Daniel Deronda/Livre 5
MORDECAI[1]
XXXV
Le 29 décembre, Deronda apprit que les Grandcourt étaient arrivés à l’abbaye, mais il ne put les apercevoir avant le dîner. La neige était tombée en grande abondance, apportant aux enfants les rares plaisirs des boules et des hommes de neige, et, pendant les fêtes de Noël, les petites Mallinger ne s’amusaient réellement bien que quand leurs jeux étaient dirigés par le « cousin », ainsi qu’elles appelaient Deronda. Après cet exercice, il avait fait une partie de billard, et les heures s’étaient écoulées sans que l’idée lui vînt qu’il allait se trouver avec les Grandcourt. Néanmoins, cette perspective avait de l’intérêt pour lui, et lorsqu’une demi-heure avant rappel de la cloche, il courut faire toilette chez lui, il réfléchit à l’influence que son mariage avec Grandcourt pouvait avoir eu sur Gwendolen et se demanda s’il découvrirait une ombre de ce changement dans ses manières depuis sa visite à Diplow, de même qu’il en avait vu depuis leur première rencontre à Leubronn.
— Je crois, se disait-il, qu’il y a des natures que l’on pourrait voir croître ou dégénérer chaque jour, si on les suivait de près. Je suis sûr que cette femme garde des traces profondes de tout ce qui l’a une fois impressionnée. Cette petite affaire du collier et l’idée qu’on la blâmait de jouer, l’avaient évidemment mordue. Quelque fascination que puisse produire Grandcourt sur une femme aux goûts capricieux, qui pourrait croire, juste ciel ! que, dans les relations quotidiennes il excitera de tendres affections ? J’ai bien peur qu’elle ne l’ait épousé par ambition, pour échapper à la pauvreté. Mais pourquoi l’a-t-elle fui d’abord ? Il est vrai que la pauvreté n’est venue qu’après. Pauvre enfant ! elle peut y avoir été obligée. Comment ne pas ressentir de pitié pour une jeune personne comme elle, faisant reposer toutes ses aveugles espérances sur ce reste d’homme ?
La notion de Grandcourt comme un « reste d’homme » n’était pas fondée sur la connaissance d’un fait particulier, mais simplement sur l’impression que des rapports journaliers lui avait apportée que Grandcourt ne mettait son intérêt que dans les choses. Après ce que Deronda avait vu de Gwendolen, il ne pouvait qu’attendre avec intérêt son entrée dans le salon. Cependant, puisque la lune de miel durait depuis trois semaines déjà, et que Gwendolen avait été intronisée, non seulement à Ryelands, mais encore à Diplow, il était probable qu’elle avait dû composer son maintien pour soigneusement cacher ses impressions, n’étant pas femme à se livrer aux regards curieux par une impuissante exposition de ses sensations.
Pour recevoir le jeune couple, sir Hugo avait invité une société un peu bigarrée. La vieille aristocratie était représentée par lord et lady Pentreath ; l’ancienne bourgeoisie, par M. et madame Fitzadam jeunes, du Woreestershire, branche cadette des Fitzadam ; la politique et le bien public, spécialisé par l’intérêt dans le cidre, par M. Fenn, député de West Orchards, et ses deux filles ; la famille de lady Mallinger, par son frère, M. Raymond et sa femme ; l’utile élément célibataire, par M. Sinker, l’éminent avocat et par M. Vandernoodt, dont sir Hugo avait fait la connaissance à Leubronn, et trouvé la personne assez agréable pour qu’on pût l’adopter et la recevoir en Angleterre.
Tous étaient réunis au salon, attendant les nouveaux mariés ; les hommes causaient entre eux, debout, avec cette vivacité modérée que l’on remarque pendant les longues minutes qui précèdent le dîner. Deronda se tenait un peu en dehors de ce cercle, accaparé par M. Vandernoodt, ce rejeton du meilleur sang hollandais importé à la révolution ; au demeurant l’un de ces hommes précieux en société, n’ayant par eux-mêmes rien de particulier, mais qui savent tout ce qui se passe. Il parlait à Deronda des Grandcourt, dont on attendait l’apparition. C’était un habile glaneur de détails personnels que M. Vandernoodt ; il aurait pu raconter tout ce qui concernait un grand philosophe ou un grand physicien, mais, assurément, il n’aurait pas su dire un mot de leurs théories ou de leurs découvertes. En ce moment, il donnait à entendre à son interlocuteur qu’il avait appris bien des choses sur Grandcourt depuis qu’il l’avait rencontré à Leubronn.
— Les hommes qui sont arrivés à un âge déjà mûr et qui ont usé de la vie, ne finissent pas toujours par choisir aussi bien leurs femmes. Il a eu pas mal d’aventures et, paresseux comme il l’est, j’imagine qu’il s’est laissé aller jusqu’au fond des plaisirs. Mais vous connaissez naturellement tout ce qui le regarde.
— Non, en vérité, répondit Deronda avec indifférence. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il est le neveu de sir Hugo.
Au même instant la porte s’ouvrit et empêcha une nouvelle confidence de M. Vandernoodt.
La scène était disposée de façon à faire valoir toute figure remarquable qui entrerait, et, certainement, quand M. et madame Grandcourt se montrèrent, personne n’aurait pu prétendre qu’ils manquaient de distinction. Le mari n’avait ni plus ni moins d’aise dans la perfection de sa tenue, ni plus ni moins d’impassibilité sur le visage qu’avant son mariage, et la femme qui s’appuyait sur son bras était telle que l’on pouvait s’attendre qu’il la choisirait. « Par George, s’écria M. Vandernoodt, je crois qu’elle est encore plus belle que jamais ! » Deronda était du même avis, quoiqu’il ne dît rien. Sa robe de soie blanche et ses diamants, — ceci peut paraître étrange, mais les diamants étincelaient à son cou, à ses oreilles, dans ses cheveux, — donnaient une touche plus imposante à sa beauté, qui paraissait à Deronda plus resplendissante et moins discutable, sinon plus satisfaisante, que quand il la vit pour la première fois à la table de jeu. À Diplow, il avait discerné en elle plus de ce tendre charme féminin qu’il ne s’y était attendu ; avait-elle subi un nouveau changement depuis lors ? Il se défiait de ses impressions ; mais, comme il la vit recevoir les saluts avec un air de quiétude orgueilleuse et froide et avec un sourire superficiel, il crut qu’au fond de son cœur dominait la même force démoniaque qui la possédait, lorsqu’elle le reçut avec son regard résolu en quittant la table de jeu après avoir perdu. Il n’eut pas le temps d’arriver à une conclusion, pas même de la saluer, avant l’appel pour le dîner.
Il était assis presque en face d’elle et pouvait entendre de temps à autre ce qu’elle répondait à sir Hugo, engagé avec elle dans une conversation très animée ; mais, bien qu’il la regardât avec l’intention de la saluer, elle ne lui en fournit pas l’occasion, au moins de quelque temps. Enfin, sir Hugo, qui pouvait s’imaginer qu’ils s’étaient déjà parlé, dit : — Deronda, tu apprendras sans doute avec plaisir ce que dit madame Grandcourt de ton ami Klesmer.
Gwendolen tint ses yeux baissés et Deronda crut découvrir chez elle une répugnance invincible à les lever et à lui rendre son salut. Elle ne souriait que des lèvres. Cet état ne dura qu’un instant, car sir Hugo reprit presque aussitôt :
— Les Arrowpoint ont consenti au mariage et il va passer les vacances de Noël à Quelcham avec sa fiancée.
— Il en sera heureux, j’en suis sûr, rien que par égard pour sa femme, dit Deronda ; je crois pouvoir affirmer que, sans cela, il n’aurait pas hésité à se tenir éloigné.
— C’est une sorte d’histoire de troubadour, fit lady Pentreath, vieille dame aux manières aisées et à la voix grave et sonore ; je suis heureuse de voir qu’il nous est resté au moins un petit roman. Je crois que nos jeunes gens deviennent trop mondainement sages.
— Les Arrowpoint prouvent leur bon sens en acceptant l’affaire, reprit sir Hugo. Désavouer son unique enfant sous prétexte de mésalliance, c’est comme si nous désavouions notre œil. Chacun sait qu’il est à nous, et nous n’en avons point d’autre à montrer.
— Quant à la mésalliance, répliqua lady Pentreath, il n’y a de sang d’aucun côté. Le vieil amiral Arrowpoint a été l’un des matelots de Nelson, le fils d’un docteur, et nous savons tous de quelle source vient l’argent de la mère.
— S’il y a mésalliance en ce cas, objecta Daniel, elle est du côté de Klesmer. C’est lui qui en fait une.
— Ah ! tu crois que c’est le cas où un immortel épouse une mortelle ! Quelle est votre opinion ? demanda sir Hugo à Gwendolen.
— Je ne sais si herr Klesmer s’imagine immortel ; mais je crois pouvoir dire que sa femme brûlera devant lui autant d’encens qu’il voudra, répondit Gwendolen qui avait repris son aplomb.
— N’approuvez-vous donc pas qu’une femme brûle de l’encens devant son mari ? demanda sir Hugo d’un air badin.
— Parfaitement, répondit Gwendolen, si seulement il peut faire croire les autres en lui.
Elle s’arrêta une seconde et reprit plus gaiement :
— Quand M. Klesmer admire son génie, il paraît moins absurde que lorsque sa femme dit : Amen.
— Je vois que Klesmer n’est pas de vos amis, dit sir Hugo.
— Je pense très avantageusement de lui, je vous assure. Son génie est au-dessus de mon jugement, et je sais qu’il est extrêmement généreux.
Elle avait prononcé cette phrase avec le sérieux soudain que l’on adopte quand on veut corriger une saillie caustique ou indiscrète ; cependant, au fond de l’âme elle conservait contre Klesmer une secrète amertume quelle n’aurait su comment justifier. Deronda se demanda ce qu’il penserait d’elle s’il ne l’avait pas déjà entendue ; mais pourquoi ne voulait-elle pas le reconnaître avec plus de cordialité ?
Sir Hugo, afin de changer le sujet de l’entretien, dit à Gwendolen :
— N’est-ce pas que cette salle est belle ? C’était une partie du réfectoire de l’abbaye. Il y avait une séparation là où vous voyez ces deux piliers et les trois arceaux ; plus tard, on les a murés. À l’origine, elle était du double plus grande. Les bénédictins s’asseyaient où nous sommes. Supposez que tout à coup les lumières pâlissent et que les vieux moines se dressent derrière nous.
— Oh non ! je vous en prie, dit Gwendolen en frissonnant plaisamment. Il est très agréable de venir après des ancêtres et des moines ; mais ils doivent connaître leurs places et demeurer sous terre. J’aurais peur de parcourir toute seule cette maison, je croirais que les générations passées sont fâchées contre nous de ce que nous avons tant changé toutes choses.
— Oh ! les spectres sont de tous les partis politiques, reprit sir Hugo, et ceux qui voulurent tout changer de leur vivant, mais qui ne le purent, doivent être de notre côté. Cependant, si vous n’aimez pas à parcourir la maison toute seule, j’espère que vous ne craindrez pas de le faire en compagnie. Il faut que vous la visitiez entièrement, Grandcourt et vous. Nous prierons Deronda de nous accompagner ; car il la connaît beaucoup mieux que moi.
Le baronnet était de la plus charmante humeur. Gwendolen regarda Daniel, qui devait avoir entendu les dernières paroles de sir Hugo ; mais il demeura aussi impassible qu’une statue. En apprenant que Deronda lui ferait voir, ainsi qu’à son mari, la propriété qui devait un jour leur échoir par héritage, et qui aurait dû, au moins elle le supposait, appartenir à Deronda si d’autres avaient rempli leurs devoirs envers lui, elle sentit se réveiller certaines pensées qu’elle avait au fond du cœur et qui revenaient maintenant à son esprit ; mais, avec sa promptitude habituelle de ressources énergiques, pour ne pas se trahir, elle dit malicieusement :
— Vous ne sauriez vous imaginer combien j’ai peur de M. Deronda ?
— Comment cela ? Est-ce parce que vous le savez trop savant ? demanda sir Hugo, auquel la particularité de son regard n’avait pas échappé.
— Non, c’est depuis que je l’ai vu à Leubronn. Quand il est venu regarder la roulette, j’ai commencé à perdre. Il a jeté le mauvais œil sur mon jeu. Il ne l’approuvait pas. Il me l’a dit. Et maintenant, quoi que je fasse devant lui, j’ai peur du mauvais œil.
— Ma foi ! j’ai peur moi-même quand il ne m’approuve pas, dit sir Hugo en lançant un regard malicieux à Deronda ; puis, se retournant vers Gwendolen, il reprit à voix plus basse : — Je ne crois pas que généralement les dames s’opposent à ce que les yeux se fixent sur elles.
La petite maladie chronique du baronnet pour les facéties parut en cet instant aussi ennuyeuse pour Gwendolen qu’elle l’était souvent pour Deronda.
— Je m’oppose à tous les yeux qui veulent me critiquer, répondit-elle d’un ton froidement hautain ; mais, pour se montrer gracieuse elle demanda au baronnet : — Est-il resté beaucoup de vieilles chambres de ce genre à l’abbaye ?
— Pas beaucoup. Il y a une superbe cour cloîtrée surmontée d’une longue galerie ; mais le plus beau morceau de l’édifice a été transformé en écuries. C’est la vieille église. Quand j’ai fait faire ici les réparations nécessaires, j’ai tâché de conserver le plus possible de ce qui restait de l’ancien monastère, mais je n’ai rien pu changer aux écuries, de sorte que les chevaux bénéficient du beau vieux chœur. Il faudra que je vous fasse voir cela.
— J’aimerai autant voir les chevaux que la maison, dit-elle.
— Oh ! je n’ai pas d’écurie dont on puisse parler ; Grandcourt n’aura que du mépris pour mes chevaux. J’ai renoncé à la chasse et je vais mon petit chemin au trot, comme il convient à un vieux gentilhomme qui n’a que des filles. Le fait est que j’ai fait trop de dépenses dans ce domaine. Nous demeurions à Diplow pendant les deux années qu’ont duré les réparations de l’abbaye. Aimez-vous Diplow ?
— Pas particulièrement, répondit Gwendolen avec une indifférence telle que l’on aurait pu croire que la jeune lady avait eu toute la vie tant de résidences de famille à sa disposition, qu’elle n’y prenait pas garde.
— Ah ! ce n’est pas aussi beau que Ryelands ! s’écria gaiement sir Hugo. Je sais que Grandcourt n’est venu à Diplow que pour chasser ; mais, ajouta-t-il en baissant la voix, il y a trouvé un trésor si inappréciable, qu’il doit préférer Diplow à n’importe quel endroit du monde.
— Diplow n’a qu’un attrait pour moi, dit Gwendolen en répondant à ce madrigal par un sourire glacé, c’est qu’il est près d’Offendene.
— Je comprends cela, répondit sir Hugo qui laissa tomber le sujet.
Il aurait certainement été heureux que Grandcourt, avec ou sans raison, préférât toute autre place à Diplow ; mais il aurait désiré aussi que son dégoût pour cette résidence ne fût pas associé à son mariage avec cette charmante créature. Gwendolen plaisait tout à fait au baronnet, et, comme il le fit observer ensuite à lady Mallinger, il ne l’aurait jamais prise pour une demoiselle qui avait fait un mariage au delà de ses espérances.
Deronda n’entendit presque rien de cette conversation, son attention ayant été appelée ailleurs ; mais les indices qu’il tira de la manière d’être de Gwendolen renforcèrent en lui l’impression qu’elle avait quelque chose de nouvellement artificiel.
Plus tard dans la soirée, quand on passa au salon, Deronda, sur la demande d’un invité, se mit au piano et chanta. Madame Raymond lui succéda, et, quand il se leva, il s’aperçut que Gwendolen avait quitté sa place et qu’elle était allée au bout du salon, comme pour mieux entendre ; elle se tenait debout et tournait le dos à la société, parce que, en apparence, elle examinait avec intérêt une belle figurine en ivoire posée sur un petit guéridon. Il mourait d’envie d’aller à elle et de lui parler. Pourquoi n’obéit-il pas à cette impulsion, comme il l’aurait fait à l’égard d’une autre dame ? Il hésita un instant, tout en observant les lignes gracieuses de son dos. Si vous avez une raison quelconque pour ne pas réaliser votre désir de parler à une jolie femme, ne regardez pas son dos ; c’est un mauvais système. Le besoin de voir ce que l’on vous cache devient irrésistible. N’y a-t-il pas un charmant sourire de l’autre côté ? En fin de compte Deronda se glissa jusqu’à une petite table qui était auprès de Gwendolen ; mais, avant qu’il pût lui dresser la parole, elle se tourna vers lui, et, au lieu du sourire auquel il s’attendait, son regard exprimait une tristesse si suppliante, il différait tellement de sa tenue glaciale à table, qu’il ne put proférer un seul mot. Dans l’entretien muet qu’ils eurent ensemble alors, elle semblait vouloir se confesser et il lui répondait par une sympathie profonde qui neutralisa tout autre sentiment.
— Ne voulez-vous pas vous joindre à nous pour faire de la musique ? balbutia-t-il, sentant la nécessité de dire quelque chose.
Son changement soudain de contenance fut pour lui la preuve que son regard suppliant avait été involontaire ; elle parut se réveiller d’un songe et répondit avec un calme apparent :
— Je m’y joins en écoutant ; j’adore la musique.
— N’êtes-vous pas musicienne ?
— J’ai consacré bien du temps à la musique, mais je n’ai pas assez de talent pour seulement en parler. Je ne chanterai jamais plus.
— Mais si vous adorez la musique, ce sera toujours une bonne chose pour vous d’en faire en particulier, pour votre unique plaisir. Ma médiocrité me suffit, ajouta-t-il en souriant ; elle est pardonnable quand on ne l’impose pas aux autres comme de la supériorité.
— Je ne puis vous imiter, répondit Gwendolen, qui avait repris son ton de vivacité artificielle. Pour moi, la médiocrité est un autre genre de tristesse, et le pire défaut que je trouve au monde, c’est d’être triste. Savez-vous que je suis tentée d’excuser le jeu, malgré vous ? C’est un refuge contre la tristesse !
— Je n’admets pas cette justification, objecta Deronda, Je crois que ce que nous nommons la tristesse des choses est un désordre en nous-mêmes. Sans cela, comment trouverait-on un intérêt intense à la vie ? Et pourtant, beaucoup de gens en trouvent !
— Ah ! je vois ! selon vous, le défaut que je trouve au monde est mon propre défaut, dit Gwendolen en souriant. Elle se tut un moment, puis elle reprit : — N’avez-vous jamais trouvé le monde ou les autres en défaut ?
— Quelquefois ; mais c’est quand je suis d’humeur maussade.
— Et vous ne haïssez pas les gens ? Avouez que vous les haïssez quand ils obstruent votre chemin, quand leur gain est votre perte ? C’est votre phrase, vous savez ?
— Nous obstruons souvent le chemin l’un de l’autre, sans que nous puissions l’empêcher. Il serait stupide de haïr les gens pour cela.
— Mais s’ils vous offensent ! et s’ils avaient pu faire autrement ? insista Gwendolen, avec une chaleur difficile à concilier avec le peu d’importance d’une conversation incidente comme celle-ci.
Deronda s’en étonna. Une sensation pénible arrêta pour un moment sa réponse ; enfin, avec une intonation plus grave et plus profonde, il dit :
— Eh bien, après tout, je préfère ma place à la leur.
— Je crois que vous avez raison, s’écria Gwendolen en poussant un petit éclat de rire nerveux, et en retournant rejoindre le groupe qui était auprès du piano.
Deronda se demanda si Grandcourt avait prêté quelque attention aux mouvements de sa femme et le chercha des yeux ; mais il était impossible de voir sur ses traits qu’il s’en fût occupé. Pour observer ce qui l’intéressait, Grandcourt avait une manière trompeuse qui dépassait en ruse celle de tout animal félin guettant sa proie. Il était pour le moment plongé dans un fauteuil, ayant l’air d’écouter ce que disait M. Vandernoodt, lequel pensait que la connaissance d’un tel mari valait la peine d’être cultivée, et un imprudent aurait pensé que l’on pouvait en toute assurance télégraphier des secrets devant lui, le préjugé le plus répandu voulant que l’observateur pénétrant soit celui dont les yeux sont toujours en mouvement. Grandcourt savait parfaitement où était sa femme et comment elle se comportait.
— Sera-ce un mari jaloux ? se demanda Deronda. Cela pouvait être ; mais il s’égarait autant dans ses suppositions sur Grandcourt qu’il aurait pu le faire sur un continent inexploré, où toutes les espèces sont particulières. Il se serait refusé à croire qu’il pût être lui-même l’objet probable de cette jalousie ; mais le soupçon qu’une femme n’est pas heureuse conduit naturellement à spéculer sur la conduite privée du mari.
Vers une heure du matin, Daniel, retiré dans sa chambre et enfoncé dans son fauteuil, partit tout à coup d’un franc éclat de rire, en s’apercevant qu’il tenait en main une grammaire hébraïque (car, par égard pour Mordecai, il avait commencé l’étude de l’hébreu), et que depuis longtemps il était dans cette attitude et n’avait fait que penser à Gwendolen et à son mari.
— À quoi bon tout cela ? se dit-il en jetant loin de lui son livre et en se déshabillant. Je ne puis l’aider en rien ; personne ne le peut, si elle a vu déjà qu’elle s’est trompée. Il me semble qu’elle est entièrement dépourvue des idées qui pourraient l’aider. Mais que sais-je d’elle ? Il y a peut-être en elle un démon capable de dompter le pire des maris. Il est clair pour moi qu’elle a été une jeune fille mal élevée ; elle est mondaine ; peut-être coquette !
Cette dernière réflexion, à laquelle il ne croyait pas beaucoup, lui était inspirée comme mesure de prudence contre les plaisanteries de sir Hugo sur la coquetterie en général. Deronda résolut de ne pas s’engager volontairement dans un tête-à-tête avec Gwendolen pendant son séjour à l’abbaye, et il était capable d’exécuter sa résolution, en dépit d’une forte inclination à faire le contraire.
Mais un homme ne peut rien résoudre quand il s’attaque aux actions d’une femme, et encore bien moins à celles d’une femme comme Gwcndolen, dont la nature était une combinaison de réserve orgueilleuse et de témérité, de terreur et de défi, pouvant tour à tour flatter et déconcerter le contrôle. La qualification de coquette était celle qu’on lui aurait appliquée avec le moins de justesse.
Elle avait un amour inné pour l’hommage et la soumission à son pouvoir, mais point de froid artifice dans le but d’enchaîner un cœur. La croyance de la pauvre femme en son pouvoir ainsi que d’autres rêves d’avant son mariage, avaient déjà été jetés de côté, comme les jouets d’un enfant malade, qui les considère avec des yeux attristés, mais qui n’a pas le cœur de les reprendre, quoi qu’il puisse essayer de le faire.
Le lendemain au lunch, sir Hugo lui dit :
— Le dégel est arrivé comme par magie ; il fait très doux dehors ; allons-nous voir les écuries et autres vieilleries de la maison ?
— Oui, volontiers, répondit Gwendolen. Aimeriez-vous à voir les écuries, Henleigh ? demanda-t-elle à son mari.
— Beaucoup, répondit-il avec une nonchalance qui rendait ce mot ironique.
C’était la première fois, depuis leur arrivée, que Deronda les entendait se parler et jugea leur échange de regards, aussi froid et aussi artificiel que la cérémonie de publication d’une charte.
— Qui encore veut faire le tour de la maison et de ses dépendances ? demanda sir Hugo. Il faudra que les dames s’enveloppent bien ; nous n’avons que juste le temps avant le coucher du soleil. Tu viendras, Dan, n’est-ce pas ?
— Certainement, répondit Deronda insouciamment, car il savait bien que, pour sir Hugo, toute excuse aurait été désobligeante.
— Alors, quand tout le monde sera prêt, on se réunira dans la bibliothèque, c’est-à-dire dans une demi-heure, décida le baronnet.
Gwendolen s’apprêta avec une étonnante promptitude, et, au bout de dix minutes, elle descendait dans la bibliothèque, emmitouflée dans ses fourrures, chaussée de petites bottes fortes et la tête couverte d’un chapeau à plumes. Elle s’aperçut en entrant que quelqu’un se trouvait là : elle l’avait espéré. Ce quelqu’un était Deronda, qui lui tournait le dos en lisant un journal, assis dans un fauteuil à l’extrémité de la pièce. Elle pouvait tousser, mais c’eût été comme un signal auquel sa fierté refusait de descendre. Elle aurait été honteuse d’aller jusqu’à lui et de lui faire voir qu’elle était là, quoiqu’elle eût une soif ardente de lui parler. Il n’y avait pas l’ombre de coquetterie dans son attitude envers lui ; pour elle, il était unique, parce qu’il l’avait impressionnée, non comme un admirateur, mais comme un supérieur. Et pourtant il ne bougeait pas ! — il ne voyait pas qu’elle était là ! — Le papier criait sous ses doigts ; sa tête se levait et se baissait en explorant ces colonnes stupides ! Le reste de la société allait bientôt venir et l’occasion d’effacer son verbiage de la soirée précédente serait passée. L’irritation desséchait sa gorge, et son visage dénotait une mortification pour laquelle les larmes sont défendues.
Enfin, il jeta son journal et se retourna :
— Oh ! vous étiez là, dit-il en s’avançant ; permettez que j’aille passer mon paletot ; et il sortit.
C’était mal se conduire ; la politesse voulait qu’il échangeât quelques mots avec elle avant de la laisser seule. Il est vrai que Grandcourt entra immédiatement après avec sir Hugo, en sorte que les paroles échangées auraient été bien peu de chose. Toujours est-il qu’ils le virent sortir de la bibliothèque.
— Vous paraissez souffrante, dit Grandcourt en venant se placer devant elle et en la regardant fixement. Pensez-vous être assez forte pour faire cette promenade ?
— Oui, elle me fera du bien, répondit Gwendolen du bout des lèvres.
— Nous pourrions renoncer à visiter la maison, et nous borner à un petit tour au dehors, dit avec douceur le baronnet.
— Non, non ! s’écria Gwendolen avec décision, ne renonçons à rien. J’ai besoin d’une longue promenade.
Le reste de la société, — deux dames et deux messieurs, sans compter Deronda, — était maintenant réuni, et Gwendolen, remise de son émotion, marcha avec sa grâce habituelle à côté de sir Hugo, accordant une attention apparente aux commentaires que faisait Deronda sur les différents fragments architecturaux, et aux raisons données par sir Hugo pour s’excuser de n’avoir pas essayé de remédier au mélange non déguisé du style moderne avec le style antique, ce qui, selon lui, rendait la place plus véritablement historique. Dans leur trajet de la laiterie aux cuisines, ils prirent par l’extérieur et s’arrêtèrent devant un joli portail, seul reste ancien de la façade orientale.
— Eh bien, dit sir Hugo, à mon avis ceci est plus intéressant au milieu de ce qui porte franchement le cachet d’un style postérieur de quatre siècles. Les additions doivent manifester l’époque dans laquelle on les fait, et porter l’empreinte de leur siècle. Je ne voudrais pas détruire de morceaux anciens ; mais je crois que leur reproduction est une erreur. Et puis où s’arrêter sur cette pente ? On pourrait tout aussi justement me demander d’user les pierres en m’agenouillant ; n’est-il pas vrai, Grandcourt ?
— Quelle damnable peste ! marmotta celui-ci. Je déteste ces drôles qui hurlent des litanies, la chose la plus ennuyeuse du monde.
— Oui, c’est là que doit en arriver leur romantisme, dit sir Hugo d’un ton d’assentiment confidentiel, c’est-à-dire s’ils se conduisent logiquement.
— Je crois que cette manière d’argumenter contre un courant, parce qu’il peut conduire à une absurdité, ferait bientôt de la vie un silence, dit Deronda. Telle n’est pas la logique des actions humaines ; c’est plutôt celle d’un tournebroche qui doit aller jusqu’à son dernier tour lorsqu’une fois il a été remonté. Nous ne ferons rien sûrement, si nous ne jugeons d’abord de l’endroit où nous devons nous arrêter.
— Je prétends que la poche est le meilleur guide, dit plaisamment sir Hugo. Quant à la plupart de vos vieux-nouveaux bâtiments, il faut payer des hommes pour les travailler artistement afin de leur donner une surface qui paraisse ancienne et qui ne répond pas au taux du travail actuel.
— Alors vous voudriez conserver les anciennes modes, monsieur Deronda ? demanda Gwendolen, en prenant avantage de la liberté du groupement pour demeurer un peu en arrière, pendant que sir Hugo et Grandcourt continuaient d’avancer.
— Quelques-unes seulement. Je ne vois pas pourquoi nous n’userions pas de notre choix en ceci aussi bien qu’en autre chose, ou pourquoi l’âge ou la nouveauté serait un argument pour ou contre. Faire comme nos pères est bien, quand cela n’empêche rien de meilleur ; l’affection s’en accroît, et l’affection est la base la plus large du bien dans la vie.
— Pensez-vous véritablement ainsi ? reprit Gwendolen, non sans un peu de surprise. J’aurais cru que vous faisiez beaucoup plus de cas des idées, du savoir, de la sagesse et autres choses semblables.
— Mais, faire cas de ces choses est encore une affection, répondit Deronda en souriant de cette soudaine naïveté. Appelez cela attachement, intérêt, bonne volonté, peu importe. Il y aura de la différence, si les objets de notre intérêt sont des hommes ; mais, en général, dans toutes les affections profondes, les objets sont un mélange de personnes et d’idées dans lequel coulent ensemble les sentiments et les sensations.
— Je ne sais si je vous comprends, dit Gwendolen. Je ne me crois pas très affectueuse. Peut-être me direz-vous que c’est la raison pour laquelle je ne vois pas beaucoup de bon dans la vie.
— Non, je ne vous dirai pas cela ; mais je le tiendrais peut-être pour vrai, si je croyais ce que vous dites de vous, répliqua Deronda avec gravité.
Sir Hugo et Grandcourt étaient revenus sur leurs pas et s’arrêtèrent.
— Je ne puis obtenir que M. Deronda me fasse un compliment, dit Gwendolen, en s’adressant au baronnet. Je suis curieuse de voir si l’on peut tirer de lui une petite flatterie.
— Ah ! fit sir Hugo en lançant un regard significatif à Daniel, le fait est qu’il est désespérant de vouloir flatter une jeune femme. On quitte la partie de désespoir. Elle a été tellement rassasiée de douces paroles, que tout ce que nous pourrions dire lui semblerait fade.
— C’est bien vrai ! s’écria Gwendolen en penchant la tête et en souriant. M. Grandcourt n’a réussi à gagner mon cœur que par des compliments bien tournés. Si un seul mot n’avait pas été à sa place, ç’aurait été fatal.
— Entendez-vous cela ? demanda sir Hugo au mari.
— Oui, répondit Grandcourt sans changer de contenance. Je vous assure qu’il est diablement dur de toujours avoir à veiller sur soi.
Tout ceci parut à sir Hugo un badinage naturel entre un tel mari et une telle femme. Quant à Deronda, il s’étonnait des trompeuses altérations des manières de Gwendolen, qui, tantôt, avait l’air d’invoquer la sympathie par une indiscrétion enfantine, et, tantôt, de la repousser par une dissimulation hautaine. Il s’éloigna d’elle pour se rapprocher de miss Juliette Fenn, jeune personne que nous avons déjà rencontrée et dont le peu de beauté ne pouvait exciter la jalousie de Gwendolen. Mais, quand ils furent arrivés dans les cuisines, — partie de l’ancien bâtiment en parfait état de conservation, — toutes les beautés en furent gâtées pour elle, et les explications de sir Hugo sur leur sujet lui devinrent importunes, parce que Deronda discourait pour les autres dames et se tenait loin d’elle. De plus, M. Vandernoodt, qui avait toujours la manie de décrire une chose pendant que l’on en regardait une autre, lui fut insupportable par son insistance à lui détailler la cuisine de lord Blough, qu’il avait vue dans le nord de l’Angleterre.
— Je vous en supplie, ne nous demandez pas de voir à la fois deux cuisines ! la chaleur en devient double. Réellement il faut que je sorte ! s’écria-t-elle enfin, en allant résolument au grand air et en laissant les autres en arrière.
Grandcourt était déjà dehors, et, quand elle le rejoignit, il lui dit :
— Je me demandais combien de temps encore vous resteriez dans cette damnée cuisine ! Une des libertés qu’il avait prises depuis qu’il était marié, était de se servir des épithètes les plus fortes.
— Il y faisait vraiment trop chaud pour une personne aussi enveloppée de fourrures que je le suis, répondit-elle en se retournant pour voir si le reste de la société les suivait.
Ils traversèrent une cour où la neige se voyait encore en petits îlots sur l’herbe, et en assez grandes masses sur les murailles crénelées, et ils arrivèrent dans le chœur depuis longtemps transformé en écuries. Dans cette belle journée d’hiver, éclairée par un pâle soleil, le cloître conservait l’aspect de son antique solennité et les yeux se reposaient avec plaisir sur un tableau vraiment pittoresque. Toutes les chapelles aux fines arcades avaient été changées en stalles, et à travers les vitraux poudreux, le jour venait frapper les murs qui portaient encore des vestiges de cramoisi, d’orange, de bleu et de violet ; le reste du chœur avait été saccagé, le sol nivelé, pavé et drainé. Une douce lumière tombait des fenêtres du haut sur les hanches et sur les croupes des chevaux, dont les naseaux mobiles dénotaient la vigueur ; sur le foin qui pendait hors des râteliers, tribunes d’où autrefois les moines regardaient l’autel ; sur un petit épagneul blanc et feu qui avait fait son lit à côté d’une vieille jument, et sur quatre vieux anges, ayant encore des postures dévotes comme des martyrs mutilés.
— Oh ! c’est magnifique ! s’écria Gwendolen ; seulement il faudrait un cheval dans chacun des box. Je préfère dix fois ces écuries à celles de Ryelands.
Elle n’eut pas plus tôt prononcé ces mots, qu’elle s’arrêta et involontairement tourna les yeux du côté de Deronda, qui, par un mouvement machinal et bizarre, avait ôté son chapeau comme s’il était dans une église. Leurs regards se croisèrent au grand ennui de Gwendolen, qui se sentit rougir, car il lui sembla qu’elle l’avait laissé lire dans sa pensée. Elle s’exagérait l’impression que sir Hugo et Deronda pouvaient avoir ressenti de son manque de goût en faisant allusion à un droit quelconque de possession de l’abbaye. Daniel l’en mépriserait peut-être ! Sa contrariété lui enleva sa facilité habituelle de plaisanterie ; elle leva la tête comme si elle examinait la voûte, en faisant un tour sur elle-même dans cette attitude. Si l’on avait remarqué sa rougeur, on ne l’avait certainement pas interprétée dans le sens vrai de ses sentiments. La rougeur n’est pas un langage. Seul Deronda en devina jusqu’à un certain point le motif ; mais, tandis qu’il l’observait, il était lui-même l’objet de l’attention d’un autre.
— Est-ce que vous saluez les chevaux ? lui demanda Grandcourt en faisant entendre un petit rire moqueur.
— Pourquoi pas ? répliqua-t-il en se couvrant.
La confusion de Gwendolen avait disparu pendant son inspection des chevaux, que Grandcourt s’abstenait poliment d’apprécier, en approuvant languissamment ce qu’en disait sir Hugo.
— Le fait est, conclut le baronnet, qu’aujourd’hui les écuries coûtent horriblement cher, et je m’estime heureux de m’être délivré de cette démangeaison.
— Que voulez-vous que fasse un gentleman ? répondit Grandcourt. Il faut qu’il monte à cheval. Je ne vois pas ce qu’il pourrait faire de mieux. Mais je n’appelle pas monter à cheval, l’action de s’asseoir les jambes écartées sur une bête difforme.
Cette façon délicate et diplomatique de caractériser l’écurie de sir Hugo ne demandait pas de réponse directe, et le baronnet, sentant que la conversation languissait, s’écria :
— Maintenant nous allons aller voir le cloître ; c’est le plus beau reste de l’abbaye et le mieux conservé ; les moines pourraient s’y être promenés hier.
Mais Gwendolen était restée en arrière pour voir le chenil des chiens de chasse, et peut-être aussi parce qu’elle se sentait démoralisée. Grandcourt l’attendit.
— Vous feriez mieux de prendre mon bras, lui dit-il de sa voix basse et sur un ton de commandement ; elle obéit.
— Quel ennui, ajouta-t-il, d’être obligé de flâner dehors par un temps pareil, de cette manière, et sans cigares !
— Je croyais que cela vous plairait.
— À moi ? Un papotage éternel ! et des filles laides ! Peut-on inviter de tels monstres ! Comment ce fat de Deronda peut-il seulement les regarder ?
— Pourquoi l’appelez-vous fat ? Que lui reprochez-vous ?
— Je ne lui reproche rien. Qu’est-ce que cela me fait qu’il soit fat ? Il n’est d’aucune conséquence pour moi. Je l’inviterai même à revenir à Diplow, si vous voulez.
— Je ne crois pas qu’il vienne. Il est trop intelligent et trop instruit pour se soucier de nous, dit Gwendolen, pensant qu’il serait utile de dire (en particulier) à son mari qu’on pouvait le dédaigner.
— Je n’ai jamais vu que cela fît beaucoup de différence chez un homme. Ou il est gentilhomme, ou il ne l’est pas, répondit Grandcourt.
Que de nouveaux époux saisissent l’occasion d’avoir un moment de tête-à-tête, cela est facile à comprendre et on le permet volontiers ; les autres personnes de la société les avaient donc laissés à l’arrière, jusqu’à ce que, rentrant dans le jardin, tous s’arrêtèrent dans la cour cloîtrée où, treize ans plus tôt, nous avons vu un jeune garçon faire, au milieu des roses, connaissance avec son premier chagrin. On s’était servi, pour construire ce cloître, de pierres plus dures et plus résistantes que pour l’église ; aussi avait-il mieux supporté l’action et les ravages du temps. C’était, dans cette région septentrionale, un rare exemple de monastère avec arcades et piliers. On aurait dit que le feuillage des chapiteaux venait d’être artistement déchiqueté et délicatement ouvragé par le ciseau du sculpteur. Gwendolcn avait quitté le bras de son mari pour se joindre aux autres dames, auxquelles Deronda faisait remarquer l’art avec lequel on avait combiné la liberté avec l’exactitude, dans l’imitation de la nature.
— Je me suis souvent demandé, dit-il après avoir désigné un délicieux chapiteau, si on n’apprend pas à aimer les objets réels par leurs représentations, ou ces représentations par leurs objets réels. Quand j’étais enfant, ces chapiteaux m’ont enseigné à observer et à aimer la structure des feuilles.
— J’affirmerais presque que vous en voyez chaque ligne les yeux fermés, dit Juliette Fenn.
— Oui ; car, pendant bien des années, cette cour a été pour moi la seule image d’un couvent et chaque fois que je lis un ouvrage où il est question de moines et de monastères, c’est ici que je les place.
— Vous devez beaucoup aimer cette résidence, reprit en toute innocence Juliette Fenn, qui ne pensait aucunement à l’héritage. Tant de maisons se ressemblent ! mais celle-ci est unique, et vous paraissez en connaître chaque recoin. Jamais vous n’en aimerez autant une autre.
— J’en porte l’image en moi, répondit paisiblement Deronda, habitué à des pensées de ce genre. Pour la plupart des hommes, leur première demeure n’est qu’un souvenir de leur jeunesse, et je n’affirmerais pas qu’ils en aient conservé le meilleur. L’image ne s’efface jamais ; on n’est pas désappointé par le souvenir, et les exagérations vont toujours du bon côté.
Gwendolen était sûre qu’il parlait ainsi par délicatesse pour elle et pour Grandcourt, parce qu’il savait qu’ils devaient l’entendre et que, probablement, il la considérait comme une égoïste qui désirait entrer en possession le plus tôt possible des biens du baronnet. Mais, quoi qu’il pût dire, il devait, selon elle, y avoir en lui un dépit secret de ce que les circonstances de sa naissance lui ôtaient toute possibilité d’hériter de son père, et, s’il supposait qu’elle était heureuse de voir passer cet héritage à son mari, que pouvait-il éprouver pour elle sinon une pitié méprisante ? En effet, elle croyait s’apercevoir qu’il l’évitait, qu’il préférait causer aux autres, ce qui — par parenthèse — n’était pas aimable de sa part.
Ces idées, ajoutées à un mélange d’orgueil et de timidité, l’empêchèrent de lui adresser de nouveau la parole, et, quand on fut monté dans la galerie de portraits qui surmontait le cloître, elle eut l’air d’y prendre beaucoup d’intérêt et fit ses remarques sans un appel direct à Deronda. Mais les efforts qu’elle était obligée de s’imposer pour paraître gaie, la fatiguèrent, et, comme Grandcourt était retourné dans la salle de billard, elle se retira dans l’élégant boudoir qui avait été préparé pour elle, et s’y enferma pour rêver tout à son aise… à ses misères.
Oui, à ses misères ! Cette jeune et belle créature, avec ses vingt-deux ans et son ambition satisfaite, n’était plus tentée de baiser son image heureuse réfléchie par son miroir ; elle s’y regardait et s’étonnait qu’elle pût être si malheureuse. Déjà, dans le court espace de sept semaines, qui lui semblaient la moitié de sa vie, son mari avait pris sur elle un empire auquel il ne lui était pas plus possible de résister qu’à l’effet engourdissant du choc d’une torpille. Grandcourt avait une finesse surprenante pour deviner l’état de l’âme de sa femme et pour rendre ce caractère fier et rebelle, muet et impuissant devant lui.
Elle avait brûlé la lettre de Lydie Glasher dans un moment d’effroi instantané, redoutant que d’autres yeux que les siens pussent la voir, et elle avait obstinément soutenu à son mari qu’aucune autre cause que la surexcitation et la fatigue n’avait provoqué sa violente attaque nerveuse. Elle avait été forcée de mentir. « Ne me demandez rien, c’était plus fort que moi, c’était le changement soudain et mon départ de chez ma mère ! »
Mais les phrases de la lettre se dressaient à tout moment devant ses yeux et lui faisaient l’effet d’un arrêt du destin. Les mots avaient instillé leur poison dans ses veines et faisaient renaître la vision continuelle de la scène des Pierres Parlantes. Cette scène était pour elle une apparition accusatrice ; elle redoutait que Grandcourt la connût. Elle était prête à tout endurer plutôt que la mortelle humiliation d’avouer qu’elle savait tout avant de l’épouser et qu’elle avait manqué à la parole donnée.
Après la lecture de la lettre avait commencé l’empire qu’avait pris sur elle son mari et la crainte qu’il lui inspirait ; et il le savait. Il n’avait, il est vrai, aucun indice de la promesse violée, et, du reste, il aurait fait bon marché de cette atteinte à sa conscience ; mais il savait non seulement ce que Lush lui avait dit de la rencontre aux Pierres Parlantes, mais encore ce que lui cachait Gwendolen et qu’elle avait dû être la cause de son malaise inattendu. Il était sûr que Lydie avait enfermé un papier quelconque dans l’écrin des diamants, et ce papier avait inspiré à sa femme une nouvelle répulsion pour lui, et créé en même temps une raison pour qu’elle n’osât pas la lui manifester. Il ne s’inquiéta pas beaucoup, comme l’auraient fait d’autres maris, de ce que ses espérances matrimoniales étaient frustrées ; il avait voulu épouser miss Harleth et n’était pas homme à s’en repentir. Il savait qu’il ne s’était pas marié à une idiote incapable de percevoir l’impossibilité de lui échapper, sans voir en même temps les maux qui en résulteraient ; il avait épousé une fille ayant assez d’esprit et d’orgueil pour ne pas faire d’elle une folle, en compromettant les avantages d’une position qui l’avait attirée, — et, si elle avait besoin d’allusions claires pour se conduire convenablement, il aurait soin de ne pas les lui épargner.
Ce qui s’était passé entre eux au sujet des diamants était typique. Un soir, peu de temps avant de venir à l’abbaye, ils devaient dîner à Brackenshaw-Castle. Gwendolen, qui s’était promis de ne jamais porter les diamants, sur lesquels les horribles mots de la lettre de Lydie ressortaient en caractères flamboyants, descendit en robe blanche, ayant autour du cou un collier d’or auquel pendait un médaillon d’émeraude que Grandcourt lui avait donné, et aux oreilles de petites étoiles également en émeraudes. Grandcourt, appuyé à la cheminée, la vit entrer.
— Suis-je bien comme vous le désirez ? lui dit-elle presque gaiement. Elle n’allait pas sans plaisir à Brackenshaw-Castle dans sa nouvelle dignité.
— Non, répondit Grandcourt, mettez vos diamants.
Gwendolen demeura muette ; elle tremblait de laisser percer la moindre émotion, et cependant elle fut convaincue que ses yeux avaient laissé une altération se manifester quand ils rencontrèrent ceux de son mari. Il fallait répondre ; elle dit aussi indifféremment que possible :
— Oh ! non ! je vous en prie. Les diamants ne me vont pas. Je ne le crois pas.
— Ce que vous croyez n’a rien à faire ici, répliqua Grandcourt avec son sotto voce impérieux. Je désire que vous mettiez vos diamants.
— Excusez-moi, je vous en prie, j’aime ces émeraudes, répondit Gwendolen qui, malgré elle, donna des signes de frayeur.
— Obligez-moi de me dire la raison pour laquelle vous refusez de porter ces diamants quand je le désire, dit Grandcourt, les yeux fixés sur elle avec plus de ténacité que jamais.
À quoi bon se révolter ? Elle n’avait rien à répondre ; elle remonta dans sa chambre. En sortant les diamants de leur écrin, il lui sembla que son opposition à les porter avait éveillé dans l’esprit de son mari le soupçon qu’elle savait quelque chose, et qu’il se faisait un plaisir de la torturer.
— Il aime à persécuter ses chiens et ses chevaux, se dit-elle en frissonnant, il en fera de même avec moi, je serai persécutée. Que me reste-t-il à faire ? Je n’irai pas crier au monde : « Ayez pitié de moi ! »
Elle allait sonner sa femme de chambre, quand elle entendit que l’on ouvrait sa porte. C’était Grandcourt.
— Vous avez besoin de quelqu’un pour vous les attacher, dit-il en s’approchant.
Elle ne répondit rien, s’efforça de demeurer calme et le laissa lui attacher les bijoux comme il le voulait. Indubitablement il avait eu l’habitude d’agir de même avec une autre. Dans une amertume sarcastique contre elle-même, elle se dit : — Quel superbe privilège de les avoir volés à cette femme !
— Pourquoi avez-vous si froid ? lui demanda Grandcourt après avoir attaché la dernière boucle d’oreille. Mettez vos fourrures. Je ne puis souffrir qu’une femme ait l’air gelé. Puisque vous allez vous montrer en jeune mariée, faites-le décemment.
Cette petite allocution maritale, bien que n’étant pas parfaitement persuasive, piqua au vif l’orgueil de Gwendolen et la força de redevenir elle-même. Les horribles paroles rampèrent toujours sur les diamants, mais seulement pour elle ; pour les autres, c’étaient des brillants qui lui seyaient à ravir, et Grandcourt eut la satisfaction de se dire qu’elle obéissait au mors.
Revenue à Diplow, elle avait dit à sa mère :
— Oui, maman, je suis très heureuse. Ryelands n’a pas trompé mon attente. C’est une bien plus belle résidence que celle-ci, plus grande. Mais avez-vous besoin d’argent ?
— Ne sais-tu pas que, le jour de ton mariage, M. Grandcourt m’a laissé une lettre ? J’aurai huit cents livres par an. Il désire que je reste à Offendene pour le moment, pendant que vous êtes à Diplow ; mais, s’il y avait un joli cottage près du parc de Ryelands, nous pourrions aller l’habiter sans beaucoup de dépense, et je t’aurais peut-être une bonne partie de l’année.
— Il faut laisser faire M. Grandcourt, maman.
— Certainement. C’est admirable de sa part d’avoir dit qu’il payerait la location d’Offendene jusqu’à la fin de juin. Nous pouvons très bien nous suffire sans autre domestique mâle que Crane. Notre bonne Merry demeurera avec nous et m’aidera à tout diriger. Il est naturel que M. Grandcourt tienne à ce que ma maison soit sur un pied honnête dans votre voisinage, et je ne puis qu’y consentir. Ne t’en a-t-il rien dit ?
— Rien ; je suppose qu’il désirait vous l’entendre dire.
Par le fait, Gwendolen avait été désireuse de savoir comment son mari traiterait sa mère ; mais, depuis son mariage, elle n’avait pas osé aborder le sujet avec Grandcourt. Elle avait désormais envers lui un sentiment d’obligation qui ne lui laissa de repos que quand elle lui eut dit :
— C’est très bien à vous d’avoir pensé à pourvoir maman. Vous avez pris une bien grande charge en épousant une fille qui n’avait que des parents pour toute fortune.
Grandcourt, qui fumait, répondit avec insouciance :
— Je ne pouvais pas décemment la laisser vivre comme la mère d’un garde-chasse.
— Au moins n’est-il pas mesquin pour ce qui regarde l’argent ! pensa Gwendolen, et maman a eu le meilleur lot de mon mariage.
L’impuissance à laquelle elle se sentait réduite donna une force nouvelle à l’influence que, dès le début, Deronda avait prise sur son esprit. Elle croyait qu’il possédait un moyen inconnu pour la juger.
« Je voudrais qu’il pût savoir tout ce qui me concerne sans le lui dire ; » voilà quelle était sa pensée, pendant que, couchée sur son lit de repos, la tête appuyée sur sa main, elle se regardait dans une psyché, non avec admiration, mais avec mélancolie. « Je voudrais qu’il sût que je ne suis pas aussi méprisable qu’il le pense, que je suis dans un grand trouble, et que je voudrais être meilleure si je le pouvais ! » Elle avait, pour ainsi dire, transformé en prêtre et en confesseur, ce jeune homme qui n’avait que peu d’années de plus qu’elle, et peut-être une nouvelle éducation se préparait-elle pour Deronda, dans cette idéale consécration de Gwendolen !
XXXVI
M. Vandernoodt, qui éprouvait le besoin d’une promenade animée, d’un cigare et d’un petit cancan, avait accaparé Deronda.
— Quel drôle de corps que ce Grandcourt ! dit-il. Un instant ! S’il est de vos amis, je retire l’expression.
— Pas le moins du monde, reprit Deronda.
— Je le pensais bien. On s’étonne qu’il ait éprouvé une nouvelle grande passion ; et il faut vraiment que c’en soit une pour se marier de cette façon. Cependant, Lush, son vieux camarade, prétend qu’il n’a épousé cette fille que par entêtement. Par George ! c’est un entêtement très explicable. Un homme pourrait se décider à l’épouser sans le stimulant de la contradiction. Mais il doit s’être joliment saigné d’argent, eh ?
— Je ne sais rien de ses affaires.
— Comment ! vous ne connaissez pas l’autre ménage qu’il entretient ?
— Diplow ? Naturellement. Il l’a pris de sir Hugo, mais seulement pour un an.
— Non, non ! pas Diplow : Gadsmere. Sir Hugo le sait bien, j’en répondrais.
Deronda se tut ; il commençait à ressentir une réelle curiosité ; mais il prévit qu’il saurait tout ce que M. Vandernoodt avait à révéler, sans lui faire l’honneur de le lui demander.
— Lush ne veut pas l’avouer ; c’est tout simple : il est le confident et l’entremetteur de Grandcourt. Mais je le tiens de la meilleure source. Le fait est qu’il y a une autre dame avec quatre enfants à Gadsmere. Elle avait la haute main sur lui, il y a dix ans et plus, et, d’après ce que j’ai pu comprendre, elle l’a encore. C’est pour lui qu’elle a quitté son mari ; elle a voyagé partout avec lui. Son mari est mort maintenant ; un de mes camarades qui a servi dans le même régiment a bien connu madame Glasher avant qu’elle prît la poudre d’escampette. C’est une femme aux yeux noirs et ardents, une beauté fameuse de son temps ; il la croyait morte. On prétend qu’elle tient encore Grandcourt sous sa coupe, et l’on s’étonne qu’il ne l’ait pas épousée ; car elle a un superbe petit garçon, et je sais que Grandcourt peut faire absolument ce qu’il veut de ses biens. C’est ce que m’a dit Lush.
— Quel droit avait-il alors d’épouser cette jeune personne ? s’écria Deronda avec dégoût.
M. Vandernoodt, pour toute réponse, se contenta de faire tomber la cendre de son cigare, de hausser les épaules, et d’avancer les lèvres.
— Elle peut n’en rien savoir, continua Deronda, qui aussitôt se posa intérieurement cette question : Le savait-elle ?
— La situation est vraiment piquante, reprit M. Vandernoodt. Voyez-vous Grandcourt entre ces deux femmes fougueuses ? Car, comptez-y, la jeune dame aux beaux cheveux a une bonne dose de démon en elle ; je me suis fait d’elle cette opinion à Leubronn. Imaginez-vous ces deux rivales se rencontrant ! Grandcourt devient un nouveau Jason. Je me demande comment il jouerait ce rôle !.. Il me semble entendre la Ristori criant : « Jason ! Jason ! » Ces jolies femmes tiennent assez généralement à leur imbécile.
— Grandcourt n’est pas un imbécile, dit Deronda ; il peut mordre.
— Je parle de Jason. Je ne puis pas trop comprendre Grandcourt. C’est un rusé compère et qui est supérieurement bâti. Bah ! s’il arrive à posséder toutes les terres, les domaines supporteront le partage. Cette jeune personne, dont je sais que les parents étaient réduits à la misère, peut se croire très heureuse de l’avoir pour mari. Je ne me crois pas obligé d’être dur pour un homme, parce qu’il s’est emballé dans une affaire de cette sorte ; mais il pourrait se montrer plus aimable. Hier soir, je lui racontais une histoire très intéressante ; eh bien, au milieu de mon récit, il s’est levé et s’en est allé. J’étais tenté de le rosser. Croyez-vous qu’il l’ait fait par inattention ou par insolence ?
— Oh ! il peut y avoir de l’un et l’autre. Il observe assez généralement les convenances, mais il n’écoute pas beaucoup, dit Deronda. Il y eut une pause d’un moment, et il reprit : — Il doit y avoir de l’exagération ou de l’inexactitude dans ce que vous avez appris sur cette dame de Gadsmere.
— Pas un atome ; comptez là-dessus. Tout cela a été tenu secret pendant ces dernières années ; on l’a oublié ; mais le nid est là, et les oiseaux sont dedans. Du reste, je sais que Grandcourt y va ; j’en ai des preuves. Au surplus, c’est son affaire ; cela ne regarde personne.
— Je me demande comment vous avez pu être si bien renseigné sur cette histoire ? fit sèchement observer Deronda.
— Oh ! beaucoup de personnes la connaissent. Vous savez, ces histoires-là, on les empaquète comme de vieilles lettres. Moi, elles m’intéressent ; j’aime à connaître les mœurs de mon temps, les commérages contemporains. Je ne risquerais pas une obole pour connaître les faux pas des momies. Vous le feriez, vous, car vous aimez l’histoire ancienne ; vous vous intéressez à une dame qui a la figure couverte de chiffons et dont les pieds racornis sont visibles. Est-ce que cela flatte votre imagination ?
— Certainement ; car, si elle a eu des malheurs en amour, j’ai la satisfaction de savoir qu’elle n’en a plus.
— Ah ! je vois que vous pensez à Médée !
Deronda s’arrêta devant des chênes gigantesques qu’il fit semblant d’admirer. Il ne voulait pas avouer que, lui aussi, il écoutait avec intérêt ce commérage contemporain ; il fut satisfait que M. Vandernoodt n’eût plus rien à dire. Il réfléchit alors au mariage de Gwendolen. Connaissait-elle cette liaison inavouée de Grandcourt ? Est-ce pour cela que d’abord elle renonça à lui ? L’accepta-t-elle ensuite à cause de sa pauvreté ? Sous son air délibéré de satisfaction, madame Grandcourt n’est-elle pas rongée par une triple douleur : le reproche qu’elle se fait à elle-même, le désappointement, la jalousie ? Il était porté à la juger plus favorablement, à l’excuser, à la plaindre. Il croyait avoir trouvé une clef pour interpréter plus clairement son caractère. Gwendolen, connaissant madame Glasher et ses enfants, épousant Grandcourt, et se montrant satisfaite, lui aurait paru repoussante ; mais Gwendolen bourrelée de remords pour avoir contribué à leur faire du tort, se rapprochait des sentiments qu’il affectionnait. Après une demi-heure de réflexion sur la position et l’état d’esprit de Gwendolen, il prit la résolution de ne plus l’éviter.
Il se rappela que, très probablement, elle était en ce moment au salon, à prendre le thé avec les autres dames. C’était vrai. Gwendolen, qui d’abord s’était promis de ne pas descendre avant quatre heures, comprit qu’en s’enfermant de la sorte, elle s’enlevait toutes les chances de voir et d’entendre Deronda, quand sa visite ne devait plus durer que deux jours. Elle se rajusta toute seule, reprit son petit air d’assurance, et, une fois descendue, voulut paraître en bonnes dispositions.
La réunion ne comprenait que des dames. Lady Pentreath les amusait en leur décrivant les salons sous la régence, en imitant les figures des dames et des messieurs en 1819 — l’année où elle fut présentée ! — quand Deronda parut.
— Veut-on m’accepter ? dit-il. Peut-être ferais-je mieux d’aller rejoindre ces messieurs, que je suppose au billard ?
— Non, non, restez ! dit lady Pentreath. Ces dames allaient avoir assez de moi ; faites-nous savoir ce que vous avez à dire.
— C’est un appel assez embarrassant, dit-il en s’asseyant à côté de lady Mallinger et en s’adressant à elle ; je crois que je ferai bien de saisir cette occasion pour parler de notre chanteuse, à moins que vous ne l’ayez déjà fait !
— Ah oui ! la petite juive ! répondit lady Mallinger. Non, je n’en ai pas parlé encore. Il ne m’est pas entré dans l’esprit que quelqu’un pût avoir besoin de leçons de chant.
— Toutes ces dames en connaissent d’autres qui ont besoin de leçons de chant, répliqua Deronda. J’ai, par hasard, découvert une chanteuse exquise, fit-il en se tournant vers lady Pentreath. Elle demeure chez des dames de mes amies, la mère et les sœurs de mon copain à Cambridge. Elle a été au théâtre de Vienne ; mais elle veut quitter la carrière dramatique et se suffire en enseignant.
— Cette espèce-là fourmille, dit la vieille dame. Fait-elle payer ses leçons très cher ou très bon marché ? Ce sont les deux seules amorces que je connaisse.
— Il y en a une troisième pour ceux qui l’entendent, reprit Daniel. Son chant, à mon avis, est quelque chose d’exceptionnel. Elle a été admirablement montrée et, de plus c’est une intelligence de premier ordre. On sent qu’elle chante par nature.
— Alors pourquoi a-t-elle quitté le théâtre ? demanda lady Pentreath. Je suis trop vieille pour croire qu’une grande artiste abandonne volontairement ses chances de succès.
— Sa voix n’est pas assez forte. C’est une délicieuse voix de salon. Vous qui vantez ma manière d’interpréter Schubert, dit-il en s’adressant à madame Raymond, vous seriez enchantée de la sienne. Je crois qu’elle ne refusera pas de chanter dans des sociétés particulières ou dans des concerts.
— Je l’aurai dans mon salon quand nous retournerons à Londres, dit lady Mallinger ; vous l’y entendrez. Je ne la connais pas encore, mais je me fie à la recommandation de Daniel. J’ai l’intention de la donner pour maîtresse de chant à mes filles.
— Est-ce une affaire charitable ? demanda lady Pentreath ; je ne puis souffrir la musique charitable.
Lady Mallinger, qui n’était pas forte en conversation et qui avait pris l’engagement de ne rien dire de l’histoire de Mirah, eut un sourire embarrassé et regarda Deronda.
— Ce sera charitable, dit celui-ci, pour les personnes qui ont besoin d’un bon modèle et d’un excellent professeur de chant. Tous ceux qui ont de l’oreille en bénéficieront et pourront perfectionner leur style ordinaire. Si vous entendiez miss Lapidoth, fit-il en regardant Gwendolen, peut-être reviendriez-vous sur votre décision d’abandonner le chant.
— Je crois, au contraire, que cela confirmerait ma décision, répondit Gwendolen. Je ne me sens pas capable de suivre votre conseil, de jouir de ma médiocrité.
— Pour moi, reprit Deronda, les personnes qui font bien une chose, m’inspirent toujours la tentation de les imiter. Je ne veux pas prétendre que je crois pouvoir le faire aussi bien, mais je me dis que cela vaut la peine d’essayer. Je suis persuadé que la musique que je fais n’est pas très bonne ; mais le monde me paraîtrait bien plus triste si je croyais que la musique en elle-même ne vaut pas beaucoup. L’excellence encourage ; elle prouve la richesse spirituelle du monde.
— Mais si nous ne pouvons imiter, il me semble que notre vie en sera plus paisible, objecta Gwendolen, qui se sentait encouragée par l’insignifiance de son talent.
— Cela dépend du point de vue où l’on se place, répliqua Deronda. Nous aurions une pauvre vie si nous en étions réduits, pour tout plaisir, à nos seuls talents. Une petite imitation privée de ce qui est bon est une sorte de dévotion, et nous devrions pratiquer l’art, ne fût-ce que comme préparation pour comprendre ce qu’un petit nombre seulement peut faire. Je crois miss Lapidoth de ce petit nombre.
— Ce doit être une personne bien heureuse, ne le pensez-vous pas ? dit Gwendolen avec une teinte de sarcasme et en tournant la tête du côté de madame Raymond.
— Je ne sais, répondit cette dame au caractère indépendant ; il faut que je la connaisse mieux avant d’en dire autant.
— Elle doit avoir éprouvé un cruel désappointement de ce que la voix lui ait manqué pour le théâtre, dit Juliette Fenn avec sympathie.
— Je suppose qu’elle a déjà passé le meilleur temps de sa jeunesse, fit la voix grave de lady Pentreath.
— Au contraire, elle l’atteint à peine, dit Deronda. Elle compte au plus vingt ans.
— Et très jolie ! ajouta lady Mallinger, excitée par le désir de venir en aide à Deronda ; et, de plus, elle a de très bonnes manières. Je regrette seulement qu’elle soit juive. Je n’aimerais pas à l’employer à autre chose ; mais, pour chanter, cela ne fait rien.
— Eh bien, puisque sa voix est trop faible pour qu’elle puisse crier beaucoup, dit lady Pentreath, je conseillerai à lady Clémentine de la donner comme professeur à mes neuf petites filles, et j’espère que huit, au moins, seront convaincues qu’elles n’ont pas assez de voix pour chanter ailleurs qu’à l’église. À mon avis, nos jeunes filles d’aujourd’hui, en majeure partie, ont besoin de leçons pour ne pas chanter.
— J’ai eu mes leçons pour cela, dit Gwendolen en regardant Deronda ; vous voyez que lady Pentreath est de mon côté.
Pendant qu’elle parlait encore, sir Hugo entra, suivi d’autres messieurs, au nombre desquels se trouvait Grandcourt, et se plaçant au bout de la table, il dit :
— Quelle est la contre-vérité à laquelle Deronda veut vous faire croire, mesdames, pour qu’il se soit glissé tout seul au milieu de vous ?
— Il veut nous faire croire qu’une obscurité est meilleure qu’une célébrité, dit lady Pentreath. Il s’agit d’une jolie chanteuse juive qui doit étonner nos jeunes gens. Vous et moi, qui avons entendu la Catalani dans son printemps, nous ne nous étonnons pas si facilement.
Sir Hugo, avec un sourire de bonne humeur, dit tout en humant une tasse de thé que lui avait préparée sa femme.
— Vous savez, milady, qu’un libéral comme moi est forcé de croire qu’il y a eu des cantatrices depuis la Catalani.
— Ah ! vous êtes plus jeune que moi ! Vous êtes un de ceux qui ont couru après l’Alcharisi ; mais elle s’est mariée et vous a laissés tous bredouille.
— Oui, c’est vraiment triste quand les grandes cantatrices se marient et quittent le théâtre avant d’avoir une fêlure dans la voix. Le mari est un voleur public, dit sir Hugo en posant sa tasse sur la table et en s’éloignant, pendant que Deronda, qui avait quitté sa chaise pour faire place à d’autres, allait s’asseoir un peu à l’écart. Tout à coup il s’aperçut que, profitant de la dispersion des groupes, Gwendolen s’était soustraite aux attentions de M. Vandernoodt en s’approchant du piano, où elle faisait semblant d’examiner la musique posée sur le pupitre.
On ne sera pas surpris que Deronda ait conclu qu’elle désirait aller à lui. Peut-être voulait-elle faire amende honorable pour le ton de résistance désagréable qu’elle avait mise dans ses réponses aux recommandations qu’il venait de demander pour Mirah, car il avait remarqué que son premier mouvement la poussait à dire une chose qu’elle tenait ensuite à rétracter. Il alla donc se mettre à côté d’elle, et lui dit :
— Êtes-vous réconciliée avec la musique, et regardez-vous ce que vous voulez jouer ou chanter ?
— Je ne regarde rien, mais je suis réconciliée, dit-elle sur un ton de soumission.
— Puis-je connaître votre raison ?
— J’aimerais à entendre miss Lapidoth et à prendre des leçons avec elle, puisque vous l’admirez tant, c’est-à-dire quand nous serons à Londres. Je veux avoir ses leçons pour me réjouir de son excellence et de mon insuffisance, dit-elle en souriant avec douceur.
— Je serais vraiment heureux pour vous que vous consentiez à la voir et à l’entendre, répondit Deronda en lui rendant son sourire.
— Est-elle aussi parfaite en tout qu’en musique ?
— Je ne saurais vous répondre exactement, ne la connaissant pas assez ; mais ce que j’ai vu ne me fait pas désirer qu’elle soit autrement qu’elle n’est. Elle a passé une existence bien malheureuse. Ses peines ont commencé dès son enfance et elle a grandi au milieu d’un entourage insupportable. Je suis certain que vous direz que nul avantage n’aurait pu lui donner plus de grâce ou plus de raffinement.
— Je me demande quelles ont été ses peines ?
— Je n’en ai pas de connaissance très précise ; mais je sais qu’elle a été sur le point de se noyer de désespoir.
— Et qui l’en a empêchée ? demanda vivement Gwendolen.
— Un rayon est venu l’éclairer et lui a fait sentir qu’elle devait vivre… qu’il était bon de vivre, répondit Daniel avec calme. Elle est pleine de piété et paraît capable de se soumettre à tout quand elle croit que c’est un devoir.
— Ces gens-là n’ont pas besoin de pitié, dit-elle impatiemment. Je n’ai point de sympathie pour les femmes qui ont toujours marché droit. Je ne crois pas en leurs grandes souffrances. Ses doigts froissaient convulsivement les pages de musique.
— Il est vrai que la conviction d’avoir fait du tort est quelque chose de plus lourd et de plus amer, repartit Deronda. Je suis porté à croire qu’étant tous susceptibles de faillir, nous ne pouvons avoir les mêmes sentiments pour ceux qui sont irréprochables que pour ceux qui sont meurtris dans la lutte par leur propre faute. C’est une très ancienne histoire que celle de la brebis égarée, mais elle se renouvelle chaque jour.
— C’est une manière de parler, cela n’a jamais été vrai, ce n’est pas réel, dit-elle avec amertume. Vous admirez miss Lapidoth parce que vous la croyez irréprochable, parfaite, et vous mépriseriez une femme qui aurait commis, selon vous, quelque mauvaise action.
— Cela dépendrait entièrement de la manière dont elle considérerait cette action, objecta Deronda.
— Seriez-vous content si elle était très misérable ? s’écria Gwendolen avec impétuosité.
— Non, je ne serais pas content, je serais navré pour elle. Ce n’est pas une simple façon de parler. Je ne veut pas dire que les belles natures ne sont pas plus adorables ; je veux dire que celles qui seraient comparativement peu intéressantes, peuvent devenir plus dignes de sympathie quand elles font quelque chose qui éveille en elles le remords. La vie s’élargit de différentes manières. Certaines personnes ont besoin qu’une secousse violente vienne ouvrir leurs yeux sur les conséquences de leurs fautes, et, quand elles en souffrent, leur sort nous touche plus que celui des heureux.
Gwendolcn s’était laissée tomber sur le tabouret du piano ; elle le regardait ; ses grands yeux exprimaient une peine intense ; c’était le regard d’une biche blessée implorant du secours.
— As-tu persuadé madame Grandcourt, Dan ? Consent-elle à nous jouer quelque chose ? dit sir Hugo en arrivant auprès d’eux et en mettant la main sur l’épaule de Deronda, qu’il pressa légèrement, comme pour l’avertir de prendre garde.
— Je ne puis me persuader moi-même, répondit-elle en se levant.
D’autres personnes avaient suivi sir Hugo, et mirent fin à toute occasion de confidences pour ce jour-là. Mais le lendemain, veille du nouvel an, un grand bal, auquel étaient invités les gentilshommes du voisinage et les principaux tenanciers du baronnet, devait avoir lieu dans la galerie des portraits, et ce divertissement, où le nombre des danseurs est grand, et où le mouvement est général, peut créer des moments de solitude. En faisant sa toilette, Gwendolen eut envie, en souvenir de Leubronn, de porter pour seul bijou et pour unique ornement le vieux collier de turquoises ; mais elle n’osa pas, dans la crainte d’offenser son mari, en se montrant aussi mesquinement parée en une occasion où il voulait qu’elle apparût dans toute sa splendeur. Décidée cependant à porter, d’une façon quelconque, le mémorable collier, elle le tourna trois fois autour de son poignet et en fit un bracelet : elle était remontée dans sa chambre pour le mettre au moment d’entrer dans la salle du bal.
C’était toujours une belle fête que ce bal de fin d’année, conservé par tradition de famille, selon la vieille coutume, autant que les inévitables changements de la mode veulent bien le permettre. Partout le plancher avait été recouvert de tapis en drap rouge ; des plantes exotiques de serre chaude et toujours vertes étaient disposées en bosquets aux extrémités et dans chaque coin de la galerie, et les portraits des Mallinger, depuis les premières générations jusqu’à la dernière, formaient une ligne piquante de spectateurs. Sir Hugo espérait que Grandcourt serait flatté d’avoir été invité à venir à l’abbaye au moment où devait se donner ce festival qui faisait valoir le rang de sa famille ; mais il espérait aussi que l’air de santé répandu sur toute sa personne, impressionnerait son successeur présomptif et lui donnerait à penser qu’un temps bien long se passerait avant que la succession ne lui arrivât, et qu’il aurait la sagesse de préférer une forte somme actuelle à une petite propriété qu’il faudrait attendre encore, Dieu sait combien d’années. Tous ceux qui étaient présents, jusqu’à la fille du fermier le moins important, savaient qu’ils verraient « le jeune Grandcourt », le neveu de sir Hugo, l’héritier présumé, le futur baronnet, en visite à l’abbaye avec sa jeune femme, après une longue absence ; la froideur qui avait existé entre l’oncle et le neveu ayant fait place à une chaleureuse amitié. La jeune mariée, qui ouvrit le bal avec sir Hugo, fut nécessairement le but de tous les regards. Moins d’un an plus tôt, si, au moyen d’un miroir magique, Gwendolen avait pu voir sa position actuelle, elle se serait figurée animée d’un triomphant plaisir, convaincue de tenir dans ses mains la direction d’une existence pleine de chances favorables dont, avec son habileté et son esprit, elle saurait tirer bon parti ; et maintenant, elle s’étonnait de ressentir si peu de joie de l’éclatante situation à laquelle, soudainement, elle avait été portée ; et, cependant, elle passait entre des files d’admirateurs avec lesquels il était de tradition d’ouvrir le bal, regardée généralement par son sexe comme une femme dont le sort était digne d’envie.
On remarqua qu’elle se tenait admirablement, quoique particulièrement elle n’eût été personne et qu’elle n’eût pas eu un sou de dot ; eût-elle été la fille d’un duc ou une princesse royale, elle n’aurait pu accepter plus naturellement les hommages qu’on lui rendait ce jour-là.
Le couple suivant méritait aussi qu’on le remarquât. Lady Pentreath avait dit : « Je ne danserai qu’une fois, mais je veux choisir mon partenaire. Monsieur Deronda, vous êtes le plus jeune cavalier de l’assemblée, je veux danser avec vous ; personne ici n’est assez vieux pour faire la paire avec moi. Il faut qu’il y ait contraste. » Et assurément, la vieille lady porta le contraste à son plus haut point. C’était une de ces femmes qui ne sont belles que quand la vieillesse est venue, et elle avait eu la sagesse d’embrasser la beauté de l’âge aussitôt que possible. Ses traits, qui avaient dû être durs dans sa jeunesse, avaient fini par prendre une expression satisfaisante qui défiait les rides, et qu’elle couronnait par des bandeaux de cheveux blancs ; sa taille bien prise se cambrait sous des draperies noires, et elle avait emprisonné ses oreilles et son cou dans des flots de dentelles qui ne laissaient apercevoir aucun des espaces décharnés dont la vue blesse les regards. Ses yeux noirs et vifs souriaient malicieusement, mais gracieusement. La jeune richesse du teint de son cavalier, opposée aux couleurs passées et aux formes rudes de sa tête chenue, faisait l’effet d’une belle fleur à côté d’une branche de lichen. C’est à peine si les tenanciers apprécièrent ce couple. Pour eux, lady Pentreath n’était qu’une vieille dame, encore droite et robuste ; quant à M. Deronda, sa figure leur était familière, et ils la considéraient amicalement ; cependant s’il avait été l’héritier, ils auraient regretté que la coupe de son visage ne fût pas aussi anglaise que celle du visage de sir Hugo.
On n’accusa pas Grandcourt, lorsqu’il parut avec lady Mallinger, de porter un cachet étranger ; mais la satisfaction ne fut pas complète. On aurait été charmé que celui qui devait avoir le bonheur d’hériter des biens des deux familles, eût plus de cheveux, un teint plus frais, un regard plus animé. Peut-être la personne la moins bien disposée pour lui, en ce moment, était-elle lady Mallinger, qui, en dansant avec lui, se disait qu’elle était le type de la femme infortunée qui n’avait su concevoir que des filles.
La galerie n’occupait que trois côtés du quadrilatère ; le troisième avait été fermé pour servir d’antichambre. Un côté était destiné pour la danse, celui en face pour le souper, et la partie intermédiaire, moins brillamment éclairée, avait été garnie de fauteuils et de sièges confortables. Assez avant dans la soirée, Gwendolen était venue se reposer dans un de ces fauteuils ; Grandcourt se tenait debout à côté d’elle. Ils ne se parlaient pas ; elle s’appuyait contre le dos de son fauteuil et lui contre le mur. Deronda, l’ayant par hasard remarquée, s’avança pour lui demander si elle ne danserait plus. Ayant bravement fait son devoir envers les dames, il pensait avoir gagné le droit de se mettre un peu de côté. Il n’avait parlé que fort peu à Gwendolen, depuis leur conversation de la veille, auprès du piano ; la présence de Grandcourt lui rendait plus facile la démonstration de son plaisir à causer avec elle, ce qui serait un signe d’amitié. Elle lui parut fort pâle ; mais un sourire éclaira son visage quand elle le vit s’approcher, et elle se redressa pour l’accueillir. Grandcourt, qui grommelait contre l’ennui de demeurer si longtemps à ce stupide bal, lui avait proposé de rentrer dans leur appartement ; mais elle avait résisté en invoquant la politesse, non sans frayeur de la possibilité qu’il fût silencieusement en colère contre elle. Elle avait son motif pour demeurer, quoiqu’elle commençât à désespérer de pouvoir faire remarquer à celui que cela intéressait, le vieux collier qu’elle avait roulé autour de son poignet. Enfin Deronda était venu !
— Je ne danserai plus. N’êtes-vous pas content ? lui dit-elle avec un peu de gaieté. Vous vous seriez cru obligé de vous offrir comme cavalier, et je suis certaine que vous avez plus dansé que vous ne deviez.
— Je ne le nierai pas, si vous avez dansé autant que vous le vouliez, répondit Deronda.
— Voulez-vous être assez bon pour me chercher un verre d’eau ?
Il n’avait pour cela que quelques pas à faire. Gwendolen était drapée dans un burnous de laine blanche, fine et légère, sous lequel ses mains blanches étaient cachées. Pendant qu’il s’éloignait, elle ôta son gant, et quand elle avança le bras pour prendre le verre qu’il lui tendait, le bracelet-collier, avec son triple rang de turquoises maladroitement contourné sur son poignet, vint nécessairement en évidence. Grandcourt le vit et remarqua aussi qu’il attirait l’attention de Deronda.
— Qu’est-ce donc, demanda-t-il, que cette chose hideuse que vous avez autour du poignet ?
— Ceci, répondit-elle tranquillement en désignant les turquoises pendant qu’elle tenait encore le verre, c’est un vieux collier que j’aime à porter. Je l’avais perdu un jour ; quelqu’un me l’a retrouvé et rendu.
En disant ces mots, elle remit le verre à Deronda qui l’emporta, et qui, en revenant, lui dit, afin d’empêcher toute nouvelle allusion au collier :
— Vous devriez aller jusqu’à l’une de ces fenêtres ; vous y verriez un admirable effet de lune sur les piliers et les sculptures.
— Je le veux bien. Consentez-vous à y venir avec moi ? demanda-t-elle en regardant son mari. »
Il abaissa les yeux sur elle et dit :
— Non, Deronda vous y conduira.
Puis il se redressa lentement en quittant le mur contre lequel il s’appuyait et s’éloigna d’un pas nonchalant.
Pendant un moment le visage de Gwendolen exprima du dépit et presque de la colère ; elle ressentait vivement cette preuve d’indifférence pour elle. Deronda en fut ennuyé, mais, pensant qu’il la soulagerait en se conduisant comme si rien de particulier n’était arrivé, il lui dit :
— Voulez-vous accepter mon bras et y venir pendant que les domestiques n’y sont pas ? — Il avait compris son action lorsqu’elle attira son attention sur le collier ; elle voulait qu’il en conclût qu’elle s’était soumise à sa réprimande et qu’elle n’éprouvait aucun ressentiment contre lui.
Pendant leur trajet, Gwendolen se dit que ce qui venait de se passer avait fait disparaître toute réserve entre eux, et qu’elle avait, plus que jamais, le droit de lui ouvrir son cœur. Arrivée à la fenêtre, elle quitta le bras de Deronda, s’enveloppa de son burnous et posa son front contre la vitre. Quant à lui, il s’éloigna un peu, par discrétion. Elle lui dit alors d’une voix altérée par l’émotion :
— Supposez que j’aie joué de nouveau et reperdu le collier ; qu’auriez-vous pensé de moi ?
— Plus de mal que je n’en pense maintenant.
— Eh bien, vous vous méprenez sur mon compte. Vous ne vouliez pas que je jouasse, vous ne vouliez pas que je fisse mon gain de la perte d’un autre, et j’ai fait mille fois pire.
— Je comprends les tentations, reprit Deronda. Peut-être puis-je deviner ce que vous pensez, c’est-à-dire que je m’explique le reproche que vous vous faites à vous-même.
Quoique préparé à tout, il était presque alarmé de sa précipitation de confiance envers lui, qui contrastait si radicalement avec sa résolution de retenue habituelle.
— Que feriez-vous si vous étiez à ma place ? — Si vous sentiez que vous avez été mauvais et misérable ? — Si vous redoutiez l’avenir ?
On aurait dit qu’elle s’empressait de profiter de cette occasion pour parler comme elle l’entendait.
— Vous ne pourriez pas réparer ce mal en ne faisant qu’une chose, dit Deronda avec décision, mais en en faisant beaucoup.
— Quoi ? répondit-elle anxieusement et en relevant la tête.
Elle lui trouva le regard sévère. Il pensait aussi que ce n’était pas le moment de se laisser aller à l’attendrissement et de reculer devant l’expression d’une opinion, quelque dure qu’elle fût.
— Je veux dire qu’il y a beaucoup de pensées et d’habitudes qui peuvent nous aider à supporter une douleur inévitable.
Elle appuya de nouveau son front contre la vitre et reprit avec une certaine impatience :
— Alors il faudra me dire ce que je dois penser et faire ; autrement, pourquoi ne m’avez-vous pas laissé faire ce qui me plaisait, sans réfléchir ? Si j’avais continué de jouer, j’aurais pu regagner, et je n’aurais pas eu à m’inquiéter d’autre chose. Vous ne l’avez pas voulu. Pourquoi ne ferais-je pas ce qui me plaît, sans réfléchir ? D’autres le font bien !
Les paroles de la pauvre Gwendolen n’exprimaient clairement que son irritation.
— Je ne crois pas que vous puissiez demeurer sans réfléchir, repartit Deronda. S’il était vrai que la bassesse et la cruauté pussent échapper à la peine, quelle compensation y aurait-il pour les gens qui ne sont ni bas ni cruels ? Les idiots seuls échappent à la peine, et vous n’êtes pas une idiote. Il en est, je le sais, qui peuvent faire du mal aux autres sans remords ; mais admettez que l’on en ressente ! Je ne crois pas que vous puissiez jamais mener une vie coupable ! Toutes les vies insouciantes sont coupables et ne sentent point le remords.
— Alors, dites-moi ce qu’il faut que je fasse, insista Gwendolen.
— Bien des choses. Jetez les yeux sur les autres existences, au lieu de vous appesantir sur la vôtre ; voyez quelles sont leurs souffrances et d’où elles proviennent. Essayez de vous intéresser à quelque chose dans ce vaste monde, outre la satisfaction de petits désirs égoïstes. Efforcez-vous de vous occuper de ce qui est le meilleur en pensée et en action, de ce qui est bon, sans penser aux accidents de votre lot.
Gwendolen garda le silence un instant, puis relevant encore une fois le front, elle dit :
— Vous me croyez égoïste et ignorante.
Il laissa son regard se fixer sur le sien et répondit avec fermeté :
— Vous ne resterez ni égoïste ni ignorante.
Elle ne détourna ni ne baissa les yeux, mais un changement se produisit sur ses traits ; on y lisait l’affaissement et la défiance d’elle-même.
— Dois-je vous reconduire là-bas ? lui demanda-t-il avec douceur en lui offrant le bras.
Elle le prit sans rien répondre, et ce fut de cette manière qu’ils arrivèrent auprès de Grandcourt qui se promenait d’un air maussade. Gwendolen s’avança jusqu’à lui et dit :
— Je suis prête à partir maintenant. M. Deronda nous excusera auprès de lady Mallinger.
— Certainement, répondit-il. Lord et lady Pentreath se sont retirés il y a déjà quelque temps.
Grandcourt lui offrit le bras, en faisant, par dessus l’épaule un signe d’adieu à Deronda. Gwendolen se retourna à demi pour le saluer et lui dire : « Merci ! » Le mari et la femme sortirent de la galerie et traversèrent les corridors sans échanger une parole. Quand la porte du boudoir fut refermée sur eux, Grandcourt s’étendit dans un fauteuil, et, de son ton voilé, mais péremptoire, dit : « Asseyez-vous ». S’attendant à une scène déplaisante, elle avait ôté son burnous avec un mouvement nerveux et obéit sur-le-champ.
— Obligez-moi à l’avenir, dit-il, de ne plus avoir de caprices comme une folle.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-elle.
— Il y a quelque secret entre vous et Deronda au sujet de ce que vous avez au poignet. Si vous avez quelque chose à lui dire, dites-le lui, mais finissez-en avec ces signes télégraphiques que les autres sont censés ne pas voir. C’est diablement vulgaire !
— Je puis vous raconter toute l’histoire de ce collier, dit Gwendolen, dont l’orgueil outragé surmonta la peur.
— Je ne veux rien savoir. Je ne vous demande rien. Ce que j’aurai besoin de connaître, je le saurai bien sans que vous me le disiez ; seulement, conduisez-vous comme il convient à ma femme et ne vous donnez pas en spectacle.
— Vous opposez-vous à ce que je parle à M. Deronda ?
— Je ne me soucie ni de Deronda, ni des imbéciles qui papillonnent autour de vous. Parlez-lui tant que vous voudrez ; il ne me prendra pas ma place. Mais vous êtes ma femme et vous tiendrez convenablement ce rang, — envers le monde et envers moi, — ou vous irez au diable.
— Mon intention a toujours été de tenir convenablement mon rang, dit Gwendolen profondément mortifiée.
— Vous avez mis cette chose à votre poignet et me l’avez tenue cachée jusqu’à ce que vous la lui ayez fait voir. Il n’y a que des fous pour se servir de cette conversation sourde et muette et pour la croire secrète. Veuillez bien comprendre que vous ne devez pas vous compromettre. Conduisez-vous avec dignité ; c’est tout ce que j’ai à vous dire.
Il se leva en prononçant ces derniers mots, s’adossa à la cheminée et la regarda. Elle était muette. Elle ne pouvait lui faire de reproches en retour de cette insultante admonestation. Grandcourt était méprisant, mais pas jaloux. Pourquoi ne se révolta-t-elle pas ? Pourquoi ne le défia-t-elle pas ? Elle en mourait d’envie ; mais elle aurait tout aussi bien fait de défier ses nerfs ou les palpitations de son cœur. Elle était là, assise dans sa resplendissante toilette, comme une blanche image de l’impuissance, et lui, semblait se complaire à la regarder. Elle ne tenta même pas de lancer une exclamation de colère et de se tordre les bras, comme elle l’aurait fait quand elle était jeune fille. L’air de mépris de son mari qu’elle sentait sur elle la contraignait de demeurer calme.
— Faut-il sonner ? lui demanda-t-il après l’avoir considérée pendant un certain temps.
Elle fit de la tête un geste d’assentiment, et après avoir sonné, il se retira.
« Le tort que vous m’avez fait sera votre malédiction ! » Ces mots lui dévoraient le cœur. Quand son mari eut refermé la porte, des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux, et les mots rongeurs provoquèrent cette réponse qu’elle ne put retenir :
« Pourquoi avez-vous jeté vos griffes sur moi, et non sur lui ? » Ce ne fut qu’un murmure, et ses larmes coulèrent silencieusement. Mais elle les sécha bientôt et commanda ses sanglots de s’arrêter.
Le lendemain, se sentant remise de la terreur dans laquelle l’avait plongée la scène de la veille, elle voulut user de la permission que lui avait dédaigneusement accordée Grandcourt de parler à Deronda autant qu’elle le voudrait ; mais aucune occasion de le faire ne se présenta, et malgré ses petits plans pour y parvenir, elle se vit obligée de les rejeter tous par orgueil. La matinée s’était passée sans qu’elle pût reprendre le fil de son entretien avec Daniel et son départ de l’abbaye était fixé pour trois heures. Ce qui l’irritait, c’est qu’une promenade avait été projetée en présence de Daniel et qu’il ne s’était pas présenté pour s’y joindre. Grandcourt était allé à King’s Topping avec sir Hugo visiter le vieux manoir ; d’autres gentilshommes s’amusaient au tir ; elle était donc condamnée à aller regarder chasser le gibier aquatique et d’autres choses dont elle ne se souciait pas, avec les dames, avec le vieux lord Pentreath et ses anecdotes, avec M. Vandernoodt et sa conversation fatigante. Son irritation devint trop forte. Sans préméditation aucune, elle profita d’un tournant de la route pour s’arrêter, puis, se trouvant hors de la vue des autres, elle retourna presque en courant à l’abbaye. Elle y rentra par une petite porte et monta vers la bibliothèque où elle savait que Deronda se tenait souvent. Pourquoi n’y entrerait-elle pas aussi bien que dans toute autre chambre de la maison ? Le plus à craindre était que Daniel ne s’y trouvât pas, car la porte en était entrebâillée. Elle la poussa doucement et regarda. Il y était, occupé à écrire devant une table du fond, tournant le dos à la porte. C’était bien hardi de s’y introduire, bien grossier peut-être de l’interrompre pour lui parler. Elle s’avança avec précaution ; le tapis amortissait le bruit de ses pas ; elle demeura ensuite immobile. Deronda ayant fini sa lettre, la mit de côté en attendant que sir Hugo vînt la signer. Il s’appuyait contre le dos de sa chaise, se demandant s’il ferait un autre travail ou s’il irait rejoindre la société, lorsqu’il entendit une voix timide qui disait :
— Monsieur Deronda !
Surpris, il se leva en sursaut, se retourna et repoussa sa chaise.
— Ai-je eu tort d’entrer ? demanda Gwendolen.
— Je vous croyais en promenade.
— Je suis revenue.
— Ne voulez-vous pas y retourner ? Je puis y prendre part maintenant et vous accompagner, si vous voulez le permettre.
— Non ; j’ai besoin de vous dire quelque chose et je ne puis demeurer longtemps, répondit-elle en parlant vite et bas. Elle s’avança et appuya ses bras et son manchon sur le dos de la chaise que Deronda venait de quitter. — Je veux vous dire que je ne puis m’empêcher d’éprouver du remords pour avoir offensé autrui. C’est ce que je pensais quand je vous disais que j’avais fait pire que de rejouer et de rengager le collier… et je n’y puis rien changer !… Je suis punie et je ne vois pas la possibilité de remédier à rien. Vous m’avez conseillé de faire bien des choses ; dites-le-moi encore : que feriez-vous à ma place ?
Sa volubilité de langage, l’absence de ses petites manières, comme si elle ne s’inquiétait que d’utiliser le temps pour obtenir une réponse qui pût la guider, rendaient son appel particulièrement touchant. Deronda répondit.
— Je sentirais ce que vous devez éprouver : une profonde douleur.
— Mais que tâcheriez-vous de faire ? demanda-t-elle avec une vivacité extraordinaire.
— J’arrangerais ma vie de façon à pouvoir réparer autant que possible le mal que j’aurais fait et je m’étudierais à n’en plus commettre.
— Mais je ne peux pas, je ne peux pas ; il faut que je continue, reprit-elle d’un ton désespéré ! J’ai chassé les autres, j’ai fait mon gain de leur perte, et il faut que je continue, je ne puis rien y changer !
Il était impossible de répondre instantanément. Les paroles de la jeune femme confirmaient les conjectures de Daniel et la situation se dessinait clairement devant lui. Sa compassion pour ceux qui avaient été « chassés » sanctionnait le remords de Gwendolen ; il ne pouvait essayer de l’annuler, et cependant son cœur était plein de pitié pour elle. Dès qu’il le put, il répondit :
— Ceci est le plus terrible de tout, — porter le joug de notre mauvaise action ; — mais vous pourriez vous y soumettre, comme certains hommes se soumettent à souffrir toute leur vie d’une maladie incurable ! Vous pourriez faire de ce tort irrémédiable un motif pour plus d’efforts vers un bien qui contre-balancerait le mal. La conviction que nous avons gâté une existence peut nous faire désirer d’en sauver d’autres et d’empêcher qu’elles soient gâtées.
— Mais vous n’avez fait de mal à personne, vous n’avez pas gâté leur existence ! C’est à vous que d’autres ont fait du tort !
Deronda rougit légèrement et répondit aussitôt :
— Je crois que nos sentiments pour nous-mêmes pourraient finir par nous donner du sentiment pour les autres, si, lorsque nous souffrons beaucoup, nous voulions considérer que les autres traversent la même expérience. C’est une espèce de remords avant d’avoir rien compris. Pouvez-vous comprendre cela ?
— Je crois que je le puis maintenant, répondit-elle. Mais vous aviez raison ! je suis égoïste ! Je n’ai jamais pensé aux sentiments des autres, excepté à ceux de ma mère. Je n’ai pas aimé les autres. Mais qu’y puis-je ? continua-t-elle encore plus vite. Il faut que je me lève le matin et que je fasse ce que font d’autres. C’est comme un bal réglé d’avance. Je crois voir tout ce qui peut être, et j’en suis fatiguée, malade. Le monde n’est que honte à mes yeux ! — Elle fit un geste de dégoût. — Vous dites que je suis ignorante, mais quel bien résultera-t-il d’essayer d’en savoir davantage ? La vie en sera-t-elle plus digne ? Quel sera ce bien ?
— Ce bien même, répondit Deronda d’un ton sévère et presque indigné. La vie serait meilleure pour vous : un savoir réel vous donnerait pour le monde un intérêt bien supérieur au petit drame des intérêts personnels. C’est le malheur de votre vie, — pardonnez-moi de parler ainsi, — c’est le malheur de bien des existences, que toute passion soit dépensée dans un petit cercle, par manque d’idées et de sympathies. Y a-t-il une seule occupation de l’esprit dont vous vous inquiétiez avec passion ou même avec un intérêt indépendant ?
Deronda s’était arrêté ; Gwendolen frissonnait en le regardant comme sous un choc électrique et ne disait rien. Il continua :
— Je prends comme un petit exemple ce que vous avez dit de la musique ; il répond pour de plus grands ; vous ne voulez pas la cultiver pour la seule joie privée qu’elle vous donnerait ! Quelle terre ou quel ciel contiendrait en soi assez de richesses spirituelles pour des âmes appauvries par l’inaction ? Le refuge dont vous avez besoin pour votre peine personnelle est le plus élevé ; la vie vraiment religieuse est une région dans laquelle les affections sont revêtues de savoir.
Cette remontrance à moitié indignée, qui vibrait par la voix de Deronda, produisit sur Gwendolen un effet autrement bienfaisant que toutes les flatteries. Elle était tremblante comme un enfant et dit humblement :
— J’essayerai… je penserai.
Ils demeurèrent silencieux pendant une minute, puis Gwendolen reprit :
— Vous avez dit que l’affection est la meilleure des choses, et je n’en ai point autour de moi. Ah ! si je pouvais avoir maman ! Mais c’est impossible. Les choses ont tellement changé pour moi, et en si peu de temps ! J’aspire maintenant après ce que je n’aimais pas, et je crois que j’adore les vieilles choses, à présent que je ne les ai plus ! Ses lèvres frémissaient.
— Prenez la souffrance actuelle comme une pénible admission de lumière, dit Deronda avec plus de douceur. Vous en savez plus que ne contient le cercle de vos propres inclinations ; vous savez comment votre vie pèse sur d’autres et leurs vies sur la vôtre. Je ne crois pas que vous auriez échappé à ce pénible procédé sous une forme ou sous une autre.
— Mais c’est une forme très cruelle, s’écria Gwendolen en frappant du pied et dans une nouvelle agitation. J’ai peur de tout ! J’ai peur de moi-même ! Quand mon sang bout, je suis capable de faire un coup de tête ; c’est pourquoi j’ai peur de moi-même !
— Changez votre crainte en sauvegarde, reprit Deronda. Que votre terreur soit dirigée sur l’idée d’accroître ce remords qui est si plein d’amertume pour vous ! Nous ne sommes pas toujours dans un état de surexcitation, et quand le calme est revenu, nous pouvons nous servir de notre mémoire et changer graduellement la pente de notre peur, comme nous le faisons pour nos autres goûts. Que votre crainte soit votre sauvegarde !
— Oui, je sais… je comprends ce que vous voulez dire. Mais si les sentiments de colère et de haine se réveillent, comment pourrais-je être bonne ? Et s’il vient un moment où je me sentirai étouffer et que je ne puisse l’endurer ?
Elle s’arrêta et regarda Deronda. L’expression de tristesse qu’elle vit sur son visage, la pénétra d’un sentiment inconnu ; la compassion répandue sur ses traits l’affecta d’un repentir pareil à celui qu’elle avait déjà ressenti ; et d’un ton implorant elle lui dit :
— Je vous fais de la peine ; je suis une ingrate ! Vous pouvez m’aider. Je penserai à ce que vous m’avez dit. J’essayerai. Ne sera-ce pas une peine pour vous que j’aie osé vous parler de mes chagrins ?.. C’est vous qui avez commencé, vous savez, quand vous m’avez blâmée. — Il y eut un sourire mélancolique sur ses lèvres, puis elle ajouta d’un ton désolé : — Ne sera-ce pas une peine pour vous ?
— Non, si cela peut servir à vous sauver d’un mal à venir ; autrement, ce serait une peine perpétuelle.
— Non, non ! Cela ne sera pas ! Je puis être, je serai meilleure parce que je vous aurai connu !
À ces mots elle quitta la chambre. Quand elle fut sur la première marche de l’escalier, sir Hugo, qui traversait le vestibule pour se rendre à la bibliothèque, la vit. Grandcourt n’était pas avec lui. Le baronnet, en entrant, aperçut Deronda dont le visage portait cette expression indéfinissable qui laisse deviner qu’un homme est encore sous le coup d’une scène qui vient d’avoir lieu.
— Est-ce que madame Grandcourt était ici ? demanda sir Hugo.
— Oui, monsieur.
— Où sont les autres ?
— Je crois qu’elle les a laissés à la promenade.
Après un instant de silence, pendant lequel sir Hugo regarda une lettre sans la lire, il dit :
— J’espère que tu n’as pas joué avec le feu, Dan… Tu me comprends ?
— Je crois que oui, monsieur, répondit-il après une légère hésitation ; mais je n’ai rien à répondre à votre métaphore. Il n’y a pas de feu, par conséquent point de risque de brûlure.
Sir Hugo le regarda d’un œil scrutateur, et dit enfin :
— Tant mieux ! car, entre nous, je me figure qu’un tonneau de poudre est caché dans cette maison.
XXXVII
Malgré les raisons qu’avait Deronda pour désirer d’être revenu à Londres, — raisons dans lesquelles sa sollicitude pour Mirah était mêlée d’un désir curieux d’en savoir davantage sur l’énigmatique Mordecai, — il ne voulut pas quitter l’abbaye avant sir Hugo, qui en partit sans attendre sa famille, afin d’être prêt pour l’ouverture du Parlement, le six février. Deronda prit ses quartiers dans Park-Lane, bien que son appartement fût suffisamment occupé par Hans Meyrick. Il s’y attendait, mais il ne trouvait pas que tout répondait à ses espérances.
Son impression première fut celle d’un plaisir pur et d’un contentement véritable en voyant son cabinet transformé en atelier, encombré de dessins et du contenu de deux grands coffres venus de Rome, le bas des fenêtres couvert d’une serge noire, et le blond Hans dans sa triomphante jeunesse, comme le génie présidant aux destinées de ce lieu, les cheveux plus longs et plus ébouriffés, le visage plus bizarrement plissé, et sa voix sonore plus vibrante que jamais. L’amitié qui régnait entre ces deux jeunes gens avait été chaudement entretenue depuis l’époque mémorable de Cambridge, non seulement par correspondance, mais encore par de petits épisodes de camaraderie à l’étranger et en Angleterre. Les premières relations de confiance d’un côté et d’indulgence de l’autre s’étaient développées en pratique, comme c’est habituellement le cas, lorsqu’elles ont si bien commencé.
— Je savais que vous aimeriez à voir mes statuettes et mes antiquités, dit Hans après les premières poignées de main et les premières questions, c’est pourquoi j’ai, sans scrupule, fait déposer mes caisses ici. Mais j’ai trouvé à Chelsea, dans le voisinage de ma mère et de mes sœurs, deux chambres où je m’installerai bientôt, quand on en aura gratté les murs et fait quelques réparations. C’est tout ce qu’il me faut. Vous voyez : je n’ai pas attendu pour me remettre au travail. Vous ne pouvez concevoir quel grand homme je suis en train de devenir ! La semence de l’immortalité a germé en moi.
— Je crois que ce n’est qu’une excroissance, une maladie des reins, riposta Deronda, accoutumé à traiter Hans comme un frère. — Il examinait en même temps ses dessins, quelques têtes rapidement ébauchées ; le même visage sous différents aspects.
— Qu’en pensez-vous ? lui demanda Hans, la palette en main, retouchant la toile posée sur son chevalet.
— La tête de face paraît trop massive ; autrement, les ressemblances sont bonnes, répondit Deronda d’un ton plus froid que d’habitude.
— Non, elle n’est pas trop massive, reprit Hans délibérément. J’ai remarqué cela. Il y a toujours un peu de surprise quand on passe du profil à la tête de face. J’agrandirai celle de Bérénice. Je fais une série de Bérénice… Regardez ces esquisses… Eh mais !.. j’y pense !.. Vous êtes justement le modèle qu’il me faut pour Agrippa. — Hans, les pinceaux en mains s’était rapproché de Deronda, mais il reprit vivement, comme s’il s’apercevait qu’il avait commis une erreur : — Non, non ! j’oubliais ; vous n’aimez pas à poser… pas même pour votre portrait ;… le diable soit de vous ! Cependant, j’ai trouvé un fameux Titus. Il y aura cinq tableaux pour la série : le premier, c’est Bérénice embrassant les genoux de Gessius Florus, et le suppliant d’épargner son peuple ; je l’ai là sur le chevalet. Puis celle-ci, où elle est sur le Xystus, avec Agrippa, adjurant le peuple de ne pas se faire de tort à lui-même par sa résistance.
— Les jambes d’Agrippa ne valent rien, fit observer Deronda.
— Elles sont bonnes réalistement, répartit Hans en faisant une grimace bouffonne. Les hommes publics ont souvent de vilaines jambes.
— Mais celles-ci sont aussi impossibles que celles de l’Alcibiade de Raphaël !
— Alors, elles sont bonnes idéalement. Les jambes d’Agrippa furent possiblement mauvaises ; je les idéalise en les faisant impossiblement mauvaises. Mais ne nous occupons pas des jambes maintenant ; la troisième esquisse de la série, c’est Bérénice se berçant de l’espoir de devenir impératrice romaine, en apprenant la proclamation de Vespasien comme empereur, et celle de Titus, son amant, comme le successeur de son père.
— Il faudra lui mettre une devise à la bouche ; sans cela, ceux qui verront ce tableau ne le comprendront pas. Vous ne pouvez faire exprimer cela par votre peinture.
— Alors elle leur fera sentir leur ignorance, — excellent effet d’esthétique. La quatrième, c’est Titus faisant partir de Rome Bérénice, bien que depuis dix ans elle partageât son Palais. Tous deux embarrassés ; tous deux tristes ; invitus invitam, comme l’a dit Suétone. J’ai trouvé un modèle pour cette brute de Romain.
— Donnerez-vous à Bérénice la figure d’une femme de cinquante ans ? Elle devait bien avoir cet âge-là.
— Non, non ! seulement quelques touches un peu mûres, pour indiquer les assauts du temps. Les beautés aux yeux noirs les soutiennent bien, la sienne particulièrement. Voici maintenant la cinquième. Bérénice seule, assise sur les ruines de Jérusalem. C’est de pure imagination ; cela aurait dû être ; peut-être cela fut-il : personne ne sait ce qu’elle est devenue ; c’est spirituellement indiqué par la fin de la série, puisqu’il n’y a pas de sixième tableau. — Ici Hans prétendant parler avec sublimité, releva la tête et fronça le sourcil, comme s’il avait voulu faire impression sur Deronda. — Vous le voyez, continua-t-il, je me sers du style homérique. Venez maintenant, et regardez la toile qui est sur mon chevalet ; elle est déjà avancée.
— L’attitude suppliante est réellement bonne, dit Deronda, après une contemplation d’un moment ; vous avez beaucoup travaillé pendant les vacances de Noël, car je suppose que vous n’avez commencé ce sujet que depuis votre retour à Londres.
Aucun d’eux, jusqu’à ce moment, n’avait prononcé le nom de Mirah.
— Non, dit Hans en ajoutant quelques touches à son tableau ; j’avais choisi mon sujet avant. J’accepte cette heureuse chance comme un augure : je me vois surgir tout à coup au milieu du monde comme un grand peintre. J’ai vu une femme superbe dans le Transtevère, les femmes les plus belles de ce quartier sont à moitié juives ; je vous montrerai l’esquisse de la tête de cette Transtévérine quand j’aurai mis la main dessus.
— Ce serait, à mon avis, un bon modèle pour votre Bérénice, dit Deronda, qui ne savait comment exprimer son mécontentement.
— Pas du tout. Le modèle doit être la plus belle juive qu’il y ait au monde et je l’ai trouvée.
— Êtes-vous sûre qu’elle aimera à figurer sous ce rôle ? Je ne crois pas qu’une femme lui déplaise plus que Bérénice. Sait-elle bien ce que vous allez faire ?
— Certainement. J’ai obtenu qu’elle se mît précisément dans cette attitude. Petite mère faisait Gessius Florus et Mirah embrassait ses genoux.
— Je crois pouvoir affirmer qu’elle ne sait rien de l’histoire de Bérénice, répliqua Deronda, plus indigné qu’il ne l’aurait voulu.
— Pardon, elle la connaît, — édition pour dames. — Bérénice fut une ardente patriote qu’aveuglèrent l’amour et l’ambition ; elle s’éprit de l’ennemi le plus acharné, le plus implacable de son peuple ; de là, Némésis. Mirah la prend pour une parabole tragique, et pleure en pensant à ce que dut souffrir cette femme repentante lorsqu’elle revint à Jérusalem et s’assit désolée au milieu de la désolation. C’est sa propre phrase. Je n’ai pas eu le cœur de lui dire que cette partie de l’histoire est de mon invention.
— Montrez-moi votre Transtévérine, dit Deronda pour changer de conversation.
— Cherchez dans ce portefeuille ; mes études de têtes sont toutes là, en désordre. Vous la trouverez peut-être à côté d’un étudiant bretaudé.
Après que Deronda eut tourné et retourné les dessins, il dit :
— On serait tenté de croire que toutes ces têtes sont de Cambridge. J’aurais peut-être mieux fait de commencer par l’autre côté ?
— Non ; elle doit se trouver vers le milieu. J’ai mis le contenu de deux portefeuilles dans un seul.
— Est-ce là un de vos étudiants ? demanda Deronda en sortant un dessin. C’est une jolie figure.
— Cela ? C’est un nommé Gascoigne. Rex Gascoigne, un bien excellent garçon. Je l’ai connu avant qu’il eût son diplôme. Il devait prendre ses grades l’année dernière, à Pâques : mais il tomba malade et dut rester à l’université une année de plus. Il faudra que je m’informe de lui ; j’ai besoin de savoir comment il va.
— La voici, je suppose, dit Deronda en montrant la tête de la Transtévérine.
— Ah ! fit Hans avec un geste de mépris ; trop grossière ! je n’étais pas encore régénéré.
Deronda se tut un moment ; il semblait embarrassé. Enfin, se tournant vers Hans :
— Meyrick, lui dit-il, mes scrupules sont peut-être excessifs, mais je me crois tenu de vous prier de renoncer à cette idée.
Hans prit une pose tragique et s’écria :
— Que je renonce à mes séries !.. à mes immortelles séries béréniciennes ?.. Réfléchissez à ce que vous me demandez… monsieur !.. Détruire, comme dit Milton, non pas une vie, mais une immortalité !.. Attendez au moins que j’aie déposé les ustensiles de mon art et que je me sois arraché les cheveux.
Deronda ne put s’empêcher de sourire et reprit :
— Peignez autant de Bérénices que vous voudrez, mais je désire que vous sentiez comme moi, — et peut-être y avez-vous déjà songé, — qu’il vous faut choisir un autre modèle.
— Pourquoi ? demanda Hans, qui devint sérieux.
— Parce qu’elle peut arriver à une position telle que son visage sera probablement reconnu. Madame Meyrick et moi, nous tenons beaucoup à ce qu’elle ait la réputation d’admirable cantatrice. Il est bon, — et c’est ce à quoi elle tend, — qu’elle puisse se rendre indépendante. Elle a pour cela les meilleures chances ; je lui ai assuré déjà une bonne introduction dans le monde, et je dois aller parler d’elle à Klesmer. Il se peut que son visage devienne très connu, et il est inutile que je m’explique, à moins que vous ne pensiez comme moi. Je crois que si Mirah voyait les choses sous leur véritable aspect, elle s’opposerait de toutes ses forces à ce qu’on l’affiche de cette manière ; elle ne permettrait pas que l’on se serve d’elle comme de modèle pour une héroïne de cette sorte.
Hans écoutait cette allocution, les pouces passés dans la ceinture de sa blouse ; sa figure offrait un mélange de surprise et d’amusement ; enfin il partit d’un éclat de rire ; mais, voyant que son ami en paraissait froissé, il se modéra et dit :
— Excusez mon rire, Deronda ; mais jusqu’à présent vous ne m’aviez pas donné l’avantage sur vous. S’il s’agissait de toute autre chose que de mes tableaux, j’avalerais chaque mot parce que c’est vous qui les dites ; mais croyez-vous donc que mes cinq toiles vont toutes être mises en ligne, remarquées et soigneusement étudiées par le public ? Folie, mon cher ! Mes tableaux demeureront probablement aussi ignorés que la susceptibilité la plus exagérée pourrait le désirer.
Daniel ne répondit rien, reconnaissant son erreur, quoique sa mauvaise humeur n’eût pas diminué.
— En supposant même, reprit Hans, que le public se jette sur mes tableaux, je ne vois aucune justice dans vos objections. Tout peintre, digne de la postérité, a représenté aussi souvent qu’il l’a pu la figure qu’il admirait le plus. C’est une partie de soi-même qu’il met dans tous ses tableaux ; il répand son influence de cette manière ; ce qu’il hait, il le met en caricature. Si un artiste pouvait peindre la femme qu’il aime autant de fois que l’on a peint la Stella maris, pour rappeler le courage des matelots, ce serait d’autant plus honorable pour elle.
— On peut répondre à toutes les objections quand on choisit son terrain, Hans : ce n’est pas de cette façon que l’on décide une question spéciale de conduite. Je puis admettre vos généralités, et cependant avoir raison en disant que vous ne devez pas afficher le visage de Mirah en la prenant pour modèle de Bérénice. J’abandonne la question de publicité ; ce que j’en avais dit manquait de raison. Mais (il hésita un moment), comme affaire privée même, il y a des motifs suffisants pour que vous vous absteniez de la peindre au point de vue que vous mentionnez. Vous devez sentir que sa situation actuelle est très délicate, et avant qu’elle ait acquis l’indépendance, il faut la ménager autant qu’une glace de Venise que l’on craindrait de briser, si on l’enlevait de la place où elle est en sûreté. Êtes-vous certain de votre discrétion ? Excusez-moi, Hans ; mais c’est moi qui ai trouvé Mirah, et cette circonstance m’oblige à veiller sur elle. Me comprenez-vous ?
— Parfaitement, dit Hans en lui répondant par un sourire de bonne humeur. Vous avez de moi une juste opinion, si vous dites que je dois briser toutes les glaces qui se trouveront sur mon chemin et que je me casserai le cou. Depuis que j’ai donné à mes parents l’embarras de ma naissance, tout ce que j’ai pris à cœur s’est, en quelque sorte, changé en embarras. Ma peinture est le dernier embarras, et je serai un embarras toute ma vie. Vous pensez maintenant que je dois être un embarras pour la maison ? Eh bien ! non, je suis régénéré. Vous croyez que je suis amoureux de Mirah jusque par-dessus la tête ? Vous ne vous trompez pas : je le suis. Mais vous croyez que je vais crier, gémir, gâter tout ? Vous vous trompez — d’une façon excusable — mais totale. J’ai entrepris le baptême par immersion ; mon respect répond pour moi ; demandez à petite mère.
— Ne comptez-vous pas parmi vos embarras un amour sans espoir ? demanda Deronda.
— Je ne veux pas appeler mon amour sans espoir, dit avec une froideur provocante Hans, qui, après avoir déposé palette et pinceaux, avait fourré ses pouces dans sa ceinture et s’éloignait un peu pour mieux contempler son tableau.
— Mon cher camarade, vous vous préparez des chagrins, dit Deronda. Elle n’épousera pas un chrétien, quand même elle l’aimerait. L’avez-vous entendue parler de son peuple et de sa religion ?
— Cela ne durera pas, répliqua Hans. Elle ne verra pas un juif qui soit tolérable. Tous les mâles de cette race sont insupportables avec leurs nez qui avancent d’une façon inadmissible.
— Elle peut retrouver sa famille, c’est son seul désir. Sa mère et son frère sont probablement des juifs orthodoxes.
— Je me ferai prosélyte si elle l’exige, fit Hans en riant.
— Ne dites point de sottise, Hans. Je croyais que vous professiez pour elle un amour sérieux.
— Je le professe aussi. Vous le croyez désespéré, mais moi pas.
— Je ne sais rien ; je ne puis dire ce qui est arrivé ! Il faut nous préparer à des surprises ; mais la plus grande pour moi serait qu’il y eût, dans les sentiments de Mirah, quelque chose sur quoi vous puissiez fonder une espérance romanesque. — Deronda sentit qu’il devenait méprisant.
— Je ne fonde pas d’espérances romanesques sur les sentiments d’une femme, répondit Hans, toujours porté à se montrer plus gai quand on lui parlait avec gravité. Pour mon roman, je fais appel à la science et à la philosophie. La nature a destiné Mirah à devenir amoureuse de moi. Le mélange des races le demande, la mitigation de la laideur humaine l’exige, l’affinité des contrastes l’assure. Je suis le contraste le plus complet de Mirah… un chrétien blond, qui ne peut pas chanter deux notes justes ! Qui donc a autant de chances que moi ?
— Tout cela est du persifflage ; vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites, Meyrick, dit Deronda en mettant la main sur l’épaule de Hans et en se sentant soulagé. J’étais fou de vous répondre sérieusement.
— Sur mon honneur je pense ce que je dis, répliqua Hans en posant à son tour sa main sur l’épaule de Deronda, de sorte que leurs yeux se rencontrèrent et s’arrêtèrent fixement les uns dans les autres. Je suis au confessionnal. Je voulais vous en parler sitôt votre arrivée. Ma mère dit que vous êtes le tuteur de Mirah, et se croit responsable de tout ce qui lui arriverait chez elle. Eh bien, je l’aime, je l’adore, je ne veux pas désespérer, je veux la mériter.
— Mon pauvre ami, cela ne se peut.
— J’aurais dû dire : je veux essayer de la mériter.
— Vous ne pourrez tenir cette résolution, Hans. Vous penserez à ce que vous devez à votre mère et à vos sœurs.
— Vous avez le droit de me faire des reproches, mon vieil ami, dit Hans avec douceur.
— Peut-être suis-je peu généreux ! s’écria Deronda, sans pourtant s’excuser ; mais ce n’est pas manquer de générosité si je vous avertis que vous vous livrez à des espérances vaines.
— Qui sera blessé si ce n’est moi, alors ! demanda Hans. Je ne lui dirai rien sans que je me croie sûr de la réponse. Je n’ose pas consulter les oracles, je préfère une heureuse caliginosité, comme dirait sir Thomas Browne ; je préfère courir la chance de perdre ici, que d’être sûr de gagner ailleurs. Toutefois, je ne boirai pas le poison du désespoir, bien que vous soyez disposé à me le verser. J’ai renoncé au vin ; laissez-moi un peu m’abreuver d’espoir et de vanité.
— De tout mon cœur, si cela peut vous faire quelque bien, répondit Daniel en repoussant légèrement Hans. Il avait fait tout son possible pour lui cacher son sentiment réel.
Quand il arriva à Chelsea, Deronda ne fut pas aussi rassuré qu’il l’aurait voulu, en constatant l’absence d’inquiétude de madame Meyrick sur son fils bien-aimé. Mirah semblait plus gaie que jamais et, pour la première fois, il la vit rire, quand on parla de Hans, naturellement premier sujet d’entretien de la mère. Mirah voulait savoir si Deronda avait vu Hans faire tous les rôles d’une pièce sans changer de costume.
— Il passe d’une figure à l’autre aussi vite que l’éclair, dit-elle ; il est d’une promptitude étonnante. Au théâtre, j’avais peu de goût pour les choses comiques ; elles duraient trop longtemps. Mais, en moins d’une minute, M. Hans fait le barde aveugle, puis Rienzi exhortant les Romains, ensuite un danseur et enfin un jeune désespéré ; j’en suis peinée pour eux, mais je ne puis m’empêcher de rire de les voir tous réunis en un seul. Et elle poussa un petit éclat de rire, ressemblant au chant du rossignol.
— Avant que Hans ne vînt, nous ne nous imaginions pas que Mirah pût rire, dit madame Meyrick en voyant Deronda qui l’observait.
— Hans paraît être en pleine force maintenant, dit Deronda d’un ton de congratulation ; je ne m’étonne pas qu’il vous égaie.
— Il n’a pas cessé d’être parfait depuis qu’il est revenu, répondit madame Meyrick, qui avait pris pour elle la dernière observation, pourvu que cela dure !
— C’est un grand bonheur, dit Mirah, de voir le fils et le frère dans cette chère maison. Je les entends parler de ce qu’ils ont fait quand ils étaient petits, et on se croit au ciel quand on voit une mère et un frère qui parlent de cette manière… Je n’ai jamais eu ce bonheur.
— Ni moi, dit Deronda involontairement.
— Vraiment ! s’écria-t-elle d’un ton de regret. Je voudrais que vous l’eussiez eu ; je voudrais que vous eussiez eu tout le bonheur possible !
Ces derniers mots furent prononcés avec une ardeur sérieuse, comme s’ils avaient fait partie d’une prière. Ses yeux étaient rivés sur ceux de Deronda qui, le coude appuyé sur le dos de sa chaise, la contemplait sous le jour nouveau de l’impression qu’elle avait faite sur Hans, et en pensant à la possibilité d’attraction de ces contrastes si complets. Après avoir exhalé sa pénible surprise, elle continua :
— M. Hans nous disait hier que vous pensiez tant aux autres, que c’est à peine si vous aviez besoin de quelque chose pour vous. Il nous a raconté la merveilleuse histoire de Bouddha se donnant en pâture à une tigresse affamée, pour l’empêcher de mourir de faim, elle et ses petits. Il a dit que vous feriez comme Bouddha. C’est ce que nous pensons toutes de vous.
— Oh ! je vous en prie, ne vous imaginez pas cela, s’écria Deronda, qu’une telle supposition exaspérait. Si même il était vrai que je m’occupasse tant que cela des autres, il ne s’ensuivrait pas que je n’eusse pas de besoins moi-même. Quand Bouddha s’est laissé manger par la tigresse, il pouvait aussi avoir très faim.
— Peut-être que s’il n’avait pas été mourant de faim, il n’aurait pas fait une aussi belle chose que de se laisser manger, dit Mab timidement.
— Oh ! Mab ! ne pensez pas ainsi ! dit Mirah. C’est enlever toute sa beauté à l’action.
— Mais si c’était vrai, Mirah ! demanda la raisonnable Amy. Vous prenez toujours pour vrai ce qui est beau.
— C’est qu’il en est ainsi, répondit Mirah avec douceur. Si quelqu’un a pensé ce qu’il y a de plus beau et de meilleur, cela doit être vrai.
— Qu’entendez-vous par là, Mirah ? reprit Amy.
— Je la comprends, fit Deronda pour venir à son aide. C’est une vérité en pensée, quoiqu’elle n’ait jamais été mise en action. Elle vit comme idée. Est-ce, cela ? demanda-t-il en se tournant vers Mirah, qui l’écoutait sans le regarder.
— Il faut que ce soit cela, puisque vous me comprenez ; mais je ne puis m’expliquer tout à fait, répondit-elle en rêvant, comme si elle cherchait une expression.
— Mais était-ce donc si beau de la part de Bouddha de se laisser manger par la tigresse ? demanda Amy. Ce serait un mauvais exemple.
— Le monde serait plein de tigres gras, ajouta Mab.
Deronda se mit à rire, mais il défendit le mythe.
— C’est comme un mot passionné, dit-il ; l’exagération est un éclair de ferveur. C’est une image exagérée de ce qui arrive chaque jour, c’est la transmutation de soi-même. Mais ne nous éloignons pas trop des matières pratiques. Je suis venu vous dire que j’ai eu hier une entrevue qui, je l’espère, sera très utile pour Mirah. J’ai vu Klesmer, le grand pianiste.
— Ah ! s’écria madame Meyrick avec satisfaction ; et vous pensez qu’il voudra l’aider ?
— Je l’espère. Il est très occupé, mais il m’a promis qu’il profiterait de son premier moment de liberté pour recevoir et entendre miss Lapidoth… comme il faut que nous apprenions à la nommer, — Deronda sourit à Mirah.
— si elle consent à aller chez lui.
— Avec reconnaissance, dit-elle tranquillement. Il veut m’entendre chanter pour juger s’il peut m’aider.
Deronda fut frappé de son grand sens sur les matières d’intérêt pratique.
— Je pense que cela ne vous sera pas pénible, puisque madame Meyrick veut bien vous accompagner chez Klesmer.
— Oh ! certes non, pas du tout ! Je l’ai fait toute ma vie ; je veux dire que j’ai fait bien des choses pour que les autres pussent me juger. J’ai même dû passer par de rudes épreuves. Je suis prête à tout supporter, à faire tout ce que l’on voudra. Klesmer est-il sévère ?
— Il est singulier, mais je ne le connais pas assez pour savoir s’il est ce que vous appelez sévère. Je sais qu’il a bon cœur, qu’il est bon en actions sinon en paroles.
— J’ai été habituée à être grondée et non à être louée, dit Mirah.
— Klesmer grogne bien un peu, reprit Deronda, mais en même temps il a comme un sourire dans les yeux. Malheureusement il porte lunettes, en sorte qu’il faut le prendre sous son bon jour pour voir ce sourire.
— Je n’aurai pas peur, repartit Mirah. Quand même il rugirait comme un lion, il ne veut que m’entendre chanter. Je ferai ce que je pourrai.
— Alors, je suis sûr que vous ne refuserez pas de venir chanter chez lady Mallinger, reprit Deronda. Elle compte vous demander le mois prochain, et invitera, pour vous entendre, beaucoup de dames, qui très probablement vous demanderont des leçons pour leurs filles.
— Comme nous montons vite ! dit madame Meyrick ravie. Vous ne pensiez pas devenir si rapidement grande, Mirah.
— Je suis un peu effrayée de m’entendre appeler miss Lapidoth, dit Mirah en rougissant. Ne pourrait-on m’appeler Cohen ?
— Je vous comprends, s’écria Deronda, mais je vous affirme qu’on ne peut vous appeler Cohen. C’est un nom impossible pour une cantatrice. C’est une de ces niaiseries pour lesquelles on est obligé de se conformer au préjugé vulgaire. Cependant, nous pouvons choisir un autre nom. comme les chanteurs en adoptent d’ordinaire, un nom italien ou espagnol, qui irait bien avec votre physique. En ce moment, pour Deronda, le nom de Cohen équivalait à la plus laide des marques jaunes.
Mirah réfléchit un peu et reprit :
— Non, si je ne puis m’appeler Cohen, je garderai le nom que j’ai toujours porté. Je ne veux pas me cacher. J’ai des amis pour me protéger. Et puis, si mon père était misérable, et avait besoin de secours. Non… s’écria-t-elle, en regardant madame Meyrick, je penserais alors qu’il pleure, comme je l’ai vu bien souvent, qu’il n’a personne pour le consoler, et que je me suis cachée de lui… moi qui lui appartiens !.. Tous ceux qui se sont dits ses amis, l’ont toujours abandonné.
— Vous ferez ce que vous croirez juste, ma chère enfant, dit madame Meyrick, je ne voudrais pas vous conseiller le contraire.
Elle n’avait, quant à elle, point d’indulgence ni de pitié pour ce père, et l’aurait volontiers laissé pleurer.
Deronda se disait : « Je suis vraiment stupide d’en vouloir à Hans. Comment pourrait-il ne pas l’aimer ? Mais c’est trop absurdement présomptueux de sa part d’avoir seulement l’idée de se l’approprier ; ce serait presque blasphémer que de supposer qu’elle pourrait se donner à lui. »
Pourquoi Deronda aurait-il nourri de telles pensées ? Il n’était pas homme à se glisser dans la place d’où il voulait exclure son ami, mais il ne pouvait nier que ce qui venait d’arriver n’eût éveillé en lui un nouveau sentiment pour Mirah. Cependant, ne pouvait-il pas faire une pénible découverte ? Que savait-il réellement de son origine ? La vérité lui ferait peut-être de la peine, et la probabilité semblait pencher de ce côté. Il se peut que Deronda souffrît davantage parce qu’il n’avait jamais eu de confident auquel il put s’ouvrir sur le sujet délicat de sa famille. Il avait quelquefois désiré cet ami, un jeune homme comme lui, qui aurait éprouvé une peine intime et qui n’aurait pas eu trop de confiance en lui-même. Mais il n’avait jamais rencontré l’ami qu’il s’était imaginé, et n’espérait plus le découvrir.
XXXVIII
La figure de Mordecai s’était incrustée dans l’esprit de Deronda comme une nouvelle question pour laquelle il se sentait de l’intérêt à obtenir la réponse. Mais cet intérêt ne dépassait pas une attente vague ; le juif à l’aspect phtisique, aux convictions ardentes et sans doute savant, gagnant sa vie en pratiquant un métier, comme Spinosa, ne répondait à aucune de ses prévisions.
L’effet de leur rencontre avait été tout autre pour Mordecai. Pendant bien des hivers, après s’être convaincu du déclin de sa vie physique, après avoir senti que sa solitude spirituelle devenait de plus en plus grande, il avait passionnément désiré rencontrer une jeune oreille dans laquelle il pourrait verser son âme, comme un testament ; une âme ayant assez d’affinités avec la sienne pour accepter le produit spirituel de sa courte et pénible vie, comme une mission qui devait être exécutée.
Quelques années s’étaient passées depuis qu’il avait commencé à jeter sur les hommes un regard pénétrant, à les mesurer, à chercher une possibilité qui devînt une conception de plus en plus distincte. Il voulait trouver un homme qui différât de lui : un homme qui aurait possédé tous les éléments de sympathie, mais d’un physique autre que le sien. Il voulait que ce fût un juif intelligent, instruit, moral, d’une nature prête à être complétée par lui ; mais son visage et son extérieur devaient être beaux et forts ; il devait être habitué à tous les raffinements de la vie sociale, et sa position libre de toute nécessité sordide ; il devait glorifier le nom juif et le rendre possible. L’esprit de Mordecai se reposait si constamment sur des images que ses pensées, dans leur cours, ressemblaient souvent à des rêves. Ainsi, pendant un temps, il ne s’imaginait l’être qui devait répondre à son appel que comme un objet éloigné, le dos tourné vers lui et ressortant en noir sur un ciel d’or. — La raison de ce ciel d’or résidait dans l’une des habitudes favorites de Mordecai. Il affectionnait particulièrement certains aspects poétiques de Londres, et l’une de ses stations préférées, quand sa force et son loisir le permettaient, étaient d’aller s’accouder sur le parapet de l’un des ponts de la Tamise, spécialement au lever et au coucher du soleil. Même lorsqu’il était penché sur les rouages d’une montre ou sur des bijoux qu’il réparait, dans une petite chambre sous les toits, n’ayant devant les yeux que des plâtras ou des briques écornées, de sales fenêtres aux vitres fendues ou à moitié brisées, son imagination vagabondait vers les endroits ou il avait l’habitude de trouver un panorama d’une immense étendue. Appuyé sur le parapet du pont de Blackfriars, regardant rêveur le fleuve imposant, large et calme, avec ses longues échappées demi-brumeuses, demi-lumineuses, avec ses rives bordées d’édifices gigantesques où vient se concentrer le commerce de l’univers, l’arrivée lointaine des bateaux et des barges, il voyait s’avancer vers lui une figure en laquelle il pouvait bientôt discerner beauté, jeunesse, raffinement, origine juive, noble gravité ; n’ayant point de ressemblance avec les visages qu’il avait vus chez les juifs de Hollande et de Bohême, ni avec les peintures qui lui revenaient en mémoire. Mais, avec ce mélange d’inconséquences qui nous appartient à tous, et non malheureusement, puisqu’il nous sauve de bien des erreurs, la confiance de Mordccai dans l’ami qui devait venir ne suffisait pas à le rendre passif, et il essaya d’expédients pathétiquement modestes et à sa portée, pour pouvoir se communiquer.
Il y avait maintenant deux ans qu’il résidait sous le toit d’Ezra Cohen ; on l’y considérait, avec beaucoup de bon vouloir, comme un composé d’ouvrier, d’instituteur, de vase de charité, d’idiot inspiré, d’homme pieux et — si l’on y avait regardé de près — de dangereux hérétique. Durant ce temps, le petit Jacob avait grandi et s’était avancé dans cette vivacité d’intelligence avec laquelle on a déjà fait connaissance par rapport à la coutellerie et à l’échange.
Il s’était attaché à Mordecai, qu’il regardait, à la vérité, comme un inférieur, mais qu’il n’en aimait pas moins ; il acceptait son habileté salutaire comme il aurait accepté les services d’un Djinn réduit à l’esclavage. Quant à Mordecai, il avait donné à Jacob ses premières leçons, et sa tendresse naturelle s’était aisément transformée en une espèce de paternité. Quoiqu’il fût intimement convaincu de la distance spirituelle qui existait entre lui et les Cohen, auxquels il n’aurait jamais essayé de faire la moindre communication sur son monde particulier, l’enfant émouvait ses entrailles, et il avait espéré trouver en lui les possibilités d’un long avenir. Ce sentiment avait crû dans son âme, d’abord sans préméditation, ensuite avec le but précis de verser dans l’oreille du petit être des choses qui auraient paru assez hétéroclites à un excellent commerçant qui les aurait entendues. Mais personne ne savait quand Jacob montait dans la chambre de Mordecai, par exemple, le jour où il avait peu à faire, ou bien à l’heure où l’ouvrage était terminé ; on ne savait pas davantage qu’après une courte leçon de lecture ou de calcul, le petit restait assis sur les genoux de son maître, dont souvent il fatiguait les membres affaiblis. La cause qui le faisait demeurer était peut-être la réparation d’un jouet, en quoi Mordecai était très adroit, et, quand il tenait ainsi son élève, il lui récitait un poème hébreu, dans lequel, bien des années plus tôt, il avait jeté toutes les ardeurs de sa jeunesse pour cette conception d’un avenir qui possédait son âme, et il faisait répéter les mots après lui par Jacob.
— L’enfant les aura gravés dans le cœur, pensait Mordecai, c’est une manière de les lui imprimer. Mes paroles pourront le diriger un jour, leur signification peut l’illuminer. Il en est de même pour les nations, après bien des jours.
Malheureusement, Jacob vit, un jour, dans la rue, un saltimbanque, et cette vue l’incita à une imitation musculaire bien éloignée de la nouvelle poésie hébraïque d’après le modèle de Jehuda Ha-levy. Mordecai était arrivé à un nouveau passage de son poème, et, dans son enthousiasme à réciter cette invocation, il n’avait pas remarqué que Jacob avait cessé de le suivre et quitté ses genoux. En s’arrêtant, il vit avec stupéfaction que le gamin s’était dressé sur ses mains, les pieds en l’air, imitant le saltimbanque et ramassant avec ses lèvres un penny qui était, pour le moment, un des plus importants trésors de ses poches. Ceci aurait pu passer pour une de ces petites farces enfantines auxquelles était habitué Mordecai ; mais, en ce moment, il en fut horripilé, comme à la vue d’une grimace de Satan sur ses prières…
— Enfant ! s’écria-t-il avec un éclat de voix qui remit Jacob sur ses pieds, et lui-même retomba sur sa chaise en frissonnant et en fermant les yeux.
— Quoi donc ? dit aussitôt le gamin ; mais ne recevant point de réponse immédiate, il serra les genoux de Mordecai pour le réveiller. Il ouvrit les yeux enfin ; son air était féroce. Il saisit l’enfant par ses petites épaules, et, à sa grande frayeur, lui murmura d’une voix rauque :
— Enfant, une malédiction est jetée sur ta génération. La montagne sera entr’ouverte ; on en transformera l’or en monnaie, et les ornements sacrés seront changés en joyaux et en pendants d’oreilles pour les femmes débauchées ! Ils prendront un nouveau nom ; mais l’ange de l’ignominie, avec son tison ardent, les connaîtra, et leur cœur sera la tombe des désirs qui changent leur vie en pourriture !
Mordecai venait de recevoir un coup dont il se ressentit longtemps ; sain d’esprit tout autant que facile à surexciter, il se jugea sévèrement et perdit confiance en lui-même.
Ce fut alors que, pendant sa garde habituelle de la vieille boutique du bouquiniste, il fut frappé par l’apparition de Deronda, et l’on peut comprendre maintenant pourquoi le regard de Mordecai prit une soudaine intensité d’intérêt, à l’aspect du nouveau venu, dont la figure et la forme lui semblaient réaliser le type depuis si longtemps conçu par lui. Mais le désaveu d’une extraction juive fut, pour le moment, une décourageante déception ; car il ébranlait sa confiance en rendant son attente indéfinie. Néanmoins, lorsqu’il retrouva Deronda assis à la table des Cohen, le désaveu fut pour un instant oublié ; la première impression revint avec une force nouvelle, semblant être garantie par cette deuxième rencontre sous des circonstances encore plus particulières que la première. En demandant à Deronda s’il savait l’hébreu, Mordecai était si fortement possédé par ce nouvel accès de persuasion, qu’il avait oublié l’absence de toute autre condition pour l’accomplissement de ses espérances. Mais la réponse négative les brisa de nouveau, et la déception fut encore plus pénible qu’auparavant. Après avoir quitté la table, à la fin de cette soirée de sabbat Mordecai passa ses journées dans un découragement profond et fut bien près de perdre toutes ses illusions. Il savait que l’étranger, dont il ignorait le nom, devait revenir pour retirer sa bague, et, malgré toutes les chances contraires, son désir de le revoir lui donna la persuasion qu’il le reverrait. Pendant tout le mois de janvier, il ressentit cette agitation croissante qui détourne les gens nerveux de toute occupation stable, comme s’ils étaient à la veille d’un événement attendu. Il ne pouvait plus donner de leçons à Jacob, ni fréquenter le club où il allait au moins une fois par semaine. La seule chose qu’il désirât était de se traîner jusqu’au fleuve, ce qu’il ne pouvait faire que rarement et avec difficulté. Il avait soif du vaste ciel, du spectacle infini des ponts, des lumières flottantes sur l’eau ; cela seul parvenait à le soulager et à le calmer.
XXXIX
Des événements importants pour Deronda arrivèrent le soir même de sa visite à la petite maison de Chelsea, où avait eu lieu le débat sur le nom que Mirah devait porter en public ; mais celui qui eut le plus de conséquence pour la famille qui l’habitait, arriva deux jours après. Vers quatre heures, une voiture s’arrêta devant la porte et on entendit sonner.
Toute la maisonnée était au complet ; les deux chambres avaient été débarrassées pour faire place au dessin de Kate et aussi à un grand travail de broderie qui occupait tout un côté du parloir ; madame Meyrick était penchée sur une des extrémités, Mab sur le milieu et Amy sur l’autre côté.
Mirah, dont les talents à manier l’aiguille étaient à peu près à la hauteur de ceux de l’oiseau du tailleur, son éducation en ce genre ayant été entièrement négligée, faisait la lecture à haute voix, assise sur un tabouret, position dans laquelle elle servait aussi de modèle à Kate, qui dessinait une vignette. Elle prononçait très distinctement et d’un son de voix délicieux, en lisant le charmant essai d’Elia, the praise of chimney sweeps (l’éloge des ramoneurs), et toutes souriaient à ce récit, quand la sonnette retentit ; elles se regardèrent surprises.
— Mon Dieu ! s’écria madame Meyrick, si c’était lady Mallinger ! Est-ce une grande voiture, Amy ?
— Non ; seulement un joli cab. Ce doit être un gentleman.
— Peut-être le premier ministre, répliqua Kate. Hans dit que l’homme le plus haut placé de Londres peut n’avoir qu’un joli cab.
— Oh ! oh ! oh ! fit Mab. Supposons que ce soit lord Russell !
Les cinq visages paraissaient s’amuser beaucoup, lorsque la domestique apporta une carte de visite ; mais, comme elle avait, par mégarde, laissé la porte du salon ouverte, on vit s’incliner devant madame Meyrick une figure très différente de celle du premier ministre ; un homme de haute taille, au visage massif, aux cheveux flottants, avec des lunettes d’or ; en un mot, ainsi que le vit madame Meyrick en jetant les yeux sur la carte : Julius Klesmer.
La petite mère tressaillit un peu, mais prompte à se remettre, et envisageant du premier coup d’œil la situation, elle fut satisfaite de ce que ce personnage était venu voir Mirah, au lieu d’exiger qu’elle vînt chez lui.
— J’espère, dit-il en s’adressant très respectueusement à madame Meyrick, n’avoir pas pris une liberté trop grande. Me trouvant dans le voisinage, je me suis permis de venir jusqu’ici afin de perdre le moins de temps possible. Notre ami, M. Deronda, m’a fait comprendre que j’aurais l’honneur de rencontrer ici une jeune dame, miss Lapidoth.
Dès son entrée, Klesmer avait parfaitement discerné Mirah ; mais poli à l’excès, il s’inclina d’abord devant les trois sœurs, comme s’il était incertain de la personnalité de la jeune dame en question.
— Ce sont mes filles, dit madame Meyrick ; voici miss Lapidoth, ajouta-t-elle en désignant Mirah de la main.
— Ah ! fit Klesmer, d’un ton d’attente satisfaite.
Puis il eut un sourire radieux et fit un profond salut à Mirah, qui, sans paraître aucunement surprise, laissait voir sur ses traits un plaisir calme. Le regard de Klesmer lui plaisait ; elle était certaine qu’il la gronderait en grand musicien et en homme excellent.
— Verriez-vous quelque obstacle à commencer notre connaissance en me chantant quelque chose ? demanda-t-il, sachant bien qu’il mettrait tout le monde à l’aise en bannissant les préliminaires.
— J’en serai, au contraire, très heureuse. Vous êtes bien bon de consentir à m’entendre, dit Mirah en allant au piano. — Dois-je m’accompagner moi-même ?
— Certainement, répondit Klesmer en s’asseyant, après toutefois en avoir attendu l’invitation de madame Meyrick, de façon à bien voir la chanteuse.
La rusée petite mère en fut enchantée et se dit : « Il aimera mieux son chant s’il la voit. »
Tous les cœurs féminins, excepté celui de Mirah, battaient d’inquiétude, terrifiés de l’aspect de Klesmer, assis comme un juge sévère, sur lequel elles jetaient des regards furtifs.
Quelle peine pour ces pauvres filles s’il allait dire quelque chose de disgracieux ! Elles se rassuraient cependant un peu, en pensant que le prince Camaralzaman, qui avait entendu ce qu’il y a de mieux, préférait le chant de Mirah à tout autre. Quant à cette dernière, elle paraissait encore plus à l’aise que d’habitude.
Le morceau qu’elle choisit était un air écrit sur les paroles de l’ode à l’Italie par Leopardi, commençant ainsi :
O patria mia, vedo le mura, e gli archi,
E le colonne, e i simulacri, e l’erme,
Torri degli avi nostri[2].
Après le récitatif venait une mélodie plaintive d’un rythme douloureux, suivie d’un chant de triomphe terminé par un allégro plein d’exaltation. Quand elle eut fini, Klesmer lui dit froidement :
— C’est de la musique du vieux Leo.
— Oui, il a été mon dernier professeur à Vienne ; si méchant et si bon ! dit Mirah avec un sourire mélancolique. Il avait prédit que ma voix ne serait jamais faite pour le théâtre, et il avait raison.
— Continuez, je vous prie, reprit Klesmer en avançant les lèvres et en croisant ses longs doigts. — Les trois sœurs le détestèrent unanimement de ce qu’il n’avait fait aucun éloge. Madame Meyrick en fut un peu alarmée. Mirah obéit simplement ; mais, pensant qu’il préférait le genre allemand, elle passa de la musique du prince Radziwill au chant de Gretchen dans Faust, sans s’arrêter pour l’interroger. Quand elle eut fini, il se leva, marcha jusqu’au bout de la petite chambre, et revint auprès du piano, d’où Mirah s’était levée aussi, et le regardait, ses petites mains croisées devant elle, attendant avec résignation son jugement. Alors d’un air souriant, les yeux étincelants, il lui tendit brusquement la main et lui dit :
— Serrons-nous les mains ; vous êtes artiste.
Mab crut qu’elle allait pleurer et les trois sœurs tinrent Klesmer pour adorable. Madame Meyrick poussa un long soupir. Mais le froncement de sourcil reparut aussitôt, et il reprit d’un ton un peu sec :
— Nous ne sommes pas faite pour jouer les grands rôles ; nous ne pouvons atteindre le ciel, comme les alouettes. Il faut que nous soyons modeste.
Mab cessa de le trouver adorable ; Mirah gardait le silence sachant bien qu’une opinion spécifique viendrait ; Klesmer continua :
— Je ne vous conseillerais pas de chanter ailleurs que dans un salon. Là, vous réussirez. À Londres, c’est une des meilleures carrières que l’on puisse choisir. Les leçons suivront. Consentiriez-vous à venir chanter dans une soirée que je donne chez moi mercredi ?
— Oh ! de tout mon cœur ! j’en serai bien reconnaissante, s’écria Mirah en rapprochant ses deux mains comme si elle priait. Je préfère à toute autre cette manière de gagner mon pain. Je tâcherai de me perfectionner. Que dois-je faire pour cela ?
Klesmer ne répondit pas tout de suite ; il fit craquer ses doigts, se mordit les lèvres, et dit enfin :
— Je vous présenterai à Astorga : c’est un excellent maître de chant, qui vous donnera son avis. — Puis, s’adressant à madame Meyrick, il ajouta : — Avec votre permission, madame Klesmer viendra vous faire une visite avant mercredi.
— Ce sera de sa part une bien grande bonté, répondit madame Meyrick.
— Vous lui chanterez quelque chose, reprit-il en se tournant vers Mirah. C’est une parfaite musicienne et vous trouverez peu d’âmes comme la sienne. Elle sera satisfaite de votre chant :
Vous savez le reste ?
— Oui dit vivement Mirah.
— Schœn[4] ! fit Klesmer qui lui tendit la main en signe d’adieu.
Il avait assurément choisi la meilleure manière de faire l’éloge de Mirah, et mesdemoiselles Meyrick lui avaient rendu toute leur estime. Mais imaginez ce que dut éprouver Mab, lorsque Klesmer, fixant tout à coup les yeux sur elle, dit avec décision :
— Je vois que cette jeune dame est musicienne !
— Oui, dit Mirah ; elle joue du piano.
— Oh ! Mirah, je vous en prie ; je gratte le piano, je n’en joue pas, s’écria Mab pleine d’angoisse à l’idée que ce devin, — Satan, sans doute, en pantalon gris, — allait lui ordonner de s’asseoir au piano. Mais quelle fut sa joie quand Klesmer, se tournant vers madame Meyrick, lui dit avec amabilité :
— Aimerait-elle d’accompagner miss Lapidoth mercredi, et d’entendre de la musique ?
— Ce serait le plus grand plaisir qu’on pût lui faire, répondit madame Meyrick ; elle en sera bien heureuse.
Klesmer alors s’inclina devant les trois sœurs plus qu’il ne l’avait fait encore et prit congé. Madame Meyrick ne put s’empêcher de le reconduire et ferma la porte derrière elle. Il la comprit, et lui dit avec un mouvement de tête un peu grondeur :
— Elle réussira. Si elle n’essaye pas de forcer sa voix, elle pourra s’en faire un revenu. Je sais que c’est le grand point ; Deronda me l’a dit. Vous veillez sur elle. Elle a l’air d’une bonne fille.
— C’est un ange, dit avec feu l’excellente femme.
— Non, repartit Klesmer en souriant ; c’est une jolie juive qui, je crois, a trouvé un ange gardien.
L’entretien se termina sur cette gracieuse expression. Les quatre jeunes filles s’étaient regardées sans rien dire, jusqu’à ce que, la porte se rouvrant, madame Meyrick rentra. Alors eut lieu l’explosion. Mab battit des mains et dansa tout autour de la chambre ; madame Meyrick embrassa Mirah et la bénit : Amy dit avec emphase : — Nous n’aurons jamais de toilette prête pour mercredi ! — et Kate s’écria : — Dieu soit loué ! ma table n’est pas brisée.
Mirah s’était assise sur le tabouret du piano ; elle ne parlait pas, mais les larmes roulaient sur ses joues pendant qu’elle regardait ses amies.
— Voyons, voyons, Mab ! dit madame Meyrick, viens t’asseoir ici et causons raisonnablement.
— Oui, causons, dit Mab en se remettant sur sa petite chaise et en se caressant les genoux. Hans a dit qu’il viendrait cette après-midi ; j’aurais voulu qu’il fût ici, mais il n’y aurait pas eu assez de place pour lui.
— Mirah, pourquoi êtes-vous triste ?
— Je suis trop heureuse, répondit-elle. Je vous suis si reconnaissante !
— Et lui, comme il a été bon !
— Oui, à la fin, s’écria Mab brusquement ; mais il aurait dû dire quelque chose d’encourageant plus tôt. Il me paraissait terriblement laid quand il fronçait le sourcil et qu’il disait : « Continuez. » Oh ! je le détestais alors depuis la pointe de ses cheveux jusqu’au bout de ses bottes vernies.
— Quelle bêtise, Mab ! dit Kate ; il a un profil splendide.
— Maintenant, oui ; mais pas alors. Enfin, je lui pardonne, fit Mab d’un air magnanime, parce qu’il m’a invitée. Je m’étonne comment il a pu savoir que j’étais la seule musicienne de nous quatre ? Est-ce parce que j’ai le front bombé et que je regarde en dessous, comme un lézard sous une pierre ?
— C’est sa manière d’écouter, mon enfant, répondit madame Meyrick. Il a des lunettes magiques et il voit tout. Compte là-dessus. — Mais quelle est cette citation allemande à laquelle vous avez si promptement répondu Mirah, petite chatte savante ?
— Oh ! ce n’est pas de la science, répondit Mirah, qui ne put s’empêcher de sourire à travers ses larmes. Je l’ai dite bien des fois, et c’est une leçon que j’ai souvent apprise. Cela signifie qu’il est plus sûr de faire quelque chose — chanter ou quoi que ce soit — devant ceux qui savent et comprennent.
— Je suppose que c’est pour cela que vous n’avez pas éprouvé le moindre sentiment de frayeur, dit Amy. Mais, maintenant, il faut que nous parlions de notre toilette pour mercredi.
— Je n’ai besoin de rien de mieux que cette robe de mérinos noir, dit Mirah en se levant pour faire juger de l’effet ; des gants blancs et des bottines neuves.
Elle avança son petit pied, encore chaussé des fameuses pantoufles de feutre.
— Voici Hans, dit madame Meyrick, taisez-vous et sachons ce qu’il dira sur la toilette. Les artistes sont les meilleurs conseillers en ces sortes de choses.
— Et cependant vous ne me consultez pas, maman, dit Kate en levant les yeux avec un air de reproche comique. Je remarque que les mères sont comme les gens avec lesquels j’ai affaire : les mérites des demoiselles sont toujours taxés à bas prix.
— Ma chère enfant, les garçons nous donnent tant de mal, que nous n’en finirions pas avec eux si nous ne leur faisions pas accroire qu’ils en valent la peine, dit madame Meyrick au moment où son fils entrait.
— Hans, nous avons besoin de ton avis sur la toilette de Mirah. Un grand événement est arrivé ; Klesmer est venu ici ; elle doit chanter mercredi chez lui devant du beau monde. Elle croit que cette robe peut aller.
— Voyons, dit Hans.
Mirah, dans sa manière enfantine, se tourna devant lui pour qu’il pût bien la regarder, et lui, s’éloignant un peu, mit un genou sur un escabeau pour mieux l’examiner.
— Ce serait un bon costume de théâtre pour moi, continua-t-elle, dans un rôle où je devrais paraître en pauvre juive qui va chanter chez des chrétiens du grand monde.
— Oui, cela ferait de l’effet, dit Hans ; ce serait drôle au milieu des chiffons à la mode.
— Mais il ne faut pas mettre toute la pauvreté de votre côté, Mirah ! dit Amy. Il y a beaucoup de chrétiens pauvres, des juifs énormément riches, et des juives à la mode.
— Je ne voulais rien dire de mal, objecta Mirah ; seulement j’ai été habituée à penser à ma toilette pour mes rôles dans les pièces de théâtre. Presque toujours j’avais un costume simple.
— La chose me paraît contestable, dit Hans, qui devint tout à coup aussi méticuleux et aussi difficile que Deronda à propos de ses tableaux de Bérénice. — Cela paraîtrait un peu trop théâtral. Il ne faut pas que nous vous fassions jouer le rôle d’une pauvre juive ; il ne faut même pas que vous soyez juive du tout.
Hans éprouvait un secret désir de neutraliser la juive dans la vie privée, et il courait le danger de révéler son secret.
— Mais je le suis réellement, répliqua Mirah, je ne prétends pas être autre chose ; je ne serai jamais autre chose. Je me sens toujours juive.
— Mais nous ne pouvons pas le sentir sur vous, dit Hans d’un ton soumis. Qu’est-ce que cela signifie qu’une femme parfaite soit ou ne soit pas juive ?
— C’est votre manière aimable de faire mon éloge : je n’ai jamais été louée ainsi jusqu’à présent, dit-elle avec un sourire qui faillit le rendre fou et qui le fit se sentir de plus en plus cosmopolite.
— Les gens ne pensent pas à moi, reprit-il d’un air plus gai, comme à un peintre chrétien. Ils me jugent comme un jeune homme imparfaitement beau et peintre sans espérances.
— Mais nous nous écartons de la toilette, dit Amy. Si celle-ci ne peut convenir, comment ferons-nous pour en avoir une d’ici à mercredi ? c’est demain samedi !
— Elle doit aller, insista Mirah. Elle est réelle, vous savez… même quand elle semblerait théâtrale. La pauvre Bérénice assise sur les ruines, — chacun peut dire que c’était théâtral, mais je sais que c’est ce qu’elle aurait fait.
— Je suis un scélérat ! s’écria Hans démonté par cette confiance mal placée. C’est de mon invention. Personne ne sait si elle l’a fait. Me pardonnerez-vous de ne pas vous l’avoir avoué plus tôt ?
— Oh ! oui ! dit Mirah après une pause de surprise momentanée. Vous saviez que c’est ce qu’elle ferait certainement ! Une juive qui n’avait pas été fidèle, qui avait fait ce qu’elle fit et qui s’en repentait ! Elle ne pouvait avoir d’autre consolation que de s’affliger elle-même !.. Et où serait-elle allée ?.. C’est très bien à vous d’être si parfaitement entré dans les sentiments qu’une juive doit éprouver !
— Les juives de ce temps-ci, assises sur des ruines ! dit Hans qui se sentait échec et mat. Cela n’est bon que pour des tableaux
— Mais la toilette, insista Amy, est-elle décidée ?
— Oui, n’est-ce pas ? dit Mirah d’un ton suppliant, en regardant madame Meyrick, qui, à son tour, regarda son fils, et lui demanda :
— Qu’en penses-tu, Hans ?
— Cette toilette ne peut aller, répondit-il avec dérision. Mirah ne va pas s’asseoir sur des ruines. Prenez un cab, petite mère, et allez avec elle dans Regent street. Vous avez grandement le temps de trouver ce qu’il faut : une robe de soie noire, comme les dames en portent ; on ne doit pas la prendre pour une enfant de charité. Elle a assez de talent pour que les autres soient ses débiteurs.
— Je crois que c’est ce qu’aimerait M. Deronda, dit madame Meyrick ; il voudrait qu’elle eût une jolie toilette.
— Naturellement, appuya Hans avec un peu d’ironie. Vous pouvez vous en rapporter à moi pour le goût d’un gentleman.
— Je ferai tout ce que M. Deronda voudra, dit gravement Mirah, en voyant que madame Meyrick la regardait.
Quant à Hans, pirouettant sur ses talons, il alla jusqu’à la table de Kate et regarda ses dessins, comme s’il avait besoin de donner une nouvelle direction à son intérêt.
— N’aimerais-tu pas à faire une étude sur la tête de Klesmer, Hans ? lui demanda Kate. Je suppose que tu l’as vu souvent ?
— Si je l’ai vu ? s’écria Hans ; et aussitôt, relevant la tête, il alla s’asseoir au piano, regarda autour de lui, comme s’il examinait son public et posa perpendiculairement les doigts sur le clavier. Mais immédiatement il se retourna, regarda Mirah, et lui dit presque timidement :
— Vous n’aimez peut-être pas cette imitation burlesque ? il faudra toujours me dire de m’arrêter quand vous n’approuverez pas mes bêtises.
Mirah avait souri en voyant cette preste contrefaçon ; elle souriait encore, mais on voyait que cela ne l’amusait pas. Elle dit :
— Merci : mais jamais vous n’avez rien fait que je n’aimasse pas. Je crois qu’il ne l’aurait pas pu, puisqu’il vous appartient, ajouta-t-elle en regardant madame Meyrick.
Les espérances de Hans se ranimèrent. Comment la rose pourrait-elle empêcher les abeilles de venir successivement lui prendre son odeur suave en signe d’attachement personnel ?
XL
Deronda était sorti de chez madame Meyrick dans un état d’esprit qui le faisait aspirer après un exercice corporel, afin de dissiper ce qu’il était tenté d’appeler « les fumées de son tempérament ». Il allait vers la cité, et la vue de Chelsea Stairs, avec les bateaux qui attendaient, le décidèrent à héler une embarcation. Il se saisit des avirons.
Son intention était d’aller jusqu’à la boutique de M. Ram, où, la veille, il était arrivé trop tard pour le moment de la faction de Mordecai et où on lui apprit qu’elle avait lieu invariablement de cinq à six. Il désirait tout particulièrement faire plus ample connaissance avec cet hôte remarquable des Cohen avant de retirer sa bague ; il comptait que l’entretien qu’il aurait avec lui ne finirait pas aussi brusquement et aussi vite que le dernier ; il y tenait d’autant plus que leur rencontre future n’aurait pas été facile.
Quand le bateau approcha du pont de Blackfriars, où Deronda voulait aborder, il était quatre heures et demie ; le jour tombait et colorait le ciel de pourpre et d’or, pendant que la rivière, comme dans un mouvement lumineux, reflétait son éclat dans ses bouillons et ses courants, sur les voiles brunes, les barges chargées de charbon, répondant ainsi à la couleur merveilleuse du ciel.
Se sentant réchauffé, Deronda quitta les rames et endossa son surtout. Comme il levait la tête pour fermer le bouton supérieur, ses yeux s’arrêtèrent sur une figure bien connue, qui le regardait du haut du pont. C’était celle de Mordecai, qui avait aperçu le bateau, d’abord simplement parce qu’il s’approchait, et ensuite avec des impressions qui le firent tressaillir. Il était ému ; un pressentiment l’agita jusqu’à ce qu’enfin la figure qui s’avançait se levât — la figure de ses visions ! — et aussitôt, avec la main, il lui fit des signes d’accueil répétés.
Deronda, désireux que Mordecai le reconnût et l’attendît, ne perdit pas de temps pour signaler sa présence et répondit à ses gestes. Mordecai leva son chapeau et le salua ; pour lui, la prophétie qu’il sentait dans son cœur était accomplie. Obstacles, inconvénients, tout disparaissait dans la satisfaction qui inondait son âme. L’ami qu’il s’était figuré depuis si longtemps sortait du ciel d’or et lui faisait signe qu’il était venu. Telle était l’actualité. Le reste devait être aussi.
En quelques minutes, Deronda eut débarqué, payé son batelier, et rejoint Mordecai, qui était resté tranquillement à l’attendre.
— Je suis bien heureux de vous trouver ici, lui dit Deronda, car j’avais l’intention d’aller voir à la boutique de M. Ram si vous y étiez. J’y suis venu hier ; peut-être vous l’a-t-on dit ?
— Oui ; c’est pourquoi vous m’avez trouvé sur le pont.
Cette réponse, faite sur un ton de gravité simple, parut mystérieuse à Daniel. Les particularités de cet homme seraient-elles vraiment associées à une sorte d’aliénation mentale, comme l’avait fait supposer Cohen ?
— Vous ne saviez pas que j’avais été à Chelsea ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Non, mais je comptais vous voir descendre la rivière. Il y a cinq ans que je vous attends.
Les yeux enfoncés de Mordecai se fixaient sur ceux de l’ami enfin arrivé, et exprimaient une confiance pleine d’affection, à la fois pathétique et solennelle. Deronda n’y répondait pas, parce qu’il croyait que cette relation si étrangement avouée était fondée sur une illusion.
— Ce sera pour moi, répondit-il d’un ton sérieux, une grande satisfaction de pouvoir vous être utile. Voulez-vous monter dans un cab ? Je vous conduirai où vous désirez aller. Votre courte respiration doit vous empêcher de beaucoup marcher.
— Allons à la librairie ; voici bientôt mon heure de m’y rendre. Mais avant, regardons un peu la rivière, dit Mordecai en se retournant et en parlant à voix basse, quoique fortement surexcité. Voyez le ciel comme il s’estompe lentement ! J’ai toujours aimé ce pont, j’y restais des heures entières quand j’étais enfant. Les messagers célestes s’y donnent rendez-vous. Ce que les maîtres ont dit est vrai : chaque ordre de choses a son ange. C’est ici que j’ai reçu les messages du ciel et de la terre. Quand j’étais robuste, j’attendais ici la venue des étoiles dans la profondeur des cieux ; le coucher du soleil a toujours été mon moment préféré. Moi aussi, mon coucher est proche ; il s’avance lentement ; c’est mon déclin ; mais il m’a apporté une vie nouvelle, un nouveau moi-même, qui vivra quand mon souffle se sera éteint.
Deronda ne répondit pas ; il se sentait extrêmement ému. Son premier soupçon que Mordecai pouvait être sujet à des hallucinations, — qu’il était devenu monomane pour s’être trop appesanti sur un sujet qui avait porté un rude coup à son organisme malade, — s’était changé en attente plus confiante. Cette impression lui venait de la quiétude que la conviction de l’accomplissement répandait sur les manières de Mordecai.
— Allons maintenant ! dit celui-ci. Et, tout en cheminant, il ajouta :
— Nous descendrons par le bout de la rue et nous irons jusqu’à la boutique. Vous pourrez, en attendant, examiner les livres, car M. Ram nous laissera bientôt seuls.
Cet enthousiaste était aussi prudent, aussi vif à juger de l’esprit des autres, que s’il eût été cet antipode de tout enthousiasme qu’on appelle « un homme du monde ». L’idée de Mirah s’était présentée à Deronda pendant cette étrange expérience, mais il pressentait que ce serait Mordecai et non lui qui dirigerait leur entretien ; il ne savait plus quelles questions lui poser et intérieurement il se disait : « Il me semble que je deviens superstitieux, comme si je m’attendais à un oracle qui doit interpréter ma destinée. Il faut qu’il y ait une puissante relation entre cet homme et moi, puisqu’il la sent si fortement. »
Dix minutes plus tard, ils étaient seuls dans la petite boutique éclairée par le gaz ; ils s’assirent en face l’un de l’autre, la tête découverte, sentant instinctivement le besoin de se voir en plein visage. Mordecai s’appuyait sur le comptoir et Deronda contre le mur, séparés par un intervalle de quatre pieds à peine.
— Vous ne pouvez pas savoir, commença Mordecai, ce qui m’a guidé vers vous et nous réunit en ce moment. Vous en êtes étonné ?
— Je ne suis pas impatient, répondit Deronda. Je suis prêt à écouter tout ce que vous voudrez me dévoiler.
— Vous voyez une des raisons pour lesquelles j’avais besoin de vous, reprit Mordecai avec calme, comme s’il voulait ménager ses forces. Je suis mourant ; le jour va finir… la lumière pâlit… bientôt nous ne serons plus capables de nous distinguer l’un l’autre ! Mais vous êtes venu à temps.
— Je m’en réjouis, murmura avec émotion Deronda, qui n’aurait pas voulu dire : « Je vous prie de ne pas vous abuser sur mon compte » ; ce mot, abuser, aurait, selon lui, été cruel en ce moment.
— Les raisons cachées pour lesquelles j’ai besoin de vous, reprit Mordecai, ont commencé il y a longtemps… dès mes jeunes années… quand j’étudiais dans un autre pays. Alors des idées, des idées chéries, me vinrent parce que j’étais juif ; ces idées étaient un devoir à accomplir parce que j’étais juif ; elles étaient une inspiration parce que j’étais juif et que je sentais battre dans ma poitrine le cœur de ma race. Elles furent ma vie ; jusqu’à elles, je n’étais pas né complètement. Je considérais ce cœur, ce souffle et cette main, — il pressait convulsivement sa main contre sa poitrine et étendait devant lui ses doigts amaigris ; — je considérais mon sommeil et mes veilles, et le travail par lequel je nourrissais mon corps, et les paysages qui frappaient mes yeux, comme un aliment pour la flamme divine. Mais j’avais agi comme un homme qui erre et qui grave ses pensées sur les rochers d’un désert ; et, avant qu’il me fût possible d’en changer le cours, arrivèrent les soucis, les labeurs, et la maladie qui me barrèrent le chemin et me lièrent à ce fer qui se ronge lui-même dans mon âme. C’est alors que je me dis : « Comment, quand s’exhalera mon dernier souffle, empêcherai-je ma vie intérieure d’être étouffée ? »
Mordecai s’arrêta ; il avait besoin de laisser reposer un peu cette pauvre poitrine, fatiguée par la chaleur qu’il mettait à son débit. Deronda n’osait parler ; le silence dans ce petit espace, après cette lutte de ferveur, était mélangé de terreur et de compassion ; Mordecai reprit :
— Cependant, vous pouvez vous méprendre sur moi. Je ne parle pas, croyez-le bien, comme un rêveur ignorant, remettant à neuf d’anciennes pensées, n’ayant jamais vogué au milieu des grands courants du monde ! L’anglais est ma langue maternelle ; l’Angleterre est le pays natal de ce corps qui est l’enveloppe fragile de l’arbre fruitier, dont la semence peut fructifier dans le désert. Ma vie véritable s’est alimentée en Hollande, auprès du frère de ma mère, un rabbin très instruit ; quand il mourut, j’allai étudier à Hambourg, puis à Gœttingue, afin d’avoir un coup d’œil plus vaste de mon peuple et du monde des gentils, enfin pour boire à toutes les sources de la science. J’étais jeune ; je me sentais libre ; je vis nos centres principaux en Allemagne. Je n’étais pas dans la pauvreté, j’avais un métier. Je me disais : « Qu’importe que mon lot soit celui de Joshua ben Chanania ! Après la dernière destruction, il gagna son pain en fabriquant des aiguilles, et pourtant, dans sa jeunesse, il avait été chanteur sur les degrés du temple et il se rappelait ce qui était avant que la gloire partît. » Je me disais encore : « Que mon cœur demeure dans la pauvreté ; que mes mains soient celles d’un ouvrier ! mais que mon âme soit un temple de souvenance où entrent les trésors du savoir et dans le sanctuaire duquel repose l’espérance ! » Je savais ce que je choisissais. Les autres s’écriaient : « Il se nourrit de visions ! » et je ne le niais pas ; les visions sont les créatrices et les nourrices du monde. Je mesure le monde tel qu’il est, mais je vois celui que la vision créera à nouveau. Vous n’avez pas devant vous un cerveau en délire, un homme qui s’éloigne de la vie de ses semblables.
Mordecai s’arrêta, et Deronda, devinant qu’il attendait une réponse, lui dit :
— Rendez-moi la justice de croire que je n’ai aucune inclination à traiter vos paroles de délire. J’écoute sans préjugés. L’expérience que j’ai acquise me fait prendre un vif intérêt à l’histoire d’une destinée spirituelle embrassée volontairement, et embrassée dès la jeunesse.
— Une destinée spirituelle volontairement embrassée dès la jeunesse, reprit Mordecai comme correctif. Dès mon enfance, l’âme était complète en moi ; elle avait apporté avec elle son propre monde, un monde médiéval, dans lequel les hommes faisaient revivre l’ancienne langue dans de nouveaux psaumes de l’exil. Ils avaient absorbé la philosophie des gentils dans la foi juive et ils aspiraient encore vers un centre pour notre race. C’est une de leurs âmes qui renaquit en moi et qui fit revivre les souvenirs de leur monde. Elle avait voyagé en Espagne et en Provence ; elle avait discuté avec Jben-Ezra ; elle s’était embarquée avec Jehuda Ha-levy ; elle avait entendu les hurlements des croisés et les gémissements d’Israël torturé. Quand sa langue muette fut déliée, elle parla le langage qu’ils avaient rendu vivant et qu’ils arrosèrent avec le nouveau sang de leurs ardeurs, de leurs douleurs, de leur foi martyrisée ; elle chanta sur la même cadence que leurs airs.
Mordecai s’arrêta encore et reprit comme dans un murmure :
— Tant qu’elle sera emprisonnée en moi, elle n’en apprendra jamais d’autre.
— Alors, vous avez tout écrit en hébreu ? demanda Deronda, qui se souvint, avec une certaine inquiétude, de sa première question sur sa connaissance de cette langue.
— Oui ; oui, reprit Mordecai avec une lamentable tristesse ; dans ma jeunesse, j’ai erré dans cette solitude, ne sentant pas que c’était une solitude. J’étais entouré de morts illustres ; les martyrs m’environnaient et m’écoutaient. Mais bientôt je m’aperçus que les vivants étaient sourds à ma voix. D’abord je crus à un long avenir. Je me disais qu’une part de mon héritage israélite était une patience inaltérable et qu’une autre était l’habileté à chercher diverses méthodes pour féconder une place où les planteurs avaient désespéré. Mais l’Éternel m’envoya de nouveaux messagers : je dus plier sous le joug qui opprime la grande multitude née de la femme ; des peines de famille me rappelèrent ; il me fallut travailler, m’inquiéter et non pour moi seul. Puis je demeurai de nouveau solitaire ; mais l’ange de la mort s’était tourné vers moi et m’avait touché : constamment je le sentais sur mes pas. Mes efforts ne se ralentirent pourtant point. Je suppliai pour que l’on m’écoutât et que l’on m’aidât. Je parlai, j’allai aux hommes de notre peuple, au riche en influence et en savoir, au riche en fortune matérielle ; mais je n’en trouvai pas un qui voulût me comprendre. J’étais repoussé par l’erreur ; on m’offrait de petites sommes par charité. Rien d’étonnant à cela. Je paraissais pauvre ; je portais avec moi un paquet de manuscrits hébreux ; je disais que nos principaux instituteurs trompaient l’espoir de notre race. L’étudiant et le marchand étaient trop affairés pour m’écouter ; le mépris seul servait d’interprète entre eux et moi. L’un disait : « Le livre des Mormons n’aurait jamais pu être compris s’il avait été écrit en hébreu, et, si vous vous adressez à nos savants, il n’est pas probable que vous puissiez leur rien apprendre. » En cela, il touchait à une vérité.
Ces derniers mots furent prononcés avec une ironie visible.
— Mais, dit Deronda, quoique vous ayez pris l’habitude de n’écrire qu’en hébreu, je suis sûr que peu d’hommes se serviraient de l’anglais aussi bien que vous.
Mordecai hocha gravement la tête, et répondit :
— Trop tard ! trop tard ! Je ne puis plus écrire. Mon écriture serait comme mon souffle épuisé ; et encore, ce souffle peut éveiller la pitié ; l’écriture non. Si j’écrivais maintenant en anglais, je ressemblerais à un homme qui frappe sur une planche pour appeler ceux qui ne connaissent pas d’autre son que la cloche. Mon âme entend les défauts de mes paroles. Une nouvelle écriture de ma part serait comme ce corps, — Mordecai étendit le bras ; — peut-être y trouverait-on intérieurement le Rouach-ha-Kodesch[5] et le souffle de la pensée divine, mais les hommes s’en moqueraient et diraient : « Pauvre juif ! » et ceux qui souriraient le plus seraient les hommes de mon peuple !
Mordecai laissa tomber ses mains inertes et sa tête s’affaissa mélancoliquement sur sa poitrine ; il avait momentanément perdu tout espoir.
— Je suis touché, dit Deronda d’une voix claire mais grave, qui résonnait comme une corde sympathique, — je suis fortement touché de te que vous dites. Mais pardonnez-moi si je parle hâtivement, il n’est pas besoin d’enterrer ce que vous avez écrit. Nos moyens de publication sont à votre portée. Si vous voulez vous fier à moi, je puis vous assurer tout ce qui vous sera nécessaire à cette fin.
— Ce n’est pas assez, reprit vivement Mordecai, qui venait de recouvrer la mémoire et la confiance ; ce n’est pas tout ce que je veux de vous. Il ne faut pas que vous soyez seulement une main pour moi, mais une âme ; il faut croire en ma croyance ; il faut être ému par mes raisonnements ; il faut espérer ce que j’espère ; il faut voir la vision que je vous désignerai, il faut apercevoir la gloire où je la vois ! À mesure qu’il parlait, Mordecai s’était rapproché de Deronda et lui avait saisi le bras. Son visage, qui n’était pas à plus d’un pied de celui de son confident, s’éclairait d’une flamme pâle respirant la confiance, et il continua :
— Vous serez ma vie : elle sera replantée et croîtra. Vous recueillerez l’héritage qui s’est amassé depuis des siècles. Les générations se pressent en foule sur mon étroite vie comme sur un pont ; les choses qui ont été et celles qui doivent être y sont rassemblées ; le pont va se briser ! Mais je vous ai trouvé ; vous êtes venu à temps. Vous prendrez l’héritage que le mauvais fils refuse, vous relèverez les tombes sur lesquelles ne peuvent passer ni la charrue, ni la herse, ni le pic du chercheur d’or. Vous prendrez l’héritage sacré du juif.
Deronda était devenu aussi pâle que Mordecai. Il sentait que ce serait cruel de répondre par l’hésitation et par le doute à cette ardente nature souffreteuse, qui était peut-être dans un moment d’exaltation et de confiance. Avec un tact exquis et avant de répondre, il posa doucement sa main sur celle de Mordecai qui l’étreignait ; cela valait mieux qu’un discours. Puis, sans se hâter, et comme craignant d’avoir tort, il murmura :
— Avez-vous donc oublié ce que je vous ai dit la première fois que nous nous sommes vus ? Ne vous rappelez-vous pas que je vous ai répondu que je n’étais pas de votre race ?
— Cela ne peut être vrai, répondit inopinément Mordecai, sans donner le moindre signe d’abattement. — La main sympathique qu’il sentait sur la sienne le faisait résister énergiquement à toute parole de dénégation. Deronda se sentit incapable de rien répondre. Mordecai, trop entièrement possédé par la suprême importance de la relation établie entre Deronda et lui pour se soucier de ses paroles, fit suivre sa première affirmation d’une seconde, qui lui vint sur les lèvres comme la suite naturelle d’une conviction depuis longtemps chérie :
— Vous n’êtes pas sûr de votre origine.
— Comment savez-vous cela ? s’écria Daniel en tressaillant et en retirant sa main, qu’il avait posée sur celle de Mordecai.
— Je le sais, je le sais ; que serait ma vie sans cela ? dites-moi tout. Dites-moi pourquoi vous niez ?
Il ne pouvait concevoir ce que cette demande était pour Deronda ; il ne pouvait deviner à quel point il touchait à une sensibilité secrète, à une réticence qui durait depuis des années ; il ne pouvait savoir que l’incertitude sur laquelle il insistait comme sur une part de son espoir, avait toujours été pour Daniel la menaçante possibilité d’une révélation déchirante sur le compte de sa mère. Le moment était solennel pour lui. Après avoir hésité quelques instants, faisant un violent effort sur lui-même et décidé à avouer brièvement la vérité, il dit :
— Je n’ai jamais connu ma mère ; je ne sais rien d’elle. Je n’ai jamais donné le nom de père à un homme, mais je suis certain que mon père est Anglais.
La voix grave du jeune homme tremblait pendant qu’il faisait cet aveu, et en même temps il éprouvait un étonnement immense provoqué par les étranges circonstances qui l’avaient amené à le faire. C’est à peine si Mordecai avait usé de son pouvoir pour décider l’ami, qu’il avait mystérieusement choisi, à se confier à lui.
— On le saura ! s’écria-t-il triomphalement ; tout s’éclaircira ! Le monde croît sans cesse et sa forme est liée à la croissance de l’âme. Trouble d’abord, puis de plus en plus claire, la conscience discerne les mouvements éloignés. De même que les pensées se meuvent obscurément en nous et nous ébranlent avant que nous les distinguions entièrement, — de même font les événements, — de même les êtres : ils sont liés à nous dans la croissance du monde. Vous avez fait lever en moi quelque chose qui ressemble à une pensée incomplètement épelée ; mon âme en est frappée avant que tous les mots soient là. Le reste viendra ; oui, soyez-en certain, il viendra !
— Nous ne devons pas perdre de vue que l’événement extérieur n’a pas toujours été la réalisation de la foi la plus ferme, dit Deronda, non sans hésitation, afin de ne pas donner à son interlocuteur un coup trop sévère, ni à sa confiance une sanction qui aurait pu tenir en réserve un coup bien plus dur encore.
Le visage de Mordecai, qui avait semblé comme illuminé pendant la première déclaration de confiance, changea en entendant ces derniers mots, mais ne montra aucun signe de défaillance ; la force de l’expression ne disparut pas et la résistance devint plus énergique.
— Vous voudriez peut-être me rappeler que je suis sous le coup d’une illusion, que l’histoire de la mission de notre peuple est remplie d’illusions. J’ai tout envisagé. — Mordecai s’arrêta un moment, puis se penchant un peu en avant il murmura : — Il en pourrait être ainsi de ma confiance en vous si vous vouliez en faire une illusion ; mais vous ne le ferez pas.
La violence avec laquelle ces mots pénétrèrent dans l’âme de Deronda lui firent sentir encore davantage la nécessité d’être ferme en ce moment de crise.
— Ce qu’a été ma naissance, répondit-il, ne dépend pas de ma volonté, et je ne puis vous promettre d’en hâter la découverte. Il faut attendre ; il faut que j’en sache davantage sur la vérité de mon extraction, et davantage aussi sur ce que deviendrait mon existence, si j’en faisais une partie de la vôtre.
Mordecai, dont la respiration était devenue difficile, avait croisé les bras pendant que Deronda parlait et répondit avec fermeté :
— Vous saurez tout ! Pourquoi nous serions-nous rencontrés, sinon pour que vous sachiez ? Vos doutes ne pèsent pas plus qu’une pincée de cendres sur ma conviction. Je connais les philosophies du temps présent et du passé. Si je voulais, je pourrais répondre à leurs sommations, je pourrais imposer silence aux croyances qui sont la langue mère de mon âme et parler le langage scientifique d’un système qui donne l’orthographe de toute chose. Je pourrais les faire taire. Un homme ne peut-il imposer silence à sa crainte ou à son amour, et trouver des raisons que les autres demandent ? Mais l’homme doit toujours suivre la voie qui lui a été tracée, la vocation à laquelle il a été appelé. Mon attente de votre personne a crû comme croissent les fausses espérances ; le doute est dans votre esprit ; eh bien, mon attente aussi était dans le doute, et cependant vous êtes venu. Des hommes sont morts de soif. Moi aussi, j’étais altéré et l’eau est maintenant près de mes lèvres. Que sont les doutes pour moi ? Quand vous viendrez me dire : « Je rejette votre âme, je sais que je ne suis pas juif, notre lot n’est pas commun », alors je ne douterai pas ; je serai certain, certain que j’ai été trompé. Cette heure-là ne viendra jamais !
Deronda sentit résonner en lui une nouvelle corde. Lui dont le regard était calme, dont le visage reluisait de santé ; lui qui avait étudié toutes les questions ; lui, que l’on accusait d’une indépendance d’esprit excessive, sentait peser sur lui une influence qui le subjuguait, et cette influence émanait de la frêle créature tenace qu’il avait devant lui. Il sentit grandir sa sympathie et répondit :
— J’ai le désir de vous satisfaire autant qu’il me sera possible. Il est certain, pour moi au moins, que je ne veux rabaisser ni vos luttes, ni vos souffrances. Vous me ferez connaître toutes vos pensées. Mais où pourrons-nous nous revoir ?
— J’y ai déjà pensé, répliqua Mordecai. Cela ne vous fera-t-il rien de revenir dans ce quartier le soir ? Vous l’avez déjà fait.
— Cela se peut très bien. Vous habitez, je crois, chez les Cohen ?
Mais, avant que Mordecai pût répondre, M. Ram rentra pour reprendre sa place derrière le comptoir. M. Ram, arrivé à la vieillesse, était un des fils d’Abraham dont la jeunesse s’était passée dans les temps troublés du commencement de ce siècle, et qui demeurait au milieu de la génération actuelle, élégante et instruite, comme un spécimen de l’effet de pauvreté et de mépris qui était l’héritage commun de la plupart des juifs anglais, il y a soixante-dix ans. Il n’avait rien de l’onctueuse gaieté que l’on pouvait observer chez M. Cohen. Il faisait le commerce des livres comme il aurait fait celui de l’étain ou de la viande, sans savoir le degré de bien ou de mal qu’ils contenaient ; mais il croyait au savoir de Mordecai comme à quelque chose de merveilleux, et n’était pas fâché que sa conversation fût recherchée par un gentleman bibliophile, dont les deux visites s’étaient terminées par un achat. Il salua gracieusement Deronda, mit sur son nez ses grandes lunettes, et parut s’abstraire dans ses comptes de la journée. Mordecai et Deronda furent bientôt dans la rue et, sans s’être donné le mot, se dirigèrent du côté de la maison d’Ezra Cohen.
— Nous ne pouvons nous réunir ici, ma chambre est trop exiguë, dit Mordecai en reprenant le fil de l’entretien où il avait été interrompu. Mais il y a, non loin d’ici, une taverne où je vais quelquefois au club. C’est la Main et la Bannière, au premier tournant de cette rue, cinq maisons plus bas. Nous y avons un salon tous les soirs.
— Ce sera bon pour une fois, répondit Deronda ; mais peut-être me permettrez-vous de vous préparer un appartement où vous aurez plus de liberté et plus de confort que celui dans lequel vous demeurez.
— Non ; je n’ai besoin de rien ; ma vie physique n’est qu’un zéro. Je ne veux accepter de vous rien de moins précieux que la fraternité de votre âme. Je ne penserai plus à autre chose maintenant ; cependant, je suis heureux que vous soyez riche. Vous n’aviez pas besoin de l’argent que vous êtes venu emprunter sur votre bague. Vous aviez quelque motif pour l’apporter ?
Deronda fut un peu saisi de cette finesse de perception ; mais, avant qu’il pût répondre, Mordecai continua :
— Cela ne fait rien ! Eussiez-vous réellement besoin d’argent, que la conclusion aurait été la même : nous devions nous rencontrer. Mais, êtes-vous riche ?
— Riche ? non ! Je le suis cependant, si l’on peut dire riche celui qui possède plus qu’il n’a besoin pour lui-même.
— Je désirerais que votre vie fût libre, reprit Mordecai comme s’il rêvait ; la mienne a été un esclavage.
Il était clair qu’il n’avait aucun intérêt dans le fait qui avait attiré Deronda chez les Cohen. Désespérant d’amener facilement la question qu’il désirait poser, Daniel se décida à la lui faire brusquement et demanda :
— Pouvez-vous me dire pourquoi on ne doit pas parler de sa fille à madame Cohen, la mère ?
La réponse se fit attendre et il crut qu’il serait obligé de répéter sa question. Mordecai, cependant, l’avait entendue, mais il lui fallait reporter sur un sujet nouveau son esprit plongé dans sa préoccupation passionnée. Au bout d’un instant, il répondit :
— J’en connais le motif, mais je ne veux pas parler d’affaires de famille que j’ai apprises dans le secret de l’intérieur. J’habite sous leur toit comme dans un sanctuaire. Leur histoire, autant qu’elle ne peut nuire à un autre, leur appartient.
Deronda rougit en entendant cette sorte de réprimande à laquelle il n’était pas habitué. Il se sentit de plus déçu péniblement, car il avait compté sur un renseignement décisif, et, quoiqu’il eût en poche assez d’argent pour retirer sa bague, il ne voulut pas ce soir aller chez les Cohen, dans la crainte de ne plus avoir de prétexte plausible pour y revenir.
— Je vais vous quitter, dit-il avant d’arriver à la porte des Cohen.
— Quand reviendrez-vous ? lui demanda Mordecai.
— Puis-je venir vous demander chez les Cohen, un soir après la fermeture de la boutique ? Voyez-vous un obstacle à ce qu’ils sachent que nous causons en particulier ?
— Aucun. Mais les jours que je devrai attendre maintenant sont plus longs que les années de ma force. Ma vie s’éteint : ce qui n’était qu’un dixième est aujourd’hui la moitié. Mon espoir réside en vous.
— Je vous serai fidèle, répondit Deronda, auquel il aurait été impossible de dire autrement. Le premier soir que je le pourrai, je viendrai après sept heures. Samedi ou lundi, si c’est possible. Comptez sur moi.
Il tendit sa main dégantée à Mordecai, qui la saisit avec empressement, et, dans un nouvel élan de confiance, lui dit, avec une énergie que l’on n’aurait pas attendue de lui :
— Ceci est venu, le reste viendra !
Et ils se séparèrent.
- ↑ Mordecai (ou plutôt Mordechai) est le nom hébreu que l’on traduit en français par Mardochée. (Note du traducteur.)
- ↑ Ô ma patrie, je vois les murs et les voûtes, — les colonnes, les statues et les remparts, — les tours de nos ancêtres.
- ↑ « Se présenter devant les connaisseurs, — est toujours ce qu’il y a de plus sûr. » Ces deux vers sont les deux premiers d’une strophe de Gœthe dans son poème intitulé : West-œstlicher Divan. (Note du traducteur.)
- ↑ Charmant.
- ↑ L’esprit saint. (Note du traducteur.)