Dans l’Inde affamée
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 5-37).
02  ►
DANS L’INDE AFFAMÉE

I
HYDERABAD. — GOLCONDE. — ODEYPOURE.


VERS HYDERABAD

Il n’y a plus de verdure, plus de grandes palmes ; la terre n’est plus rouge ; il fait presque froid... Et ce sont les étonnemens du premier réveil, au Nizam, quand on a voyagé toute la nuit, après avoir quitté hier la région encore si verte de Pondichéry et de Madras. On arrive ce matin sur le plateau central de l’Inde, au milieu des steppes de pierre, et tout est changé, — sauf le croassement des éternels corbeaux.

Des landes brûlées, des plaines grisâtres, alternent avec des champs de mil, qui sont vastes comme des petites mers. Au lieu des cocotiers superbes, quelques rares aloès, quelques dattiers maigres, épuisés par la sécheresse, apparaissent autour des villages, qui ont eux-mêmes changé d’aspect, pour prendre un faux air arabe. L’Islam a posé son empreinte ici sur les choses, — l’Islam qui d’ailleurs se complaît toujours aux régions mornes, à l’étincellement des déserts.

Changement aussi dans les costumes. Les hommes ne vont plus le torse nu, mais drapés dans des robes blanches ; ils ne portent plus de longues chevelures, mais s’enveloppent la tête dans des turbans.

La sécheresse augmente d’heure en heure, à mesure que l’on s’enfonce dans la monotonie des plaines. Les rizières, dont on voit encore les sillons tracés, sont détruites comme par le feu ! Les champs de mil, bien que plus résistans, sont pour la plupart jaunis, condamnés sans espoir ; dans ceux qui vivent encore, il y a partout des veilleurs perchés sur des tréteaux de branchages, pour chasser les rats et les oiseaux, qui mangeraient tout : pauvre humanité, guettée par la famine, s’obstinant à défendre quelques graines contre la faim exaspérée des bêtes.

Après le froid de la nuit, le soleil impitoyablement déverse sur la terre une chaleur de fournaise ; le ciel s’étend limpide et bleu comme un grand saphir.

Le paysage, vers la fin de la journée, devient tout à fait étrange. Sur l’infini des mils brûlés, des jungles brûlées, il y a des amas de monstrueuses pierres brunes, sortes de blocs erratiques aux flancs polis, aux fantasques silhouettes, qui ont l’air d’avoir été entassés avec une continuelle recherche du bizarre et de l’instable, ceux-ci tout debout, ceux-là tout penchés et en porte-à-faux, de manière que leurs groupemens, aussi hauts parfois que des montagnes, soient toujours de la plus complète invraisemblance.

Au coucher du soleil, Hyderabad enfin apparaît, très blanche dans un poudroiement de poussière blanche, et très musulmane avec ses toits en terrasses, ses minarets légers. Les arbres d’alentour s’effeuillent, altérés et mourans ; ils apportent une impression anormale d’arrière-saison, une tristesse d’automne dans le soir torride. La rivière qui passe au pied de la ville, dans un lit aussi large que celui d’un fleuve, n’est pas loin de tarir ; ses eaux se traînent si bas qu’on les voit à peine ; et des éléphans en troupe, grisâtres comme la vase des bords, descendent lentement tout au fond, pour essayer de se baigner et de boire.

Le jour finit par un embrasement rouge de tout l’Occident, derrière la ville dont les blancheurs s’éteignent dans du bleu cendré, et alors les chauves-souris géantes s’épandent en silence sur le ciel trop beau.


I. — HYDERABAD ATTEND LE NIZAM

Cependant les gens de ce royaume n’ont pas encore la faim torturante aux entrailles, comme leurs voisins du Radjpoute, et la féerie de leur capitale bat son plein, en ces jours où l’on attend le retour du roi, — du Nizam, comme on l’appelle ici.

« Longue vie au Nizam, notre prince ! » disent de grandes lettres dorées sur toutes les banderoles qui flottent, et au fronton de tous les arcs de triomphe, garnis de soie et de mousseline, qui traversent les chemins et les rues.

Hyderabad la blanche, dominant sa rivière presque tarie, où ses troupeaux d’éléphans sont descendus dans la vase encore fraîche, Hyderabad, pavoisée et en fête, attend depuis une semaine, de jour en jour, son roi qui ne revient plus.

« La bienvenue au Nizam, notre seigneur ! » En tête du vaste pont de pierre qui mène à la ville, cela se lit à la frise d’un portique tendu de crépon rouge et tout couvert de paillettes d’or.

Et sur ce pont, c’est un continuel défilé de passans de toutes couleurs, d’attelages, de montures, de cortèges. On ne s’attendait point, en arrivant à travers tant de tristes solitudes, on ne s’attendait point à trouver si vivante et si follement colorée cette ville perdue au milieu des terres, au milieu des steppes pierreux et gris.

Les rues s’en vont, blanches, larges et droites, encombrées d’une foule qui a des nuances de fleurs. Ce qui éblouit les yeux tout d’abord, c’est le luxe et l’infinie diversité des turbans ; ils sont roses, d’un rose de saumon, ou de cerise, ou de fleur de pêcher ; ils sont lilas, amarante, jonquille ou bouton d’or ; ils se portent très larges, démesurément larges ; ils s’enroulent autour de petits bonnets pointus, et, par derrière, l’extrémité retombe, pour flotter sur la robe.

Les rues s’en vont, blanches, larges et droites, traversées de distance en distance par des arcs de triomphe qui s’élèvent beaucoup plus haut que les maisons et que surmontent des minarets au croissant d’or. À ces arcs de pierre s’ajoutent en ce moment quantité d’autres portiques très légers, en soie et en bambou, plantés pour faire honneur à ce prince qui ne revient pas. Et au milieu de la ville, au grand carrefour du centre, il en est un tout à fait gigantesque, un arc monumental à quatre faces, dont les quatre minarets dominent tous ceux d’alentour, dominent toutes les flèches fuselées des mosquées, et s’élancent au-dessus de la blanche poussière d’Hyderabad, dans la pureté de l’immuable ciel.

L’ogive arabe, en venant ici, s’est beaucoup compliquée de festons et de dentelures, les Indiens ayant renchéri encore sur la fantaisie des modèles. Au rez-de-chaussée de toutes les maisons, les arceaux se succèdent en une variété infinie, très pointus ou bien très écrasés, ayant forme de rosace ou bien de trèfle à plusieurs feuilles. Et, tout le long des rues, à l’abri de ces porches aux courbures si cherchées, les marchands sont installés sur des coussins et des tapis ; le fond de leurs échoppes, découpé comme l’arceau extérieur, et peinturluré de vert, de bleu et d’or, imite toujours la queue éployée de quelque grand oiseau, paon ou phénix, qui ferait la roue. Il y a le quartier des bijoux, des colliers, des bracelets, où les verroteries miroitent dans toutes les boutiques, à côté des pierres précieuses, et le clinquant, à côté de l’or pur. Il y a le quartier des parfums, où toutes les essences de fleurs sont contenues dans de vieux vases de Chine, apportés jadis par caravane. Il y a la rue étincelante des babouches, lesquelles sont toutes pailletées et dorées, et dont la pointe se recourbe en proue de gondole. Au hasard, un peu partout, les marchands de parures en fleurs vraies étalent des amas de roses roses, sans tige, empilées en petites montagnes, et des amas de fleurs de jasmin, que des enfans travaillent à enfiler comme des perles. On vend aussi des armes, des lances, de grandes épées d’autrefois qui se maniaient à deux mains ; et des couteaux à tigre, d’une forme spéciale, pour les leur plonger dans le gosier quand on les rencontre et qu’ils foncent sur vous la bouche ouverte. On vend des robes de mariage, pour hommes, entièrement dorées, et des turbans de noces, ruisselans de paillettes. Voici un quartier où, devant les maisons jusqu’au milieu de la chaussée, chacun s’occupe à imprimer des étoffes légères, souvent transparentes comme des brumes ; sur fond rose, vert ou jaune, on sème des petits dessins d’argent et d’or ; ce n’est guère solide, tout cela ; une goutte de pluie, et ce serait perdu ; mais le coloris en est toujours adorable, et le moindre chiffon sans valeur, sortant des mains de ces artistes de plein vent, a l’air du voile enchanté d’une péri. De l’or, de l’or ; ici, il faut toujours de l’or partout, ou, à défaut, du clinquant, du papier doré, quelque chose qui brille au splendide soleil, et qui amuse les yeux.

Blanche, la poussière ; blanches, les maisons, et blanches, les robes de tous les gens du peuple ; c’est le blanc neigeux qui domine dans les rues, dans les foules en marche, et c’est sur le blanc des costumes qu’éclate, en fraîches couleurs, toute la gamme des grands turbans de mousseline.

Les femmes, invisibles puisque nous sommes en pays de Mahomet, passent ensevelies du haut en bas sous une housse blanche, — et cette housse, le plus souvent, est percée d’une fenêtre ronde, comme une chatière, par où l’on voit sortir la petite tête impayable et charmante de quelque bébé tenu sur les bras.

« Gloire au Nizam ! » C’est inouï tout ce qu’il y a de soies, de mousselines ou de velours tendus au vent, pour glorifier ce prince, en long voyage. Hyderabad exulte dans l’attente de son roi, et depuis huit jours, tout est prêt, même les fleurs que le soleil flétrit. Or, il est à Calcutta, le Nizam, où il se promène dans les rues en gala asiatique, suivi d’une douzaine de carrosses tout dorés. Il ne revient pas, ne donne plus de ses nouvelles, n’en fait qu’à sa fantaisie ; mais cela ne surprend point les Indiens, qui feraient de même, et qui continuent d’attendre. D’ailleurs, aucun danger, hélas ! que la pluie vienne détremper les étoffes légères, les dorures des arcs de triomphe, puisque le ciel n’a plus jamais de nuages.

Chaque jour, à mesure que l’heure avance, le mouvement de la ville, les bruits, les musiques augmentent jusqu’au soir, dans plus de poussière, pour s’apaiser ensuite dès que la nuit tombe.

Continuel va-et-vient de voitures attelées de chevaux, ou de charrettes traînées au trot par des zébus ; pour les mystérieuses dames, ce sont des carrosses en sparterie, ayant forme de nacelle et très enveloppés de rideaux, avec des trous çà et là dans l’étoffe, par où les belles dardent sur la foule leurs grands yeux fardés. Il y a de beaux cavaliers, au bonnet pointu, au turban d’Aladin, qui galopent, la lance en arrêt. Dromadaires de caravanes, processionnant en longue file. Eléphans de peine, tout poussiéreux ou crottés, revenant du travail. Eléphans de luxe, défilant au son des musettes, pour des cortèges de noces, et promenant sur leurs dos les époux, qui sont cachés dans des petites tours aux draperies closes.

On entend la psalmodie monotone des porteurs de palanquin, qui courent d’une allure souple, charriant sur des piles de coussins brodés quelque important vieillard à lunettes, ou quelque grave prêtre en prière. Des mendians se traînent, en haillons couverts de coquillages, des fous inquiétans, qui sont sacrés et qui ont déjà les yeux ailleurs, dans l’autre monde. Des vieux derviches à longs cheveux, tout barbouillés de cendre, s’en vont vite, en agitant des sonnettes, marchent sans rien voir, et, devant eux, chacun, par respect, doit s’écarter. On rencontre des bandes d’Arabes de l’Yemen, dont le Nizam favorise l’infiltration dans son royaume. Et voici un chef de province lointaine, qui fait son entrée au galop de fantasia, l’air sauvage et magnifique, suivi de cavaliers brandissant des lances.

Parfum des encens qui brûlent ; parfum des roses roses, empilées en montagne chez les marchands de parures ; parfum des jasmins blancs, qui débordent des corbeilles trop pleines, tombent comme de la neige sur la poussière de la rue… Qui donc dirait que la famine arrive du côté de l’Ouest, que déjà elle a passé la frontière en montrant ses dents longues ? Et avec quelle eau, dans quels jardins privilégiés, a-t-on fait s’épanouir toutes ces fleurs ?

Vers le coucher du soleil enfin, des personnages des Mille et une Nuits commencent à sortir, des élégans aux yeux cerclés de peinture bleue, à la barbe teinte de vermillon, qui portent des robes de brocart ou de velours chamarré d’or, des colliers de pierreries ou de perles, et qui tiennent sur le poing gauche un oiseau apprivoisé.

« La bienvenue à Son Altesse le Nizam ! » Cela se lit cette fois au couronnement d’un portique tendu de crépon jaune orange, avec des fanfreluches tailladées en crépon jaune citron et jaune soufre, le tout pailleté d’or vert. Et le portique se découpe en avant d’une grande mosquée neigeusement blanche, à pointes et à croissans d’or, où s’engouffrent, à l’heure de la prière du soir, des fidèles en vêtemens blancs, des têtes enroulées de mousseline, qui de loin semblent une très multicolore jonchée de fleurs trop grandes…

Cependant le bruit court qu’il tardera davantage, le Nizam ; il laissera sûrement passer la lune du Ramadan… A la lune prochaine, peut-être reviendra-t-il, ou bien plus tard, Allah seul pourrait dire…


III. — GOLCONDE

Au tournant d’un faubourg d’Hyderabad, on lit cette inscription sur un vieux mur : chemin de Golconde. Et autant il eût valu écrire : chemin des ruines et du silence.

Le long de ce « chemin » désolé, où le trot des chevaux soulève tant de poussière, on rencontre d’abord quantité de petites mosquées à l’abandon, quantité de petits minarets un peu croulans, mais qui ont des élégances rares, des finesses de fuseau. Ensuite, plus rien ; on s’enfonce dans les steppes brûlés, couleur de cendre, et les amoncellemens de blocs granitiques y forment çà et là des collines, des pyramides, des tumuli qui, à force d’étrangeté, n’ont même plus l’air d’appartenir à notre monde terrestre.

Après une heure de course, on arrive au bord d’un lac sans eau, desséché jusqu’à la vase de son lit, derrière lequel tout l’horizon est comme muré par un grand fantôme de ville, du même gris sinistre que le sol de la plaine. Et c’est là Golconde, qui fut pendant trois siècles une des merveilles de l’Asie.

On sait que les villes, les palais, tous les monumens des hommes semblent toujours agrandis lorsqu’ils sont en ruines. Mais vraiment cette apparition-là est un peu écrasante. Un premier rempart crénelé, d’au moins trente pieds de haut, avec des bastions, des mâchicoulis, des guérites de pierre, prolonge ses méandres jusque dans les lointains de la campagne déserte. Et, au-dessus de cette enceinte, déjà formidable, se dresse une citadelle cyclopéenne ; elle est une montagne que l’on a utilisée, une de ces montagnes singulières, une de ces agglomérations de blocs granitiques, auxquelles le pays doit l’imprévu de ses aspects : ce besoin du gigantesque, du surhumain, qu’avaient les rois et les peuples de jadis, a trouvé là tout à souhait. Parmi les monstrueux cailloux, on a accumulé des murailles, qui s’enferment les unes les autres, se superposent, enchevêtrent leurs lignes crénelées. Tout au bord des blocs les plus hardis, il y a des bastions avancés, surplombant des abîmes ; il y a des mosquées suspendues, à différens étages ; il y a des arceaux compliqués, de prodigieux contreforts. Et le caillou d’en haut, par superstition ou par fantaisie, on l’a laissé tel quel, accroupi au sommet de tout comme une grosse bête ronde.

A l’entrée de la ville morte, à côté de boulets empilés, de boulets de fonte et de boulets de pierre, de tout un attirail d’anciens sièges et d’anciennes batailles, voici de très modernes fusils à répétition formés en faisceaux : des soldats du Nizam, des sentinelles veillent, et il faut montrer au passage une autorisation spéciale. N’entre pas qui veut dans ces ruines, qui constituent encore une forteresse imprenable, et où l’on raconte que le souverain cache ses trésors.

Ce sont de terribles portes, celles de Golconde, qui ne tournent pour s’ouvrir que sous l’effort combiné de plusieurs hommes. Leurs doubles battans, plaqués aujourd’hui contre les parois, dans l’épaisseur du rempart, sont bardés de pointes de fer encore acérées, longues comme des dagues, — et cette armature formidable était pour écarter les éléphans, qui jadis endommageaient à coups de leurs ivoires les énormes boiseries, pour s’amuser, lorsqu’ils s’engouffraient en troupe dans la ville. Quel air de mesquinerie occidentale prend tout à coup, en pénétrant là, mon petit attelage, malgré ses deux cochers à turban doré, et son coureur, agitant aux flancs des chevaux un long chasse-mouches ! ..,

La première rue qui se présente, au sortir des épaisses murailles, est la seule un peu habitée, par quelques pauvres hères, qui nichent dans des débris de palais et tiennent d’humbles boutiques à l’usage des soldats gardiens.

Ailleurs, tout est silencieux et vide, dans l’enceinte immense. Golconde n’est plus qu’une plaine de cendres, semée de pierres en déroute, d’éboulemens de toutes sortes, et d’où surgissent, comme des dos d’énormes bêtes endormies, les cailloux primitifs, plus résistans que les constructions des hommes, toujours ces mêmes blocs aux flancs ronds et polis, qui jonchent le pays entier et qui, par endroits, s’élèvent en montagne[1].

Les portes de la citadelle, aussi farouches et bardées de fer que celles du rempart d’en bas, donnent accès dans un chaos de granit, où on s’élève tantôt par des chemins à air libre, tantôt par des escaliers obscurs, à travers des forteresses ou des roches vives. Tout cela est stupéfiant d’énormité, même dans l’Inde où tant de choses démesurées n’étonnent plus. Les murailles crénelées, alternant avec les blocs naturels, forment jusqu’en haut des séries de positions inexpugnables. Il y a des citernes, pour conserver l’eau en temps de siège, qui sont des gouffres profonds, creusés en plein roc. Il y a des trous noirs, menant à des souterrains qui descendaient au cœur même de cette montagne travaillée, et débouchaient au loin dans la campagne, pour les sorties de désespoir et les suprêmes fuites. A différentes hauteurs, il y a des mosquées, afin de pouvoir prier dans le danger jusqu’au dernier jour. Tout a été prévu et puissamment réalisé comme pour la résistance contre des hordes de géans, et la résistance indéfinie. On ne s’explique plus comment, il y a trois siècles, avant l’invention de nos canons modernes, les puissans sultans de Golconde ont été chassés de leur repaire surhumain.

A mesure que l’on s’élève, les désolations d’alentour élargissent leur cercle morne, sous le soleil de feu. Les ouvrages supérieurs, de plus en plus hardis et effrayans, sont aussi plus déjetés ; ils surplombent à donner le vertige et ils penchent ; des masses s’inclinent pour des chutes prochaines ; on voit des arceaux brisés, de gigantesques lézardes. Il y a aussi des restes de monumens incompréhensibles, dont on ne sait plus la destination ni l’âge, et, dans des cavernes, des dieux antérieurs à l’Islam, des Hanouman à tête de singe, habitent parmi les chauves-souris, enfumés par des petits lumignons, que sans doute de mystérieux adorateurs viennent encore, de temps à autre, leur apporter.

Au sommet de tout, sur la dernière terrasse, une mosquée, et un kiosque, d’où les sultans de jadis surveillaient le pays, regardaient venir du fond de l’horizon les armées. La vue qu’on avait d’ici, sur les campagnes, les jardins, les ombrages, fut célèbre aux siècles passés. Mais aujourd’hui ces plaines ont cessé de vivre.

Les climats sont changés, il ne pleut plus ; l’Inde, à ce qu’il semble, se dessèche en même temps qu’elle décline et s’épuise. Au delà de ce chaos de rochers et de remparts, qui est la citadelle, et qui dévale, dans le grand silence, jusqu’en bas, la muraille extérieure de la ville, la muraille crénelée, que le Nizam fait entretenir, serpente au loin pour dessiner encore les contours de ce qui fut Golconde, la Golconde aux diamans merveilleux ; mais on se demande à quoi bon, pourquoi une telle muraille pour enfermer ainsi une zone particulière de désolation qui est devenue en tout semblable à la désolation immense d’alentour : même désert gris, et mêmes obsédans cailloux lisses, que l’on prendrait pour des monstres assis en troupeaux sur des cendres. A l’extrême lointain, Hyderabad apparaît à peine, en traînée toute blanche. Et, çà et là, aux confins de la plaine, ces éternels cailloux qui s’entassent en montagnes disloquées, en fantastiques forteresses, prolongent à l’infini l’illusion et la tristesse des cités détruites.


Non loin des murs de la ville morte, il y a cependant de grands dômes soigneusement blanchis, qui n’ont pas l’air de ruines ; et ils s’élèvent au milieu de bocages enclos, dont la verdure encore vivante, presque fraîche, étonne sur cette terre calcinée. Ce sont les tombeaux des anciens rois de Golconde ; grâce au respect des Indiens pour la mort, ils ont été épargnés, et, en ces dernières années, on a replanté alentour les grands jardins funéraires.

Plusieurs sultans et sultanes de ce féerique royaume sont là endormis sous les larges coupoles superbes. Un seul d’entre eux manque à la muette compagnie, le dernier, qui pourtant avait fait construire lui-même sa demeure d’éternité, mais qui fut chassé de sa sépulture comme de ses États par Aurangzeb le conquérant, et mourut en exil.

Leur lieu de repos est exquis ; on y retrouve, un peu étiolés par la chaleur de l’Inde, nos cyprès, arbres des morts dans les cimetières d’Orient comme dans les nôtres ; les allées de sable fin y sont droites comme dans nos vieux jardins de France, avec des alignemens de vases contenant des rosiers tout roses de fleurs. Des équipes de femmes et de jeunes filles, chargées d’entretenir la vie factice de cette oasis, déversent matin et soir sur les plates-bandes une eau rare qu’elles apportent dans des vases de terre et que des hommes tirent à grand’peine du fond des puits, creux comme des abîmes.

De loin, la chaux donnait à ces dômes un faux air vivant. Mais l’intérieur des vastes mausolées n’a plus une peinture, plus un objet d’ornementation ; tout le luxe d’autrefois s’y est éteint dans la vétusté grise.

Cependant, sur chaque petit tombeau de marbre, isolé sous sa coupole vide, il y a des guirlandes de fleurs, — hommage d’une piété adorable, à ces souverains dont la dynastie s’est éteinte depuis trois fois cent ans.

Le charme étrange et nostalgique de ces jardins, entretenus à force d’arrosage au milieu d’une solitude brûlée, est que les cyprès longs et frêles y voisinent avec les palmiers, et que, sur les vases de roses, des colibris confians voltigent, comme feraient chez nous des papillons.


IV. — LES ÉPOUVANTABLES GROTTES

Elles sont consacrées à toutes les divinités des Pouranas ; mais les plus immenses sont à Çiva, Dieu de la mort.

Des hommes, dont le rêve fut terrible et colossal, s’acharnèrent jadis, durant des siècles, à les tailler dans des montagnes de granit. Il en est de bouddhiques, de brahmaniques, d’autres qui remontent au temps des rois Jaïnas ; les civilisations, les religions ont passé sans interrompre le prodigieux travail du creusement et des ciselures.

Vers l’an mille de notre ère, au dire du plus ancien auteur qui en ait parlé, l’Arabe Maçoudi, elles étaient toujours en pleine gloire, et, de tous les points de l’Inde, d’innombrables pèlerins ne cessaient d’y accourir.

Maintenant elles sont délaissées, et de longues périodes de sécheresse ont désolé l’âpre région d’alentour. Leur durée indéfinie se continue dans l’abandon et le silence, au fond d’un pays d’où la vie s’en va.

On y arrive de nos jours en traversant un petit désert couleur de bête fauve, uni comme une grève marine, où des montagnes isolées, bizarrement régulières, surgissent çà et là de l’uniformité plate, avec des aspects de donjons, de citadelles trop grandes.

En charrette indienne, aujourd’hui, sous un lourd soleil, j’ai franchi cette solitude, en suivant une route jalonnée d’arbres morts.

Vers le soir, nous avons passé par un fantôme de ville, la jadis célèbre Dalantabad, où mourut exilé, il y a trois cents ans, le dernier des sultans de Golconde, et qui de loin ressemble à la tour de Babel, ainsi que la représentent les vieilles images. Une ville-montagne, un temple-forteresse, un rocher que les hommes d’autrefois avaient retaillé, maçonné, à peu près régularisé, du sommet à la base, et qui étonne, plus encore que les pyramides d’Egypte au milieu de leurs sables. Des centaines de tombeaux, effondrés aux abords ; on ne sait combien d’enceintes crénelées, hérissées de pointes, s’enserrant les unes les autres, autour du rocher géant. Nous sommes entrés par de doubles portes formidables, qui avaient, comme à Golconde, gardé leurs pointes de fer. Mais, là dedans, personne, du silence, des ruines, des arbres desséchés ; des squelettes de banians, avec leurs gerbes de racines retombant du haut des branches comme de longues chevelures. Et nous sommes ressortis par d’autres portes doubles, aussi inutiles, et d’un appareil aussi féroce.

Dans l’Est, des plateaux rocheux s’étendaient à l’horizon, et il a fallu y monter par des lacets, mettre pied à terre et marcher derrière la charrette paresseuse. C’était l’heure du soleil couchant, l’heure de l’inaltérable splendeur rouge, en ce pays qui va mourir faute de nuages ; Dalantabad, la farouche ville-montagne, avec ses tours, avec ses amas de remparts et de temples, semblait s’élever en même temps que nous et se profilait en plein ciel, dans un rayonnement d’apothéose, tandis que se déployait toujours davantage la muette immensité des plaines rousses, comme incendiées, où rien n’indiquait plus la vie.

Sur les plateaux, un autre groupement de ruines nous attendait encore, Rozas, ville très musulmane, ville de mosquées à l’abandon et de frêles minarets fuselés. Quantité de coupoles funéraires encombraient les abords de ses grands remparts, qui nous sont apparus au crépuscule. Le long de ses rues mortes, où il faisait déjà presque nuit, quelques personnages à turban étaient assis sur des pierres : derniers habitans obstinés, vieillards retenus entre ses murs par la sainteté des mosquées.

Ensuite, pendant une heure environ, plus rien que la monotonie des roches, et l’étendue brune, dans le grand silence du soir...

Et tout à coup, une chose si surprenante et si impossible, que c’en était presque à avoir peur, dans la première minute, avant d’avoir compris. La mer ! La mer devant soi, alors que l’on savait être au Nizam, dans la partie centrale de l’Inde ! Une coupée à pic dans le sol des plateaux, et l’infini mouvant était là, déployé de toutes parts : nous le dominions du haut d’une immense falaise, au bord de laquelle notre chemin passait, et en même temps, une brise puissante nous arrivait d’en bas, une brise moins chaude, telle une brise du large...

Mais ce n’étaient que les plaines au delà, les plaines brûlées, émiettées, sur lesquelles le vent promenait des ondes de poussière ou de sable, et formait comme des embruns et des lames.

D’ailleurs, nous touchions au but : les grottes[2], que cependant rien ne révélait encore, étaient au-dessous de nous, le long du triste rivage, creusées dans ce semblant d’énormes falaises, et c’est en face de cette mer sans eau qu’elles ouvraient leurs gouffres d’épouvantes.

Il faisait nuit, les étoiles brillaient, et ma charrette s’est arrêtée devant une petite « maison du voyageur » où les hôtes, deux vieux Indiens aux cheveux blancs, se sont empressés à me recevoir, appelant par de grands cris leurs serviteurs, qui flânaient aux environs dans la campagne.


Personne, cette nuit, ne consentait à me conduire dans les grottes de Çiva : il valait mieux, disait-on, attendre le jour. Un berger, enfin, qui ramenait ses chèvres, s’est décidé, pour de l’argent, et nous sommes partis, emportant une lanterne, qu’on allumera en bas, aux sombres entrées.

La nuit est sans lune, mais limpide, et les yeux s’habituent, on y voit.

D’abord la descente dans cette plaine qui joue la mer. C’est par une rampe de cinq ou six cents mètres ; c’est dans le silence et sous le scintillement magnifique des étoiles, parmi des roches tourmentées et parmi des cactus, — desséchés sans doute comme sont ici toutes choses, mais qui tiennent encore debout et dont les branches rigides simulent de grands cierges dans des candélabres.

En bas, l’obscurité est plus épaisse, quand nous commençons de suivre les contours du faux rivage, au pied des falaises qui nous font de l’ombre. Le vent, qui soufflait si fort à la tombée de la nuit, s’est apaisé ; on n’entend plus un bruissement nulle part, et le lieu est étrangement solennel.

Dans les flancs de la montagne, voici les entrées béantes, plus intensément noires que tout ce qui est noir alentour, trop grandes, semble-t-il, pour être l’œuvre des hommes, mais trop régulières pour être naturelles ; d’ailleurs, je les attendais ainsi, je sais que c’est cela

Nous passions sans nous arrêter ; mais le berger hésite, et, par une brusque volte-face, revient sur ses pas. Une crainte religieuse peut-être, ou bien la simple peur, le retient d’aller où il avait projeté de me conduire ; — sans doute, était-ce en quelque lieu plus épouvantable encore. Alors, avec un air de dire : « Non, après tout, contente-toi de ceci ! » il s’enfonce avec moi, à travers des éboulemens de pierres, des cailloux, des cactus, dans la première venue de ces ténébreuses portes.

Et c’est déjà effroyablement beau, bien que j’aie parfaitement compris que cela ne doit rien être auprès de ce que l’on n’ose pas me faire voir.

Des cours à ciel ouvert, grandes comme des carrousels, et taillées à même le granit énorme, à même la montagne primitive. Leurs parois verticales, dont la hauteur nous écrase, ont trois ou quatre étages superposés de galeries à colonnes trapues, le long desquelles des dieux de taille surhumaine sont en rang, comme un public figé dans quelque théâtre de la mort. Tout cela est noir dans la nuit ; mais le plafond de ces salles de Titans est le ciel tout poudré d’étoiles, et une vague lueur diffuse nous permet de distinguer la foule des gigantesques spectateurs sombres qui nous regardent venir.

Et il y en a des séries, on ne sait combien, de ces excavations sculptées, qui représentent chacune le travail de tout un peuple.

Le chevrier que j’ai pour guide, d’abord craintif, s’enhardit de plus en plus au cours de notre promenade dantesque. Maintenant il allume son fanal pour que nous entrions dans une caverne tout à fait ténébreuse, qui doit remonter à des époques antérieures, lourdement barbares, et où nous n’aurons même plus la sauvegarde des étoiles, puisque le ciel sera remplacé sur nos têtes par les granits épais de la montagne. C’est une avenue haute et profonde comme une nef de cathédrale gothique, où, sur les parois lisses, des espèces d’arceaux en relief imitent des vertèbres ; on est là comme dans l’intérieur d’une bête, d’un léviathan vidé. D’abord, tant notre petite lanterne éclaire mal au milieu de telles obscurités, il semblait qu’il n’y eût rien, ni personne, dans cette salle si longue. Mais une forme apparaît, quelqu’un se précise tout au fond ; un dieu solitaire de vingt ou trente pieds de haut, assis sur un trône ; son ombre, derrière lui, monte jusqu’à la voûte, et danse au gré de la petite flamme que nous avons apportée ; il est du même granit et du même ton noirâtre que le lieu tout entier, mais sa figure de colosse a été peinte en rouge, avec des prunelles noires sur de gros yeux blancs, des prunelles abaissées vers nous, comme dans la stupeur d’être ainsi troublé au milieu de sa paix nocturne. Le silence en est tellement sonore que les vibrations de nos voix se prolongent longtemps après que nous avons fini de parler, et nous sommes gênés par la fixité de l’horrible regard.

Cependant, mon chevrier n’a plus peur, ayant constaté que tous ces personnages de pierre étaient aussi immobiles pendant la nuit qu’en plein jour. En sortant de cette grotte, sa lanterne éteinte, délibérément il rebrousse chemin ; je comprends qu’il va me mener vers quelque chose qu’il n’osait pas affronter d’abord, et, sur ce sable qui rappelle celui des grèves, nous marchons plus vite, suivant en sens inverse la ligne des falaises, passant cette fois sans nous arrêter devant toutes ces entrées dont nous avons déjà pénétré le mystère

La nuit s’avance lorsque nous touchons au but. L’homme rallume sa lanterne et se recueille. Il paraît que, où nous allons, il va faire très noir.

Ce qui ajoute une horreur imprévue à cette entrée, plus grande encore que toutes les autres, c’est que les divinités, les formes gardiennes du seuil, au lieu d’être calmes ainsi que là-bas d’où nous venons, s’étreignent, se tordent dans des convulsions de rage, de souffrance ou d’agonie ; on y voit si mal que l’on ne sépare plus exactement, dans ces amas de noirceurs, ce qui est personnages taillés de ce qui n’est que reliefs de la montagne, mais les roches elles-mêmes, les énormes masses surplombantes ont des attitudes prostrées, des contournemens douloureux : nous sommes ici devant les demeures de Çiva, implacable Dieu de la mort, celui qui tue pour la joie de voir mourir.

Et le silence du seuil prend je ne sais quoi de spécial et de terrible ; rochers ou grandes formes humaines, angoisses pétrifiées, agonies en suspens depuis plus de dix siècles, tout est baigné dans ce silence-là, qui est sonore à faire frémir ; on s’inquiète de ses propres pas, on s’écoute respirer...

Aussi, nous nous attendions à tout, excepté à du bruit. Mais à peine entrions-nous sous la première voûte, qu’un bruit soudain, effarant, éclate en l’air, comme si nous avions touché la détente de quelque mécanisme d’alarme ; un bruit qui, en une seconde, se propage jusqu’au plus profond des temples : fouettement de grandes plumes noires, tournoiement affolé de grands oiseaux de proie, aigles, hiboux ou vautours, qui dormaient là-haut parmi les pierres. Toute cette symphonie d’ailes est amplifiée sans mesure par des résonances caverneuses, répétée par des échos, et puis elle s’apaise peu à peu ; elle s’éloigne, et c’est fini, le silence retombe...

Au sortir de cette partie voûtée, qui n’était qu’un péristyle, nous retrouvons tout de suite les étoiles au-dessus de nos têtes, mais les étoiles aperçues par échappées et comme du fond d’un abîme. Ces nouvelles cours à ciel ouvert, obtenues en supprimant la moitié d’une montagne, en enlevant du granit de quoi bâtir une ville, ont ceci de particulier que leurs murs, de deux cents pieds de haut, avec tous leurs étages de galeries superposées et de dieux rangés en bataille, ne sont pas d’aplomb, mais penchent sur vous effroyablement. On a compté sur la solidité de ces granits, — qui, depuis le sommet jusqu’à la base, se tiennent en un seul et même bloc, sans une lézarde, ni une fissure, — pour produire cet effet de gouffre qui se referme, de gouffre qui va vous engloutir.

Et puis, les cours de là-bas étaient vides. Celles-ci au contraire sont encombrées de choses colossales, obélisques, statues, éléphans sur des socles, pylônes et temples. Le plan d’ensemble ne se démêle pas, dans cette obscurité de bientôt minuit, où notre petite lanterne est si perdue ; on perçoit surtout la profusion et l’horreur ; au passage, quelque grande figure de cadavre, esquissée dans la pierre, quelque rire de squelette ou de monstre, s’éclaire un instant et rentre aussitôt dans la mêlée confuse.

D’abord nous n’avions vu que des éléphans isolés ; en voici maintenant toute une compagnie alignée, debout, trompe pendante, les seuls qui aient l’air calme, au milieu de tant d’êtres convulsés qui grimacent la mort. Et ce sont eux qui supportent sur leur dos la série des trois grands temples monolithes du milieu.

Nous passons entre ces temples et les parois penchées, les parois menaçantes du pourtour, dans une sorte de chemin de ronde où l’on continue de voir par instans les étoiles, qui jamais ne m’avaient semblé si lointaines. Et partout, des enlacemens de formes furieuses, des combats de monstres, des accouplemens horribles, des tronçons humains coupés, qui perdent leurs viscères, mais qui s’embrassent encore. Çiva, toujours Çiva ; Çiva qui a pour parure des colliers de crânes, Çiva qui féconde et Çiva qui tue ; Çiva qui a des bras multiples pour pouvoir tuer de dix côtés à la fois ; Çiva qui, la bouche tordue d’ironie, s’accouple cruellement pour pouvoir, après, tuer ce qu’il enfante ; Çiva qui danse et hurle de triomphe sur des débris pantelans, des bras arrachés, des entrailles déchirées ; Çiva qui se pâme de joie et de rire en piétinant des petites filles mortes, et fait jaillir, à coups de talon, les cervelles. C’est par en dessous toujours que la lueur de notre lanterne joue sur ces épouvantes, et elles émergent une à une de l’ombre, pour aussitôt s’y replonger et disparaître. Les groupes, par endroits, sont devenus frustes, indistincts sous l’usure des siècles ; à peine dessinés, ils s’estompent et fuient dans l’immense noir ambiant, confondus avec les roches qui en prolongent obscurément la tourmente ; on ne voit pas, on ne sait pas où cela s’arrête, et alors on s’imagine la montagne entière, jusqu’en son cœur même, toute remplie de vagues formes affreuses, tout imprégnée de luxure et de râle.

Ces éléphans cariatides, alignés pour soutenir les édifices du centre, détonnaient dans ce lieu par leur tranquillité ; mais sur l’autre face des temples, dont nous faisons le tour, nous trouvons leurs pareils, leurs symétriques, entrés eux aussi dans le mouvement général de lutte et de torture ; des tigres, des bêtes de rêve les étreignent, ou les mordent au ventre ; ils se débattent à mort, déjà écrasés à demi par les murailles qui pèsent sur leur croupe. Et, de ce côté, la grande paroi enveloppante, la masse géologique des granits d’alentour, penche encore davantage ; la profusion des figures ne commence à s’y ébaucher qu’à dix ou vingt pieds de haut ; toute la base, — qui fait ventre, ainsi que l’on dit en parlant d’une ruine prête à crouler, d’une ruine qui surplombe comme une voûte, — est lisse, avec des boursouflures aux aspects mous ; on croirait les flancs d’une volute d’eau noire, on croirait une monstrueuse l’âme de mascaret, soulevant des édifices dont la retombée va être immédiate et ensevelissante...

Ces temples monolithes, que des compagnies d’éléphans surélèvent et que des pans de montagne taillée dominent de toutes parts, nous en avons maintenant achevé le tour. Il nous reste à y pénétrer, et là mon guide hésite encore, propose d’attendre à demain, d’attendre le soleil levé.

Les escaliers qui y conduisent sont en désarroi ; toutes les marches en sont brisées, dangereusement glissantes à force d’avoir été polies, dans les temps, par le continuel passage des pieds nus.

D’instinct, sans savoir pourquoi, nous montons avec des précautions de silence ; mais la moindre pierre qui vacille, le moindre caillou qui roule, fait un bruit que l’écho répète et qui nous gêne. Et toujours, autour de nous, l’horreur cent fois répétée des Çiva gesticulant, des Çiva crispés, des Çiva qui cambrent leur taille fine et gonflent leur poitrine charnue, dans l’ivresse des procréations ou des tueries.

Au milieu de si épaisses ténèbres, en entrant là, je ne me soucie guère de n’avoir songé à prendre ni une arme, ni seulement un bâton, tant la possibilité d’une surprise de la part des hommes ou des bêtes est loin de ma pensée ; et cependant la peur du chevrier me gagne, la peur sombre, la peur de ce qui n’a pas de nom et ne s’exprime pas.

J’attendais, dans ce sanctuaire, le summum de la terreur épandue alentour, le dernier excès des symboles atroces. Mais non, tout est apaisant et simple ; c’est comme, après les affres de la mort, le grand calme soudain qui doit vous accueillir au delà ; aucune représentation humaine ou animale nulle part ; il n’y a plus une figure, plus une étreinte, plus un geste, plus rien ; des temples vides, d’une solennité reposante et grave. Seules, les résonances funèbres s’exagèrent plus encore qu’à l’extérieur, si l’on parle ou si l’on marche ; à part cela, vraiment il n’y a quoi que ce soit pour effrayer, pas même, en l’air, un remuement d’ailes noires. Et les colonnes carrées, qui sont d’un même morceau avec les dessous et avec la voûte, ont une décoration sobre et sévère, formée surtout de lignes s’entre-croisant.

Visiblement, du reste, malgré les ruines et la vétusté millénaire, le lieu demeure toujours sacré ; dès l’entrée, il s’impose comme tel, et la crainte qu’il inspire est surtout religieuse. Pour que les murs soient ainsi enfumés, par la flamme des torches ou des lampes, il faut que l’on y vienne encore en foule, et pour que le granit du sol soit ainsi luisant et comme imprégné d’huile. Le dieu de la mort n’a pas délaissé la montagne que les peuples d’un autre âge avaient creusée pour lui ; le vieux sanctuaire a encore une âme.

Il y a trois salles, trois temples, qui se succèdent et se commandent, taillés dans cette seule et même pierre. Et le dernier des trois est le Saint des Saints, la partie habituellement très défendue, que, dans aucun autre temple brahmanique, je n’avais jamais pu pénétrer.

Là encore, j’attendais je ne sais quoi de terrible à voir. Et, là encore, il n’y a presque rien.

Mais la seule chose qu’il y ait, par sa simplicité quintessenciée, par sa brutale audace, étonne, inquiète et assombrit plus que toutes les épouvantes amoncelées au dehors : sur la pierre fruste de l’autel, un petit caillou noir, d’un luisant de marbre poli, ayant forme d’œuf allongé et se tenant debout, avec, de chaque côté, gravés sur le socle, ces mêmes signes mystérieux que les sectateurs de Çiva ne manquent jamais de retracer sur leur front, le matin, avec de la cendre. Tout est noirci de fumée alentour ; les niches, dans le mur, pour recevoir de pieuses flammes, sont enduites d’une suie épaisse, et graissées d’huile, pleines des débris de mèche que l’on n’ose plus enlever. Tout est sordide, témoignant d’un culte obstiné, mais d’un culte peureux et sauvage.

Or, ce caillou noir, centre de tout, raison d’être, cause première d’un si prodigieux travail de déblaiement et de sculpture, est le plus condensé et le plus douloureusement significatif des symboles qu’imaginèrent jadis les Indiens pour figurer le dieu qui féconde sans cesse, pour sans cesse détruire ; il est le Lingam ; il représente la procréation, qui ne sert qu’à alimenter la mort.


L’étendue qui joue la mer commence de s’éclairer faiblement quand je sors ce matin de la « maison du voyageur, » où j’ai dormi à mon retour des grottes épouvantables. Sous un voile de poussière, en suspens comme une brume, l’étendue est bleuâtre, avant jour, bleuâtre et imprécise comme de l’eau dans du brouillard. Mais le soleil, qui surgit brusquement, la révèle une plaine rousse, altérée sous une atmosphère sèche, avec, çà et là, des arbres morts.

Je vais revoir, à la lumière violente, les temples de Çiva, vérifier si c’est bien réel, tout ce dont je me souviens, et cette fois je descends seul, connaissant la route, entre les roches brunes et les hauts cactus desséchés, rigides comme des cierges de vieille cire jaune.

A peine levé, déjà ce soleil sanglant cause une impression de brûlure aux tempes ; c’est un soleil méchant et destructeur, qui chaque jour répand un peu plus de mort sur la terre de l’Inde... Trois hommes à bâtons, espèces de pâtres sans troupeau, remontent de la plaine, passent près de moi avec de profonds saints ; ils sont d’une maigreur jamais vue, les yeux fébriles et trop grands ; sans doute viennent-ils du pays de la faim, au seuil duquel me voici arrivé. Les mille petites plantes, qui jadis par places tapissaient la montagne, ne forment plus qu’un triste feutrage sans vie. Mais les bêtes qui restent sont, comme toujours, en pleine guerre ; sur le sol, des débris de petits oiseaux s’étalent, déchiquetés fraîchement par les aigles ; partout, de grosses araignées voraces ont tendu des toiles, pour manger les derniers papillons, les dernières sauterelles. Et la magnificence de ce soleil, de minute en minute plus brûlant, comme un brasier qui se rapproche, est sinistre autant que la gloire de Çiva... Le Dieu qui féconde et le Dieu qui tue, comme je pense à Lui, ce matin, en descendant à son horrible sanctuaire ! Et comme je le conçois bien, cette fois, à la façon brahmanique :... Le Dieu qui multiplie les germes des hommes ou des bêtes avec une ironique et folle profusion, mais qui a pris soin, pour chaque espèce créée, d’inventer un ennemi, infernalement armé tout exprès ! Avec quel art inépuisable et minutieux il s’est complu à préparer les dents, les griffes, les cornes, la faim, les virus, les venins des serpens et des mouches ! Au-dessus des étangs où les poissons glissent, il a aiguisé tous les becs des oiseaux pêcheurs. Pour les hommes, qui devaient à la longue se rire des grands fauves, il a sournoisement réservé les maladies, les épuisemens et les vieillesses. Dans la chair de tous, il a enfoncé l’écharde cuisante et stupide de l’amour. Pour tous, il a combiné l’innombrable et ténébreux essaim des infiniment petits ; jusque dans l’eau des ruisseaux clairs, cachant des myriades de destructeurs invisibles, ou bien des germes de vers aux armatures féroces, prêts à dévorer les entrailles de qui viendrait boire... « La souffrance est pour élever les âmes ; » je le veux bien ; mais nos enfans, nos petits, qui meurent sans comprendre, étouffés par un mal inventé pour eux ?... D’ailleurs, je l’ai vue aussi, la souffrance, et la suprême angoisse, et l’inutile prière, dans les pauvres yeux effarés des moindres bêtes... Et les oiselets blessés à mort par quelque chasseur imbécile, est-ce aussi pour élever leur âme ? Et les bestioles de l’air, sous la sucée atroce des araignées ?... Toute cette infinie cruauté, épandue sur le tourbillon des êtres ; tout cela qui est vrai à hurler, qui a été connu de tout temps et ressassé par tout le monde, jamais ne m’était aussi impitoyablement apparu qu’à cette heure, en redescendant aux grottes de Çiva. Et cependant je suis l’un des heureux, moi, et des bien vivans, que la famine proche n’atteindra pas, ni sans doute aucune autre cause d’immédiate destruction. Au plus. ai-je à redouter la brûlure de ce soleil qui monte, et la morsure des cobras aux anneaux noirs, enroulés sous l’herbe morte...


Quand j’arrive en bas, dans la plaine de sable et de poussière, tournant à main droite, je n’ai plus que quelques minutes de marche pour me retrouver devant les portes énormes et béantes.

Aucun bruit d’alarme, ce matin, n’accueille mon entrée dans l’effroyable sanctuaire : aigles, vautours ou faucons, qui nichent aux voûtes, sont déjà partis et en chasse, la serre, le bec prêts à déchirer et à manger. Silence partout, moins terrible cependant que le silence d’hier minuit.

Les temples monolithes, que les obélisques précèdent et que les rangées d’éléphans soutiennent, sont bien là, debout dans l’excavation profonde, qui penche sur eux ses flancs peuplés de figures. Mais tout me semble moins colossal, moins surhumain, vu au soleil levant ; moins surhumain et plus assez horrible pour célébrer comme il convient le Dieu créateur. Œuvre d’une race encore enfantine, qui n’avait pas compris suffisamment encore l’immense férocité de la vie, ou qui ne savait pas mieux symboliser. Et rien aujourd’hui ne me rend l’impression d’hier, l’impression d’arriver ici dans la nuit noire, avec une lanterne éclairant mal et par en dessous.

Le délabrement s’indique extrême, à la lumière du matin. Non seulement les siècles ont passé, fauchant çà et là des colonnes, des chapiteaux, des têtes ou des corps ; mais de plus, à l’époque de la conquête musulmane, ces temples ont été assaillis, comme tous ceux de Çiva, par des hommes fanatisés, qui tenaient à nommer Dieu d’un autre nom.

Ce que l’on ne soupçonnait pas, hier en pleine nuit, c’est que tous ces épouvantails avaient jadis été peints. Les personnages, dent on distingue à présent la multitude entière, dont on aperçoit de tous côtés les gestes multiples, dans la pénombre des roches surplombantes, sont encore légèrement verdâtres, couleur de cadavre, tandis que le fond de leurs loges est resté un peu rouge, comme du sang qui aurait séché.

Les temples monolithes du milieu étaient polychromes, eux aussi, en leur temps ; des nuances comme on en voit à Thèbes ou à Memphis, des blancs, des rouges, des ocres jaunes y persistent encore, aux places abritées.

Ce matin, j’y monterai donc seul, ainsi que je le souhaitais ; le chevrier de la veille, si sauvage qu’il fût, n’en demeurait pas moins un homme pensant, et mon tête-à-tête avec Çiva était troublé par sa présence.

Au dedans, c’est bien le silence que j’avais prévu, mais j’attendais plus de lumière sous les voûtes ; il fait très sombre, malgré ce soleil levant dont la grande plaine rousse est déjà tout incendiée ; un peu de fraîcheur nocturne reste, comme emprisonnée sous les granits lourds ; et, dans le fond du plus secret sanctuaire, aux parois ternies depuis des siècles par les torches fumeuses, une éternelle obscurité entoure la dernière, la plus sarcastique expression du dieu de l’engendrement et de la mort, qui est le caillou noir, cyniquement taillé en Lingam...


V. — LA CHANSON DE LA FAMINE

Ce sont des petits enfans surtout, ce sont de pauvres petits squelettes, aux grands yeux étonnés de tant souffrir, qui la chantent ou qui la hurlent, cette chanson, à l’entrée des villages, aux carrefours des routes, en tenant à deux mains leur ventre affreusement creusé, dont la peau s’est plissée comme celle d’une outre vide.

Pour l’entendre dans toute sa violence, cette chanson-là, il faut faire encore, depuis les grottes du dieu destructeur, environ cent lieues vers le Nord-Ouest, vers le pays Radjpoute, où les hommes eu ce moment tombent par milliers, faute d’un peu de riz qu’on ne leur envoie pas.

Dans cette région, les forêts sont mortes, la jungle est morte, tout est mort.

Les pluies de printemps, que la mer d’Arabie envoyait jadis, font défaut depuis quelques années, ou bien changent de route, vont se répandre, inutiles, sur le Beloutchistan désert. Et les torrens n’ont plus d’eau ; les rivières tarissent, les arbres ne peuvent plus reverdir.


C’est par la route peu suivie de Rutlam et d’Indore, que je me rends au pays de la faim, et c’est en chemin de fer, car on sait que l’Inde en est maintenant sillonnée. Le train s’en va, presque vide, et les rares voyageurs sont tous Indiens.

Sous mes yeux, pendant des heures, les forêts passent ; elles n’ont plus de palmiers, mais des arbres qui ressemblent aux nôtres ; on les prendrait pour les forêts de chez nous, si elles n’étaient si grandes, avec des horizons si sauvages. Des ramures délicates, des ramures grises. Et la teinte générale est celle de nos feuillées de chêne en décembre ; l’ancienne Gaule, à l’arrière automne, devait avoir de tels aspects ; or, nous sommes dans l’Inde, en avril ; et cette chaleur de printemps tropical déroute l’esprit, cette chaleur de fournaise sur ces paysages d’hiver ; rien cependant, au cours de cette première journée de voyage, ne révèle encore la pressante détresse humaine ; mais on a le sentiment de quelque chose d’anormal, d’une désolation sans recours, d’une espèce d’agonie de la planète usée.

L’Inde, aïeule de notre Europe, est, il va sans dire, un pays de ruines. Un peu partout apparaissent les immenses fantômes des villes qui moururent dans les temps, il y a des siècles et des millénaires ; des villes dont le nom est oublié, mais qui furent des villes géantes, superbement perchées sur des montagnes et dominant des abîmes. Remparts de deux lieues de long, palais et temples, aujourd’hui abandonnés aux singes et aux serpens cobras... Auprès de tels débris, combien sembleraient mesquins nos donjons, nos manoirs, tous les restes de notre moyen âge féodal !

Ruines et forêts, couleur d’ocre ou de sienne brûlée, se succèdent le long de ma route, baignant jusqu’au soir dans la même incandescence de l’air. Et, sur la végétation détruite, sur les ossemens des vieilles cités de légende, lardent soleil se couche, terni de poussière, tristement rose, d’une hivernale pâleur.


Le lendemain on s’éveille dans la jungle infinie.

Et au premier village où l’on s’arrête, sitôt que s’apaise le bruit des roues, leur fracas de ferraille, une clameur monte, une clameur très spéciale, qui tout de suite vous glace, même avant qu’on ait bien compris : c’est l’horrible chanson qui commence, et qui ne vous quittera plus. On est entré dans le pays de la faim. Il n’y a guère que des voix enfantines, et cela ressemblerait presque au tumulte d’une école en récréation, mais avec on ne sait quoi d’éraillé, d’épuisé, de glapissant, qui fait mal à entendre...

Oh ! les pauvres petits êtres, se pressant là contre la barrière, et tendant vers nous leurs mains desséchées, au bout des os qui sont leurs bras ! Sous leur peau brune, aux plis retombans, tout leur frêle squelette se dessine, à faire peur ; on dirait qu’ils n’ont pas d’entrailles, tant leur ventre est plat, et des mouches se sont collées à leurs paupières, à leurs lèvres, pour y boire ce qui reste d’humidité. Ils n’ont plus de souffle, presque plus de vie, et cependant ils tiennent debout, et ils crient encore. Manger, ils voudraient manger, et il leur semble que ces inconnus qui passent, dans de si grandes voitures, doivent être riches, qu’ils auront pitié et leur jetteront quelque chose.

— « Maharajh ! Maharajh ! » (Monseigneur ! Monseigneur !) appellent ensemble toutes les petites voix, sur des notes chantées et tremblotantes. Il en est qui ont à peine cinq ans, et qui crient aussi : « Maharajh ! Maharajh ! » et qui allongent à travers la barrière des menottes lamentables.

Dans ce train, ceux qui voyagent avec moi sont d’humbles Indiens, de 3e et de 4e classe ; ils lancent ce qu’ils ont, des restes de gâteaux de riz, des monnaies de cuivre, et sur tout cela les affamés se ruent comme des bêtes, en se piétinant les uns les autres. Des pièces de monnaie peuvent donc leur servir ? Alors, c’est donc qu’il y a des provisions encore dans les boutiques en terre du village, mais pour ceux-là seuls qui ont de quoi en acheter :... De même, quatre wagons de riz sont attelés derrière nous, et il en passe ainsi chaque jour ; mais on ne leur en donnera point ; non, pas une poignée, pas quelques grains qui prolongeraient un peu leur vie ; c’est destiné aux habitans des villes, à ceux qui ont encore de l’argent et qui paieront.

Qu’est-ce qui nous empêche de repartir ? Pourquoi si longtemps s’arrêter devant ce lugubre village, où, de minute en minute, le troupeau des affamés s’assemble plus nombreux et la chanson de détresse va s’exaspérant ?

Aux environs, tant la terre est sèche et poudreuse, ce qui fut rizières ou champs cultivés simule un désert de cendre. Et voici des femmes, — des squelettes de femmes plutôt, avec des seins pendans comme des lambeaux de basane, — qui arrivent en hâte, épuisées par l’effort, dans l’espoir de vendre de lourds et infects paquets, apportés sur leur tête : des peaux de leurs vaches, qui sont mortes de faim et qu’elles ont écorchées. Mais le prix d’une vache à peu près vivante est tombé ici à un quart de roupie (environ dix sous), puisqu’on ne pourrait pas la nourrir et que pour rien au monde, dans ce pays brahmanique, on ne se déciderait à manger de sa chair. Alors, qui donc achèterait une peau qui sent la pourriture et qui attire un essaim de mouches ?

J’ai jeté maintenant tout ce que j’avais de pièces sur moi... Mon Dieu, on ne repartira donc pas :... Oh ! le désespoir d’un tout petit, de trois ou quatre ans, auquel un autre, un peu plus grand que lui, vient d’arracher l’aumône qu’il serrait dans sa main crispée :...

Le train enfin s’ébranle, et la clameur s’éloigne. Nous voici lancés à nouveau dans la jungle silencieuse.

La jungle est morte, la jungle qui, au printemps, devrait fourmiller de vie ; les graminées, les broussailles n’y reverdissent plus ; l’avril n’a plus le pouvoir d’y réveiller les essences languissantes ; elle affecte, comme la forêt, un aspect d’hiver sous le soleil torride. On y voit errer des gazelles, maigres, effarées, qui ne trouvent plus d’herbe, qui ne savent où aller boire. Et de loin en loin, sur le tronc de quelque arbre sec, un jeune rameau, une branchette isolée a pris tout ce qui restait de sève, pour donner encore deux ou trois feuilles tendres, ou bien une grande fleur rouge mélancoliquement épanouie au milieu de la désolation.

A chaque village où l’on s’arrête, les affamés sont là, vous guettant à la barrière. Leur chanson que l’on redoute d’entendre, et qui est toujours pareille, en fausset déchirant, sur les mêmes notes, s’élève dès qu’on approche ; et puis elle s’enfle, et vous poursuit en s’exaltant de désespoir, quand on s’éloigne à nouveau dans les solitudes brûlées.


VI. — BRAHMINES DU TEMPLE D’ODEYPOURE

A cent cinquante lieues à peu près au delà des épouvantables grottes, — dans la direction du Nord-Ouest, qui est celle de la sécheresse croissante, — la ville blanche d’Odeypoure, au pays de Meswar, est encore une étape délicieuse, sur cette route de la grande famine, que j’ai commencé de suivre.

Quand on arrive, on aperçoit de très loin les blancheurs de cet amas de palais et de temples, se détachant sur le fond des hautes montagnes dentelées, couvertes de forêts, qui l’entourent et l’enferment de toutes parts. Malgré la teinte feuille morte, qui a remplacé ici le vert des ramures, depuis qu’il ne pleut plus, malgré toujours cette anormale tristesse d’une terre qui se dépouille et jaunit, au printemps, la ville, quand on y regarde à distance, conserve un air heureux et privilégié, dans ces arbres, au pied de ces pentes boisées, qui lui font comme un nid de tranquillité et de mystère.

Mais, de près, combien la détresse déjà s’indique ! Dans l’avenue bordée d’arbres morts qui conduit aux portes, de lugubres mendians se promènent, de ces êtres comme on n’en avait vu nulle part et dont la vie persistante n’est plus vraisemblable : des momies, des ossemens desséchés qui marchent, et à qui des yeux restent au fond des orbites, et une voix, au fond de la gorge, pour demander l’aumône. Ils sont les débris de la population des champs ; ils se traînent vers la ville, ayant ouï dire que l’on y mangeait encore. Mais souvent aussi, en chemin, ils s’affaissent ; on en voit çà et là de gisans, sur l’épaisse poussière qui tout de suite enveloppe leur agonie et donne à leur nudité la couleur des squelettes.

Le long de cette avenue, des enclos mélancoliques et sans fin appartiennent au Maharajah d’Odeypoure : par-dessus les murs d’enceinte, on voit monter des mausolées, des ruines de temples, des kiosques en pierre et en marbre, des édifices à coupoles ayant servi à la crémation de princes défunts, et de grands arbres effeuillés, mourans, sur les branches desquels sont assis des singes.

Aux portes enfin, aux portes des remparts, qui sont hautes et blanches, et que gardent des Indiens le sabre nu, la sinistre marée envahissante des meurt-de-faim est arrêtée comme un flot par une écluse ; ils restent là entassés et la main tendue, — non point qu’on leur interdise de passer, mais, dans tous les pays du monde, les entrées de ville sont un lieu d’élection pour ceux qui mendient.

Odeypoure, fondée il y a trois siècles (après la destruction de Chitore[3], l’ancienne capitale de Meswar, dont les ruines gisent à quelques lieues dans l’Est), a déjà pris un air de vétusté extrême, sous son épais linceul de chaux. Elle renferme quantité de temples brahmaniques, à colonnes blanches, à pyramides blanches, dont le plus grand et le plus vénéré appartient au dieu Chri-Jannath-Raijie. Très blancs aussi, sur un rocher, les grands palais du Maharajah, qui, d’un côté, dominent toute la ville et, de l’autre, mirent leurs blancheurs dans un lac frais et profond, entouré de montagnes et de forêts.


Une circonstance particulière m’a fait ici, dès le premier instant, l’ami de deux jeunes brahmines, qui sont frères et tous deux prêtres au grand temple. Chaque jour, aux heures silencieuses et brûlantes où je ne sors pas, je reçois leur visite discrète, dans la petite « maison du voyageur » qui est en dehors des murs, au milieu d’une solitude de poussière. Ils sont vêtus d’une robe blanche et coiffés d’un mince turban. Ils ont le même visage, d’une finesse exquise, les deux frères, et les mêmes grands yeux mystiques. Leur noblesse de race, sans croisemens ni mésalliances, remonte à deux ou trois mille ans : fils et arrière-petits-fils de rêveurs qui, depuis les origines, se sont tenus en dehors et au-dessus de notre humanité vile ; qui jamais ne se sont adonnés à l’intempérance, au commerce ni à la guerre ; qui n’ont jamais tué, même une humble bête ; qui n’ont jamais mangé d’aucune chose ayant vécu. Ils sont pétris d’un limon différent du nôtre et plus pur ; ils sont presque un peu dématérialisés avant la mort, et possèdent des sens moins lourds, capables de percevoir des choses au delà de cette vie transitoire.

Cependant mon espérance était chimérique, d’obtenir par eux quelque lumière ; leur brahmisme s’est obscurci, de génération en génération, par l’abus des rites et des observances ; ils ne connaissent plus le sens caché des symboles.

— « Le roi Chri-Jugat-Singhie, fils de Chri-Karan-Singhie, grand adorateur du dieu que nous servons, commença la construction de notre temple en 1684, lors de son avènement au trône. Ce prince bâtit deux autres temples sur le lac, et ces trois bâtisses durèrent ensemble vingt-quatre ans. Pour l’inauguration, quand l’image de notre dieu fut placée dans le sanctuaire, en 1708, plusieurs princes des environs arrivèrent en cortège, avec beaucoup de magnificence, amenant une grande quantité d’éléphans… »

C’est l’un des deux frères qui raconte, dans le silence de midi et dans la pénombre de la « maison du voyageur, » fermée contre le soleil, contre les mouches, et contre le vent desséchant, le vent de famine. Ils sont très érudits sur les temples d’Odeypoure et sur tous les dieux du panthéon Pouranique. Mais, sur les causes de leurs espoirs éternels, sur leur vision de l’au-delà, si je les interroge, ils ne savent répondre rien qui me soit intelligible ; tout de suite nous perdons contact, nous ne nous sentons plus des âmes de même espèce ; entre nous tombe comme un rideau de nuit isolante. Ils sont des voyans sans doute, comme la plupart des prêtres, leurs pareils, mais ils sont aussi des simples qui n’expliquent pas.

Chaque jour ils m’apportent des présens naïfs, les deux prêtres, des fleurs, de modestes gâteaux préparés à leur usage. Ils sont courtois et doux. Cependant des abîmes nous séparent. Et au respect qu’ils me témoignent, se mêle un irréductible dédain de caste ; ainsi, non seulement ils aimeraient mieux mourir que partager les mets horribles, souillés de chair et de sang, auxquels m’ont habitué mes ancêtres ; non seulement ils n’accepteraient même pas de ma main un verre d’eau ; mais de plus, le fait de boire ou de manger quoi que ce soit en ma présence, leur semblerait un déshonneur que rien ne laverait plus.


Ce matin, avant l’heure habituelle de leur visite, ils ont entr’ouvert ma porte, — laissant pénétrer avec eux un rayon de lumière ardente, une envolée de poussière, un souffle de fournaise. C’était pour m’informer qu’aujourd’hui est la fête de leur dieu ; qu’ils ne seraient donc pas libres de revenir, mais que je pourrais les retrouver, au baisser du soleil, dans la première enceinte de leur temple.

Et ils m’ont laissé des guirlandes de fleurs de jasmin, comme on en porte ici autour du cou pendant les fêtes, — mais de notre vrai jasmin de France, qui était inconnu, là-bas, dans l’Inde méridionale... Or, ces petites fleurs blanches, enfilées en guirlande enfantine, je n’avais plus revu cela depuis les premiers étés de ma vie, depuis l’âge où, dans la cour de ma maison familiale, à l’ombre des vieux murs garnis de ce même jasmin, je m’amusais à faire des colliers pareils à ceux que mes amis indiens viennent de m’apporter... Et j’ai retrouvé tout à coup dans ma mémoire ces étés lointains, la retombée des feuillages le long de ce mur, les herbes et les fleurs de cette cour qui jadis, à mes yeux, représentait le monde. Alors, dans un recul infini, se sont effacés pour un instant les pays de Brahma, la ville d’Odeypoure, ses dieux, son soleil et sa famine...

Au déclin du jour cependant, je me suis rendu à la fête du dieu Chri-Jannath-Raijie.

Son temple est blanc comme de la neige fraîchement tombée. On y monte par un escalier monumental de trente ou quarante marches, que gardent des éléphans de pierre.

La pyramide brahmanique, ici, au nord de l’Inde, n’est pas, comme dans le sud, une folle mêlée de divinités et de bêtes ; elle est plus sobre, plus mystérieusement calme ; de loin elle ressemble à un grand if de cimetière. — Et le temple de Chri-Jannath-Raijie possède plusieurs de ces pyramides, qui sont blanches aussi, blanches comme de la neige fraîchement tombée.

Sachant que nul ne pénètre dans le sanctuaire, s’il n’est Hindou et de caste noble, je suis resté dans la cour, et j’ai fait demander mes amis.

Ils sont venus à mon appel, mais vraiment ce n’étaient plus les mêmes que dans la « maison du voyageur ; » l’abîme d’incompréhension s’était creusé entre nous davantage. Et, d’abord, ils se sont excusés de ne pouvoir prendre ma main comme d’habitude, étant aujourd’hui officians et appelés à toucher des choses saintes.

Pour la première fois, je les voyais presque nus, ainsi que les prêtres ont coutume d’être en présence de leur dieu, la petite cordelette des « fils de la bouche de Brahma » traversant en bandoulière leur poitrine de belle statue bronzée. Et leurs yeux dilatés avaient une expression d’absence que je ne leur avais jamais connue.

Toujours courtois pourtant, ils m’ont fait asseoir à une place d’honneur, aux pieds d’un Vichnou de cuivre, en face même de la porte du sanctuaire.

La cour du temple était encombrée de marchands de parures, ayant des paniers tout remplis de colliers en jasmin blanc, en jasmin jaune, en roses du Bengale. Et parmi les étalages de fleurs, rôdaient, de plus en plus nombreux, les spectres de la faim, les pauvres squelettes d’une couleur terreuse, avec des yeux de fièvre.

Devant moi défilait le peuple de Brahma, montant ou descendant les marches du temple, entre les grands éléphans de pierre qui, en haut des escaliers, dressaient leurs trompes vers le ciel. Tous les hommes étaient vêtus de robes blanches, un sabre à la ceinture et plusieurs rangs de fleurs étages sur la poitrine. Il venait des vieillards que leur barbe de neige, rebroussée à la mode radjpoute, faisait ressembler à de vieux chais blancs. Il venait beaucoup d’enfans tout petits, les jambes à peine assez longues pour monter, mais l’air pénétré et grave, et toujours solennellement coiffés d’une espèce de tiare en velours brodé d’or. Et les femmes étaient merveilleuses, drapées à l’antique dans des mousselines de toutes couleurs avec des dessins dorés, ou bien dans des mousselines noires avec des étoiles d’argent. Une musique caverneuse m’arrivait du fond de l’obscur et impénétrable temple, et parfois les coups de quelque monstrueux tamtam grondaient sous les voûtes comme le tonnerre.

Chacun, avant de monter, s’inclinait pour baiser la marche d’en bas. Et de même, là-haut avant de sortir de l’ombre sainte, chacun se retournait sur la porte, pour saluer et pour baiser le seuil. Mais les spectres de la famine, qui arrivaient toujours, horriblement nus et macabres, gênaient cette foule en habits de fête, essayaient d’arrêter les passans avec leurs pauvres mains desséchées, crochaient dans les voiles de mousseline, avaient des brusqueries et des crispations de singe pour attraper les aumônes...

Et puis le vent s’est déchaîné, comme chaque soir à la même heure, sans pour cela rafraîchir la ville brûlante, et, dans une brume de poussière, le soleil s’est couché, jaune, triste, et terni autant qu’un soleil du Nord.

Dans les rues, malgré tout, la fête a continué jusqu’à nuit close. On se jetait les uns aux autres, à pleines mains, des poudres parfumées et colorées, qui adhéraient aux visages, aux vêtemens. Des gens sortaient de la bagarre avec une moitié de figure poudrée de bleu, ou de violet, ou de rouge. Et toutes les robes blanches portaient la trace de mains trempées dans des teintures éclatantes, cinq doigts marqués en rose, en jaune ou en vert.


VII. — LE BOIS CHARMANT D’ODEYPOURE

Dans le bois charmant habitent trois fakirs, tout au bord de la route, sous un toit de chaume, au pied d’une colline et devant le miroir d’un lac tranquille. Ce sont trois jeunes hommes régulièrement beaux, nus avec de longues chevelures, et poudrés de la tête aux pieds en gris pâle couleur de pierre.

Tout le jour et tous les jours, à n’importe quelle heure on passe, ils sont là, ces trois fakirs, sous l’humble abri que rien ne ferme, assis à terre, les jambes croisées dans la pose bouddhique et immobiles devant les eaux réfléchissantes, où se renverse l’image des montagnes, des forêts sombres et des palais blancs du roi d’Odeypoure.

Derrière la ville blanche, aussitôt dépassées les grandes portes ogivales, sans transition, commence le bois silencieux qui s’en va, par-dessus les hautes cimes d’alentour, rejoindre au loin la forêt, la jungle et les tigres.

Les arbres de moyenne futaie, les buissons aux branchages légers, ressemblent aux nôtres, et ils sont très effeuillés, comme il arrive chez nous à la fin des automnes. Cependant c’est le printemps ici, le printemps tropical, et l’air brûle ; mais il fait trop immuablement beau dans le bois comme dans le reste de l’Inde, et tout se meurt de ce beau temps-là, qui dure depuis déjà trois années.

Pour être si près des portes, ce lieu d’ombre est étonnant de rester toujours solitaire et calme ; tout le mouvement s’est porté de l’autre côté de la ville, et presque personne ne passe sur cette route, devant les trois fakirs en contemplation.

Il y a dans le bois des sangliers, des singes et quantité d’oiseaux, des vols de tourterelles, des tribus de perruches. Les paons superbes s’y promènent en troupe ; entre les arbres morts, sous les broussailles grises et sur le sol teinté de cendre, on les voit courir tout allongés, à la file, merveilleux d’éclat et semblables à des fusées de métal vert. Toutes ces bêtes sont libres, mais on ne saurait dire sauvages, car, en ce pays où l’homme ne tue pas, elles n’ont pas comme chez nous l’idée de le fuir. Quant aux tigres qui habitent l’autre versant des montagnes, de mémoire d’homme on ne les a jamais vus rôder dans le bois charmant.

En arrivant par le tour du lac, on éprouve d’abord le vague effroi du surnaturel, au premier aspect de ces trois hommes couleur de pierre, étrangement immobiles tout au bord de la route. Ils diffèrent des statues en ce que leurs chevelures longues, leurs moustaches, leurs sourcils sont restés noirs ; mais la fixité de leurs yeux surtout est inquiétante, et on ne sait plus.

Ce sont des hommes d’une vingtaine d’années, des débutans en fakirisme ; les macérations et les jeûnes n’ont pas altéré encore leur belle forme ; leurs jambes qui, avec le temps, vont se momifier dans la pose éternellement repliée, sont grasses et un peu féminines. Ces dessins rouges, qui sont peints pour signifier Çiva, sur leurs fronts couverts de poudre, devraient rappeler le visage des pitres ; mais on n’y songe même pas, tant le regard est grave.

Derrière eux, sous l’abri de chaume, on voit luire, bien nets et bien en ordre, les ustensiles de cuivre qui servent à leurs ablutions de chaque matin et à leur diner frugal. Et au-dessus de leur tête, les branches mortes qui s’étendent, sont un rendez-vous d’oiseaux ; perruches, tourterelles, paons magnifiques, ou tout petits chanteurs emplumés, que tant de sécheresse déroute, viennent picorer les graines de riz laissées pour eux, après le repas des trois sages.

Le passant qui s’arrête devant les trois fakirs et leur adresse la parole est parfois invité, d’un geste et d’un sourire distrait, à s’asseoir à l’ombre de leur toit ; mais la terre est balayée là si soigneusement, qu’ils prient qu’on ait soin de retirer ses chaussures avant de s’approcher. Ensuite leurs yeux se perdent à nouveau dans le rêve ; vous vous en allez quand vous voulez, ils ne vous parlent plus et cessent même de vous voir.

Ce lac, au milieu du bois, appartient au roi d’Odeypoure ; ses palais seuls y sont reflétés, et aussi quelques vieux temples aux blancheurs éternelles ; dans les deux îlots du milieu, des palais encore, et des jardins murés ; partout ailleurs sur la rive, c’est le fouillis des broussailles, l’enlacement des arbres. Et les très hautes et abruptes montagnes, tapissées de forêts mourantes, enferment le lieu de toutes parts, avec çà et là, au sommet de quelque cime pointue, l’éclat blanc d’une petite citadelle d’autrefois, d’un petit sanctuaire brahmanique plus haut perché que les aigles. Juste au bord des eaux qui baissent chaque jour, une teinte verte persiste aux branches ; autrement, n’importe où l’on regarde, c’est, dirait-on, la rouille de l’arrière-automne, ou les grisailles de l’hiver.


Pour la première fois, aujourd’hui, j’ai vu vraiment remuer l’un des trois fakirs.

J’étais entré dans le bois charmant à l’heure du coucher du soleil, — l’heure où, sur l’autre rive du lac, au-dessus d’une maison abandonnée qui appartient au Maharajah, s’élève toujours la même colonne d’épaisse fumée. (Un simple tourbillon de poussière, soulevé par le piétinement des sangliers d’alentour ; il en vient des centaines chaque soir, se ruer là pour manger le maïs qu’on leur jette du haut des fenêtres, de la part du roi, depuis que la jungle se meurt.)

Donc, l’un des trois fakirs s’est levé, pour aller chercher derrière lui un miroir, de la poudre, du carmin ; ensuite, ayant repris sa pose hiératique, les jambes croisées, il a reblanchi son visage et repeint soigneusement le signe de Çiva sur son front. Il n’y avait personne, que les paons et les tourterelles, ralliant de tous côtés pour le repas du soir. Alors, à la tombée du crépuscule, pour faire honneur à qui, cette toilette ?...

Cependant on entendait là-bas, sous le couvert des branches, le galop, très vite rapproché, d’une troupe de chevaux. Or, c’était le roi qui passait avec une trentaine de personnages de sa cour. De jolis chevaux harnachés de mille couleurs. Tous les cavaliers, vêtus de blanc, leur taille svelte, prise dans de longues robes. Des barbes, des moustaches très retroussées en l’air, à la mode d’Odeypoure, donnant quelque chose du chat à toutes ces figures de camée, d’un bronze pâle, à la fois très fines et très viriles.

Et le roi galopait à la tête de son escorte, la barbe en chat, lui aussi, le visage, l’allure, d’une beauté et d’une distinction parfaites.

En les regardant s’éloigner dans l’allée sans feuilles, on songeait à quelque chevauchée de notre moyen âge occidental, quelque prince ou quelque duc, suivi de ses chevaliers et de ses barons, revenant de la chasse, en automne, un beau soir des siècles passés...


PIERRE LOTI.

  1. La légende indienne sur ces blocs du Nizam est que Dieu, ayant fini de créer le monde, se trouva en présence d’un surcroît de matière non utilisée, et qu’alors il la roula dans ses doigts pour la jeter ici, au hasard, sur la terre.
  2. Les grottes d’Ellora.
  3. Chitore, bâtie en 728 ; mise à sac en 1303 par Allaudin, en 1533 par Bahadur, shah de Guzerat, et complètement détruite en 1568 par Akbar.