensée comprimée jaillit vers le ciel libre. Mais Christophe avait besoin de plus d’air. Confiné dans cet étroit espace, il prenait sa revanche, en se mêlant aux âmes de ceux qui l’entouraient. Il les buvait. Il les mettait en musique. Olivier lui disait qu’il avait l’air d’un amoureux.

— Si je l’étais, répondait Christophe, je ne verrais plus rien, je n’aimerais plus rien, rien ne m’intéresserait, en dehors de mon amour.

— Alors, qu’est-ce que tu as ?

— Je suis bien portant, j’ai faim.

— Heureux Christophe ! soupirait Olivier, tu devrais bien nous passer un peu de ton appétit.

La santé est contagieuse, — comme la maladie. Le premier à éprouver le bienfait de cette force fut naturellement Olivier. La force était ce qui lui manquait le plus. Il se retirait du monde, parce que les vulgarités du monde l’écœuraient. Avec une grande intelligence et des dons artistiques exceptionnels, il était trop délicat pour faire un grand artiste. Les grands artistes ne sont pas des dégoûtés ; la première loi pour tout être sain, c’est de vivre : d’autant plus impérieuse, quand on est un génie ; car on vit davantage. Olivier fuyait la vie ; il se laissait flotter dans un monde de fictions poétiques sans corps, sans chair, sans rapports avec la réalité. Il était de cette élite littéraire, qui, pour trouver la beauté, a besoin de la chercher hors des siècles, dans les temps qui ne sont plus, ou dans ceux qui n’ont jamais été. Comme si la boisson de vie n’était pas aussi enivrante, et ses vendanges aussi opulentes, aujourd’hui qu’autrefois ! Mais les âmes fatiguées répugnent au contact direct de la vie ; elles ne la peuvent supporter qu’à travers le voile de mirages que tisse l’éloignement du passé et l’écho qui renvoie, en les déformant, les paroles mortes de ceux qui furent autrefois des vivants. — L’amitié de Christophe arrachait Olivier peu à peu à ces Limbes de l’art. Le soleil s’infiltrait dans les retraites de l’âme, où il s’engourdissait.


L’ingénieur Elsberger ressentait aussi la contagion de l’optimisme de Christophe. Cela ne se traduisait pourtant pas par un changement dans ses habitudes : elles étaient trop invétérées ; et il ne fallait pas compter que son humeur devint jamais entreprenante, au point de lui faire quitter la France, pour aller chercher fortune ailleurs. C’eût été trop demander. Mais il sortait de son atonie ; il reprenait goût à des recherches, à des lectures, à des travaux scientifiques, qu’il avait laissés de côté depuis longtemps. On l’eût bien étonné, si on lui avait dit que Christophe était pour quelque chose dans ce réveil d’intérêt à son métier ; et le plus étonné eût été certainement Christophe.


De toute la maison, ceux avec qui il s’était lié le plus vite étaient le petit ménage du second. Plus d’une fois, en passant devant leur porte, il avait prêté l’oreille aux sons du piano, dont la jeune Mme Arnaud jouait avec goût, lorsqu’elle était seule. Là-dessus, il leur avait envoyé des billets pour son concert. Ils l’en avaient remercié avec effusion. Depuis, il allait de temps en temps chez eux, le soir. Jamais il n’avait pu réentendre la jeune femme : elle était trop timide pour jouer devant quelqu’un ; même lorsqu’elle était seule, maintenant qu’elle savait qu’on pouvait l’entendre de l’escalier, elle mettait la sourdine. Mais Christophe leur faisait de la musique ; et ils en causaient longuement. Les Arnaud en parlaient avec une ardeur et une jeunesse de cœur qui l’enchantait. Il ne croyait pas qu’il fût possible à des Français d’aimer tant la musique.

— C’est, disait Olivier, que tu n’as vu jusqu’ici que les musiciens.

— Je sais bien, répondait Christophe, que les musiciens sont ceux qui aiment le moins la musique ; mais tu ne me feras pas croire que les gens de votre sorte soient légion en France.

— Quelques milliers, pour le moins.

— Alors, c’est une épidémie, une mode toute récente ?

— Ce n’est pas une affaire de mode, dit Arnaud. « Celuy, lequel oyant un doux accord d’instrumens ou la douceur de la voyx naturelle, ne s’en réjouist point, ne s’en esmeut point, et de teste en pied, n’en tressault point, comme doucement ravy, et si ne scay comment dérobé hors de soy, c’est signe qu’il a l’âme tortue, vicieuse, et dépravée, et duquel il se faut donner garde comme de celui qui n’est point heureusement né… »

— Je connais cela, dit Christophe : c’est de mon ami Shakespeare.

— Non, dit Arnaud doucement, c’est d’un Français qui vivait avant lui, c’est de notre Ronsard. Vous voyez que si c’est une mode d’aimer la musique en France, la mode n’est pas d’hier.

Qu’on aimât la musique en France était moins encore pour étonner Christophe que le fait qu’on y aimât, à peu de choses près, la même musique qu’en Allemagne. Dans le monde des artistes et des snobs parisiens, qu’il avait vus d’abord, il était de bon ton de traiter les maîtres allemands en étrangers de distinction, que l’on ne se refusait pas à admirer, mais qu’on tenait à distance : on se moquait volontiers de la lourdeur d’un Gluck, de la barbarie d’un Wagner ; on leur opposait la finesse française. Et de fait, Christophe avait fini par douter qu’un Français pût comprendre les œuvres allemandes, à la façon dont on les exécutait en France. Tout récemment encore, il était revenu scandalisé d’une représentation de Gluck : ces ingénieux Parisiens s’étaient avisés de maquiller le terrible vieux ; ils le paraient, ils l’enrubannaient, ils ouataient ses rythmes, ils attifaient sa musique de décors aux teintes impressionnistes, de charmantes petites danseuses, perverses et lascives… Pauvre Gluck ! que restait-il de son éloquence du cœur, de son sublime du cœur, de la pureté morale, de la douleur toute nue ? Etait-ce qu’un Français ne pouvait les sentir ? — Or Christophe voyait maintenant l’amour profond et tendre de ses nouveaux amis pour ce qu’il y a de plus intime dans l’âme germanique, dans les vieux lieder allemands, dans les classiques allemands. Et il leur demandait s’il n’était donc pas vrai que ces Allemands leur parussent des étrangers, et qu’un Français ne pût aimer tout à fait que les artistes de sa race.

— Mais pas du tout ! protestaient-ils. Ce sont nos critiques qui se permettent de parler en notre nom. Comme ils suivent toujours la mode, ils prétendent aussi que nous la suivions. Mais nous ne nous inquiétons pas plus d’eux qu’ils ne s’inquiètent de nous. Voilà de plaisants animaux qui veulent nous apprendre ce qui est, ou n’est pas français ! À nous, Français de vieille France !… Ils viennent nous dire que notre France est dans Rameau, — ou dans Racine, — et pas autre part ! Comme si nous ne savions pas, — (des milliers d’entre nous, en province, à Paris) — combien de fois Beethoven, Mozart et Gluck sont venus s’asseoir à notre foyer, ont veillé avec nous au chevet de nos aimés, ont partagé nos peines, ont ranimé nos espoirs, sont devenus de notre famille ! Si l’on osait dire ce qu’on pense, ce serait bien plutôt tel artiste français, prôné par nos critiques parisiens, qui serait pour nous un étranger.

— La vérité, dit Olivier, c’est que s’il y a des frontières en art, ce sont moins des barrières de races que des barrières de classes. Je ne sais pas s’il y a un art français et un art allemand ; mais il y a un art des riches, et un art de ceux qui ne le sont pas. Gluck est un grand bourgeois, il est de notre classe. Tel artiste français, que je m’abstiendrai de nommer, n’en est point : bien qu’il soit né bourgeois, il a honte de nous, il nous renie ; et nous, nous le renions.

Olivier disait vrai. Plus Christophe apprenait à connaître les Français, plus il était frappé des ressemblances entre les braves gens de France et ceux d’Allemagne. Les Arnaud lui rappelaient son cher vieux Schulz, avec son amour si pur, si désintéressé de l’art, son oubli de soi-même, sa dévotion au beau. Et il les aimait, en souvenir de lui.


En même temps qu’il découvrait l’absurdité des frontières morales entre les bonnes gens des races différentes, Christophe sentait l’absurdité des frontières entre les pensées différentes des bonnes gens d’une même race. Grâce à lui, et sans qu’il l’eût cherché, deux des hommes qui semblaient le plus loin de se comprendre, l’abbé Corneille et M. Watelet, avaient fait connaissance.

Christophe leur empruntait des livres à tous deux, et, avec un sans-gêne qui choquait Olivier, il les prêtait de l’un à l’autre. L’abbé Corneille n’en était pas scandalisé ; il avait l’intuition des âmes ; et, sans en avoir l’air, il lisait dans celle de son jeune voisin tout ce qu’elle avait de généreux, et même, à son insu, de religieux. Un volume de Kropotkine, emprunté à M. Watelet, et qu’ils aimaient tous les trois, pour des raisons diverses, commença le rapprochement. Le hasard fit qu’ils se trouvèrent ensemble, un jour, chez Christophe. Christophe craignait d’abord quelque parole désobligeante entre ses hôtes. Tout au contraire, ils se témoignèrent une courtoisie parfaite. Ils causèrent de sujets sans danger : de leurs voyages, de leur expérience des hommes. Et ils se découvrirent tous deux pleins de mansuétude, d’esprit évangélique, d’espérances chimériques, malgré tant de raisons de désespérer. Ils se prirent l’un pour l’autre d’une sympathie, mêlée de quelque ironie. Sympathie très discrète. Jamais ils n’abordaient ensemble le fond de leurs croyances. Ils se voyaient rarement, et ne le cherchaient point ; mais quand ils se rencontraient, ils avaient plaisir à se voir.

Des deux, le moins indépendant d’esprit n’était pas l’abbé Corneille. Christophe ne s’y fût pas attendu. Il apercevait peu à peu la grandeur de cette pensée religieuse et libre, ce puissant et serein mysticisme, sans fièvre, qui pénétrait toutes les pensées du prêtre, tous les actes de sa vie journalière, tout le spectacle de l’univers, — qui le faisait vivre en Christ, comme, d’après sa croyance. Christ avait vécu en Dieu.

Il ne niait rien, nulle force de vie. Pour lui, toutes les Écritures, anciennes et modernes, religieuses et laïques, de Moïse à Berthelot, étaient certaines, étaient divines, étaient l’expression de Dieu. L’Écriture Sainte en était seulement l’exemplaire le plus riche, comme l’Église était l’élite la plus haute des frères unis en Dieu ; mais ni l’une ni l’autre n’enfermait l’esprit dans une vérité immobile. Le christianisme, c’était Christ vivant. L’histoire du monde n’était que l’histoire de l’agrandissement perpétuel de l’idée de Dieu. La chute du Temple juif, la ruine du monde païen, l’échec des Croisades, le soufflet de Boniface VIII, Galilée qui rejeta la terre dans l’espace vertigineux, les infiniment petits plus puissants que les grands, la fin des royautés et celle des Concordats, tout cela désorientait pour un temps les consciences. Les uns s’attachaient désespérément à ce qui tombait ; les autres prenaient une planche, au hasard, et allaient à la dérive. L’abbé Corneille se demandait seulement : « Où sont les hommes ? Où est ce qui les fait vivre ? » Car il croyait : « Où est la vie, là est Dieu. » — Et c’est pourquoi il se sentait de la sympathie pour Christophe.

De son côté, Christophe avait plaisir à réentendre la belle musique, qu’est une grande âme religieuse. Elle éveillait en lui de lointains et profonds échos. Par ce sentiment de réaction perpétuelle, qui, chez les natures vigoureuses, est un instinct de vie, l’instinct même de la conservation, le coup de rame qui rétablit l’équilibre menacé et imprime à la barque un nouvel élan, — l’excès du doute et l’écœurement du sensualisme parisien avaient, depuis deux ans, peu à peu ressuscité Dieu dans le cœur de Christophe. Non pas qu’il crût en lui. Il le niait. Mais il en était plein. L’abbé Corneille lui disait, en souriant, que comme le bon géant, son patron, il portait Dieu, sans le savoir.

— D’où vient alors que je ne le voie pas ? demandait Christophe.

— Vous êtes comme des milliers d’autres : vous le voyez, tous les jours, sans vous douter que c’est lui. Dieu se révèle à tous, sous des formes diverses, — aux uns, dans leur vie ordinaire, comme à saint Pierre en Galilée, — aux autres (à votre ami M. Watelet), ainsi qu’à saint Thomas, dans les plaies et dans les misères à guérir, — à vous, dans la dignité de votre idéal : Noli me tangere… Un jour, vous le reconnaîtrez.

— Jamais je n’abdiquerai, dit Christophe. Je suis libre. Libre je resterai.

— Vous n’en serez que plus avec Dieu, répliquait tranquillement le prêtre.

Mais Christophe n’admettait pas qu’on fît de lui un chrétien malgré lui. Il se défendait avec une ardeur naïve, comme si cela pouvait avoir la moindre importance qu’on attachât à ses pensées une étiquette, ou bien une autre. L’abbé Corneille l’écoutait avec un peu d’ironie ecclésiastique, à peine perceptible, et beaucoup de bonté. Il avait une patience inaltérable, qui reposait sur l’habitude de sa foi. Les épreuves de l’Église actuelle l’avaient trempée ; tout en jetant sur lui une grande mélancolie, et même en l’ayant fait passer par de douloureuses crises morales, elles ne l’atteignaient pas, au fond. Certes il était cruel de se voir opprimé par ses chefs, toutes ses démarches épiées par les évêques, guettées par les libres-penseurs qui cherchaient à exploiter ses pensées, à se servir de lui contre sa foi, également incompris et traqué par ses coreligionnaires et par les ennemis de sa religion. Impossible de résister : car il faut se soumettre. Impossible de se soumettre, du cœur : car on sait que l’autorité se trompe. Angoisse de ne pas parler. Angoisse de parler et d’être faussement interprété. Sans compter les autres âmes, dont on est responsable, tous ceux qui attendent de vous un conseil, une aide, et que l’on voit souffrir… L’abbé Corneille souffrait pour eux et pour lui, mais il se résignait. Il savait combien peu comptent les jours d’épreuves, dans la longue histoire de l’Église. — Seulement, à se replier en lui, dans sa résignation muette, il s’anémiait lentement, il prenait une timidité, une peur de parler, qui lui rendait de plus en plus difficile la moindre démarche, et peu à peu l’enveloppait d’une torpeur de silence. Il s’y sentait tomber avec tristesse, mais sans réagir. La rencontre de Christophe lui fut d’un grand secours. La juvénile ardeur, l’intérêt affectueux et naïf que son voisin lui témoignait, ses questions parfois indiscrètes, lui faisaient du bien. Christophe le forçait à rentrer dans la compagnie des vivants.

Aubert, l’ouvrier électricien, se rencontra une fois avec lui chez Christophe. Il fit un haut-le-corps, quand il vit le prêtre. Il eut bien de la peine à cacher sa répulsion. Même quand ce premier sentiment fut vaincu, il lui resta toujours un malaise, une gêne bizarre à se trouver avec cet homme en robe, qui était pour lui un être indéfinissable. Toutefois, son instinct sociable et le plaisir qu’il avait à causer avec des gens bien élevés l’emportèrent sur son anticléricalisme. Il était surpris du ton affable qui régnait entre M. Watelet et l’abbé Corneille ; il ne l’était pas moins de voir un prêtre qui était démocrate, et un révolutionnaire qui était aristocrate ; cela renversait toutes ses idées reçues. Il cherchait vainement dans quelles catégories sociales il pourrait les classer : car il avait besoin de classer les gens, pour les comprendre. Il n’était pas facile de trouver un compartiment où ranger la paisible liberté de ce prêtre, qui avait lu Anatole France et Renan, et qui en parlait tranquillement, avec justice et avec justesse. En matière de science, l’abbé Corneille avait pour règle de se laisser conduire par ceux qui savaient, plus que par ceux qui commandaient. Il honorait l’autorité ; mais elle n’était pas, pour lui, de même ordre que la science. Chair, esprit, charité : les trois ordres, les trois degrés de l’échelle divine, l’échelle de Jacob. — Naturellement, le brave Aubert était bien loin de comprendre, et même de soupçonner un tel état d’esprit. L’abbé Corneille disait doucement à Christophe que Aubert lui rappelait des paysans français, qu’il avait vus un jour. Une jeune Anglaise leur demandait son chemin. Elle leur parlait anglais. Ils écoutaient gravement, sans comprendre. Puis ils parlaient français. Elle ne comprenait pas. Alors, ils se regardaient entre eux avec pitié, hochaient la tête, et disaient, en reprenant leur travail :

— C’est-y malheureux, tout de même ! Une si belle fille !…

Comme s’ils l’eussent jugée muette, sourde, ou idiote…

Dans les premiers temps, Aubert, intimidé par la science et les manières distinguées du prêtre et de M. Watelet, se tut, buvant leur conversation. Puis, peu à peu, il s’y mêla, cédant au plaisir naïf qu’il avait à s’entendre parler. Il étala son idéologie généreuse et très vague. Les deux autres l’écoutaient poliment, avec un petit sourire intérieur. Aubert, ravi, ne s’en tint pas là ; il usa, et bientôt il abusa de l’inépuisable patience de l’abbé Corneille. Il lui lut ses élucubrations. Le prêtre écoutait toujours, avec résignation ; et cela ne l’ennuyait pas trop : car il écoutait moins les paroles que l’homme. Et puis, comme il disait à Christophe, qui le plaignait :

— Bah ! J’en entends bien d’autres !

Aubert était reconnaissant à M. Watelet et à l’abbé Corneille ; et tous trois, sans beaucoup s’inquiéter de comprendre mutuellement leurs idées, ni peut-être même de les connaître, arrivaient à s’aimer, sans trop savoir pourquoi. Ils étaient tout surpris de se trouver si près l’un de l’autre. Ils ne l’eussent jamais pensé. — Christophe était entre eux.

Il avait d’innocentes alliées dans les trois enfants, les deux petites Elsberger, et la fillette adoptive de M. Watelet. Il était devenu leur ami : elles l’adoraient. Il était peiné de l’isolement où elles vivaient. À force de leur parler à chacune de la petite voisine inconnue, il leur avait donné un désir irrésistible de se voir. Elles s’adressaient des signaux par les fenêtres ; elles échangeaient des mots furtifs dans l’escalier. Elles firent tant, secondées par Christophe, qu’elles obtinrent la permission de se rencontrer quelquefois au Luxembourg. Christophe, heureux du succès de son astuce, alla les y voir, la première fois qu’elles furent ensemble ; il les trouva gauches, empruntées, et ne sachant que faire d’un bonheur si nouveau. Il les dégela en un instant, il inventa des jeux, des courses, une chasse ; il y fit sa partie avec autant de passion que s’il avait eu dix ans ; les promeneurs jetaient, en passant, un coup d’œil amusé et railleur sur ce grand garçon, qui courait en poussant des cris, et tournait autour des arbres, poursuivi par trois petites filles. Et comme les parents, toujours soupçonneux, se montraient peu disposés à ce que ces parties au Luxembourg se renouvelassent souvent, — (car ils ne pouvaient les surveiller d’assez près) — Christophe trouva moyen de faire inviter les enfants à jouer dans le jardin même de la maison, par le commandant Chabran, qui habitait au rez-de-chaussée.

Le hasard l’avait mis en relations avec lui : — (le hasard sait toujours trouver ceux qui savent s’en servir). — La table de travail de Christophe était près de sa fenêtre. Un jour, le vent emporta quelques feuilles de musique dans le jardin d’en bas. Christophe courut les chercher, nu-tête, débraillé, comme il était, sans même prendre la peine de se donner un coup de brosse. Il pensait avoir affaire à un domestique. Ce fut la jeune fille qui lui ouvrit. Un peu interloqué, il lui exposa l’objet de sa visite. Elle sourit, et le fit entrer ; ils allèrent dans le jardin. Après qu’il eut ramassé ses papiers, il se hâtait de s’esquiver, et elle le reconduisait, quand ils se rencontrèrent avec l’officier. Le commandant regarda, d’un œil surpris, cet hôte hétéroclite. La jeune fille le lui présenta, en riant.

— Ah ! c’est vous, le musicien ? dit l’officier. Charmé. Nous sommes confrères.

Il lui serra la main. Ils causèrent, sur un ton d’ironie amicale, des concerts qu’ils se donnaient l’un à l’autre, Christophe sur son piano, le commandant sur sa flûte. Christophe voulait partir ; mais l’autre ne le lâchait plus ; et il s’était lancé dans des développements à perte de vue sur la musique. Brusquement, il s’arrêta, et dit :

— Venez voir mes canons.

Christophe le suivit, se demandant de quel intérêt pouvait bien être son opinion sur l’artillerie française. L’autre lui montra, triomphant, des canons musicaux, des espèces de tours de force, des morceaux qu’on pouvait lire en commençant par la fin, ou bien à quatre mains, en jouant l’un la page à l’endroit, l’autre la page à l’envers. Ancien Polytechnicien, le commandant avait toujours eu le goût de la musique ; mais ce qu’il aimait surtout en elle, c’était le problème ; elle lui semblait — (ce qu’elle est en effet, pour une part) — un magnifique jeu de l’esprit ; et il s’ingéniait à poser et résoudre des énigmes de constructions musicales, plus extravagantes et plus inutiles les unes que les autres. Naturellement, il n’avait pas eu beaucoup de temps, au cours de sa carrière, pour cultiver sa manie ; mais depuis qu’il avait pris sa retraite, il s’y donnait avec passion ; il y dépensait toute l’énergie et l’ingéniosité qu’il avait mises naguère à poursuivre à travers les déserts de l’Afrique les bandes des rois nègres, ou à échapper à leurs traquenards. Christophe s’amusa de ces charades, et il en posa, à son tour, une autre plus compliquée. L’officier fut ravi ; ils joutèrent d’adresse : ce fut, de part et d’autre, une pluie de logogriphes musicaux. Après qu’ils eurent bien joué, Christophe remonta chez lui. Mais dès le matin suivant, il reçut de son voisin un problème nouveau, un véritable casse-tête, auquel le commandant avait travaillé, une partie de la nuit ; il y répliqua ; et la lutte continua, jusqu’au jour où Christophe, que cela finissait par assommer, se déclara battu : ce qui enchanta l’officier. Il regardait ce succès comme une revanche sur l’Allemagne. Il invita Christophe à déjeuner. La franchise de Christophe, qui trouva détestables ses compositions musicales, et qui poussa les hauts cris, quand Chabran commença à massacrer sur son harmonium un andante de Haydn, acheva de le conquérir. Depuis, ils avaient d’assez fréquents entretiens. Mais non plus sur la musique. Christophe trouvait un intérêt médiocre à écouter là-dessus les billevesées de son voisin ; aussi mettait-il de préférence la conversation sur le terrain militaire. Le commandant ne demandait pas mieux : la musique était, pour ce malheureux homme, une distraction forcée ; au fond, il se rongeait.

Il se laissa entraîner à conter ses campagnes africaines. Gigantesques aventures, dignes de celles des Pizarre et des Cortès ! Christophe voyait revivre avec stupéfaction cette épopée merveilleuse et barbare, dont il ne savait rien, que les Français eux-mêmes ignorent presque tous, et où, pendant vingt ans, se dépensèrent l’héroïsme, l’audace ingénieuse, l’énergie surhumaine d’une poignée de conquérants français, perdus au milieu du continent noir, entourés d’armées noires, dépourvus des moyens d’action les plus rudimentaires, agissant constamment contre le gré d’une opinion et d’un gouvernement épeurés, et conquérant à la France, en dépit de la France, un empire plus grand que la France elle-même. Une odeur de joie puissante et de sang montait de cette action, où surgissaient, aux yeux de Christophe, des figures de condottieri modernes, d’aventuriers héroïques, inattendues dans la France d’aujourd’hui, et que la France d’aujourd’hui rougit de reconnaître, sur lesquels pudiquement elle jette un voile. La voix du commandant sonnait gaillardement, en évoquant ces souvenirs ; et il racontait avec une bonhomie joviale, et — (bizarrement intercalées, au milieu de ces récits épiques) — avec de sages descriptions, en termes précis et froids, des terrains géologiques, ces larges randonnées, ces charges à fond de train, et ces chasses humaines, où il était tour à tour le chasseur et le gibier, dans une partie sans merci. — Christophe l’écoutait, le regardait, et il avait compassion de ce bel animal humain, contraint à l’inaction, réduit à se dévorer en des jeux ridicules. Il se demandait comment il avait pu se résigner à ce sort. Il le lui demanda à lui-même. Sur ses rancœurs, le commandant semblait peu disposé d’abord à s’expliquer avec un étranger. Mais les Français ont la langue longue, surtout lorsqu’il s’agit de s’accuser les uns les autres :

— Que voulez-vous que je foute, dit-il, dans leur armée d’aujourd’hui ? Les marins font de la littérature. Les fantassins font de la sociologie. Ils font de tout, sauf de la guerre. Ils n’y préparent même plus, ils préparent à ne plus la faire ; ils font la philosophie de la guerre… La philosophie de la guerre ! Un jeu d’ânes battus, qui méditent sur les coups qu’ils recevront un jour !… Discutailler, philosophailler, non, ce n’est pas mon affaire. Autant rentrer chez moi, et fabriquer mes canons !

Il ne disait point, par pudeur, les pires de ses griefs : la suspicion jetée entre les officiers par l’appel aux délateurs, l’humiliation de subir les ordres insolents de tels politiciens ignares et malfaisants, la douleur de l’armée, employée aux basses besognes de police, aux inventaires d’églises, à la répression des grèves ouvrières, aux services des intérêts et des rancunes du parti au pouvoir — ces petits bourgeois radicaux et anticléricaux — contre le reste du pays. Sans parler du dégoût de ce vieil Africain pour la nouvelle armée coloniale, recrutée en majeure partie dans les pires éléments de la nation, afin de ménager l’égoïsme et la lâcheté des autres, qui refusent de prendre part à l’honneur et aux risques d’assurer la défense de « la plus grande France », — la France d’au delà les mers.

Christophe n’avait pas à se mêler de ces querelles françaises : cela ne le regardait pas ; mais il sympathisait avec le vieil officier. Quoi qu’il pensât de la guerre, il estimait qu’une armée est faite pour produire des soldats, comme un pommier des pommes, et que c’est une aberration singulière d’y greffer des politiciens, des esthètes et des sociologues. Toutefois, il ne comprenait pas que ce vigoureux homme cédât la place aux autres. C’est être son pire ennemi, que ne pas combattre ses ennemis. Il y avait chez tous ces Français de quelque prix un esprit d’abdication, un renoncement singulier. — Christophe le retrouvait plus profond et plus touchant, chez la fille de l’officier.

Elle se nommait Céline. Elle avait des cheveux fins, tirés à la chinoise, soigneusement peignés, qui découvraient le front haut et rond et l’oreille un peu pointue, les joues maigres, le menton gracieux, d’une élégance rustique, de beaux yeux noirs, intelligents, confiants, très doux, des yeux de myope, le nez un peu gros, une petite mouche au coin de la lèvre supérieure, un sourire silencieux, qui lui faisait avancer gentiment, avec une aimable moue, la lèvre inférieure, un peu gonflée. Elle était bonne, active, spirituelle, mais d’une très grande incuriosité d’esprit. Elle lisait peu, ne connaissait aucun des livres nouveaux, n’allait jamais au théâtre, ne voyageait jamais — (cela ennuyait le père, qui avait trop voyagé autrefois), — ne prenait part à aucune œuvre de philanthropie mondaine — (son père les critiquait), — n’essayait point d’étudier, — (il se moquait des femmes savantes), — ne bougeait guère de son carré de jardin, au fond des quatre grands murs, comme d’un énorme puits. Et pourtant, elle ne s’ennuyait pas trop. Elle s’occupait comme elle pouvait, et elle était résignée avec bonne humeur. Il s’exhalait d’elle et du petit cadre que toute femme se crée inconsciemment, en quelque lieu qu’elle se trouve, une atmosphère à la Chardin : ce tiède silence, ce calme des figures et des attitudes attentives — (un peu engourdies) — à leur tâche habituelle ; la poésie de l’ordre quotidien, de la vie accoutumée, des pensées et des gestes prévus, prévus à la même heure et de la même façon, et qui n’en sont pas moins aimés, avec une pénétrante et tranquille douceur ; cette sereine médiocrité des belles âmes bourgeoises : honnêteté, conscience, vérité, calme, calmes travaux, calmes plaisirs, et pourtant poétiques. Une élégance saine, une propreté morale et physique : cela sent le bon pain, la lavande, la droiture, la bonté. Paix des choses et des gens, paix des vieilles maisons et des âmes souriantes…

Christophe, dont l’affectueuse confiance attirait la confiance, était devenu très ami avec elle ; ils causaient assez librement ; il avait même fini par lui poser des questions, auxquelles elle s’étonnait de répondre ; elle lui disait des choses, qu’elle n’avait dites à personne autre, même à de plus intimes.

— C’est, lui disait Christophe, que vous ne me craignez pas. Il n’y a pas de risque que nous nous aimions : nous sommes trop bons amis, pour cela.

— Que vous êtes gentil ! répondait-elle, en riant.

Sa saine nature répugnait, autant que celle de Christophe, à l’amitié amoureuse, cette forme de sentiment chère aux âmes équivoques, qui biaisent toujours avec ce qu’elles sentent. Ils étaient l’un avec l’autre comme de bons camarades.

Il lui demanda un jour ce qu’elle pouvait bien faire, certaines après-midi qu’il la voyait, au jardin, assise sur un banc, son ouvrage sur ses genoux, se gardant d’y toucher, immobile pendant des heures. Elle rougit, et protesta que ce n’était pas pendant des heures, mais quelques minutes de temps en temps, un bon petit quart d’heure, « pour continuer son histoire ».

— « Quelle histoire ? »

— « L’histoire qu’elle se contait. »

— Vous vous contez des histoires ? Oh ! racontez-les-moi !

Elle lui dit qu’il était trop curieux. Elle lui confia seulement que c’étaient des histoires, dont elle n’était pas l’héroïne.

Il s’en étonna :

— À tant faire que se raconter des histoires, il me semble qu’il serait plus naturel de se raconter sa propre histoire embellie, de se rêver dans une vie plus heureuse.

— Je ne pourrais pas, dit-elle. Si je faisais cela, cela me désespérerait.

Elle rougit de nouveau d’avoir livré un peu de son âme cachée ; et elle reprit :

— Et puis, quand je suis au jardin, et qu’il m’arrive une bouffée de vent, je suis heureuse. Le jardin me paraît vivant. Et quand le vent est sauvage, qu’il vient de loin, il dit tant de choses !

Christophe apercevait, en dépit de sa réserve, le fond de mélancolie, que recouvraient sa bonne humeur et cette activité dont elle n’était pas dupe et qui ne menait à rien. Pourquoi ne cherchait-elle pas à sortir de cet état, à s’affranchir ? Elle eût été si bien faite pour une vie active et utile ! — Mais elle alléguait l’affection de son père, qui n’entendait pas qu’elle se séparât de lui. En vain Christophe protestait-il que l’officier, vigoureux et énergique comme il était, n’avait pas besoin d’elle, qu’un homme de cette trempe pouvait rester seul, qu’il n’avait pas le droit de la sacrifier. Elle prenait la défense de son père ; par un pieux mensonge, elle prétendait que ce n’était pas lui qui la forçait à rester, que c’était elle qui n’aurait pu se décider à le quitter. — Et, dans une certaine mesure, elle disait vrai. Il semblait entendu, de toute éternité, pour elle, pour son père, pour tous ceux qui l’entouraient, que les choses devaient être ainsi et ne pouvaient être autrement. Elle avait un frère marié, qui trouvait tout naturel qu’elle se dévouât, à sa place, auprès du père. Pour lui-même, il n’était occupé que de ses enfants. Il les aimait jalousement, il ne leur laissait aucune initiative. Cet amour était pour lui, et surtout pour sa femme, une chaîne volontaire qui pesait sur toute leur vie, ligotait tous leurs mouvements ; il semblait que, du moment qu’on avait des enfants, sa vie personnelle fût finie et qu’on dût renoncer pour toujours à son propre développement ; cet homme actif, intelligent, encore jeune, calculait les années de travail qui lui restaient, avant de prendre sa retraite. — Christophe sentait peser sur ces excellentes gens l’atmosphère d’affection familiale, si profonde en France, mais étouffante, anémiante. D’autant plus oppressive que ces familles françaises sont réduites au minimum : père, mère, un ou deux enfants, à peine un oncle, une tante, de loin en loin. Amour frileux, peureux, ramassé sur lui-même, comme un avare qui serre sa poignée d’or.

Une circonstance fortuite, en intéressant davantage Christophe à la jeune fille, vint lui montrer ce resserrement des affections françaises, cette peur de vivre, de se livrer, de prendre ce qui est son bien.

L’ingénieur Elsberger avait un frère cadet, de dix ans moins âgé, ingénieur comme lui. C’était un brave garçon, comme il y en a tant, de bonne famille bourgeoise, avec des aspirations artistiques : ils voudraient bien faire de l’art ; mais ils ne voudraient pas compromettre leur situation bourgeoise. À la vérité, ce n’est point là un problème très difficile ; et la plupart des artistes d’à présent l’ont résolu sans risques. Encore faut-il le vouloir ; et, de ce pauvre effort d’énergie, tous ne sont pas capables ; ils ne sont pas assez sûrs de vouloir ce qu’ils veulent ; et à mesure que leur situation bourgeoise devient plus assurée, ils s’y laissent couler, sans révolte et sans bruit. On ne saurait les en blâmer, s’ils étaient de bons bourgeois, au lieu de méchants artistes. Mais, de leur déception, il leur reste trop souvent un mécontentement secret, un qualis artifex pereo, qui se recouvre tant bien que mal de ce qu’on est convenu d’appeler de la philosophie, et qui leur gâte la vie, jusqu’à ce que l’usure des jours et les soucis nouveaux aient effacé la trace de cette vieille amertume. Tel était le cas d’André Elsberger. Il eût voulu faire de la littérature : mais son frère, très entier dans ses façons de penser, avait voulu qu’il entrât, comme lui, dans la carrière scientifique. André était intelligent, passablement doué pour les sciences — ou les lettres, — indifféremment ; il n’était pas assez sûr d’être un artiste, et il était trop sûr d’être un bourgeois ; il s’était plié, provisoirement d’abord — (on sait ce que ce mot veut dire) — à la volonté de son frère ; il était entré à Centrale, dans un rang pas très bon, en était sorti de même, et depuis, il faisait son métier d’ingénieur, avec conscience, mais sans aucun intérêt. Naturellement, il avait perdu ainsi le peu de dispositions artistiques qu’il possédait ; aussi n’en parlait-il plus qu’avec ironie.

— Et puis, disait-il, — (Christophe reconnaissait dans ce raisonnement la façon pessimiste d’Olivier) — la vie ne valait pas la peine qu’on se tourmentât pour une carrière ratée. Un mauvais poète de plus ou de moins !…

Les deux frères s’aimaient ; ils avaient la même trempe morale ; mais ils s’entendaient mal ensemble. Tous deux avaient été Dreyfusistes. Mais André, attiré par le syndicalisme, était antimilitariste ; et Élie, patriote.

Il arrivait parfois qu’André fît visite à Christophe, sans aller voir son frère ; et Christophe s’en étonnait : car il n’y avait pas grande sympathie entre lui et André. Celui-ci ne parlait guère que pour se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose, — ce qui était lassant ; et quand Christophe parlait, André ne l’écoutait pas. Aussi Christophe ne cherchait-il plus à lui cacher que ses visites lui paraissaient oiseuses ; mais l’autre n’en tenait aucun compte ; il ne semblait pas s’en apercevoir. Enfin Christophe saisit le mot de l’énigme, un jour qu’il remarqua que son visiteur était penché à la fenêtre, et beaucoup plus occupé de ce qui se passait dans le jardin du bas que de ce qu’il lui disait. Il le lui fit observer ; et André n’eut pas de peine à convenir qu’en effet il connaissait Mlle Chabran, et qu’elle était bien pour quelque chose dans les visites qu’il faisait à Christophe. Et, sa langue se déliant, il avoua qu’il avait pour la jeune fille une vieille amitié, et peut-être quelque chose de plus : la famille Elsberger était liée depuis longtemps avec celle du commandant ; mais, après avoir été très intimes, la politique, des événements récents les avaient séparées ; et depuis, elles ne se voyaient plus. Christophe ne cacha point qu’il trouvait cela idiot. Ne pouvait-on penser différemment et continuer de s’estimer ? André dit que oui, et protesta de sa liberté d’esprit ; mais il excepta de sa tolérance deux ou trois questions, sur lesquelles, selon lui, il n’était pas permis d’avoir un avis différent du sien ; et il nomma la fameuse Affaire. Là-dessus, il déraisonna, comme c’est l’usage. Christophe connaissait l’usage : il n’essaya point de discuter ; mais il demanda si cette Affaire ne finirait pas un jour, ou si sa malédiction devait s’étendre jusqu’à la fin des temps, sur les enfants des enfants de nos petits-enfants. André se mit à rire ; et, sans répondre à Christophe, il fit un éloge attendri de Céline Chabran, accusant l’égoïsme du père, qui trouvait tout naturel qu’elle se sacrifiât à lui.

— Que ne l’épousez-vous, dit Christophe, si vous l’aimez et si elle vous aime ?

André déplora que Céline fût cléricale. Christophe demanda ce que cela voulait dire. L’autre répondit que cela signifiait : pratiquer la religion, s’inféoder à un Dieu et à ses bonzes.

— Et qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Cela me fait que je ne veux pas que ma femme soit à un autre qu’à moi.

— Comment ! Vous êtes jaloux même des idées de votre femme ? Mais vous êtes plus égoïste encore que le commandant !

— Vous en parlez à votre aise : est-ce que vous prendriez, vous, une femme qui n’aimerait pas la musique ?

— Cela m’est arrivé déjà !

— Comment peut-on vivre ensemble, si l’on ne pense pas de même ?

— Laissez donc votre pensée tranquille ! Ah ! mon pauvre ami, toutes les idées ne comptent guère, quand on aime. Qu’ai-je à faire que la femme que j’aime aime, comme moi, la musique ? Elle est la musique, pour moi ! Quand on a, ainsi que vous, la chance de trouver une chère fille qu’on aime et qui vous aime, qu’elle croie tout ce qu’elle veut, et croyez tout ce que vous voudrez ! Au bout du compte, toutes vos idées se valent ; et il n’y a qu’une vérité au monde, il n’y a qu’un bon Dieu : c’est de s’aimer.

— Vous parlez en poète. Vous ne voyez pas la vie. Je connais trop de ménages, qui ont eu à souffrir de cette désunion d’esprit.

— C’est qu’ils ne s’aimaient pas assez. Il faut savoir ce qu’on veut.

— La volonté ne peut pas tout, dans la vie. Quand je voudrais épouser Mlle Chabran, je ne le pourrais pas.

— Je voudrais bien savoir pourquoi !

André parla de ses scrupules : sa situation n’était pas faite ; il n’avait pas de fortune ; peu de santé. Il se demandait s’il avait le droit de se marier dans de telles conditions. C’était une grande responsabilité. Ne risquait-il pas de faire le malheur de celle qu’il aimait, et le sien, — sans parler des enfants à venir ?… Il valait mieux attendre, — ou renoncer.

Christophe haussa les épaules :

— Belle façon d’aimer ! Si elle aime, elle sera heureuse de se dévouer. Et quant aux enfants, vous autres, Français, vous êtes ridicules. Vous voudriez n’en lâcher dans la vie que si vous êtes sûrs d’en faire de petits rentiers dodus, qui n’aient rien à souffrir, rien à craindre… Que diable ! cela ne vous regarde pas ; vous n’avez qu’à leur donner la vie, l’amour de la vie, et le courage de la défendre. Le reste… qu’ils vivent, qu’ils meurent… c’est le sort de tous les hommes. Vaut-il donc mieux renoncer à vivre, que courir les chances de la vie ?

La robuste confiance qui émanait de Christophe pénétrait son interlocuteur, mais ne le décidait point. Il disait :

— Oui, peut-être, c’est vrai…

Mais il en restait là. Il semblait, comme les autres, frappé d’une incapacité de vouloir et d’agir.