Dans la bruyère/Fille des Champs

Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 112-118).

FILLE DES CHAMPS


À M. Raoul de la Grasserie


C’était dans une plaine un coteau solitaire ;
Les ombres de la nuit s’élevaient sur la terre
Comme le flux montant d’un océan muet.
Soudain, par les rameaux et les feuilles tremblantes,
À travers le silence où s’endormaient les plantes,
Un grand frisson courut sur le monde inquiet.

On entendit gémir aux profondeurs de l’ombre
Une plainte sans fin faite de bruits sans nombre,

Bruits des herbes, des bois, de la Nature en deuil ;
Un étrange sanglot emplit l’espace vide ;
Et le ciel noir parut sur la terre livide,
Comme une dalle énorme au-dessus d’un cercueil.

Au sommet du coteau, baigné par les ténèbres,
Un hêtre se berçait dans les souffles funèbres,
Ainsi qu’aux calmes soirs des tranquilles étés.
Comme pour protéger il étendait ses branches ;
Et parfois on voyait flotter des formes blanches
Dans la vague épaisseur des rameaux argentés.

Pourquoi frémissais-tu, vieille terre des Gaules ?
Un souffle d’ouragan tordait sur tes épaules
Tes bois échevelés et ton manteau de fleurs ;
Ton âme en peine errait dans les sombres ramures…
Et brusquement le vent méla tous les murmures
Dans une immense voix qui clamait tes douleurs.

« Nous sommes les épis, les chênes et les herbes ;
Sans cesse nous donnons la fraîcheur et le pain,
Et nous berçons l’espoir sacré du lendemain
Dans le déroulement des forêts et des gerbes.

« Une âme maternelle habite nos taillis :
Dans le mont, le rocher stérile et la broussaille,
L’homme attentif la sent vaguement qui tressaille
Et pénètre son cœur de l’amour du pays.

« Quand nous avons germé sur tes flancs, ô Nature,
Tu nous donnas un peuple à nourrir : tu nous fis
Parer avec tes fleurs le berceau de ses fils,
Et couvrir de ta paix leur calme sépulture.

« Ils s’en allaient souvent vaincre sous d’autres cieux :
Mais quand iis revenaient des batailles lointaines,
Ils rapportaient toujours, pour féconder nos plaines,
De la terre vaincue à leurs pieds glorieux.


« Et nous accepterions de n’être plus la France !
Que sont-ils devenus ces matins triomphants,
O mère, où l’on voyait tes robustes enfants
Dans les sillons ouverts sourire à l’espérance !

« Nature, tes vallons fleurissaient sous leurs pas.
Savais-tu, quand leurs mains te jetaient la semence,
Que tes blés mûriraient dans la campagne immense
Pour d’autres moissonneurs que tu ne connais pas ?

« Mais les jours sont venus des sinistres défaites :
Un étranger vainqueur fauche le lys royal ;
Et le roi, lâchement s’abandonnant au mal,
Cherche l’oubli honteux dans les rumeurs des fêtes.

« Les barons impuissants nous livrent aux Anglais :
Les manants effarés, pleurant les moissons mûres,
Se sauvent au fracas tragique des armures,
Lorsque la trahison chante dans les palais.


« O laboureurs en qui la terre a mis son âme,
Vous qui nous aimez tant et qui vivez pour nous,
Resterez-vous ainsi tremblants sur les genoux,
Dans les sillons broyés et les forêts en flamme ?

« Au niveau des malheurs élevez votre esprit.
Vos bras sont assez forts pour la grande épopée :
À défaut de charrue ils conduiront l’épée,
Et sauveront le sol natal qui vous nourrit. »


Alors, sur le coteau solitaire, le hêtre
S’auréola soudain de célestes rayons.
Un silence infini tomba sur les sillons :
Et la Nature vit une enfant apparaître,
Pâle dans la blancheur de lumineux haillons.

Elle priait. C’était une pauvre bergère,
Paysanne aux regards par l’infini troublés ;

Ainsi qu’elle portait la gerbe d’or des blés,
Elle eût pu, sans faiblir dans sa marche légère,
Mettre un casque de cuivre à ses cheveux bouclés.

Fille des champs, son cœur comprenait la souffrance
De l’herbe des vallons et de l’arbre des bois.
Que lui faisait l’orgueil humilié des rois ?
La bergère n’aimait que la terre de France,
Et, les yeux vers la terre, elle écoutait sa Voix.

Ô Jeanne d’Arc, tremblante à cette voix qui clame
La honte et la douleur du pays oppressé,
Tu partais, glaive au poing et le sein cuirassé ;
Tu partais, en sentant tressaillir dans ton âme
Les âmes des aïeux et l’espoir du passé.

Les saintes du pays de France t’ont nommée !
Va sauver notre peuple et venger son affront,
Ô Jeanne d’Arc ! le ciel a soufflé sur ton front ;

Et tu peux maintenant, guerrière bien aimée,
Nous parler du devoir : les Français t’entendront.

Ô sainte, tu parus dans la lutte sans trêve ;
Tu disais : Dieu bénit la France et la défend !
Et, montrant le chemin au peuple triomphant,
Nous avons vu dans l’ombre étinceler le glaive
Dont l’archange Michel couvrait ton front d’enfant.

Ô la plus belle fleur d’une terre appauvrie,
Vierge que l’avenir nimbe de sa clarté,
La France salua ta grâce et ta beauté ;
Tu donnas la victoire et créas la patrie,
Et jetas dans l’écho le cri de liberté.