Paul Ollendorff (Tome 3p. 147-156).
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Olivier connaissait les Stevens, que Christophe fréquentait naguère ; et il avait aussi subi l’attraction de Colette. Si Christophe ne l’avait pas rencontré dans la petite cour de son ancienne amie, c’était qu’à ce moment, Olivier, accablé par la mort de sa sœur, s’enfermait dans son deuil et ne voyait plus personne. Colette, de son côté, n’avait fait aucun effort pour le voir : elle aimait bien Olivier, mais elle n’aimait pas les gens malheureux ; elle se disait si sensible que le spectacle de la tristesse lui était intolérable : elle attendait que celle d’Olivier fût passée, pour se souvenir de lui. Lorsqu’elle apprit qu’il paraissait guéri et qu’il n’y avait plus de danger de contagion, elle se risqua à lui faire signe. Olivier ne se fit pas prier. Il était à la fois sauvage et mondain, facilement séduit ; et il avait un faible pour Colette. Quand il annonça à Christophe son intention de retourner chez elle, Christophe, trop respectueux de la liberté de son ami pour exprimer le moindre blâme, se contenta de hausser les épaules, et dit, d’un air railleur :

— Va, petit, si cela t’amuse.

Mais il se garda bien de l’y suivre. Il était décidé à ne plus avoir affaire avec ces coquettes, ni avec leur monde. Non qu’il fût misogyne : il s’en fallait de beaucoup. Il avait une prédilection tendre pour les jeunes femmes qui travaillaient, les petites ouvrières, employées, fonctionnaires, qu’on voit se hâter, le matin, toujours un peu en retard, à demi éveillées, vers leur atelier ou leur bureau. La femme ne lui paraissait avoir tout son sens que quand elle agissait, quand elle s’efforçait d’être par elle-même, de gagner son pain et son indépendance. Et elle ne lui paraissait même avoir qu’ainsi toute sa grâce, l’alerte souplesse des mouvements, l’éveil de tous ses sens, l’intégrité de sa vie et de sa volonté. Il détestait la femme oisive et jouisseuse : elle lui faisait l’effet d’un animal repu, qui digère et s’ennuie, dans des rêveries malsaines. Olivier, au contraire, adorait le far niente des femmes, leur charme de fleurs, qui ne vivent que pour être belles et parfumer l’air autour d’elles. Il était plus artiste, et Christophe plus humain. À l’encontre de Colette, Christophe aimait d’autant plus les autres qu’ils avaient plus de part aux souffrances du monde. Ainsi, il se sentait lié à eux par une compassion fraternelle.

Colette était surtout désireuse de revoir Olivier, depuis qu’elle avait appris son amitié avec Christophe : car elle était curieuse d’en savoir les détails. Elle gardait un peu rancune à Christophe de la façon dédaigneuse, avec laquelle il semblait l’avoir oubliée ; et, sans aucun désir de se venger — (cela n’en valait pas la peine : car c’est une peine de se venger), — elle eût été bien aise de lui jouer quelque tour. Jeu de chatte, qui mordille, afin qu’on fasse attention à elle. Enjôleuse, comme elle savait l’être, elle n’eut pas de peine à faire parler Olivier. Personne n’était plus clairvoyant que lui et moins dupe des gens, quand il en était loin ; personne ne montrait plus de confiance naïve, quand il se trouvait en présence de deux aimables yeux. Colette témoignait un intérêt si sincère à son amitié avec Christophe qu’il se laissa aller à lui en raconter l’histoire, et même certains de leurs petits malentendus amicaux, qui lui semblaient plaisants, à distance, et où il s’attribuait tous les torts. Il confia aussi à Colette les projets artistiques de Christophe et quelques-uns de ses jugements, — qui n’étaient pas tous flatteurs, — sur la France et les Français. Toutes choses qui n’avaient pas grande importance, par elles-mêmes, mais que Colette se hâta de colporter, en les arrangeant à sa manière, autant afin d’en rendre le récit plus piquant, que par une certaine malignité cachée, à l’égard de Christophe. Et comme le premier à recevoir ses confidences fut naturellement son inséparable Lucien Lévy-Cœur, qui n’avait aucune raison de les tenir secrètes, elles se répandirent partout et s’embellirent en route ; elles prirent un tour de compassion ironique et un peu insultante pour Olivier, dont on fit une victime. Il semblait que l’histoire ne dût avoir beaucoup d’intérêt pour personne, les deux héros étant fort peu connus ; mais un Parisien s’intéresse toujours à ce qui ne le regarde pas. Si bien qu’un jour Christophe recueillit lui-même ces secrets de la bouche de Mme Roussin. Le rencontrant à un concert, elle lui demanda s’il était vrai qu’il se fût brouillé avec ce pauvre Olivier Jeannin ; et elle s’informa de ses travaux, en faisant allusion à des choses qu’il croyait connues de lui seul et d’Olivier. Et lorsqu’il lui demanda de qui elle tenait ces détails, elle lui dit que c’était de Lucien Lévy-Cœur, qui les tenait lui-même d’Olivier.

Christophe fut assommé par ce coup. Violent et sans critique, il ne lui vint pas à l’idée de discuter l’invraisemblance de la nouvelle ; il ne vit qu’une chose : ses secrets, confiés à Olivier, avaient été livrés, livrés à Lucien Lévy-Cœur. Il ne put rester au concert ; il quitta la salle aussitôt. Autour de lui, c’était le vide, la nuit. Dans la rue, il faillit se faire écraser. Il se disait : « Mon ami m’a trahi !… »

Olivier était chez Colette. Christophe ferma à clef la porte de sa chambre, pour qu’Olivier ne pût pas, ainsi qu’à l’ordinaire, causer un moment avec lui, lorsqu’il rentrerait. Il l’entendit en effet revenir peu après, tâcher d’ouvrir la porte, lui chuchoter bonsoir à travers la serrure : il ne bougea point. Il était assis sur son lit, dans l’obscurité, la tête entre les mains, se répétant : « Mon ami m’a trahi !… » ; et il resta ainsi, une partie de la nuit. C’est alors qu’il sentit combien il aimait Olivier ; car il ne lui en voulait pas de l’avoir trahi : il souffrait seulement. Celui qu’on aime a tout droit contre vous, même de ne plus vous aimer. On ne peut lui en vouloir, on ne peut que s’en vouloir à soi-même d’être si peu digne d’amour, puisqu’il vous abandonne. Et c’est une peine mortelle, qui brise la volonté de vivre.

Le lendemain matin, quand il vit Olivier, il ne lui parla de rien ; il lui était si odieux de lui faire des reproches, — reproches d’avoir abusé de sa confiance, d’avoir jeté ses secrets en pâture à l’ennemi, — qu’il ne put dire un seul mot. Mais son visage parlait pour lui ; il était hostile et glacé. Olivier en fut saisi ; il n’y comprenait rien. Timidement, il essaya de savoir ce que Christophe avait contre lui. Christophe se détourna brutalement, sans répondre. Olivier, blessé à son tour, se tut, et dévora son chagrin, en silence. Ils ne se virent plus, de tout le jour.

Quand Olivier l’eût fait souffrir mille fois davantage, jamais Christophe n’eût rien fait pour se venger, à peine pour se défendre : Olivier était sacré pour lui. Mais l’indignation qu’il ressentait avait besoin de se décharger sur quelqu’un ; et puisque ce ne pouvait être Olivier, ce fut Lucien Lévy-Cœur. Avec son injustice et sa passion habituelles, il lui attribua aussitôt la responsabilité de la faute qu’il prêtait à Olivier ; et il y avait pour lui une souffrance de jalousie insupportable à penser qu’un homme de cette espèce avait pu lui enlever l’affection de son ami, comme il l’avait déjà évincé de l’amitié de Colette Stevens. Pour achever de l’exaspérer, le même jour, lui tomba sous les yeux un article de Lucien Lévy-Cœur, à propos d’une représentation de Fidelio. Il y parlait de Beethoven sur un ton de persiflage, et raillait agréablement son héroïne pour prix Montyon. Christophe voyait mieux que quiconque les ridicules de la pièce, et même certaines erreurs de la musique. Il n’avait pas toujours montré lui-même un respect exagéré pour les maîtres reconnus. Mais il ne se piquait point d’être toujours d’accord avec lui-même et d’une logique à la française. Il était de ces gens qui veulent bien relever les fautes de ceux qu’ils aiment, mais qui ne le permettent pas aux autres. C’était d’ailleurs tout autre chose de critiquer un grand artiste, si âprement que ce fût, à la façon de Christophe, par foi passionnée dans l’art, et même — (on pouvait dire) — par un amour intransigeant pour sa gloire, qui ne supportait point en lui la médiocrité, — ou de ne chercher dans ces critiques, comme faisait Lucien Lévy-Cœur, qu’à flatter la bassesse du public et à faire rire la galerie, en montrant son esprit aux dépens d’un grand homme. Puis, quelque libre que fût Christophe en ses jugements, il y avait toujours eu une certaine musique, qu’il avait tacitement réservée, mise à l’abri, et à laquelle il ne fallait point toucher : c’était celle qui était plus et mieux que de la musique, celle qui était de l’âme toute pure, une grande âme bienfaisante, où l’on puisait la consolation, la force et l’espérance. La musique de Beethoven était de celles-là. Voir un faquin l’outrager le mettait hors de lui. Ce n’était plus une question d’art, c’était une question d’honneur ; tout ce qui donne du prix à la vie, l’amour, l’héroïsme, la vertu passionnée, la bonté affamée de se donner aux autres, y étaient engagés. C’était le bon Dieu ! Il n’y a plus à discuter. On ne peut pas plus permettre qu’on y porte atteinte que si l’on entendait insulter la femme qu’on vénère et qu’on aime : il faut haïr et tuer… Que dire, quand l’insulteur était, de tous les hommes, celui que Christophe méprisait le plus !

Et le hasard voulut que, le soir même, les deux hommes se trouvèrent face à face.


Pour ne pas rester seul avec Olivier, Christophe était allé, contre son habitude, à une soirée chez Roussin. On lui demanda de jouer. Il le fit à contre-cœur. Toutefois, au bout d’un instant, il s’était absorbé dans le morceau qu’il jouait, lorsque, levant les yeux, il aperçut à quelques pas, dans un groupe, les yeux ironiques de Lucien Lévy-Cœur, qui l’observaient. Il s’arrêta net, au milieu d’une mesure ; et, se levant, il tourna le dos au piano. Il se fit un brusque silence de gêne. Mme Roussin, surprise, vint à Christophe, avec un sourire forcé ; et, prudemment, — n’étant pas très sûre que le morceau ne fût pas terminé, — elle lui demanda :

— Vous ne continuez pas, monsieur Krafft ?

— J’ai fini, répondit-il sèchement.

À peine eut-il parlé qu’il sentit son inconvenance ; mais au lieu de le rendre plus prudent, cela ne fit que l’exciter davantage. Sans prendre garde à l’attention railleuse de l’auditoire, il alla s’asseoir dans un coin du salon, d’où il pouvait suivre les mouvements de Lucien Lévy-Cœur. Son voisin, un vieux général, à la figure rosée et endormie, avec des yeux bleu pâle, d’expression enfantine, se crut obligé de lui adresser des compliments sur l’originalité du morceau. Christophe s’inclinait, ennuyé, et il grognait des sons inarticulés. L’autre continuait de parler, excessivement poli, avec son sourire insignifiant et doux ; et il aurait voulu que Christophe lui expliquât comment il pouvait jouer de mémoire tant de pages de musique. Christophe s’agitait impatienté, et il se demandait s’il ne jetterait pas d’une bourrade le bonhomme en bas du canapé. Il voulait entendre ce que disait Lucien Lévy-Cœur : il guettait un prétexte pour s’attaquer à lui. Depuis quelques minutes, il sentait qu’il allait faire une sottise : rien au monde n’aurait pu l’empêcher de la faire. — Lucien Lévy-Cœur expliquait à un cercle de dames, avec sa voix de fausset, les intentions des grands artistes et leurs secrètes pensées. Dans un silence, Christophe entendit qu’il parlait, avec des sous-entendus polissons, de l’amitié de Wagner et du roi Louis.

— Assez ! cria-t-il, en frappant du poing la table, près de lui.

On se retourna avec stupeur. Lucien Lévy-Cœur, rencontrant le regard de Christophe, pâlit légèrement, et dit :

— Est-ce à moi que vous parlez ?

— À toi, chien ! fit Christophe.

Il se leva, d’un bond.

— Il faut donc que tu salisses tout ce qu’il y a de grand dans le monde, continua-t-il avec fureur. À la porte, cabot, ou je te flanque par la fenêtre !

Il s’avançait vers lui. Les dames s’écartèrent avec de petits cris. Il y eut quelque désordre. Christophe fut entouré aussitôt. Lucien Lévy-Cœur s’était à demi soulevé ; puis il reprit sa pose négligente dans son fauteuil. Appelant à voix basse un domestique qui passait, il lui remit une carte ; et il continua l’entretien, comme si rien ne s’était passé ; mais ses paupières battaient nerveusement, et ses yeux clignotants jetaient des regards de côté, pour observer les gens. Roussin s’était planté devant Christophe, et, le tenant par les revers de son habit, il le poussait vers la porte. Christophe, furieux et honteux, tête baissée, avait devant les yeux ce large plastron de chemise blanche, dont il comptait les boutons en brillants ; et il sentait sur son visage le souffle du gros homme.

— Eh bien, mon cher, eh bien ! disait Roussin, qu’est-ce qui vous prend ? Qu’est-ce que ces façons ? Observez-vous, sacrebleu ! Savez-vous où vous êtes ? Voyons, êtes-vous fou ?

— Du diable si je remets les pieds chez vous ! dit Christophe, en se dégageant de ses mains ; et il gagna la porte.

Prudemment, on lui faisait place. Au vestiaire, un domestique lui présenta un plateau. Il y avait, dessus, la carte de Lucien Lévy-Cœur. Il la prit sans comprendre, la lut tout haut ; puis, brusquement, il chercha dans ses poches, en soufflant de colère ; il en tira, après une demi-douzaine d’objets variés, trois ou quatre cartes froissées et salies :

— Tiens ! Tiens ! — fit-il, en les jetant sur le plateau, si violemment qu’une d’elles tomba à terre.

Il sortit.