Paul Ollendorff (Tome 3p. 157-160).
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Olivier n’était au courant de rien. Christophe avait pris pour témoins les premiers venus qui ne fussent pas pour lui tout à fait des étrangers : le critique musical Théophile Goujart, et un Allemand, le docteur Barth, privat-docent dans une université suisse, qu’il avait rencontré un soir dans une brasserie, et avec qui il avait lié connaissance, quoiqu’il eût peu de sympathie pour lui : mais ils pouvaient parler ensemble du pays. Après entente avec les témoins de Lucien Lévy-Cœur, l’arme choisie fut le pistolet. Christophe ignorait également toutes les armes, et Goujart lui dit qu’il ne ferait pas mal de venir avec lui à un tir pour prendre au moins quelques leçons ; mais Christophe s’y refusa ; et, en attendant le lendemain, il se remit au travail.

Son esprit était distrait. Il entendait bourdonner, comme dans un mauvais sommeil, une idée fixe, dont il avait la conscience vague… « C’était désagréable, oui, désagréable… Quoi donc ? — Ah ! ce duel, demain… Plaisanterie ! On ne se touche jamais… Cela se pourrait pourtant… Eh bien, après ?… Après, mais justement, après… Un pressement de doigt de cet animal qui me hait peut m’effacer de la vie… Allons donc !… — Oui, demain, dans deux jours, je pourrai être couché dans cette terre nauséabonde de Paris… — Bah ! ici ou ailleurs !… Ah ! çà, est-ce que je serais lâche ? — Non, mais il serait infâme de perdre dans une niaiserie tout le monde de pensées, que je sens pousser en moi… Au diable, ces luttes d’aujourd’hui, où l’on prétend égaliser les chances des adversaires ! La belle égalité, que celle qui donne à la vie d’un drôle autant de prix qu’à la mienne ! Que ne nous met-on en présence avec nos poings et des bâtons ! Ce serait un plaisir. Mais cette froide fusillade !… Et naturellement, il sait tirer, et je n’ai jamais tenu un pistolet… Ils ont raison ; il faut que j’apprenne… Il veut me tuer ? C’est moi qui le tuerai. »

Il descendit. Il y avait un tir, à quelques pas de sa maison. Christophe demanda une arme, et se fit expliquer comment il fallait la tenir. Au premier coup, il faillit tuer le gérant ; il recommença deux fois, trois fois, et ne réussit pas mieux ; il s’impatienta : ce fut bien pis. Autour de lui, quelques jeunes gens regardaient et riaient. Il n’y faisait pas attention. Avec sa ténacité d’Allemand, il s’obstina, si indifférent aux moqueries et si décidé à réussir que, comme il arrive toujours, on ne tarda pas à s’intéresser à cette patience maladroite ; un des spectateurs lui donna des conseils. Lui, si violent d’habitude, écoutait tout, avec une docilité d’enfant ; il luttait contre ses nerfs, qui faisaient trembler sa main ; il se raidissait, les sourcils contractés ; la sueur coulait sur ses joues ; il ne disait pas un mot ; mais, de temps en temps, il avait un sursaut de colère ; puis, il se remettait à tirer. Il resta deux heures. Après deux heures, il mettait dans le but. Rien de plus intéressant que cette volonté domptant un corps gauche et rebelle. Elle inspirait du respect. Des railleurs du début, les uns étaient partis, les autres s’étaient tus peu à peu, et n’avaient pu se décider à abandonner le spectacle. Ils saluèrent amicalement Christophe, quand il partit.

En rentrant, Christophe trouva le bon Mooch, qui l’attendait, inquiet. Mooch avait appris l’altercation, et il était accouru ; il voulait savoir la cause de la querelle. Malgré les réticences de Christophe qui ne voulait pas accuser Olivier, il finit par deviner. Comme il était de sang-froid et qu’il connaissait les deux amis, il ne douta point qu’Olivier ne fût innocent de la petite trahison qui lui était imputée. Il se mit en quête, et n’eut pas de peine à découvrir que tout le mal venait des bavardages de Colette et de Lévy-Cœur. Il revint précipitamment en apporter la preuve à Christophe ; il se figurait ainsi empêcher la rencontre. Mais ce fut tout le contraire : Christophe n’en conçut que plus de ressentiment contre Lévy-Cœur, quand il sut que, grâce à lui, il avait pu douter de son ami. Pour se débarrasser de Mooch, qui le conjurait de ne pas se battre, il promit tout ce que Mooch voulut. Mais son parti était pris. Il était tout joyeux, maintenant : c’était pour Olivier qu’il allait se battre. Ce n’était pas pour lui !