Daniel Valgraive/Première partie/V

A. Lemerre (p. 55-65).
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V


— Clotilde s’attarde !

Dans la nuit frêle, le craquement mi-lointain des fiacres semblait une marche d’insectes sur de l’écorce. Hugues Vareilh regarda Daniel. Une irritation chagrine plissa la lèvre du malade. Il entrevit Cheyne debout auprès de Clotilde, bavardant par-dessus le dos d’une chaise, et le père amusé, indulgent, tortueusement perfide :

— Vieux gamin !… vieux gamin !

D’une prunelle ironique et tendre, il enveloppa Hugues. Ah ! pourquoi si tardif à comprendre les situations et les êtres ! Ingénieux analyste, pourquoi cette inaptitude à voir l’immédiat de la vie ?

— À quoi penses-tu, Hugues ?

— Je pensais aux races turques et aux peuples qui cessent le Mouvement !

— Ah ! fit l’autre.

Ses orteils se crispèrent. Toute sa jalousie d’au delà le Sépulcre s’étant accumulée sur Cheyne, il n’avait plus la même angoisse à rêver l’union d’Hugues et de Clotilde. Même, à de certaines heures d’asphyxie où il sentait plus épouvantablement sa décroissance, il lui advenait de s’incarner en son ami. Le triomphe de celui-ci, alors, devenait son propre triomphe. Et il avait réclamé plusieurs fois, par ces jours de fin avril, en termes nuancés, indirects, une espèce de surveillance de Vareilh sur Clotilde. L’autre n’avait pas compris :

— Il pense aux races turques !

Hugues s’était levé, il marchait légèrement et puissamment, les épaules élargies par l’habit, plein de santé harmonique et de calme équilibre. Daniel soudain se complut à le voir, oubliant toute ironie dans un doux attendrissement de faible sur le fort :

— … Indépendamment de la question d’énergie et de volonté si fortement dépendante de la musculature d’un peuple, reprit Hugues…, indépendamment de la santé…, du péril à laisser inoccupés, dans l’être, sous prétexte de développement cérébral, toutes espèces de centres nerveux préposés à la nutrition musculaire…, indépendamment du péril d’une soudaine rupture d’équilibre…, la pratique du mouvement réel étant destinée à nous compléter la compréhension de dynamiques encore dans les limbes, étant seule capable de nous renseigner sur telles modalités lointaines de la matière, si nous cessons le mouvement, avant peu de siècles nous nous fermons de vastes ouvertures sur le progrès scientifique ou artistique…, nous nous privons de tout l’inconnu, que des muscles en action et en transformation versent de notions dans chaque fibre cérébrale…, et que l’étude passive est incapable de nous fournir…

Daniel admira la force de développement de son ami, puis lui vint une pénétrante tristesse ; très loin, comme ces objets qui se répercutent entre des glaces parallèles, qui s’évanouissent tout au fond dans un rêve, la personnalité fine et sinueuse de Clotilde s’obstinait, aux écoutes, souriante à l’odieux bavardage de Cheyne.

La voix d’Hugues descendit sur cette rêverie comme un fleuve dans un ravin ; ses phrases sur le « mouvement » incitèrent le malade à voir Clotilde se « mouvoir » parmi des robes fleuries :

— Les peuples seuls conserveront l’ouverture cérébrale qui ne laisseront pas périr les muscles…, les autres peuples descendront — et c’est l’histoire — à une monstruosité de crustacés parasites… Ah ! Daniel, quel peuple celui qui ne profiterait des steamers et des locomotives que pour gagner du temps, sans déchoir à la paresse corporelle… Quel peuple, celui qui s’affinerait tout en gardant le jeu de toute la chair, les possibles du progrès mystérieux… Celui-là verrait à la fois ses conceptions s’accroître des impressions de la vitesse mécanique, et des notions fournies par les attitudes indéfinies du muscle !…

Daniel songea qu’il n’était point de ces peuples-là ! Le front lui démangea, ardent, aride. De nouveau il s’irrita d’entendre Hugues discourir de Peuples et de suture cérébrale à l’heure où il eût dû s’apercevoir que son Destin se jouait.

Le causeur s’interrompait, brusquement gêné de parler de Force devant le malade. Daniel le vit rougir, devina : un frisson glacial descendit sur ses épaules. Il y eut une minute de sombre silence, puis :

— Hugues ?

— Eh !

— Veux-tu ouvrir la fenêtre ?

Un tremble jeune et délicat chantait dans le jardin, parmi des arbustes. Valgraive se souvint d’une nuit pareille dans l’ombre de sa vie. Alors aussi, le firmament était clair et frais comme une concavité de coquillage ; des trembles, à tout frisson de la brise, rebroussaient leurs robes doublées d’argent, doublées de franges de lumière. À cause de l’air qui entrait rapidement, renouvelant les poumons, il flotta beaucoup d’idées, d’images, de désirs sur l’âme et le cœur de Daniel. La pâleur haillonneuse du tremble suggéra des hymnes nébuleuses, un bassin où poussait de la massette et du lysimaque, des îlots de plantes vaporeuses, puis des féminités pures, des chœurs d’ondines, le rêve de fécondations à peine matérielles.

Mais l’angoisse persistait, à coupetées sourdes, avec un désir de confession, de lente confidence. Ah ! tout dire, conter la certitude de la Mort, les projets d’altruisme, faire don de Clotilde à Hugues devant cette fenêtre où flottait l’âme du printemps nocturne !

Entre ce désir et la réalisation, des obstacles obscurs, nombreux, presque infranchissables : le trouble où cela les jetterait tous deux, la difficulté des premières phrases, l’ennui d’une âme virile à se dévoiler dans le Bien où la pudeur est tant plus craintive que dans le Mal…

Le cœur lui battit violemment ; il fut si près de tout dire que, plus tard, il lui resta l’impression d’une confidence faite. Puis cela s’apaisa, s’endolorit, tandis que la charmante nuit nervine saturait sa chair d’attendrissement :

— Qu’il ferait bon être heureux !

La mélancolie de son accent pénétra dans Hugues. Il y eut une sorte de consonnance où tous deux songèrent presque aux mêmes choses, où des « te souviens-tu ? » identiques s’éveillèrent dans leurs cervelles. Et, par induction, Vareilh songeait à Clotilde lorsque Valgraive répéta :

— Décidément, Clotilde s’attarde !

Une confuse compréhension, née du ton de cette phrase, une communication nerveuse, fit revenir en Hugues des nuances de paroles naguère inaperçues. Il devina l’inquiétude de son compagnon, entrevit une crise, et du fond de son être, la faible et mourante graine de son amour tressaillit, parut regermer dans de tristes ténèbres. Il eut l’effroi de partager la jalousie de Daniel et plus encore de la surveillance qu’il sentit quémandée.

La moindre investigation dans cette vie de jeune femme, à côté de laquelle, depuis huit ans, il s’était condamné à passer indifférent et aveugle, il pressentit quel en serait le péril, combien redoutable le tourbillon qui l’entraînerait de remous en remous, le drame d’âme où il engloutirait la paix laborieuse de sa vie.

Cependant, une curiosité fiévreuse le mordait, comme un acide le métal, avec le sophisme de servir Daniel, de surveiller Clotilde pour « prévenir » le mal, et, du reste, la certitude de garder pour lui seul ses découvertes.

Comme il songeait à ces choses, il se sentit prendre le bras doucement, tandis que Daniel murmurait d’une voix caressante :

— Je suis un peu inquiet… Clotilde avait formellement promis de rentrer à une heure…

— Mais c’est jour de cohue chez les Devereuse !

— N’importe… Je suis nerveux…, mon mal évidemment…, et tu serais bien gentil si tu voulais passer et jeter un coup d’œil…

Une pause, Hugues sentant l’impossibilité d’un refus : Daniel, pâle et agité, la présence latente d’une chose triste, d’un fragment de Destin qui se noue pour des avenirs mystérieux :

— J’y vais ! dit Hugues.