Traduction par Ernest David.
Calmann-Lévy (Volume Ip. 290-382).


GWENDOLEN A FIXÉ SON CHOIX


XXVIII


Une heure après le départ de Grandcourt, l’importante nouvelle de l’engagement de Gwendolen ayant été annoncée au presbytère, M. et madame Gascoigne, avec Anna, vinrent passer la soirée à Offendene.

— Laissez-moi vous féliciter, ma chère, dit le recteur, d’avoir su inspirer un attachement solide. Vous paraissez sérieuse et je ne m’en étonne pas : l’union pour la vie est une chose solennelle. Mais, d’après la manière dont M. Grandcourt a parlé et agi, je crois que nous pouvons déjà voir un bien sortir de l’adversité. Vous avez eu occasion de mettre à l’épreuve sa délicatesse et sa générosité.

M. Gascoigne faisait allusion à la manière dont Grandcourt s’était expliqué au sujet de madame Davilow, ce que Gwendolen n’avait pas manqué de raconter en détail à sa mère.

— Moi, dit madame Gascoigne avec la conviction que son devoir l’obligeait à parler ainsi, je suis certaine que M. Grandcourt aurait agi tout aussi bien, si vous n’étiez pas partie pour l’Allemagne et si vous vous étiez engagée à lui, il y a plus d’un mois. Mais, maintenant, il faut renoncer à tout caprice, et j’espère que vous n’y êtes pas encline. Une femme contracte une forte dette de reconnaissance lorsqu’un homme persévère à lui faire une telle offre. Je ne doute pas que vous ne le sentiez tout particulièrement.

— Je n’en suis pas sûre du tout, ma tante, répondit Gwendolen avec une impertinente gravité. Je ne sais pas ce que l’on doit sentir plus particulièrement après s’être engagée.

Le recteur lui donna une petite tape amicale sur l’épaule et sourit comme à une innocente malice, ce que sa femme prit pour une indication de ne pas paraître mécontente. Anna alla embrasser Gwendolen et lui dit : « J’espère que vous serez heureuse ; » puis elle s’assit dans la pénombre en s’efforçant de retenir ses larmes ; car, dans ces derniers temps, elle avait imaginé un petit roman auquel était mêlé Rex, roman que les événements actuels rendaient impossible. Miss Merry et les quatre sœurs étaient aussi présentes pendant cette soirée, qui se passa principalement en remarques du docteur sur les conjectures des deux mères. Selon lui, son devoir ne lui commandait pas, dans le cas présent, de discuter certains arrangements au sujet du douaire ; il fallait abandonner cette question à la délicatesse de M. Grandcourt.

— J’aimerais à savoir ce que sont Ryelands et Gadsmere, dit madame Davilow.

— Gadsmere, je crois, est d’importance secondaire, répondit le recteur ; mais je sais que Ryelands est un de nos plus beaux sites. Le parc est vaste et les bois sont de toute beauté. La maison a été construite par Inigo Jones, et les plafonds sont peints dans le style italien. On dit que le domaine rapporte douze mille livres par an ; il y a deux bénéfices et un presbytère qui est un don et une fondation des Grandcourt. Peut-être la terre est elle grevée de quelques dettes, mais M. Grandcourt est enfant unique.

— Ce serait particulier, dit madame Gascoigne, s’il allait devenir un jour lord Staunery, avec tout ce qui dépend du titre. Pensez donc ! il y a l’héritage Grandcourt, l’héritage Mallinger, la baronnie, la pairie. — Elle marquait les item avec ses doigts et s’arrêta au quatrième, en disant : — Mais il paraît qu’aucune terre n’est attachée à la pairie. Quel dommage qu’il n’y ait rien pour le cinquième doigt !

— Il ne faut regarder la pairie que comme une chance lointaine, fit judicieusement observer le recteur. Deux cousins se trouvent entre le pair actuel et M. Grandcourt. Il est vrai que les bizarreries du sort concentrent quelquefois plusieurs héritages sur une seule tête ; mais être sir Mallinger Grandcourt Mallinger, — car je suppose qu’il prendra ce titre et ce nom, — et posséder les biens qui s’y rattachent, cela peut suffire à l’ambition d’un homme. Espérons qu’il en fera bon usage.

— Et quelle position pour une femme, Gwendolen ! s’écria madame Gascoigne. C’est une grande responsabilité ! Mais il ne faut pas perdre un moment pour écrire à madame Mompert, Henry. Il est heureux que tu aies un engagement matrimonial à lui donner pour excuse : sans cela, elle pourrait être formalisée. C’est une dame un peu hautaine.

— Grâce à Dieu, je suis délivrée de cette horreur ! pensa Gwendolen, pour qui le nom de Mompert était devenu une sorte de Croquemitaine. Elle parla peu de la soirée et ne dormit pas beaucoup pendant la nuit. L’insomnie était une chose rare pour sa vigoureuse jeunesse ; mais ce qui était encore plus rare, c’est qu’elle fit tout son possible pour que sa mère ne s’en aperçût pas. Elle était dans un état d’esprit tout nouveau. Accoutumée à se sentir sûre d’elle, et toujours disposée à dominer les autres, elle venait cependant de faire un pas décisif, bien qu’elle eût pensé d’abord ne pas le faire, et qu’elle se crût obligée à ne pas le faire. Elle ne pouvait plus reculer, et pourtant elle était tourmentée. La brillante position qu’elle avait tant désirée, avec la liberté imaginaire que lui procurerait le mariage, s’étalait devant elle ; mais il s’y mêlait l’image de cette femme au visage émacié et de ses enfants, de Grandcourt et de ses relations avec elle. Cela devint un supplice qu’elle ne put endurer plus longtemps, et elle s’écria :

— Maman !

— Que veux-tu, ma chérie ? répondit aussitôt madame Davilow.

— Laissez-moi venir auprès de vous.

Elle ne tarda pas à s’endormir. La matinée était avancée quand elle se réveilla ; en ouvrant les yeux, elle vit sa mère debout devant son lit, tenant un petit paquet.

— Je suis fâchée de te réveiller, mon trésor, mais j’ai cru bien faire. Le groom vient d’arriver à cheval, amenant Critérion ; il dit qu’il doit rester ici.

Gwendolen s’assit sur son lit et ouvrit le paquet. C’était un charmant petit écrin contenant une magnifique bague en diamant avec une lettre conçue en ces termes :

« Portez, je vous prie, cette bague comme gage de nos fiançailles quand je viendrai à midi. J’enferme ici un chèque au nom de M. Gascoigne pour les dépenses immédiates. Il est bien entendu que madame Davilow restera à Offendene, au moins quelque temps encore. J’espère que vous me direz aujourd’hui le jour prochain qui nous rapprochera davantage.

 » Votre bien dévoué,
 » H. M.-Grandcourt ».

Le chèque était de cinq cents livres, et Gwendolen le remit à sa mère avec la lettre.

— Que c’est bon et délicat ! dit madame Davilow avec émotion ; mais, réellement, je préférerais n’être pas dans la dépendance d’un gendre. Les enfants et moi, nous pourrions très bien partir d’ici.

— Maman, si vous répétez cela, je ne me marie pas ! s’écria Gwendolen avec colère.

— Ma chère enfant, j’espère que tu ne te maries pas seulement par considération pour moi, dit madame Davilow d’un ton suppliant.

Gwendolen se laissa retomber sur son oreiller sans mettre la bague à son doigt. Elle était irritée de cette tentative de sa mère, de supprimer un des motifs qui l’avaient fait accepter Grandcourt.

Peut-être aussi l’idée que son mariage ne se ferait pas seulement par considération pour sa mère doublait-elle son irritation ! Cependant à la vue de ces preuves d’engagements irrévocables, les rêves, les alarmes et les arguments de la nuit s’affaiblirent considérablement.

— Ce que je désire avant tout, ma chérie, continua madame Davilow, c’est ton bonheur. Je ne dirai plus rien qui puisse te contrarier. Ne veux-tu pas mettre la bague ?

— Je croyais que c’était le prétendu qui passait lui-même l’anneau au doigt de sa fiancée, dit Gwendolen devenue gaie, en faisant glisser sa bague dans son annulaire avec un gracieux mouvement de tête. Je sais bien pourquoi il me l’a envoyée, ajouta-t-elle en regardant sa mère.

— Pourquoi ?

— Il veut que je la mette moi-même, afin de n’être pas obligé de me demander la permission de me la passer au doigt. Ah ! il est très fier, mais je le suis aussi. Nous nous valons. Je détesterais un homme qui se mettrait à mes genoux et qui me cajolerait. Il n’est vraiment pas désagréable.

— C’est un éloge bien modéré, Gwen,

— Non, il ne l’est pas, répéta-t-elle gaiement ; mais, maintenant, il est temps de m’habiller. Voulez-vous me coiffer, chère maman, — et, en disant ces mots, elle pressa sa joue contre celle de sa mère, — et ne plus être mauvaise en disant que vous voudriez vivre dans la pauvreté ?… Il faut me laisser vous rendre l’existence confortable, quand même cela vous déplairait. M. Grandcourt se conduit parfaitement, n’est-ce pas ?

— Certes, oui ! répondit madame Davilow encouragée et persuadée qu’après tout sa fille aimait son prétendu. Toute la sollicitude de la mère se portait, non sur le caractère de Grandcourt, mais sur l’humeur avec laquelle Gwendolen l’accepterait.

Ce matin, l’humeur avait passé par une nouvelle phase. Pendant qu’elle procédait à sa toilette, elle avait appelé à elle tous les motifs qui pouvaient justifier son mariage, et celui sur lequel elle insista davantage fut la détermination que, quand elle serait la femme de Grandcourt, elle ferait en sorte qu’il se montrât libéral envers les enfants de madame Glasher. « D’ailleurs, qu’en résulterait-il pour elle si je ne l’épousais pas ? se disait-elle. Quel serait son avantage ? Il pouvait en faire sa femme et il ne l’a pas voulu. Peut-être est-ce elle qui est à blâmer ? Il doit y avoir certainement contre elle des choses que j’ignore ; il faut qu’il ait été bon pour elle ; sans quoi, elle ne tiendrait pas tant à l’épouser. » Mais cet argument ne tarda pas à lui paraître douteux. Madame Glasher devait naturellement vouloir écarter les enfants qui pourraient venir se placer entre Grandcourt et les siens, et Gwendolen, qui comprenait ce sentiment, fut amenée à chercher une autre manière de concilier les droits. « Peut-être n’aurons-nous pas d’enfants, se dit-elle. J’espère que nous n’en aurons point. Alors il pourra laisser l’héritage au beau petit garçon. Mon oncle dit que M. Grandcourt peut disposer à sa guise de l’héritage, mais ce n’est que quand sir Hugo mourra qu’il y en aura assez pour deux. » Cette réflexion lui fit paraître madame Glasher bien déraisonnable, en demandant que son fils fût le seul héritier. La double propriété était une sécurité que Grandcourt en se mariant, ne lui ferait point de tort, surtout quand sa femme était Gwendolen Harleth, dont la fière résolution ne pouvait être justement accusée.

Quoi qu’il en soit, lorsqu’elle fut coiffée, elle descendit dans son costume de cheval, afin de rompre avec ses réflexions. Elle avait besoin de se fouetter le sang pour retrouver son ancienne hardiesse.

— Remontez, maman, et faites-vous belle, dit-elle en se tournant vers madame Davilow, qui descendait l’escalier. Mettez votre pointe de dentelle sur la tête ; je veux que vous ressembliez à une duchesse.

Lorsque Grandcourt lui eut pris galamment la main pour la baiser, il vit qu’elle avait la bague.

— C’est bien à vous, lui dit-elle avec gravité, d’avoir pensé à tout en m’envoyant ce paquet.

— Si j’oublie quelque chose, vous me le direz, répondit-il en gardant sa main dans les siennes. Je ferai ce que vous désirerez.

— Mais je suis très déraisonnable dans mes désirs, dit-elle en souriant.

— C’est à quoi je m’attends. Les femmes le sont toujours.

— Alors je serai raisonnable, s’écria Gwendolen en retirant sa main et en relevant impertinemment la tête. Je ne veux pas qu’on dise que je suis comme les autres femmes.

— Je n’ai pas dit cela, objecta Grandcourt en la regardant avec sa langueur habituelle. Vous n’êtes pas comme une autre femme.

— Et que suis-je, je vous prie ? fit-elle en s’éloignant d’un petit air de menace.

Grandcourt fit une pause avant de répondre,

— Vous êtes la femme que j’aime.

— Oh ! que c’est joli ! s’écria-t-elle en riant.

— Eh bien, dites-moi aussi quelque chose de joli ; dites-moi quand nous nous marierons.

— Pas encore ; pas avant que nous ayons fait un temps de galop. J’en ai tellement soif que je ne puis penser à autre chose. Je voudrais que la chasse fût déjà commencée ! Dimanche, 20 ; lundi 27 ; mardi… Elle comptait sur ses doigts en regardant Grandcourt, et, enfin, elle s’écria d’un air de triomphe : — Elle commencera dans dix jours !

— Marions-nous dans dix jours alors, dit Grandcourt.

— Qu’est-ce que les femmes répondent à une pareille demande ?

— Elles consentent, répondit le prétendu, qui n’était plus sur ses gardes.

— Alors je refuse ! répliqua-t-elle en mettant ses gants et en lui lançant des regards pétillants de malice.

La scène était charmante pour tous deux. Un amoureux moins habile aurait perdu le spectacle de ces jolies manières et de ces attitudes coquettes ; il aurait tout gâté par de stupides tentatives de caresses et complètement détruit le drame. Or, Grandcourt préférait le drame, et Gwendolen, mise à l’aise, trouva que son esprit s’élevait graduellement.

Si Klesmer l’avait vue dans cette sorte d’action inconsciente, au lieu de la voir quand elle essaya d’être théâtralement dramatique, peut-être aurait-il évalué ses charmes plus haut qu’il ne l’avait fait.

Quand les deux fiancés eurent galopé à souhait, l’état d’exhilaration où elle se trouvait la disposa favorablement pour consentir à hâter l’époque du mariage ; elle pourrait alors jouir quand elle le voudrait de cet étourdissant plaisir. Elle ne voulut plus discuter sur un acte auquel elle s’était volontairement soumise, et consentit à fixer le jour des noces à trois semaines de là, malgré la difficulté d’obéir aux lois ordinaires du trousseau.

Lush apprit l’engagement par des signes nombreux et non équivoques, mais n’en fut pas officiellement informé. Il attendait une communication ; n’en recevant pas, il s’impatienta, après quelques jours, du silence de Grandcourt, car il était absolument certain que le changement affecterait sa position, et il désirait exactement savoir à quoi s’en tenir. Il avait changé de tactique ; il ne faisait plus d’opposition. Certes, il aurait pu causer de l’ennui à Grandcourt, mais c’eût été à son propre détriment, et contrarier pour le plaisir de contrarier, n’en était pas un pour lui. Assurément il n’aurait pas été fâché de faire échec à miss Gwendolen ; mais, après tout, il ne savait pas ce qui arriverait. Ayant protesté contre ce mariage, Lush prévit que les conséquences ne pouvaient qu’en être fâcheuses pour lui. Grandcourt se donnait la peine d’écrire lui-même ses lettres et de faire exécuter ses ordres, au lieu d’y employer Lush ; il faisait mine d’ignorer même sa présence, car il déjeunait seul dans son cabinet de toilette ; mais, comme il était impossible d’éviter le tête-à-tête dans une maison où il n’y avait encore aucun hôte étranger, Lush se décida à profiter de la première occasion qui s’offrirait à lui.

Un jour, après le dîner, certaines difficultés empêchant Grandcourt de dîner à Offendene, il lui dit à brûle-pourpoint :

— Quand vous mariez-vous ?

Grandcourt, qui avait déjà quitté la table pour s’installer dans un fauteuil et fumer son cigare, répondit sans hésitation :

— Le 10.

— Resterez-vous ici ?

— Nous irons passer quelques jours à Ryelands et nous reviendrons ici pour la saison de la chasse. Puis, après un moment de silence : — Vous ferez bien, ajouta-t-il, de prendre de nouveaux arrangements.

— Ainsi, je suis battu et renvoyé ! dit Lush décidé à rester calme malgré tout.

— Quelque chose comme cela. — La jeune dame m’est contraire. Elle vous fait oublier mes services.

— Je ne puis empêcher que vous déplaisiez aux femmes.

— À une femme, s’il vous plaît.

— Cela ne fait point de différence, puisque c’est la seule en question.

— J’espère que je ne serai pas mis à la réforme sans provision, après quinze années passées auprès de vous.

— Vous devez avoir mis quelque chose de côté.

— Diablement peu. J’ai trop souvent mis de côté pour vous.

— Vous aurez trois cents livres de rente, mais il faut que vous restiez à Londres et que vous soyez prêt à soigner mes affaires quand j’aurai besoin de vous.

— Si vous n’allez pas à Ryelands cet hiver, je puis m’y établir et vous tenir au courant de la façon dont Swinton gère ce bien.

— Soit. Peu m’importe où vous serez, pourvu qu’on ne vous voie pas.

— Bien obligé, dit Lush, persuadé qu’avant peu il deviendrait plus nécessaire que jamais.

— Vous m’obligerez en vous éloignant au plus tôt. Les Torrington vont arriver et miss Harleth viendra souvent à cheval ici.

— De tout mon cœur. Puis-je vous être utile en allant à Gadsmere ?

— Non ; j’irai moi-même.

— Avez-vous réfléchi à ce plan ?

— Laissez-moi seul, voulez-vous ? dit Grandcourt d’un ton à peine perceptible.

Puis il jeta son cigare dans le feu et sortit.

Il passa la soirée seul dans son petit salon ; ses pensées étaient comme les cercles que l’on voit se former à la surface d’un étang ; ils meurent continuellement pour se reformer sans cesse, par suite d’une impulsion souterraine. Ici, l’impulsion était causée par l’image de Gwendolen, et, chose caractéristique, sa satisfaction ne provenait pas de la croyance que Gwendolen l’aimait, et que cet amour avait vaincu le ressentiment qui l’avait poussée à le fuir. Au contraire, il la trouvait exceptionnelle parce qu’elle ne l’aimait pas, et que, probablement, sans la pauvreté qui était soudainement tombée sur sa famille, elle ne l’aurait pas accepté. En somme, il en éprouvait plus de plaisir que si elle avait eu une forte inclination pour lui. Il ne lui semblait pas impossible que, peu à peu, elle en vînt à s’amouracher de lui plus que lui d’elle ; en tout cas, il la forcerait bien à se soumettre, et il avait du plaisir à se dire que sa femme commanderait à tous, lui seul excepté. Son goût ne le portait pas vers une femme qui n’aurait été que tendresse, que sollicitude, qu’obéissance volontaire. Il voulait être le maître d’une femme qui aurait désiré le dominer et qui, peut-être, serait capable d’en dominer un autre que lui.

Lush, ayant échoué dans ses tentatives sur Grandcourt, pensa qu’il ferait bien d’entrer en communication avec sir Hugo, qui pouvait lui être fort utile dans l’avenir. Il lui écrivit donc la lettre suivante, qu’il adressa à Park-Lane où il savait que s’était installée la famille à son retour de Leubronn :

« Mon cher sir Hugo,

» Depuis que nous sommes revenus ici, le mariage a été absolument décidé et doit avoir lieu dans trois semaines. Il est d’autant moins avantageux pour lui, que la mère de la jeune personne a perdu toute sa fortune et qu’il va être obligé de subvenir à son entretien. Grandcourt, je le sais, sent qu’il a besoin d’argent, et, à moins qu’il ne recoure à votre plan, il réalisera des fonds de la façon la plus sotte du monde. Je vais quitter Diplow et ne pourrai soulever cette question ; mais voici ce que je vous conseille : M. Deronda, qui a toute votre confiance, pourrait venir ici faire une courte visite, puisqu’il y a été invité, et vous lui ferez connaître jusqu’où peut aller votre offre. Il aborderait alors le sujet avec Grandcourt, de façon qu’il ne pût supposer que vous le savez à court d’argent, mais que c’est seulement un vif désir de votre part. Je lui ai déjà fait entendre que je vous soupçonnais prêt à donner une somme importante pour sa renonciation à ses droits sur Diplow ; si M. Deronda arrivait nanti d’une offre définie, la chose pourrait bien prendre une favorable tournure. Il y dix à parier contre un qu’il ne se décidera pas tout de suite ; mais la proposition se gravera dans son esprit, et quoique, pour l’instant, il tienne fort à chasser ici, tout me porte à croire qu’il s’en lassera bientôt, et alors la question d’argent se posera d’elle-même. Je parierais bien que vous réussirez. Comme je ne suis pas exilé en Sibérie, et que je me tiens, au contraire, à portée de la voix, il est possible qu’à l’occasion je sois à même de vous rendre d’autres services ; pour le moment, je ne vois pas de meilleur intermédiaire que M. Deronda. Rien n’indispose plus Grandcourt que quand les avocats ou les gens de loi viennent lui mettre leurs papiers sous le nez sans qu’il les ait appelés.

» Espérant que votre séjour à Leubronn vous aura mis dans les meilleures dispositions de santé pour cet hiver, je demeure, mon cher sir Hugo,

 » Votre très dévoué,
 » THOMAS CRANMERE LUSH. »

Sir Hugo, ayant reçu cette lettre pendant son déjeuner, la tendit à Deronda, qui, bien qu’il eût son appartement en ville, l’occupait assez rarement, le baronnet ne pouvant se passer de lui. Très causeur de sa nature, sir Hugo aurait aimé ce jeune compagnon, quand même il n’y aurait pas eu entre eux de raisons particulières d’attachement. De son côté, Deronda éprouvait pour le baronnet une affection que nous pourrions qualifier de féminine, qui le disposait à céder dans les détails ordinaires de la vie, mais il avait aussi une inflexibilité de jugement et une indépendance d’opinion véritablement masculines. Après avoir lu la lettre, il la rendit sans dire un mot, tout en protestant à part lui contre l’idée de Lush, qui proposait une ingérence de son fait dans les affaires de la famille.

— Qu’en dis-tu, Dan ? lui demanda sir Hugo. Cela ne te serait pas désagréable, hein ? Il y a bien des années que tu n’as vu Diplow, et, si tu y allais la semaine prochaine, tu ferais de fameuses chasses au lévrier.

— Ce n’est pas cela qui m’y attirerait, répondit Daniel, qui mit toute son attention à étendre du beurre sur son pain.

Se rendre à Diplow ne lui était rien moins qu’agréable, mais il le ferait pour obliger sir Hugo.

— Je crois l’idée de Lush bonne, et il serait fâcheux de manquer l’occasion.

— Ceci est différent… Si vous croyez que ma visite là-bas puisse avoir un bon résultat pour vous, répliqua Deronda, qui savait que le baronnet avait cette affaire fort à cœur.

— Et puis je ne serais pas surpris que tu y rencontrasses ta belle joueuse, la Diane de Leubronn, fit gaiement sir Hugo. Il faudra que nous les invitions à l’abbaye quand ils seront mariés, Louise, dit-il à sa femme, comme si elle aussi avait lu la lettre.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit lady Mallinger, qui n’avait pas écouté, son esprit étant absorbé par le café que l’on versait, par la coupe défectueuse de ses manches, et par la nécessité de conduire Thérèse chez le dentiste ; — innocentes et louables préoccupations, telles que l’étaient habituellement celles de la bonne lady. Si l’on voulait avoir son portrait, nous dirions qu’elle avait les cheveux blonds-roux (les cheveux de l’époque !), un petit nez romain, des yeux bleus un peu proéminents, des sourcils fins, un visage que ses amies appelaient gras, et des mains avec des fossettes comme celles d’un magnifique bébé.

— Je dis que Grandcourt va épouser la jeune personne que tu as vue à Leubronn, — ne t’en souviens-tu pas ? — miss Harleth, qui jouait à la roulette !

— Mon Dieu ! est-ce un bon parti pour lui ?

— Cela dépend du genre de bonté qu’il aime, objecta sir Hugo en souriant. Elle n’a rien et ses parents pas davantage : cela va lui occasionner pas mal de dépense. Pour mes projets, c’est un bon parti ; car, si je veux sacrifier une certaine somme, il pourra bien consentir à me céder ses droits sur Diplow. Nous l’aurions alors en toute propriété, et, à ma mort, tu pourrais habiter cette résidence que tu aimes.

— Ne parle donc pas aussi légèrement de la mort, mon ami !

— Ce sera tout de même onéreux, Lou ! Il faudra débourser une lourde somme ! Quarante mille livres pour le moins !

— Mais pourquoi les inviter à l’abbaye ? demanda lady Mallinger. Je n’aime pas les femmes qui jouent, comme lady Cragstone.

— Oh ! nous ne les aurons pas plus d’une semaine ! et puis, elle ne ressemble pas à lady Cragstone parce qu’elle a un peu joué ; pas plus que je ne ressemble à un brocanteur parce que je suis whig. J’ai besoin que Grandcourt soit bien disposé ; je veux lui faire voir en détail ce domaine, afin qu’il ait une moindre idée de Diplow. Je voudrais l’attirer ici, et, si Dan va à Diplow, il pourra lui tendre l’hameçon. Ce serait me rendre un grand service.

Ceci fut dit pour Deronda.

— Daniel n’aime pas beaucoup M. Grandcourt, n’est-ce pas ? dit lady Mallinger en le regardant.

— Parce qu’on n’aime pas quelqu’un, ce n’est pas une raison pour l’éviter, répondit Deronda. J’irai à Diplow puisque je n’ai rien de mieux à faire, et surtout parce que sir Hugo le désire.

— Voilà qui est bien parlé, s’écria sir Hugo. Si la visite que tu vas y faire ne t’est pas agréable, elle ajoutera à ton expérience de la vie. Quand j’étais jeune, rien ne me coûtait. Il faut voir les hommes et leurs manières.

— Oui, répondit Deronda, mais j’ai vu cet homme, et aussi quelque chose de ses manières.

— Je ne crois pas que ce soient de bonnes manières, ajouta lady Mallinger.

— Eh bien, tu vois qu’elles réussissent auprès des personnes de ton sexe, reprit sir Hugo pour un peu contrarier sa femme. À vingt-trois ans, il était remarquablement beau… comme son père, du reste, quoiqu’il ne suive pas les traces de son père en n’épousant pas l’héritière. S’il avait eu miss Arrowpoint, et avec elle mon bien, du diable s’il n’aurait pas eu une jolie principauté !

Deronda ressentit moins d’éloignement à avancer la visite projetée, qu’il n’en avait éprouvé quand l’invitation lui en fut faite. Le drame du mariage de cette fille l’intéressait. Ce qu’il avait appris par Lush sur sa fuite loin de l’homme qu’elle allait prendre pour époux, la lui faisait voir sous un jour nouveau. C’était probablement la brusque transition de sa mondanité fiévreuse à la pauvreté qui l’excitait à accepter ce qui, autrement, aurait été répulsif pour elle. Tout cela impliquait une nature sujette à se prêter aux difficultés et aux luttes, éléments de vie qui avaient toutes ses sympathies, dues peut-être à ses conjectures sur sa propre histoire. Mais, dans le mouvement qui l’avait poussé à racheter le collier de Gwendolen, et qui existait encore dans son cœur, il y avait plus que de la compassion : il y avait de la fascination pour ce caractère de femme.

Il écrivit donc pour annoncer sa visite à Diplow et reçut en réponse l’assurance polie qu’on l’attendait avec le plus grand plaisir. Ce n’était pas tout à fait faux. Grandcourt pensa que cette visite était suggérée par le désir de sir Hugo de lui faire une proposition qu’il était assez disposé à accepter ; il souriait avec satisfaction à l’idée que ce joli garçon, qu’il croyait son cousin, serait témoin, et non sans jalousie probablement, du spectacle de Henleigh Mallinger Grandcourt jouant le grand rôle de fiancé de la belle jeune femme que le susdit cousin avait déjà regardée avec admiration.

Grandcourt n’était jaloux que de ce qui aurait pu menacer son autorité, et il ne se sentait pas disposé à la laisser s’amoindrir.


XXIX


— Maintenant que mes cousines sont à Diplow, dit Grandcourt à Gwendolen, voulez-vous y venir demain ? Madame Davilow pourra nous suivre en voiture. Vous m’indiquerez les changements à faire partout. On exécutera toutes les réparations pendant que nous resterons à Ryelands, et la journée de demain est la plus convenable pour cela.

Il était sur le sofa, dans le salon d’Offendene, une main posée sur le dos du meuble et l’autre passée entre ses jambes croisées, dans l’attitude d’un homme attentif à regarder la personne assise à côté de lui. Gwendolen, malgré son horreur pour les travaux d’aiguille, en avait commencé un, avec un zèle d’occasion, depuis le jour où elle avait promis sa main ; c’était une broderie dans laquelle, si on l’avait examinée de près, on aurait vu bien des points manqués ou de travers. Dans les huit jours qui venaient de s’écouler, ils étaient souvent sortis à cheval et elle n’avait pas trouvé son compagnon désagréable ; elle était même fort satisfaite de lui. Il avait répondu à toutes ses questions sur ce qu’il avait vu et fait pendant sa vie, et, malgré son ton languissant et traînard, elle avait remarqué qu’il savait toujours quoi dire et qu’il était tout l’opposé d’un imbécile. De plus, sa tenue d’amoureux et de fiancé n’avait jamais dépassé la limite des bienséances. Un jour, cependant, il s’était permis de l’embrasser, non pas sur la joue, mais sur le cou, au-dessous de l’oreille. Surprise, elle avait tressailli et s’était levée dans une agitation marquée. Il se leva aussi et lui dit :

— Pardon, vous ai-je offensée ?

— Non, répondit-elle d’une voix un peu tremblante ; mais je n’aime pas que l’on m’embrasse sous l’oreille.

Elle reprit sa place à côté de lui en souriant gracieusement, mais son cœur ne cessa de battre sous une crainte vague : elle n’avait plus la liberté de se moquer de lui, comme elle s’était moquée du pauvre Rex ; son agitation ne parut pas déplaire à Grandcourt, qui eut soin de ne plus commettre de transgression.

Ce jour-là, une petite pluie empêcha la promenade à cheval ; mais un colis était arrivé de Londres, et madame Davilow venait de quitter la chambre après avoir admiré toutes les belles choses commandées par Grandcourt et qui étaient étalées sur tous les meubles. Gwendolen regarda son fiancé d’un petit air sournois et lui dit :

— Pourquoi demain est-il le seul jour convenable pour ma visite à Diplow ?

— Parce que demain a lieu l’ouverture de la chasse.

— Et le jour d’après ?

— Il faudra que je m’absente ; c’est très ennuyeux, mais j’ai besoin d’un jour pour aller et du lendemain pour revenir.

Remarquant une altération sur le visage de Gwendolen, il posa une de ses mains sur les siennes et ajouta :

— Voyez-vous une objection à faire à ce voyage ?

— L’objection ne servirait à rien, répondit froidement Gwendolen, qui était vivement tentée de lui dire qu’elle soupçonnait bien où il allait ; mais, malgré sa forte envie de se soulager en lui parlant à cœur ouvert, elle n’en eut pas le courage.

— Pardon, elle servirait à quelque chose, objecta Grandcourt en enveloppant ses mains dans les siennes ; je ne partirais pas. Mais je voyagerai de nuit pour n’être absent qu’un jour. — Il crut deviner le motif qui l’agitait et en ce moment elle lui plut extraordinairement.

— Partez donc, mais voyagez de nuit, fit-elle avec une insouciance hautaine. — Elle était si absorbée dans ses pensées qu’elle ne s’aperçut pas qu’il tenait sa main.

— Comme vous traitez ces pauvres hommes ! dit Grandcourt à voix basse. C’est toujours nous qui avons le dessous.

— Est-ce vrai ? s’écria-t-elle en le regardant d’un air plus naïf que d’habitude. — Elle avait bien envie de croire que ce badinage était une vérité ; en ce cas, elle aurait été justifiée à ses propres yeux, et sans doute elle apprendrait une chose qui rendrait madame Glasher plus blâmable que Grandcourt. Avez-vous toujours eu le dessous ?

— Oui. Êtes-vous aussi bonne pour moi que je le suis pour vous ?

Elle rougit. Elle se dit que son consentement au mariage lui avait enlevé le droit de s’expliquer. Tout ce qui lui restait à faire était de s’arranger de façon que les piqûres de sa conscience ne la blessassent pas trop. Elle le regarda en souriant, et dit :

— Si j’étais aussi bonne pour vous que vous l’êtes pour moi, cela ferait tort à votre générosité ; elle ne serait plus aussi grande qu’elle peut l’être, et qu’elle l’est maintenant.

— Alors, je ne dois pas même demander un baiser ?

— Pas un ! s’écria-t-elle d’un ton impertinent et en le défiant par un mouvement de tête hautain.

Il porta sa petite main à ses lèvres, la baisa, et la laissa retomber respectueusement. En vérité, il n’était pas désagréable, il était presque charmant, et en cet instant elle se dit qu’elle n’aimerait personne mieux que lui.

— À propos ! fit-elle en reprenant la parole, le capitaine et madame Torrington sont-ils seuls à Diplow, en tête-à-tête, monsieur parlant cigares et madame lui répondant chignon ?

— Sa sœur est avec elle, répondit Grandcourt avec un pâle sourire, et deux messieurs, dont l’un vous est connu, je crois.

— Ah ! alors j’ai mauvaise opinion de lui.

— Vous l’avez vu à Leubronn. C’est M. Deronda, un jeune homme attaché aux Mallinger.

Gwendolen sentit son cœur bondir dans sa poitrine, et ses doigts qui essayaient de tenir sa broderie devinrent glacés.

— Je ne lui ai jamais parlé, répondit-elle en baissant la tête dans la crainte de laisser discerner son émotion. Est-il désagréable ?

— Non, pas particulièrement. Il pense un peu trop bien de lui. Je croyais qu’on vous l’avait présenté.

— Non. Je n’ai appris son nom que le soir avant mon départ. Ce fut tout. Qu’est-il ?

— Quelque chose comme le pupille de sir Hugo. Il n’a point d’importance.

— Oh ! pauvre garçon ! que c’est malheureux pour lui ! murmura Gwendolen du bout des lèvres et sans penser à faire un sarcasme. — La pluie a-t-elle cessé ? ajouta-t-elle en se levant et en allant à la fenêtre.

Heureusement il ne plut pas le lendemain et Gwendolen put aller à Diplow à cheval sur Critérion, ainsi qu’elle l’avait fait le jour où elle en revint en voiture avec sa mère. Sa colère contre Deronda s’était changée en terreur superstitieuse, due peut-être à la violence qu’il avait exercée sur sa pensée et à l’idée que son intervention dans sa vie pouvait présager une influence future. Elle employa le temps qui précéda le lunch à parcourir toutes les chambres avec madame Torrington et madame Davilow ; elle pensa qu’il était probable que, quand elle verrait Deronda, elle n’aurait besoin que de lui rendre son salut, sans plus faire attention à lui. Mais, dès qu’elle fut revenue dans la salle, elle ne cessa plus de l’observer. Quand la société prit place au lunch, Grandcourt dit :

— Deronda, miss Harleth me dit que vous ne lui avez pas été présenté à Leubronn.

— Je ne crois pas que miss Harleth se souvienne de moi, répondit Deronda ; elle était trop sérieusement occupée quand je l’ai vue.

Pouvait-il supposer qu’elle le soupçonnait d’avoir racheté son bracelet ?

— Vous vous trompez, monsieur, s’écria Gwendolen, je me souviens parfaitement de vous. Vous ne m’approuviez pas de jouer à la roulette.

— Comment en êtes-vous arrivée à cette conclusion ? demanda gravement Deronda.

— Vous avez jeté le mauvais œil sur mon jeu, répondit-elle en souriant. Dès que vous êtes venu le regarder, j’ai perdu. J’avais toujours gagné jusque-là.

— La roulette, dans un chenil comme Leubronn, est un ennui horrible, dit Grandcourt.

— Je n’ai trouvé que c’était un ennui que quand j’ai commencé à perdre, observa Gwendolen en se tournant souriante vers Grandcourt ; mais, en lançant un coup d’œil de côté sur Deronda, elle vit ses yeux fixés sur elle avec une pénétration si grave, qu’elle en fut impressionnée plus désagréablement encore que de son sourire ironique lorsqu’elle perdait. Sa voix, que pour la première fois elle venait d’entendre, comparée au débit traînant et peu harmonieux de Grandcourt, lui faisait l’effet des notes graves d’un violoncelle à côté du gloussement d’un poulet. « Grandcourt avait peut-être raison, pensait-elle, en disant que Deronda faisait trop de cas de lui-même. » C’était un bon moyen d’expliquer une supériorité humiliante. L’entretien général avait changé de cours ; on ne parlait plus de la roulette ; la Jamaïque en était le sujet. Grandcourt soutint que le nègre de la Jamaïque était une brute, un Caliban baptisé ; Deronda avoua qu’il avait toujours eu un faible pour Caliban ; madame Davilow fit remarquer que son père possédait une plantation aux Barbades, mais qu’elle n’y avait jamais été ; madame Torrington était certaine qu’elle ne pourrait dormir si elle vivait au milieu des noirs ; son mari corrigea son opinion en disant que les noirs seraient assez maniables sans les métis ; à quoi Daniel objecta que les blancs ne devaient faire de reproches qu’à eux-mêmes s’il y avait des métis.

Pendant cet échange d’impressions, Gwendolen jouait avec son assiette et regardait chaque interlocuteur à son tour afin de pouvoir examiner Deronda tout à son aise.

« Que pense-t-il réellement sur mon compte ? se disait-elle ; il faut qu’il se soit intéressé à moi ; sans cela, il ne m’aurait pas renvoyé mon collier. Quelle peut être son opinion sur mon mariage ? Pourquoi a-t-il l’air si grave ? Pourquoi est-il venu à Diplow ? » Elle avait une envie extrême d’exciter l’admiration de Deronda, envie qui prenait sa source dans son premier ressentiment. Mais pourquoi se souciait-elle autant de l’opinion d’un homme de si peu d’importance ? Elle n’avait pas le temps d’en chercher la raison, sa préoccupation était trop grande. Grandcourt ayant été obligé de sortir, elle alla sans préméditation vers Deronda, qui regardait les gravures d’un album et lui dit :

— Chasserez-vous demain, monsieur Deronda ?

— Je crois que oui.

— Alors, vous ne vous opposez pas à la chasse ?

— Je l’excuse, car c’est un péché dans lequel je tombe volontiers, quand je ne canote pas ou que je ne joue pas au criquet.

— Vous opposez-vous à ce que je chasse ? demanda-t-elle avec un mouvement de tête impertinent.

— Je n’ai le droit de m’opposer à rien de ce que vous voulez.

— Vous avez cependant pensé que vous aviez le droit de vous opposer à ce que je jouasse, ajouta-t-elle en insistant.

— J’en ai été peiné ; mais je ne sache pas que je vous aie fait aucune objection, répondit-il avec sa droiture de regard habituelle.

Ses yeux avaient une particularité qui troublait bien du monde ; ils étaient d’une intensité sombre, mais douce, qui semblait exprimer son intérêt pour celui sur lequel ils se fixaient. C’était cette sorte d’effet qui pénétrait Gwendolen.

— Vous m’avez empêchée de jouer de nouveau, répliqua-t-elle.

Mais à peine eut-elle prononcé ces mots, qu’elle rougit ; Deronda rougit aussi, car il venait de se convaincre que, dans la petite affaire du collier, il avait pris une liberté contestable.

Continuer cet entretien devenait impossible ; elle alla vers la fenêtre en se disant qu’elle avait stupidement exprimé ce qu’elle ne voulait pas qu’il sût, et cependant elle se sentait heureuse de l’avoir fait. Deronda, non plus, n’en était pas fâché. Gwendolen lui parut beaucoup plus attrayante, et certainement il s’était produit chez elle des changements en mieux depuis Leubronn.

Le soir, sa mère lui dit :

— En a-t-il été réellement ainsi, ou bien n’est-ce qu’une plaisanterie ? M. Deronda a-t-il vraiment gâté ton jeu, Gwen ?

— Oh ! il est tout bonnement venu le regarder quand j’ai commencé à perdre, dit Gwendolen avec insouciance, et je l’ai remarqué.

— Cela ne m’étonne pas. C’est un remarquable jeune homme. On devine qu’il a du sang étranger dans les veines.

— Est-ce vrai ? demanda Gwendolen.

— C’est madame Torrington qui le dit. Je lui avais demandé qui il était ; elle m’a répondu que sa mère était une étrangère de haut rang.

— Sa mère ! fit Gwendolen brusquement. Qui donc est son père ?

— Mais… on dit qu’il est le fils de sir Hugo Mallinger, qui l’a élevé, bien qu’il passe pour son pupille. M. Torrington prétend que, si sir Hugo avait pu disposer de son héritage à son idée, il l’aurait laissé à ce M. Deronda, parce qu’il n’a pas de fils légitime.

Gwendolen demeura silencieuse ; un changement si marqué se manifesta sur ses traits, que sa mère regretta de lui avoir répété les commérages de madame Torrington. L’image de cette mère inconnue se leva aussitôt dans l’imagination de Gwendolen. C’était sans doute une femme aux yeux noirs, tristes ; ce genre de beauté fanée avait pris possession de sa conscience. La nuit, pendant qu’une faible lumière éclairait la chambre où elle couchait avec sa mère, elle dit :

— Maman, les hommes ont-ils généralement des enfants avant de se marier ?

— Non, ma chérie. Pourquoi me fais-tu cette question-là ?

— Si cela était, je voudrais le savoir, s’écria Gwendolen avec indignation.

— Tu penses à ce que je t’ai dit de M. Deronda et de sir Hugo Mallinger. C’est un cas bien rare.

— Lady Mallinger le sait-elle ?

— Elle n’en sait que ce qu’il faut pour être satisfaite. C’est parfaitement clair, puisque M. Deronda a vécu avec eux.

— Et personne n’en pense de mal ?

— C’est naturellement désavantageux pour lui, car ce n’est pas comme s’il était le fils de lady Mallinger. Il n’héritera pas de la fortune et n’aura aucune importance dans le monde. Mais on n’est pas obligé de rien savoir sur sa naissance ; tu vois qu’il est bien accueilli partout.

— Je me demande s’il en sait quelque chose et s’il en veut à son père ?

— Pourquoi penses-tu cela, ma chère enfant ?

— Pourquoi ? s’écria impétueusement Gwendolen en se redressant sur son lit. Les enfants n’ont-ils pas raison d’en vouloir à leurs parents ? Comment pourraient-ils les empêcher de se marier ou non ?

Mais une sensation interne la fit retomber sur son oreiller. Ce n’était pas celle qu’elle avait éprouvée quelques mois plus tôt, lorsqu’elle semblait reprocher à sa mère son second mariage : non ! ce qu’elle ressentait maintenant, c’était comme une condamnation d’elle-même, qui semblait faire de son mariage une chose défendue.

Le matin venu, elle fut agitée par une double surexcitation. Elle allait chasser pour la première fois depuis son escapade avec Rex, et elle allait revoir Deronda, qui, depuis la nuit dernière, avait singulièrement éveillé son intérêt, et dans les traits duquel elle espérait découvrir quelque chose qui lui avait échappé d’abord. Ce qu’elle venait d’apprendre sur lui le mettait, à son avis, dans la même catégorie que madame Glasher et ses enfants. Connaissait-il madame Glasher ? S’il savait qu’elle fût instruite de tout, il la mépriserait ; mais il ne pouvait le savoir ; la mépriserait-il à cause de son mariage avec Grandcourt ? Elle se raidissait contre cette pensée en disant : « Comment pourrais-je empêcher ce que d’autres ont fait ? Les choses ne reviendraient pas meilleures si je déclarais maintenant que je ne veux pas épouser M. Grandcourt. » Le refus n’était donc plus en question, et les chevaux du char qui l’emportait couraient à toute vitesse.

Elle n’avait plus d’autre pensée que la chasse où elle verrait Deronda et serait vue par lui. Sa résolution de ne pas recommencer la folie de la veille était bien prise, mais elle mourait d’envie de lui parler. Elle fut contrariée, car la chasse fut absorbante, et, quoique Deronda se trouvât souvent non loin d’elle, aucun accident ne les rapprocha. Au retour, elle revint, escortée par les hôtes de Diplow qui voulaient l’accompagner jusque près d’Offendene. Elle était désappointée, irritée de n’avoir pas eu l’occasion de parler à Deronda, qu’elle ne reverrait probablement plus, puisqu’il devait partir dans deux jours. Que lui aurait-elle dit ? Elle n’en savait rien, mais elle voulait lui parler. Grandcourt était auprès d’elle ; madame Torrington, son mari et un autre gentleman avaient pris l’avance, et derrière elle résonnait le pas du cheval de Deronda. Son désir de lui parler et de l’entendre devint d’autant plus irrésistible qu’il n’y avait pas de chance d’y parvenir autrement qu’en affirmant sa volonté et en défiant tout. Le bruit des fers qu’elle entendait à une faible distance l’agaçait. Elle retint son cheval et se retourna ; Grandcourt s’arrêta aussi ; alors elle lui dit avec une arrogance enjouée :

— Continuez d’avancer, je veux parler à M. Deronda.

Grandcourt hésita ; la situation lui parut embarrassante. Pas un gentilhomme, avant son mariage, ne se serait permis de répondre par un refus à un ordre donné sur un ton si badin. Il reprit donc la route et elle attendit Deronda. Celui-ci la regarda d’un œil interrogateur, et elle lui dit en faisant marcher son cheval à côté du sien :

— Monsieur Derondn, il faut que vous éclairiez mon ignorance. J’ai besoin de savoir pourquoi vous avez pensé que j’avais tort de jouer. Est-ce parce que je suis femme ?

— Pas précisément ; mais je l’ai regretté plus encore parce que vous êtes femme, répondit-il avec un sourire qu’il ne put réprimer. — Il était convenu entre eux maintenant que c’était lui qui avait renvoyé le collier. — Je crois qu’il serait préférable que les hommes ne jouassent pas ; c’est un goût abrutissant qui dégénère en maladie. En outre, je suis révolté de voir quelques-uns ramasser un tas d’argent et s’épanouir de joie, pendant que d’autres enragent de perdre. On voit assez de retours de fortune qui nous forcent à croire que notre gain est le résultat de la perte d’un autre ; c’est un des vilains aspects de la vie. On devrait le réduire autant que possible et ne pas s’amuser à l’exagérer. — Il s’était échauffé en parlant et sa voix était montée jusqu’à l’indignation.

— Mais vous admettrez bien qu’il y a des choses que nous ne pouvons empêcher, dit Gwendolen avec des larmes dans la voix, car la réponse n’avait pas été telle qu’elle l’espérait. Je veux dire que les choses arrivent en dépit de nous-mêmes ; nous ne pouvons pas toujours empêcher que notre gain ne soit la perte d’un autre.

— Assurément ; aussi est-ce pour cela que nous devons l’empêcher quand nous le pouvons.

Gwendolen se mordit les lèvres et se tut un instant ; puis, s’efforçant de reprendre le ton badin, elle répondit :

— Mais pourquoi le regrettez-vous davantage parce que je suis femme ?

— Peut-être parce que nous avons besoin que les femmes soient meilleures que nous ne le sommes.

— Mais supposez que nous ayons besoin que les hommes soient meilleurs que nous, dit-elle avec un petit air de défi.

— Ceci est une véritable difficulté, repartit Deronda en souriant ; j’aurais dû dire que chacun de nous pense qu’il serait meilleur pour l’autre d’être bon.

— Vous voyez bien, j’avais besoin que vous fussiez meilleur que je ne l’étais, et vous pensiez ainsi, dit-elle en riant.

Elle fit prendre le trot à son cheval et rejoignit Grandcourt, qui ne lui adressa aucune observation.

— Ne désirez-vous pas savoir ce que j’avais à dire à M. Deronda ? lui demanda Gwendolen dont l’orgueil exigeait qu’elle expliquât sa conduite.

— Non, répondit froidement Grandcourt.

— Voilà le premier mot impoli que vous ayez dit. Comment ! vous ne désirez pas entendre ce que j’avais à dire ?

— Je désire entendre ce que vous me dites, et non ce que vous dites aux autres.

— Alors vous allez entendre ceci. Je voulais lui faire dire pourquoi il s’était opposé à mon jeu, et il m’a tenu un petit sermon.

— Oh ! épargnez-moi le sermon !

Si Gwendolen s’imaginait que Grandcourt se souciait de ce qu’elle avait dit à Deronda, il voulait lui faire comprendre qu’elle se trompait. Ce qu’il n’aimait pas, c’était qu’on lui dise de continuer son chemin. Elle vit qu’il était piqué, mais elle n’y prit pas garde. Son envie de parler à Deronda avant qu’il retournât à Diplow avec les autres était satisfaite. Grandcourt l’accompagna jusqu’à Offendene, où il prit congé d’elle pour l’absence d’un jour qu’il s’était abstenu de spécifier ; toutefois, il avait dit vrai en qualifiant ce voyage d’ennui : il allait à Gadsmere.


XXX


Imaginez une maison isolée, bizarre, construite en pierres grises et couverte en tuiles rouges ; une tour ronde fait saillie sur l’un des coins et son toit conique est surmonté d’une girouette qui tourne à tous les vents ; de grands arbres ombragent çà et là les terrains environnants, et, plus loin, on voit un rideau de sapins où des légions de freux ont fait élection de domicile. De l’autre côté, un étang sur lequel des oiseaux aquatiques voltigent en criant, et tout alentour une immense prairie qui aurait pu passer pour un parc avec ses bordures de vieilles plantations. Le pays, autrefois agricole et d’un aspect enchanteur, est maintenant sombre et noir, car on l’a converti en charbonnages ; les hommes qui l’habitent sont principalement des mineurs avec des chandelles fichées dans leur chapeau, aux physionomies rébarbatives, et redoutés des enfants de Gadsmere : quatre beaux enfants appartenant à madame Glasher, qui y demeure depuis environ trois ans. À la fin de novembre, quand les massifs sont vides de fleurs, quand les arbres n’ont plus de feuilles et quand l’étang frissonne sous le souffle d’un vent piquant, l’endroit s’assombrit bien davantage pour se mettre à l’unisson des routes noires et des noirs remblais, et tout cela réuni jette comme un voile de deuil sur le district, excepté quand les enfants jouent avec leurs chiens sur le sable ou sur la pelouse. Mais madame Glasher, dans les circonstances où elle se trouvait actuellement, aimait Gadsmere. La solitude du pays, que son peu d’attraits lui assurait, convenait à ses goûts. Quand elle allait se promener avec ses enfants dans une petite voiture attelée de deux poneys, elle n’avait pas à craindre de rencontrer des nobles dans leurs équipages, mais seulement des négociants dans leurs cabriolets ; à l’église, elle n’évitait les regards de personne, car le curé et sa femme ignoraient tout ce qui la concernait ; pour eux, elle était simplement une dame veuve, locataire de Gadsmere, et le nom de Grandcourt était absolument inconnu dans ce district où ne retentissaient que ceux de Fletcher et Gaucome, adjudicataires des houillères.

Dix années s’étaient écoulées depuis que la jeune et jolie femme d’un officier irlandais s’était enfuie avec le jeune Grandcourt, depuis qu’avait eu lieu le duel qui en résulta, et où les balles ne blessèrent que l’air. Cette affaire avait fait du bruit ; mais ceux qui s’en souvenaient ignoraient ce qu’était devenue cette madame Glasher dont la beauté et l’éclat avaient été remarqués à l’étranger, où l’on savait qu’elle vivait avec le jeune Grandcourt.

Il semblait naturel et même désirable qu’il se fût affranchi de cette liaison ; quant à elle, on pensait qu’une femme qui avait abandonné son enfant et son mari devait être tombée au plus bas de l’échelle sociale. Grandcourt s’en était fatigué, il avait poursuivi d’autres femmes de ses attentions ; mais un homme dans sa position devait alors désirer faire un mariage de raison avec la jolie fille d’une noble maison. Personne, aujourd’hui, ne parlait plus de madame Glasher ; ce n’était qu’un navire perdu, à la recherche duquel personne ne songeait à envoyer une expédition ; Grandcourt, au contraire, rentrait au port avec ses couleurs flottant au vent et aussi prêt que jamais à reprendre la mer.

Cependant, Grandcourt ne s’était jamais affranchi complètement du lien qui l’attachait à madame Glasher. Sa passion pour elle avait été la plus forte et la plus persistante qu’il eût connue, et, quoi qu’elle fût alors éteinte, elle avait laissé en lui des traces si profondes, qu’à la mort du colonel, arrivée trois ans plus tôt, il avait eu pour un instant l’intention de l’épouser, conformément à la convention souvent exprimée entre eux pendant les jours de leur première flamme. À cette époque, Grandcourt aurait payé bien cher la liberté de s’unir à elle en faisant prononcer le divorce ; mais le mari s’y opposa toujours, ne tenant pas à se remarier lui-même et ne voulant pas se donner en évidence au public.

Les changements que les années apportèrent dans l’esprit de madame Glasher, produisirent un effet diamétralement contraire. D’abord elle se montra indifférente sur la possibilité du mariage. Il lui suffisait de s’être échappée des mains d’un mari quinteux, désagréable, et d’avoir trouvé une sorte de bonheur dans les bras d’un amant jeune, beau, passionné pour elle et qui l’avait complètement fascinée. Elle était vive, ardente, avide d’adoration, exaspérée par un esclavage conjugal de cinq années ; la sensation de soulagement que lui fit éprouver sa délivrance était si forte, qu’elle fit taire toute anxiété. Sa position équivoque lui importait peu ; la seule tache qui déparait son horizon de bonheur était l’idée d’avoir abandonné son petit garçon âgé de trois ans, qui mourut peu après sa fuite.

Mais aujourd’hui que les années avaient exercé leurs ravages sur ses charmes et tout changé autour d’elle, le seul désir qui la dominait était que Grandcourt l’épousât. Sa fausse position, à laquelle elle n’avait pas songé lorsqu’il ne s’était agi que d’elle, la peinait pour ses enfants qu’elle aimait avec toute la passion de l’amour maternel. Elle n’éprouvait de regrets, de repentir que pour eux. Si Grandcourt l’épousait, ses enfants ne souffriraient pas du passé ; ils verraient leur mère occuper un rang dans la société, et le monde ne les regarderait pas avec dédain ; son fils, en outre, hériterait de son père. Pour atteindre ce résultat, elle était prête à souffrir patiemment tout ce que ferait Grandcourt devenu son mari, sans jamais le molester par des appels passionnés ou des scènes de jalousie. Elle dépendait absolument de lui ; car, bien qu’il se fût montré généreux à son égard, il avait tout conservé par devers lui. Il avait dit qu’il ne disposerait jamais de rien que par testament, et, quand elle pensait aux alternatives de l’avenir, elle se disait que, même si elle ne devenait pas la femme de Grandcourt, et qu’il n’eût point de fils légitime, son fils à elle deviendrait l’héritier de la plus grande partie de ses biens. Cependant son idée d’épouser Grandcourt n’était pas une extravagance, et plusieurs fois Lush lui en avait fait entrevoir la possibilité. Lorsqu’il présuma que Grandcourt voulait profiter de sa résidence à Diplow pour obtenir miss Arrowpoint, Lush avait cru devoir lui taire ce projet ; mais l’apparition de Gwendolen sur la scène avait tout changé ; il était donc naturel que madame Glasher entrât avec empressement dans le plan conçu par Lush, d’écarter ce danger en effrayant la jeune personne recherchée pour femme, par le récit des événements du passé. Elle avait ensuite appris par Lush le départ de Gwendolen, mais aucune lettre n’était venue depuis lui faire savoir que le danger était redevenu imminent. Elle avait écrit à Grandcourt comme elle le faisait habituellement, et, cette fois, il avait été plus long à lui répondre que d’ordinaire. Elle en avait conclu qu’il viendrait sans doute à Gadsmere, et sa supposition était juste car, au moment où elle la faisait, il en prenait le chemin. Elle n’était pas sans espoir que contrarié d’avoir vu sa conquête lui échapper, il pourrait bien être plus disposé à revenir à ses premières intentions.

Grandcourt avait en vue deux objets importants en venant à Gadsmere : d’abord, d’apporter lui-même la nouvelle de son prochain mariage, afin d’en finir tout de suite avec cette première difficulté ; ensuite, d’obtenir de Lydie qu’elle lui rendît les diamants de sa mère que depuis longtemps déjà il lui avait confiés, lorsque, dans le feu de sa passion pour elle, il avait voulu qu’elle les portât. Ces diamants n’étaient pas « des montagnes de lumière », mais ils valaient plusieurs milliers de livres, et nécessairement, il désirait les avoir pour sa femme. La première fois qu’il les avait redemandés à Lydie, uniquement pour les déposer à la Banque, elle avait tranquillement, mais absolument refusé de les lui rendre, en déclarant qu’ils étaient en toute sûreté chez elle, et enfin elle lui avait dit :

— Si jamais vous épousez une autre femme que moi, je les lui donnerai. Épousez-vous une autre femme ?

Grandcourt n’insista pas n’ayant pas alors de motif pour tenir à cette restitution, et sa disposition naturelle à exercer son empire en domptant ou en désappointant les autres, avait toujours cédé devant Lydie.

Madame Glasher était assise dans la chambre où elle passait ses matinées avec ses enfants. La fenêtre donnait sur une large pelouse descendant jusqu’à un petit ruisseau qui allait se perdre dans l’étang. Les meubles, la vieille table de chêne, les chaises en cuir fauve étaient encombrés de jouets d’enfants, de livres, d’outils de jardinage, sur lesquels le portrait de la mère, peint au pastel et suspendu au mur, jetait un sourire d’indulgence. Tous les enfants étaient là. Les trois petites filles, assises autour de leur mère, près de la fenêtre, étaient son portrait en miniature ; de jolies brunettes, aux yeux noirs, aux traits délicats, aux joues veloutées et richement colorées aux petites narines et aux sourcils finement tracés ; en somme, de véritables petites femmes, quoique l’aînée eût à peine neuf ans. Le petit garçon, assis par terre sur le tapis, ses cheveux noirs dénoués, jouait avec les animaux d’une arche de Noé ; Joséphine l’aînée, prenait sa leçon de français et les autres s’amusaient avec leurs poupées. Madame Glasher avait mis un soin tout particulier à sa toilette ; car, chaque jour, elle se disait que Grandcourt pouvait arriver. Son visage, qui, malgré sa maigreur, avait un profil d’une beauté ineffaçable, ses cheveux frisés et ondulés, ses sourcils fins, impressionnaient encore : elle portait au cou un collier d’or que Grandcourt y avait attaché, bien des années plus tôt. Ce n’était pas qu’elle tînt à la toilette ou qu’elle eût du plaisir à se parer ; sa première pensée quand elle se voyait dans son miroir, était : « Que je suis changée ! » Mais elle voulait conserver ce qui lui restait de sa beauté, et, quand ses enfants baisaient ses joues pâlies, ils ne trouvaient pas qu’elles fussent moins tendres. Cet amour était désormais le seul bonheur de sa vie.

Tout à coup madame Glasher, qui faisait lire Joséphine, releva la tête, écouta, et dit :

— Tais-toi, chérie, je crois que voici quelqu’un.

Henleigh, le petit garçon, se leva en sautant et s’écria :

— Maman, est-ce le meunier avec mon baudet ?

Ne recevant point de réponse, il grimpa sur les genoux de sa mère et insista pour en avoir une. Mais la porte s’ouvrit, et la servante annonça M. Grandcourt. Madame Glasher se leva dans une agitation qu’elle ne put maîtriser. Henleigh fronça le sourcil de ce que ce n’était pas le meunier, et les trois petites filles levèrent timidement leurs yeux noirs vers le nouvel arrivant. Aucun des enfants ne paraissait avoir un goût bien vif pour l’ami de leur mère ; en effet, quand il eut pris la main de madame Glaslier, et qu’il voulut caresser la tête d’Henleigh, cet énergique rejeton lui donna des coups de poing sur le bras. Les petites filles se soumirent humblement à être embrassées et caressées sous le menton ; mais, en somme, elles préférèrent de beaucoup être envoyées au jardin, où aussitôt elles se mirent à courir et à jouer avec les chiens.

— D’où arrivez-vous ? demanda madame Glasher lorsque Grandcourt se fut débarrassé de son chapeau et de son paletot.

— De Diplow, répondit-il en s’asseyant en face d’elle et en la regardant d’une façon qu’elle remarqua.

— Vous devez être fatigué, alors.

— Non ; je me suis reposé à la jonction, un trou hideux. Ces voyages en chemin de fer sont diablement ennuyeux. J’ai pris du café et fumé.

Madame Glasher frissonnait à chacune de ses paroles, qui lui inspiraient tantôt de la crainte, tantôt de l’espoir.

— Je m’attendais à vous voir, dit-elle ; il y a si longtemps que je n’ai rien entendu de vous ! Les semaines paraissent plus longues à Gadsmere qu’à Diplow.

— Oui, dit Grandcourt. Vous a-t-on payé à la banque ?

— Oh ! certainement ! répondit-elle avec impatience ; car elle remarquait que Grandcourt d’ordinaire s’occupait plus d’elle et des enfants qu’il ne le faisait cette fois.

— Ah ! reprit-il en jouant avec ses favoris et sans la regarder, le temps s’est écoulé rapidement pour moi ; il passe cependant trop lentement d’habitude. Mais il est arrivé bien des choses, vous savez ?

— Moi ? que sais-je ? objecta-t-elle vivement.

Il laissa passer un instant et reprit :

— Je pense à me marier… Vous avez vu miss Harleth ?

— Vous l’a-t-elle dit ?

Ses joues pâles le devinrent plus encore, peut-être parce que ses yeux brillèrent davantage.

— Non ; c’est Lush qui me l’a appris.

— Bon Dieu ! dites-moi tout de suite que vous allez l’épouser ! s’écria-t-elle avec colère. Ses jambes tremblaient et ses mains se serrèrent convulsivement.

— Cela devait arriver un jour ou l’autre, Lydie, dit-il sans s’inquiéter de la peine qu’il lui faisait.

— Vous n’en avez pas toujours vu la nécessité.

— C’est possible ; mais je la vois maintenant.

Dans ces quelques mots, prononcés d’une voix basse par Grandcourt, elle sentit une résolution invincible et absolue. Elle ne pleura pas et ne répondit rien ; elle était trop rudement froissée par cette certitude inattendue pour essayer de maîtriser son émotion. Elle se leva comme mue par un ressort et alla poser son front brûlant contre les vitres de la fenêtre. Les enfants qui jouaient sur le préau crurent qu’elle les appelait et accoururent avec leurs doux visages interrogateurs. Cette vue la rappela à elle-même : elle leur fit signe de s’éloigner et revint se laisser tomber sur une chaise.

Grandcourt s’était levé aussi ; il était doublement ennuyé ; de la scène d’abord et ensuite du sentiment qu’aucune arrogance de sa part ne pouvait la lui épargner. Mais il fallait en finir et arranger les choses de façon à n’être pas troublé à l’avenir. Il était adossé à la cheminée ; elle le regarda et lui dit avec amertume :

— Tout ceci est sans conséquence pour vous. Les enfants et moi, nous sommes des importuns. Vous voudriez déjà être retourné auprès de miss Harleth.

— Ne faites pas la chose plus désagréable qu’il n’est besoin, Lydie. Il est inutile de revenir sur ce que l’on ne peut changer. C’est très désagréable pour moi de vous voir vous rendre malheureuse. J’ai fait ce voyage pour vous dire ce à quoi il faut vous décider ; les enfants et vous, vous serez pourvus comme d’habitude, et il faut en finir…

Silence. Elle n’osait pas répondre.

— Cela vaudra mieux pour vous, reprit-il. Vous pouvez continuer de résider ici ; je compte placer une somme importante pour les enfants ; vous pourrez alors demeurer où vous voudrez. Vous n’aurez plus à vous plaindre. Quoi qu’il arrive, vous serez en sûreté. Je n’ai rien pu faire d’avance ; tout s’est passé si vite !

Grandcourt cessa de parler ; il n’attendait pas de remerciements, mais il pensait que, raisonnablement, elle devait être satisfaite, si toutefois quelque chose pouvait satisfaire Lydie. Elle ne changea pas de visage, et, au bout d’une minute, il continua :

— Je ne vous ai jamais donné sujet de croire que je ne serais pas généreux. Je ne fais aucun cas de l’argent.

— Alors je dois supposer que, si vous en faisiez cas, vous ne nous en donneriez pas, répondit Lydie, incapable de retenir ce sarcasme.

— Ce que vous dites là est diablement méchant, répliqua Grandcourt toujours de sa voix basse ; je vous conseille de ne pas le répéter.

— Vous m’en puniriez en réduisant les enfants à la mendicité ?

En dépit d’elle-même, les paroles amères sortaient de sa bouche.

— Il n’est pas question de réduire les enfants à la mendicité, répliqua Grandcourt, sans élever la voix. Je vous préviens seulement de ne pas dire des choses dont vous pourriez vous repentir.

— Je suis habituée à me repentir, s’écria-t-elle douloureusement. Vous vous repentirez peut-être aussi ! Vous vous êtes déjà repenti de m’avoir aimée

— Tout ceci ne sert qu’à rendre notre prochaine rencontre terriblement difficile. Quel autre ami que moi avez-vous ?

— C’est bien vrai !

Ces mots s’échappèrent comme un gémissement, et les paroles blessantes ne reparurent plus. Grandcourt, qui avait pris ses dispositions pour demeurer jusqu’au soir à Gadsmere, aurait bien voulu raccourcir sa visite ; mais il n’y avait pas d’autre train que celui qu’il avait décidé de prendre pour son retour, et il avait encore à parler à Lydie du second objet de sa visite, ce qu’il ne voulait pas taire immédiatement.

Il fallait donc laisser s’écouler le temps. L’heure du dîner sonna. Les enfants rentrèrent dans la chambre. Pour Lydie ce fut une petite consolation de les avoir auprès d’elle : à les voir si beaux, elle ressentait une gloire sauvage, comme pour reprocher à Grandcourt son indifférence envers elle et envers eux. Il se conduisit en homme bien élevé ; il amusa la petite Antonia, que sa calvitie étonnait, et calma Henleigh en lui promettant une jolie selle et une bride. Les deux filles aînées seules, qui le connaissaient depuis plus longtemps, étaient avec lui d’une timidité qu’il ne parvint pas à dissiper. Devant les domestiques, Lydie et lui échangèrent quelques mots ; mais, sans cela, ils ne se parlèrent pas.

Quand le soir fut venu, on alluma les bougies et ils se trouvèrent de nouveau seuls. Grandcourt regarda sa montre et dit avec indifférence :

— Il y a encore une chose dont j’ai à vous parler, Lydie. Mes diamants…, vous les avez.

— Oui, je les ai, répondit-elle en se levant et en croisant les bras. Elle s’attendait à cette question et avait résolu de répondre à sa façon, sans cependant l’exaspérer.

— Ils sont ici, je suppose ?

— Non, ils ne sont pas ici.

— Vous m’avez cependant dit que vous les conserviez chez vous.

— Quand je vous l’ai dit, c’était vrai. Ils sont à la banque de Dudley.

— Retirez-les, je vous prie. Je ferai une disposition pour que vous les remettiez à quelqu’un.

— Ne faites point de disposition ; la personne à qui vous les destinez les recevra.

— Que voulez-vous dire ?

— Je vous ai toujours dit que je les donnerais à votre femme. Je tiendrai ma parole. Elle n’est pas encore votre femme.

— C’est de la folie ! dit Grandcourt d’un ton outré.

Il était furieux de voir que son indulgence pour Lydie avait donné à celle-ci une sorte de domination sur lui, malgré sa condition dépendante. Il se leva, alla s’appuyer contre le manteau de la cheminée, et dit en la regardant en face :

— Il faut que ces diamants me soient remis avant mon mariage.

— Quel jour vous mariez-vous ?

— Le 10 ; il n’y a pas de temps à perdre.

— Et où allez-vous après le mariage ?

Il ne répondit que par un regard plus sombre ; mais, au bout d’un instant, il reprit :

— Il faut qu’un jour avant le mariage vous les retiriez et me les remettiez, ou à quelque autre que j’en chargerai. C’est très contrariant. Fixez le jour.

— Non, je ne ferai pas cela. Ils lui seront remis certainement. Je tiendrai ma parole.

— Voulez-vous dire que vous ne ferez pas ce que je veux ?

— Oui, c’est ce que je veux dire.

Cette réponse partit comme un coup de foudre, pendant que ses yeux lançaient des éclairs. La pauvre femme sentait bien que ces paroles pouvaient lui faire du tort et annuler tous les avantages que lui avait procurés sa longue patience ; mais elle n’avait pu les retenir.

La position était exaspérante pour lui ; il ne pouvait ni la menacer, ni agir hostilement avec elle ; l’eût-il pu, que cela ne lui aurait pas rendu les diamants. Rien ne lui déplaisait plus que d’être poussé à la violence, même en paroles ; sa volonté devait s’imposer sans trouble pour lui. Après l’avoir bien regardée, il dit :

— Quelles idiotes infernales que les femmes !

— Pourquoi ne voulez-vous pas me dire où vous irez après votre mariage ? Je pourrais assister à la noce, si je voulais, dit Lydie, sans reculer devant l’espèce de suicide que sa menace pouvait lui occasionner.

— Certes, si vous le voulez, vous pouvez vous conduire comme une folle ! répondit Grandcourt avec un sotto voce méprisant. Il faut supposer que vous ne pensez pas au bien qui en résultera pour vous, ni à ce que vous me devez.

Il ne dit rien de plus, regarda sa montre, agita la sonnette et ordonna qu’on attelât immédiatement sa voiture. Puis il s’éloigna d’elle et ne la regarda plus. Elle souffrait horriblement ; elle se faisait des reproches ; elle voyait Grandcourt la quitter sans lui dire un mot ; il la laisserait dans une affreuse incertitude ; elle n’entendrait plus rien de lui ; elle ne savait pas si elle ne faisait point de tort à ses enfants ; peut-être en viendraient-ils à la haïr ! Ah ! si elle n’avait pas été mère, elle se serait volontiers sacrifiée à sa vengeance. Ses deux passions dominantes étaient en lutte : comment les satisfaire l’une et l’autre ?

— Ne nous séparons pas en colère et fâchés, Henleigh, répondit-elle sans bouger ni changer d’attitude ; ce que je vous demande est bien peu de chose. Si je refusais de vous rendre ce que vous appelez votre bien, ce serait différent ; ce serait une raison pour me traiter comme si vous me haïssiez. Mais je ne vous demande que fort peu de chose. Dites-moi où vous irez après votre mariage, et j’aurai soin que les diamants soient remis sans scandale. Sans scandale, répéta-t-elle en insistant.

— Des caprices aussi déraisonnables rendent une femme odieuse, dit Grandcourt. À quoi bon parler à une folle ?

— Oui, je suis folle ! l’abandon m’a rendue folle ! Accordez-moi ce que je vous demande. — Les sanglots lui montaient à la gorge. — Si vous me permettez cette seule folie, je serai très douce je ne vous ennuierai plus jamais ! — Elle n’y put tenir davantage ; elle tomba dans un accès d’hystérie, pleura, sanglota et répéta sans cesse, presque en criant : — Je serai très douce après cela !

Grandcourt demeura interdit. Ce désir capricieux, cette violence enfantine étaient des choses toutes nouvelles chez Lydie ; elles ne s’accordaient pas avec sa personne ; toujours elle s’était tenue avec dignité. Pourtant, elle semblait plus traitable dans cet état que dans sa première attitude défiante. Il s’approcha d’elle et lui dit de son ton voilé, mais impérieux :

— Calmez-vous et écoutez ce que j’ai à vous dire. Je ne vous pardonnerai jamais si vous vous présentez de nouveau et si vous faites une scène.

Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et quand elle put reparler, elle dit de cette voix sourde qui suit les sanglots :

— Je ne le ferai pas, si vous me laissez agir à ma guise ; je vous promets de ne plus me représenter. Je ne vous ai jamais manqué de parole ; mais vous, combien de fois cela vous est-il arrivé avec moi ? Quand vous m’avez donné ces diamants pour les porter, vous ne pensiez pas à une autre femme. Et maintenant, je consens à les rendre ; je ne vous fais point de reproches, je ne vous demande que de me laisser faire ce que je désire. Ne me suis-je pas bien conduite ? Vous m’avez tout repris, et, quand je vous demande un fétu de paille, une vétille, vous me refusez !

Tout cela, quoique haché, avait été débité très vite ; après une légère pause, elle reprit d’une voix plus claire et plus lente :

— Je ne tolérerai pas que vous me refusiez !

Grandcourt crut à un accès de démence ; il vit qu’il ne pourrait arriver à ses fins qu’en consentant à ce qu’elle voulait. La domestique entra au même instant pour annoncer que la voiture attendait. Quand elle fut sortie, il lui dit d’un ton de mauvaise humeur :

— Eh bien, nous irons à Ryelands.

— C’est là qu’ils lui seront remis, répondit Lydie avec décision.

— Très bien ! je pars.

Il n’avait aucune envie de lui tendre la main, elle l’avait trop ennuyé. Mais, maintenant qu’elle avait gagné sa cause, elle consentit à s’humilier pour l’apaiser.

— Pardonnez-moi, je ne vous tourmenterai jamais plus, dit-elle avec un regard suppliant, et pourtant intérieurement elle se disait : « C’est moi seule qui aurais à pardonner ! » Mais elle était obligée de céder.

— Vous ferez bien de tenir votre promesse. Vous m’avez rendu malade avec votre folie, dit Grandcourt, pour qui cet énoncé était ce qu’il pouvait dire de plus fort.

— Pauvre garçon ! répliqua Lydie avec un faible sourire.

Hélas ! la moindre de ses actions, depuis le matin, ne l’avait-elle donc pas rendue malade, elle ? Mais, malgré tout, puisqu’il consentait à la laisser faire, elle était prête à l’amadouer afin de se séparer à peu près réconciliés. Elle lui mit la main sur l’épaule et il ne la repoussa pas. Elle avait si bien réussi à l’alarmer, qu’il n’était pas fâché de ces témoignages de soumission.

— Allumez un cigare, dit-elle en souriant et en tirant l’étui de la poche de Grandcourt.

Elle l’ouvrit et lui en présenta un gracieusement.

Ils se quittèrent après ces signes de caresses et de craintes mutuelles.


XXXI


Le jour où Gwendolen Harleth fut mariée et devint madame Grandcourt, la matinée était superbe ; mais malgré le soleil, une légère gelée crispait les feuilles des arbres. La noce et son cortège méritaient d’être vus ; aussi la bonne moitié de Pennicote vint-elle faire la haie sur le chemin qui conduisait à l’église pour jouir du coup d’œil. Un vieil ami du recteur accomplit la cérémonie religieuse, M. Gascoigne n’ayant pu le faire puisqu’il remplaçait le père de sa nièce. Deux visages seulement, on le remarqua, offraient des signes de tristesse : celui de madame Davilow et celui d’Anna. Les yeux de la mère étaient rouges comme si elle avait passé la moitié de la nuit à pleurer ; personne ne fut surpris, quelque inespéré que fût ce mariage, qu’elle ressentît une peine cuisante à l’idée de se séparer d’une fille qui était la fleur de ses enfants et la lumière de sa vie. On comprenait moins la mélancolie d’Anna, si bien attifée dans sa jolie toilette de demoiselle d’honneur de la mariée. Tous les autres semblaient refléter la pompe de l’occasion, la fiancée surtout. On s’accordait à dire que, quant à la tournure et à la tenue, elle était digne d’être « une dame titrée » ; quant au visage, peut-être pensa-t-on qu’une teinte un peu plus rosée ne l’aurait pas gâté ; mais, puisque le fiancé non plus n’avait pas le teint coloré, le couple était d’autant mieux assorti. En tout cas, il devait l’aimer et on pouvait espérer que jamais aucune allusion ne sortirait de sa bouche pour lui rappeler qu’elle avait été sur le point d’entrer en service comme gouvernante et que sa mère devait aller habiter Sawyer’s Cottage, vicissitudes dont on avait beaucoup jasé au village.

Jamais Gwendolen n’avait fait preuve de plus d’élasticité dans son maintien, de plus de vivacité dans son beau et long regard brun ; elle avait l’éclat que donne une forte surexcitation provenant quelquefois d’une peine. Ce n’était pourtant pas de la peine qu’elle éprouvait ; la condition d’esprit dans laquelle elle se trouvait, avait quelque ressemblance avec celle qui la domina lorsque Daniel la vit commencer à perdre à la table de jeu. Ce matin-là, elle n’aurait pas pu dire qu’elle se repentait d’avoir accepté Grandcourt ; la crainte même d’un sombre avenir n’aurait pu ternir l’éclat de la scène dont elle était le sujet principal. Elle n’offrait en rien l’image de la fiancée larmoyante et tremblante.

— Je rends grâces à Dieu que tu te sois si bien comportée, chère enfant, lui dit madame Davilow, pendant qu’elle aidait sa fille à se défaire de sa robe blanche et à revêtir sa toilette de voyage.

— Vous auriez pu parler ainsi au cas où j’aurais été obligée de partir pour chez madame Mompert, ô ma chère, ma triste, mon incorrigible maman ! dit Gwendolen en caressant sa mère et en lui souriant avec tendresse. — Puis, s’éloignant un peu et ouvrant les bras comme pour se faire voir : — Me voici madame Grandcourt ! s’écria-t-elle. Auriez-vous désiré que je fusse autre chose ? Vous savez bien que vous avez été sur le point de mourir de chagrin lorsque vous pensiez que je refusais d’être madame Grandcourt !

— Tais-toi, tais-toi, mon enfant, pour l’amour de Dieu ! Comment pourrais-je ne pas sentir que je vais me séparer de toi ? Mais je supporterai tout avec joie si tu es heureuse.

— Non, pas avec joie, maman, non ! dit Gwendolen en hochant la tête et avec un bon sourire. Vous le supporterez volontiers, mais toujours tristement. La tristesse est inséparable de vous-même ; c’est l’assaisonnement de tous vos aliments ; vous ne leur trouveriez point de goût sans cela. Alors, saisissant sa mère par les épaules et la couvrant de baisers, elle lui dit gaiement : — Vous serez triste parce que j’aurai tout en abondance, parce que je pourrai jouir de tout : maisons, villas, chevaux, voitures, diamants ! Oui, j’aurai des diamants, j’irai à la cour, je serai une lady certainement, et toujours vous aimant mieux que qui que ce soit au monde !

— Mon enfant chérie !… Ah ! je ne serai pas jalouse si tu aimes ton mari mieux que moi. Il a le droit de s’attendre à être le premier dans ton cœur.

Gwendolen avança la lèvre inférieure en faisant une jolie grimace, et dit :

— C’est là une attente assez ridicule ; mais je ne serai pas mauvaise pour lui, à moins qu’il ne le mérite.

Les deux femmes se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, et Gwendolen ne put retenir un léger sanglot quand elle dit :

— Je voudrais bien que vous vinssiez avec moi, maman.

La légère rosée qui brillait sur ses longs cils la rendit plus charmante encore lorsqu’elle donna la main à Grandcourt pour aller jusqu’à la voiture. Le recteur s’avança alors pour prendre congé.

— Dieu vous bénisse ! dit-il ; nous nous reverrons avant peu ; puis il retourna auprès de madame Davilow, à laquelle il dit d’un ton moitié badin, moitié solennel : — Soyons reconnaissants, Fanny. Elle est dans une position faite pour elle et au delà de ce que j’aurais osé espérer. Peu de femmes seraient ainsi choisies pour elles-mêmes. Vous devez vous regarder comme une heureuse mère.

Il fallait voyager en chemin de fer pendant cinquante milles avant que les nouveaux époux arrivassent à la station la plus rapprochée de Ryelands. Le crépuscule tombait lorsqu’ils franchirent l’entrée du parc. Gwendolen, en regardant par la fenêtre de la voiture, pendant qu’ils avançaient rapidement sur l’avenue, put voir les grands contours et les beautés les plus rapprochées de cette magnifique résidence. Ils s’arrêtèrent enfin sur un vaste espace d’où elle aperçut le château avec la forêt qui lui servait de rideau et la balustrade du grand perron lui faisant face.

Gwendolen avait été fort gaie pendant le voyage, causant sans cesse, ignorant le changement qui s’était produit dans leur position mutuelle depuis la veille, et Grandcourt était resté dans un calme extatique, quand, à la douce pression de sa main, elle répondait par les deux siennes avec les mouvements gracieux d’un petit chat qui demande à être caressé.

Son cœur palpita en traversant l’entrée du parc. Elle resta silencieuse, en dépit d’elle-même quand son mari lui dit :

— Ici nous sommes chez nous !

Pour la première fois, il posa ses lèvres sur les siennes sans qu’elle s’y opposât ; on aurait dit l’acceptation passive d’un salut au milieu d’un spectacle absorbant. Toute son existence agitée de ces trois derniers mois n’était-elle pas un spectacle dont sa conscience avait été la spectatrice étonnée ?

La hall resplendissait de lumières, de chaleur, de tapis, de portraits, de statues, de serviteurs attentifs. Pas beaucoup de domestiques cependant ; seulement quelques-uns venus de Diplow pour aider ceux qui avaient le soin habituel et continu de la maison ; la nouvelle femme de chambre, amenée par Gwendolen, avait été mise sous la direction de la femme de charge. Grandcourt conduisit Gwendolen jusqu’à une antichambre dans laquelle la porte ouverte d’un salon envoyait des flots de lumière.

— Voici notre caverne, dit-il. Je pense que vous serez aise de demeurer tranquille ici jusqu’au dîner. Nous dînerons bientôt.

Il lui baisa la main et sortit plus amoureux qu’il ne s’était attendu à l’être.

Après s’être débarrassée de son chapeau et de son manteau, Gwendolen se laissa tomber dans un fauteuil devant la cheminée où flambait un bon feu, et vit son image se refléter dans les glaces. La femme de charge sortant d’un boudoir adjacent mettait plusieurs choses en ordre, et ne paraissait nullement pressée de sortir. En nouvelle maîtresse de Reylands impatiente d’être seule chez elle, Gwendolen lui dit :

— Veuillez, je vous prie, prévenir Hudson que, quand elle aura serré mes affaires, je n’aurai plus besoin d’elle. Qu’elle ne vienne pas avant que je la sonne !

La femme de charge, s’avançant alors, lui dit :

— Voici, madame, un paquet que l’on m’a recommandé de ne remettre qu’à vous seule. La personne qui l’a apporté a dit que c’était un cadeau particulier de M. Grandcourt, mais qu’il ne devait apprendre son arrivée qu’en le voyant porté par vous. Excusez-moi, madame. J’ai cru bien faire d’obéir à cet ordre.

Gwendolen prit le paquet qu’elle posa sur ses genoux et attendit que la femme de charge fût sortie et eût fermé la porte pour l’ouvrir. Sa première pensée fut que c’étaient les diamants que Grandcourt qui avait dit être déposés quelque part, et qu’il devait lui donner le jour de leur mariage. En ce moment, où elle était assaillie de sensations confuses, cette diversion lui fit plaisir.

Le papier cacheté qui enveloppait le paquet couvrait une boîte dans laquelle se trouvait un écrin ; elle ne douta plus que ce fussent les diamants ; mais, en l’ouvrant, elle aperçut un papier en forme de lettre posé sur les brillants. Elle en reconnut sur-le-champ l’écriture et sentit comme un aspic qui serait venu la mordre au cœur. Ses forces l’abandonnèrent. Elle ouvrit la lettre d’une main tremblante ; les caractères étaient aussi lisibles que s’ils eussent été imprimés et chaque mot la transperça d’un coup de poignard.

« Ces diamants, lui disait-on, qu’un amour ardent mit un jour aux pieds de Lydie Glasher, elle vous les passe. Vous avez manqué à la parole que vous lui aviez donnée, afin de vous emparer de ce qui était à elle. Peut-être pensez-vous être heureuse comme elle l’a été autrefois, et avoir de beaux enfants comme les siens, dont ils prendront la place. Dieu est trop juste pour le permettre. L’homme que vous avez épousé a le cœur flétri. Le meilleur amour de sa jeunesse a été pour moi ; vous ne pouvez me le prendre comme vous avez pris le reste. Il est mort cet amour, et je suis la tombe dans laquelle votre bonheur est enseveli, comme le mien. Vous avez été prévenue ; vous avez préféré me faire du mal, ainsi qu’à mes enfants. Il avait voulu m’épouser ; il m’aurait épousée à la fin, si vous n’aviez manqué à votre parole. Vous aurez votre châtiment ; je le désire de tout mon cœur.

» Lui donnerez-vous cette lettre pour le tourner contre moi et nous ruiner davantage, mes enfants et moi ? Aimerez-vous à vous tenir devant votre mari avec ces diamants sur vos épaules et mes paroles dans sa pensée comme dans la vôtre ? Pensera-t-il que vous aurez le droit de vous plaindre quand il vous aura rendue malheureuse ? Vous l’avez pris les yeux ouverts. Le tort volontaire que vous m’avez fait sera votre malédiction. »

Les yeux de Gwendolen ne pouvaient se détacher de ces horribles lignes qu’elle lut et relut et qui lui parurent une condamnation. Un nouveau spasme de terreur la saisit, et, sans réfléchir davantage, elle se pencha en avant et jeta la lettre au feu, de crainte que l’accusation et la preuve ne frappassent tous les yeux. Le billet s’envola de ses doigts frémissants ; la flamme l’enveloppa de ses replis et le réduisit en cendres. Dans le mouvement qu’elle avait fait, les diamants avaient roulé par terre ; elle n’y prit pas garde et retomba sur son fauteuil anéantie, écrasée. Les glaces qui l’entouraient réfléchissaient son image terrifiée, mais elle ne voyait rien ; ses dents claquaient, ses lèvres et ses mains tremblaient et tout son corps frissonnait d’épouvante. Elle demeura longtemps ainsi, défaillante, insensible, et n’entendant rien que ces paroles écrites qui ne cessaient de vibrer en elle et de tinter à ses oreilles. Ces bijoux étaient empoisonnés ; leur venin s’était glissé dans les veines de la pauvre jeune femme.

Un coup léger frappé à la porte annonça Grandcourt qui entra, habillé pour le dîner. Sa vue la jeta dans une nouvelle crise hystérique ; elle ne put retenir des cris d’angoisse et se tordit dans une attaque de nerfs des plus violentes. Il s’attendait à la trouver parée, souriante et prête à le suivre : il la voyait pâle, les traits décomposés affolée de terreur et les diamants épars sur le tapis. Était-ce un accès de démence ?

De toute façon, les Furies avaient passé le seuil de sa demeure.


XXXII


Deronda, de retour à Londres, put assurer à sir Hugo qu’il avait logé dans l’esprit de Grandcourt l’idée précise qu’il pourrait obtenir cinquante mille livres s’il consentait à renoncer à une perspective probablement éloignée et pas du tout certaine ; mais il ajouta que Grandcourt ne lui avait donné d’autre marque de sa disposition à se prêter à ce projet qu’une inclination évidente à continuer d’amicales relations.

— Que penses-tu de sa future, maintenant que tu l’as vue de plus près ? demanda sir Hugo.

— Elle m’a fait une meilleure impression qu’à Leubronn. La roulette ne l’offrait pas sous un jour favorable ; elle lui donnait quelque chose de démoniaque. À Diplow, elle m’a paru beaucoup plus féminine et plus attrayante, moins raide et plus sûre d’elle. Sa bouche et ses yeux avaient une expression différente.

— Ne va pas trop folâtrer avec elle, Dan, reprit sir Hugo, qui crut être agréablement badin. Si, lorsqu’ils viendront à l’abbaye pour Noël, tu rends Grandcourt jaloux, cela pourrait bien reculer mes affaires.

— Il m’est facile de rester à Londres, monsieur.

— Non, non ! lady Mallinger et les enfants ne peuvent se passer de toi pour Noël. Seulement, ne me fais pas de tort, — à moins que tu n’aies un duel avec Grandcourt et que tu ne le tues, — ce qui vaudrait bien la peine de supporter un petit inconvénient.

— Je ne crois pas que vous m’ayez jamais vu folâtrer avec les dames, dit Daniel, que ces plaisanteries n’amusaient pas.

— Oh ! ce n’est pas bien sûr, objecta sir Hugo d’un ton provocant. Tu regardes toujours tendrement les femmes et tu leur parles d’un petit ton jésuitique. Tu es dangereux, mon gaillard. Tu es une sorte de Lovelace qui fera courir les Clarisse après lui, au lieu de courir après elles.

À quoi bon se fâcher d’une plaisanterie de mauvais goût ? Ce que sir Hugo venait de dire lui était particulier ; mais, quant à lui, Deronda était sûr de n’avoir jamais folâtré avec les femmes, et même de n’avoir fait la cour à aucune. Néanmoins, il était content que le baronnet ne sût rien du rachat du collier de Gwendolen ; car il en aurait profité pour satisfaire son penchant à la raillerie. Il se tiendrait sur ses gardes à l’avenir, surtout dans ses rapports avec madame Meyrick, où il devait aller faire sa première visite depuis son retour de Leubronn ; car, certainement, Mirah était une créature à laquelle il était difficile de ne pas témoigner un tendre intérêt, tant par les regards que par les paroles.

Madame Meyrick n’avait pas manqué d’envoyer à Deronda un rapport sur l’état de bien-être de Mirah chez elle. « Nous l’aimons chaque jour davantage, écrivait-elle ; à l’heure du déjeuner, nos regards ne quittent pas la porte en attendant son entrée ; nous l’examinons, nous l’écoutons, comme si elle arrivait d’une contrée inconnue. Il n’est pas encore sorti de sa bouche un mot qui puisse me faire douter d’elle. Elle a l’air amplement satisfait et paraît pleine de gratitude. Mes filles prennent des leçons avec elle, et espèrent lui procurer d’autres élèves ; car elle ne veut pas manger le pain de la paresse, mais travailler comme mes filles. Mab dit que notre existence est devenue comme un conte de fées, et tout ce qu’elle craint, c’est que Mirah ne se change en rossignol et ne s’envole loin de nous. Sa voix est naturellement parfaite ; ni éclatante ni forte, mais pénétrante et touchante au possible. »

Cependant, madame Meyrick n’entra pas dans les détails qui l’auraient obligée de dire qu’Amy et Mab, qui avaient accompagné Mirah à la synagogue, trouvaient la foi juive moins conciliable avec leurs désirs que celle de la Rebecca de Scott. Par délicatesse, elles n’en disaient rien à Mirah, pour laquelle la religion était un sujet trop sérieux pour être traité légèrement ; mais, au bout d’un certain temps, Amy, qui avait en elle beaucoup du réformateur pratique, ne put retenir une question.

— Excusez-moi, Mirah, mais vous semble-t-il juste que les femmes soient assises derrière des barreaux dans une galerie à part ?

— Oui. Je n’ai jamais pensé autrement, répondit Mirah avec un doux sourire de surprise.

— Et préférez-vous voir les hommes avec leurs chapeaux sur la tête ? ajouta Mab avec une prudence cauteleuse.

— Mais oui : j’aime cela, parce que je l’ai toujours vu ; cela me rappelle des sentiments dont je ne voudrais me séparer pour rien au monde.

Après ce petit échange de paroles, toute critique de doctrine ou de pratique aurait semblé une cruauté inhospitalière à ces généreuses fillettes. La religion de Mirah était de la même nature que ses affections, et jamais elle n’y avait pensé comme à une série de propositions.

— Elle dit qu’elle est mauvaise juive et qu’elle ne connaît pas la moitié de la religion de son peuple, fit observer Amy quand Mirah fut allée se coucher. Peut-être sa croyance disparaîtrait-elle graduellement de son cœur et adopterait-elle le christianisme, comme le reste du monde, si elle venait à nous aimer beaucoup et si elle ne retrouvait jamais sa mère. C’est si étrange de professer la religion juive maintenant !

— Oh ! oh ! oh ! s’écria Mab ; je voudrais ne pas être si mauvaise chrétienne. Comment une chrétienne qui laisse toujours tomber son ouvrage pourrait-elle convertir une juive sans défauts ?

— C’est peut-être méchant de ma part, dit la prudente Kate, mais je ne puis m’empêcher de désirer qu’elle ne retrouve plus sa mère. Cela pourrait être si désagréable !

— Je ne le crois pas, ma chère, répliqua madame Meyrick ; Mirah doit être taillée sur le patron de sa mère. Quelle joie ce serait pour cette mère si on lui ramenait une telle fille ! Mais les sentiments d’une mère ne valent pas la peine qu’on les compte, ajouta-t-elle en jetant un regard malicieux sur ses filles, et une mère morte vaut bien mieux qu’une mère vivante.

— C’est possible, petite mère, répondit Kate ; mais nous préférons vous tenir pour moins chère et vous avoir en vie.

Depuis l’apparition de Mirah, non seulement les dames Meyrick, mais encore Deronda, avec toute son instruction, avaient pu se convaincre de leur ignorance du judaïsme moderne et de la vie juive intime. On a communément regardé le peuple élu comme un peuple choisi pour le bien d’un autre, et sa croyance comme quelque chose de complètement différent. Deronda avait toujours envisagé le judaïsme comme une foi excentrique et fossile qu’un homme accompli peut se dispenser d’étudier en en laissant le soin aux spécialistes. Mais Mirah, par sa fuite loin de son père, par ses élans de tendresse envers sa mère, avait fait surgir devant lui la réalité, que le judaïsme était une foi qui faisait encore palpiter le cœur des hommes, et qui leur paraissait la seule parure concevable du monde. Dans l’excursion qu’il venait de faire avec sir Hugo, il avait un peu fréquenté les synagogues et il avait recherché les livres relatifs aux israélites. Ce fut pendant ce voyage qu’il entra pour la première fois dans une synagogue, à Francfort, où sa société s’arrêta un vendredi. En parcourant la rue des Juifs, dont il avait déjà vu et depuis longtemps les vieilles maisons si pittoresques, ses yeux se fixèrent tout particulièrement cette fois sur les types humains, et sa pensée, les rattachant au passé de leur race, remua la fibre de sympathie historique qui avait déterminé en lui certains traits dignes d’être mentionnés. Sous son extérieur calme, se cachait une ferveur qui lui faisait facilement trouver de la poésie dans les événements quotidiens, et la rue des Juifs, éveillant en lui ce sentiment, le fit rêver à deux éléments de notre vie historique : les faibles commencements d’une croyance et des institutions, et leur lente et obscure décadence. Ce mouvement d’imagination, lorsqu’il sortit de la rue des Juifs pour aller à la synagogue, neutralisa l’effet répulsif de certains petits incidents dont il avait été témoin. Ainsi, étant entré dans une boutique de libraire pour demander l’heure de l’office, il fut affectueusement renseigné par un jeune israélite, qui lui conseilla de ne pas aller dans le bel édifice neuf des réformés, mais dans la vieille schule rabbinique des orthodoxes ; puis, en vrai Teuton, il le trompa sur le prix d’un livre qu’il disait nicht so leicht zu bekommen[1]. Il paya le thaler qu’on lui demandait de trop et se rendit à la rabbinische schule, où il entra au coucher du soleil en même temps que d’autres arrivants.

Il alla s’asseoir sur le même banc qu’un vieillard dont la remarquable figure et les vêtements étaient aussi usés que son talith, espèce de couverture blanche, bordée de raies bleues, qui est le vêtement de prière ; sa longue barbe blanche et son vieux chapeau de feutre encadraient un profil qui pouvait être aussi bien italien qu’hébreu. Leurs yeux se rencontrèrent, et aussitôt le vieillard poussa jusqu’à lui un livre de prières ouvert, ce dont il le remercia en s’inclinant. Pendant ce temps-là, les talithim étaient devenus plus nombreux, le ministre officiant était monté sur l’almémor, ou plate-forme, et l’office commença. Deronda ayant consulté la traduction allemande du livre qui était devant lui, reconnut que ces prières étaient des fragments tirés des psaumes et de l’Ancien Testament ; il se laissa aller à l’effet puissant que produit le chant des liturgies, effet complètement indépendant de la signification verbale, comme celui du Miserere d’Allegri, ou du Magnificat de Palestrina. La liturgie juive, comme les autres, a ses litanies, son lyrisme et ses bénédictions ; ce soir-là, tout ne faisait qu’un pour Deronda : la voix retentissante du chazan ou lecteur[2], avec ses passages fréquents de la monotonie à des exclamations tonnantes ; les voix douces des enfants placés dans le chœur ; le mouvement dévot des hommes balançant leurs corps en avant et en arrière ; l’air commun de la salle et la mesquinerie de la scène, où cependant une foi nationale qui avait pénétré la pensée de la moitié du monde, et jeté dans son moule les admirables formes de cette religion du monde, trouvait un écho lointain : tout se confondait pour lui comme l’expression d’une histoire tragique mais glorieuse. Il s’étonnait de la force de ses propres sensations. Il entendait un chant cohérent avec un refrain de regret passionné, et s’il avait connu la liturgie du jour de réconciliation, il aurait pu traduire ainsi ce refrain : « Heureux l’œil qui a vu toutes ces choses, mais en vérité notre âme s’afflige de ne pouvoir que les entendre ; heureux l’œil qui a vu notre temple et la joie de notre congrégation, mais, en vérité, notre âme s’afflige de ne pouvoir que les entendre ; heureux l’œil qui a vu les instruments jouer nos chants, mais en vérité notre âme s’afflige de ne pouvoir que les entendre. »

Lorsque les sons religieux eurent cessé, lorsqu’il vit les mouvements des visages indifférents et des figures vulgaires, il se dit que lui seul, probablement, avait éprouvé ce sentiment, et que seul peut-être dans toute l’assemblée, il avait trouvé l’office tout autre chose qu’une triste routine. Il venait de s’incliner de nouveau devant son obligeant voisin pour le remercier, et se retirait avec le reste des fidèles, lorsqu’il sentit une main lui prendre le bras. Il se retourna avec un air exprimant la sensation désagréable que produit presque toujours cette sorte d’appel et vit ce même vieillard à barbe blanche qui lui dit en allemand :

— Excusez-moi, jeune homme, permettez-moi ; quelle est votre extraction ? Le nom de votre mère ? Son nom de demoiselle ?

Deronda fut tenté de se débarrasser brusquement de la main qui pressait son bras ; mais il le retira doucement et répondit avec froideur :

— Je suis Anglais !

Son questionneur le regarda encore un instant, comme s’il doutait de la vérité de ces paroles, puis, levant son chapeau, il s’en alla, laissant Deronda incertain s’il croyait s’être trompé, ou s’il était mécontent d’avoir été repoussé. Dans son trajet pour retourner à l’hôtel il essaya de faire taire le malaise qu’il éprouvait en se disant qu’il n’avait pu agir différemment. Comment aurait-il osé avouer à un inconnu qu’il ignorait le nom de sa mère ? C’était un motif pour ne pas parler de sa visite à la synagogue aux Mallinger, que le baronnet aurait sans doute raillée et traitée d’enthousiasme quichotique.

Les impressions qu’il reçut de ce petit incident vibrèrent plus activement en lui lorsqu’il pensa au devoir qui lui incombait de soigner le bien-être de Mirah. Cette question sur sa naissance, qui lui apparaissait plutôt comme une menace que comme une promesse de révélation, avait donné plus de force à son anxiété sur les parents de Mirah ; il résolut, en conséquence, de ne procéder à leur recherche qu’avec une extrême prudence. S’il faisait une découverte fâcheuse, il n’était pas tenu de révéler ce qui aurait pu lui causer de la peine.

Il avait écrit à madame Meyrick qu’il irait la voir à quatre heures. Il trouva Mirah assise à travailler avec la petite mère et Mab ; Kate et Amy étaient sorties. L’exquise propreté de sa chevelure et de sa toilette, l’air de quiétude parfaite répandue sur son visage, comparé avec l’aspect de ses traits quand il l’avait vue pour la première fois, furent un contraste délicieux pour Deronda. Elle avait la même pensée ; car, après les salutations obligées, elle lui dit :

— Voyez combien je diffère de la créature que vous avez trouvée sur le bord de la rivière ! C’est parce que vous m’avez amenée où je pouvais être le mieux.

— C’est ma bonne étoile qui m’a conduit vers vous. Tout autre homme aurait été heureux d’en faire autant.

— Je ne crois pas ; c’est vous et non un autre qui m’avez trouvée et qui avez été bon pour moi.

— Je suis d’accord avec Mirah, dit madame Meyrick. C’est un mauvais saint à invoquer que saint Quelqu’un.

— Et puis, quelqu’un ne m’aurait pas amenée chez vous, repartit Mirah en souriant à madame Meyrick. Je préfère être avec vous plutôt qu’avec toute autre, excepté ma mère. Je me demande si jamais un pauvre petit oiseau perdu et incapable de voler a été ramassé et mis dans un nid bien chaud, où il y avait une mère et des sœurs si bonnes que tout lui a semblé naturel, comme s’il y avait toujours été ? Je ne croyais pas que le monde pût être aussi heureux que je le trouve maintenant. — Elle demeura pensive un instant : — Il y a cependant quelque chose qui m’effraye un peu.

— Quoi donc ? lui demanda Deronda devenu inquiet.

— C’est qu’en tournant le coin d’une rue, je rencontre mon père. Quelle terrible chose qu’une pareille crainte ! C’est mon seul chagrin, fit-elle d’un ton plaintif.

— Ce n’est guère probable, objecta Deronda, qui espérait bien qu’il n’en serait jamais ainsi ; puis saisissant l’occasion, il dit : — Éprouveriez-vous maintenant une grande douleur, si vous ne deviez jamais revoir votre mère ?

Elle ne répondit pas tout de suite et médita de nouveau ; puis, se tournant vers Deronda, elle répondit d’une voix assurée :

— Je désirerais qu’elle sût que je l’ai toujours aimée, et, si elle vit, je voudrais la consoler. Peut-être est-elle morte ? Si cela est, j’aimerais à savoir où elle a été enterrée, et, si mon frère vit, pour dire Kaddich en mémoire d’elle[3]. Je tâcherai de ne pas m’attrister ; il y a déjà tant d’années que je la crois morte ! Mais je l’aurai toujours présente à l’esprit ; nous ne pouvons pas être réellement séparées. J’ai constamment tâché d’éviter de faire ce qui aurait pu la blesser : seulement elle pourrait être peinée que je ne sois pas une bonne juive.

— Pourquoi n’êtes-vous pas une bonne juive ? demanda Deronda.

— Parce que je suis une ignorante et que je n’ai jamais observé nos lois, ayant vécu parmi les chrétiens et fait comme eux. J’ai entendu mon père se moquer de la sévérité des juifs pour leur nourriture, pour leurs coutumes et leur haine des chrétiens. Je crois que ma mère observait strictement nos prescriptions, mais elle n’aurait pas voulu que je n’aimasse pas ceux qui ont été meilleurs pour moi que pas un de mon peuple. Je lui obéirais en tout, mais pas en cela. Il est plus dans ma nature d’aimer que de haïr. Je me rappelle une pièce allemande que j’ai jouée, où l’héroïne dit quelque chose comme cela. Depuis que je suis ici, elle m’est revenue à l’esprit.

— Antigone, dit Deronda.

— Ah ! vous la connaissez ! Je suis sûre que ma mère me dirait d’aimer mes meilleurs amis, et elle aurait de la reconnaissance pour eux. Mirah, qui s’était tournée du côté de madame Meyrick, ajouta : — Oh ! si nous pouvions la retrouver et nous connaître l’une l’autre comme nous nous connaissons maintenant, quelle bénédiction ce serait pour moi ! mon âme ne voudrait qu’aimer !

— Dieu vous bénisse, mon enfant ! dit madame Meyrick, dont le cœur maternel laissa échapper ces mots ; mais pour faire taire son émotion, elle dit à Deronda :

— Il est curieux que Mirah, qui se souvient si bien de sa mère, que l’on croirait qu’elle la voit, ne puisse se rappeler son frère en rien, excepté qu’il la portait quand elle était petite et qu’il se tenait près d’elle quand elle était sur le giron de sa mère. Il était déjà grand. Quel dommage que son frère soit un étranger pour elle !

— Il est bon ; je suis sûre qu’Ezra est bon ; je le sens ! Il aimait ma mère, il voulait prendre soin d’elle. Je me souviens encore de la voix de mère quand elle l’appelait : « Ezra ! » et aussi comme il répondait : « Mère. » Mirah avait changé de ton à chacun de ces mots : — Je suis sûre qu’il est bon ; cette idée a toujours été ma consolation.

Il était impossible de répondre par l’approbation ou par le doute. Madame Meyrick et Deronda échangèrent un coup d’œil rapide : la petite mère éprouvait comme lui une sensation pénible en pensant à ce frère. Mais Mirah, absorbée dans ses souvenirs, continua :

— N’est-ce pas étonnant que je me rappelle mieux les voix que toute autre chose ? Je crois qu’elles entrent en nous plus profondément. Je me suis souvent figuré que le ciel est peuplé de voix.

— Comme votre chant, dit Mab, qui, jusque-là, avait modestement gardé le silence et qui parla avec humilité comme elle le faisait toujours en présence du prince Camaralzaman. Chère maman, priez donc Mirah de chanter. M. Deronda ne l’a pas encore entendue.

— Vous déplairait-il de chanter maintenant ? lui demanda Deronda, avec une amabilité plus respectueuse que jamais.

— Oh ! cela me fera plaisir, répondit-elle ; ma voix est un peu revenue avec le repos.

Peut-être l’aisance de ses manières était-elle due à quelque chose de plus que la simplicité de sa nature. Les circonstances de sa vie l’avaient fait penser à tout ce qu’elle faisait comme à un devoir que l’on exigeait d’elle et dans lequel l’affection n’entrait pour rien ; elle avait commencé à travailler avant même d’avoir eu la conscience d’elle-même. Elle alla se mettre au piano, pauvre petit instrument fatigué, qui sembla porter plus facilement le poids de ses infirmités quand ses petits doigts préludèrent sur ses touches d’ivoire. Deronda s’assit où il pouvait mieux la voir, et le calme dont elle avait toujours fait preuve n’en fut aucunement affecté.

Placé comme il était, Deronda voyait ses cheveux noirs relevés sur les tempes et dont la masse roulée en nœud épais tombait élégamment sur sa nuque. Il admirait son profil de camée ; son bel œil surmonté d’un sourcil que l’on aurait dit tracé au pinceau ; ses narines délicates et assez mobiles pour se prêter aux mouvements du sentiment ; son oreille mignonne, et les courbes fermes du menton témoignant de l’expression d’un raffinement qui n’est pas de la faiblesse.

Elle chanta la mélodie de Beethoven, Per pietà non dir mi addio[4], avec un accent pathétique, contenu et pénétrant, qui avait cette perfection que l’art ne s’y laissait pas deviner. Deronda, qui avait couvert ses yeux avec sa main, comme pour enfermer la mélodie dans l’obscurité, l’ôta, voulant s’abstenir de tout ce qui aurait pu passer pour de la bizarrerie, et se tint prêt à répondre au regard d’interrogation qu’elle jeta sur lui quand elle eut fini.

— Je crois que jamais chant ne m’a fait plus de plaisir, dit-il gravement.

— Alors vous aimez mon chant ! Que j’en suis heureuse ! s’écria-t-elle en souriant de plaisir. Quand j’ai vu qu’il ne répondait pas à ce que l’on en avait attendu, j’en ai ressenti bien de la peine ; mais j’espère cependant que je pourrai l’utiliser pour gagner mon pain. J’ai aujourd’hui deux élèves que madame Meyrick m’a procurées ; elles me payent à peu près deux couronnes pour leurs leçons.

— Je connais plusieurs dames qui, je l’espère, vous trouveront des élèves après Noël, dit Deronda. Craindriez-vous de chanter devant ceux qui désireraient vous entendre ?

— Oh non ! il faut que je fasse quelque chose pour gagner de l’argent. Madame Meyrick croit que je pourrais enseigner à lire et à parler. Mais, si personne ne veut apprendre avec moi, ce sera difficile. Elle sourit avec une teinte de gaieté qu’il ne lui connaissait pas. — Je crois que je la retrouverai pauvre ; je parle de ma mère. Je voudrais gagner de l’argent pour elle. Je ne puis non plus toujours vivre de charité, quoique, — elle enveloppa ses trois amis d’un seul regard, — quoique ce soit la plus douce charité du monde.

— J’espère que vous deviendrez riche, dit Deronda en souriant. De grandes dames seront peut-être bien aises que vous donniez des leçons à leurs filles. Nous verrons. Maintenant chantez-nous encore quelque chose.

Elle recommença volontiers et chanta plusieurs compositions de Gordigiani et de Schubert. Comme elle quittait le piano, Mab lui dit d’un air suppliant :

— Oh ! Mirah, si vous vouliez bien chanter le petit hymne ?

— C’est trop enfantin, répliqua-t-elle ; c’est presque un bégaiement.

— Quel est cet hymne ? demanda Deronda.

— C’est celui que sa mère lui chantait quand elle était au berceau, répondit madame Meyrick.

— Je voudrais bien l’entendre, dit Deronda, si toutefois vous me jugez digne d’entendre quelque chose d’aussi sacré.

— Je le chanterai si vous voulez, répondit Mirah, mais je ne dis pas exactement les mots ; seulement par-ci par-là une syllabe ; le reste n’est qu’un bégayement. Savez-vous l’hébreu ? Si vous le savez, mon chant vous paraîtra une absurdité enfantine.

Deronda hocha la tête.

— Ce sera de l’excellent hébreu pour moi.

Mirah croisa tranquillement ses petits pieds et ses mains mignonnes ; puis, dirigeant ses yeux vers un angle de la chambre où l’on aurait pu croire qu’une apparition se montrait à elle, elle chanta le petit hymne qui était d’une mélancolie originale. Sa voix avait une tendresse plus douce, plus suave que dans ses autres airs.

— Si je savais bien les mots, je continuerais encore, dit-elle après qu’elle eut répété l’hymne deux ou trois fois.

— Qu’est-ce que cela fait ? répliqua Deronda. Les mots bégayés sont pleins de signification.

— Oui, en effet, dit madame Meyrick. Une mère entend toujours quelque chose comme un bégayement dans les paroles de ses enfants. Leurs mots ne sont pas exactement semblables à ceux des autres personnes, quoiqu’on puisse les épeler de même. Si je devais vivre jusqu’à ce que mon Hans fût vieux, je verrais encore en lui le petit garçon. Je dis souvent que l’amour d’une mère est comme un arbre qui a réuni en lui tout son bois, depuis sa première couche.

— N’est-ce pas aussi la même chose pour l’amitié ? demanda Deronda en souriant ; il ne faut pas que nous permettions aux mères d’être trop arrogantes.

La petite dame releva la tête et répondit prestement :

— Il est plus facile de trouver une vieille mère qu’un vieil ami. Les amitiés commencent par l’affection ou la gratitude ; ce sont des racines que l’on peut extirper. L’amour maternel commence plus profondément.

— C’est comme ce que vous avez dit sur l’influence des voix, reprit Daniel en s’adressant à Mirah. Je ne pense pas que votre hymne m’eût plus remué si j’en avais connu les paroles. Ainsi, je suis allé à la synagogue à Francfort avant de revenir ici, et l’office m’a fait autant d’impression que si j’avais suivi les mots ; peut-être même plus !

— Cela vous a-t-il paru grand ? cela a-t-il parlé à votre cœur ? demanda Mirah avec empressement. Je croyais que notre peuple pouvait seul sentir ainsi. Je pensais que tout était renfermé, comme une rivière coulant dans une vallée profonde que le ciel seul peut voir… Je veux dire… Elle hésita, car elle sentait qu’elle ne pourrait dégager sa pensée de ces formes imagées.

— Je vous comprends, fit Deronda. Mais il n’y a réellement pas de séparation aussi tranchée que le disait tout à l’heure madame Meyrick. Notre religion est avant tout une religion hébraïque ; et, puisque les juifs sont des hommes, il faut que leurs sentiments religieux soient communs avec ceux des autres hommes,… absolument comme leur poésie, qui est, en grande partie commune avec la poésie des autres nations. Il faut bien s’attendre à ce qu’un juif sente les formes de la religion de son peuple plus fortement que celle d’une autre race, et pourtant, — Deronda hésita à son tour, — il n’en est peut-être pas toujours ainsi.

— Hélas, non ! dit Mirah tristement. J’ai vu cela. Je les ai vus s’en moquer. N’est-ce pas comme si l’on se moquait de ses parents, comme si l’on jouissait de leur honte ?

— Il y a des esprits qui se révoltent contre les choses dans lesquelles ils ont été élevés et qui aiment l’opposition ; ils voient les défauts de ce qui est le plus près d’eux, fit observer Deronda en manière d’excuse.

— Mais vous n’êtes pas comme cela, reprit Mirah en le regardant avec une fixité inconsciente.

— Non, je ne crois pas ; mais vous savez que je n’ai pas été élevé comme un juif.

— Ah ! je l’oublie toujours ! s’écria-t-elle avec un accent désappointé et en rougissant légèrement.

Deronda, lui aussi, se sentit embarrassé, et il y eut une pause gênante à laquelle il mit fin en disant avec un peu de malice :

— Quelque chemin que nous suivions, nous aurons toujours besoin de tolérance les uns envers les autres ; car, si nous allons en opposition à notre enseignement, il faudra finir en différence, ce qui est la même chose.

— Certainement ; nous irions toujours en zigzags, dit madame Meyrick. Je crois qu’il faut être un esprit faible pour remplacer sa croyance par une règle contraire. Cependant on peut honorer ses parents sans suivre leurs notions plus exactement que la coupe de leurs habits. Mon père était calviniste écossais, et ma mère calviniste française. Je ne suis ni tout à fait Écossaise, ni tout à fait Française, ni deux calvinistes réunis en un seul ; cependant, j’honore la mémoire de mes parents !

— Mais je ne puis faire que je ne sois pas juive, même si je changeais de croyance, répondit Mirah en insistant.

— Non, ma chère. Mais, si les juifs continuent à changer de religion, de façon à ce qu’il n’y ait point de différence entre eux et les chrétiens, il viendra un temps où l’on ne verra plus de juifs, dit madame Meyrick en prenant gaiement cette conclusion.

— Oh ! je vous en prie, ne dites pas cela, s’écria Mirah, les larmes aux yeux. C’est la première chose peu obligeante que vous ayez dite. Je ne puis accepter cela. Je ne me séparerai jamais du peuple de ma mère. J’ai été forcée de fuir mon père ; mais s’il m’arrivait vieux et faible et qu’il eût besoin de moi, pourrais-je dire : « Ce n’est pas mon père ! » S’il a eu de la honte, je dois la partager. C’est lui qui m’a été donné pour père et non un autre. Il en est ainsi de mon peuple. Je veux toujours être juive. J’aimerai les chrétiens s’ils sont bons comme vous, mais je resterai toujours attachée à mon peuple. Je veux toujours adorer Dieu avec eux.

À mesure qu’elle parlait, Mirah s’était laissé emporter par une colère douloureuse, fervente, mais non violente. Avec ses petites mains convulsivement pressées l’une contre l’autre, pendant qu’elle regardait madame Meyrick en suppliante, elle semblait à Deronda la personnification de cet esprit qui poussa des hommes, ayant cependant professé le christianisme, à abandonner fortune et grandeurs, à risquer même leur vie pour pouvoir rejoindre leur peuple et dire : « Je suis juif ! »

— Mirah, Mirah, mon enfant ! vous vous méprenez ! s’écria madame Meyrick alarmée. Dieu me garde de vouloir tenter quelque chose contre votre conscience. Je disais seulement ce qui pourrait être si le monde continuait. Mais j’aurais mieux fait de le laisser marcher tout seul et de ne pas vouloir être trop sage. Allons, pardonnez-moi ! nous n’essayerons pas de vous enlever à celui que vous croirez avoir plus de droits sur vous.

— Je ferai pour vous toute autre chose ; je vous dois la vie, dit Mirah qui n’était pas encore calmée.

— Chut ! chut ! reprit madame Meyrick. J’ai été assez punie de laisser ma langue parler follement. J’ai fait un almanach pour le millénium, comme disait mon mari.

— Mais ce monde doit finir un jour ; nous devons bien penser à cela, dit Mab incapable de garder le silence plus longtemps.

Deronda sourit à cette blonde et irrégulière figure, qui faisait un contraste étrange avec celle de Mirah. Il sourit un peu sarcastiquement — selon Mab — et dit :

— Cette perspective de la fin de toute chose ne nous mènera pas loin en pratique. Les sentiments de Mirah, elle vient de nous le dire, se rapportent à ce qui est.

Mab demeura confuse et aurait bien voulu n’avoir rien dit, puisque M. Deronda semblait penser qu’elle avait trouvé Mirah fautive ; mais, quand on a commencé à parler, c’est une raison tyrannique pour parler encore, et elle reprit :

— Je voulais seulement dire qu’il faut que nous ayons le courage d’écouter tout ; sans cela, c’est à peine s’il y aurait quelque chose dont nous pourrions parler.

Mab se sentit irréfutable, car elle penchait vers cette opinion de Socrate : « Quel motif aurait un homme de vivre, si ce n’est pour le plaisir de discourir ? »

Deronda se retira peu après, et, quand madame Meyrick fut sortie avec lui pour échanger quelques paroles au sujet de Mirah, il lui dit :

— Hans partagera mon appartement quand il viendra pour Noël.

— Vous le lui avez écrit à Rome ? demanda madame Meyrick dont le visage s’illumina. Que c’est bon et attentif de votre part ! Alors vous lui avez parlé de Mirah ?

— Oui, je lui en ai parlé. J’ai présumé que vous lui aviez tout dit.

— Je vous avoue ma folie : je ne lui en ai pas encore écrit un mot. J’ai toujours voulu le faire et cependant j’arrivais à la fin de ma lettre sans lui avoir rien dit, et de plus, j’ai recommandé à mes filles de me laisser ce soin. Cependant, je vous remercie mille fois !

Deronda devina une partie de la pensée de la petite mère, et cette divination rendit plus forte une certaine inquiétude qui s’était déjà offerte à lui. Il se dit qu’un homme ne pouvait voir cette exquise créature sans en devenir amoureux ; mais la ferveur de sa nature l’obligeait à user de précaution.

— Je tiens les rênes dans mes mains, pensait-il, et je ne veux pas les lâcher. J’irai là-bas aussi peu que possible.

Comment pourrait-il être le protecteur de Mirah et s’unir à madame Meyrick dans ce but, s’il se montrait amoureux ? Et puis elle ne l’aimait pas, elle ne voudrait pas l’épouser ; et, s’il permettait à un germe de ce sentiment de croître on lui, il arriverait infailliblement à ce résultat : Mirah n’était pas d’une nature à l’encourager, et même si l’amour la faisait consentir à épouser un homme qui n’était ni de sa race ni de sa religion, elle ne serait jamais heureuse en agissant contre cette puissante inclination native qui régnerait dans sa conscience comme un remords. Deronda vit ces conséquences, comme nous voyons le danger d’endommager un ouvrage bien commencé. Il était ravi d’avoir secouru cette enfant habituée à la douleur et de penser qu’il avait soulagé ses pauvres petits pieds endoloris.

— Je préférerais perdre un doigt, se disait-il, que de troubler sa paix. Ç’a été une des faveurs les plus rares de la fortune que j’aie eu des amies comme les Meyrick pour la placer chez elles ; amies généreuses, délicates, sans hauteur, et pour lesquelles sa dépendance n’est pas seulement une sûreté, mais un bonheur. Aucun refuge ne pourrait remplacer celui-ci. Mais à quoi bon mon renoncement et ma prudence, si ce brouillon de Hans renverse tout ?

Rien n’était plus probable. Hans était fait pour les contre-temps ; mais il n’y avait pas moyen de l’empêcher de venir à Londres. Il avait l’intention d’y ouvrir un atelier et de s’y établir. Lui proposer de différer son retour pour un motif quelconque en lui celant la vérité, qui était de gagner du temps pour que la position de Mirah fût devenue plus solide et indépendante, lui paraissait impraticable. Il se dit que le cas était exceptionnel et qu’il ne pouvait la prémunir contre aucun danger avant que le danger se manifestât. Sauver une pauvre juive qui voulait se noyer pouvait ne pas être rare dans les rapports de police ; mais découvrir en elle une perle comme Mirah, c’était un événement exceptionnel qui pourrait bien amener d’exceptionnelles conséquences. Quant à la recherche de sa mère et de son frère, Deronda prit ce qu’elle avait dit le jour même pour un avertissement de différer toute mesure immédiate.

— Je le ferai cependant un jour. Telle fut sa détermination finale. J’attendrai jusqu’après Noël.

Quelle belle chose que le calendrier, quand nous voulons éloigner un devoir désagréable !


XXXIII


En attendant, Deronda se livra à un exercice moins agréable que celui de monter à cheval dans Rotten-Row. Il alla souvent rôder dans les quartiers de Londres habités principalement par les juifs de la basse classe : il entra dans les synagogues pendant les offices ; il regarda les boutiques ; il observa les visages : tous procédés qui ne lui promettaient guère de découverte particulière. Pourquoi ne s’adressa-t-il pas à un rabbin ou à tout autre membre influent de la communauté pour le consulter sur les chances de retrouver une mère nommée Cohen, avec un fils appelé Ezra, ayant perdu une fille du nom de Mirah ? Il pensa agir ainsi… après Noël.

En réalité, il ne brûlait pas du désir de les trouver, et, lorsque, selon son habitude, il regardait l’enseigne d’une boutique, il était content que ce nom ne fût pas celui d’Ezra Cohen. Il désirait tout particulièrement qu’Ezra Cohen ne fût pas un boutiquier ; mais, un matin qu’il était entré dans une petite rue, en sortant du brouhaha et des encombrements d’Holborn, il sentit le plateau de la balance pencher du côté de la déception.

Il était fatigué de se promener dans les rues, et il s’arrêtait pour héler un cab qu’il voyait venir de loin, quand son attention fut attirée par de jolies agrafes très anciennes en argent repoussé, étalées à la devanture d’une boutique. Sa première pensée fut que lady Mallinger, qui avait un goût strictement protestant pour de semblables dépouilles catholiques, aimerait probablement d’avoir un bracelet fait avec ces agrafes de missel ; il examina alors tout l’étalage et vit que cette boutique appartenait à un de ces prêteurs sur gages, qui donnent du plomb pour de l’or, qui achètent les vieilles dentelles et toute sorte de bric-à-brac. Sur un placard cloué dans un coin, on avait tracé ces mois : Échange et réparation de montres et de bijoux. Mais il avait été remarqué de l’intérieur, et aussitôt un homme se montra sur la porte, qui le regarda et lui dit d’un ton cordial : « Bonjour, monsieur ! » Un instant suffit à Deronda pour discerner que ce visage, incontestablement juif, appartenait à un homme d’environ trente ans, et, reculant devant le talent de persuasion du marchand qui allait, selon toute probabilité, se faire jour, il lui rendit son bonjour, passa de l’autre côté de la rue et fit signe au cocher du cab de s’arrêter. De là, il vit que l’enseigne placée au-dessus de la boutique portait le nom de : Ezra Cohen !

Il pouvait y avoir des centaines d’Ezra Cohen sur des enseignes, mais Deronda ne les avait pas vus. Peut-être cet homme qui avait flairé en lui un client, était-il Ezra lui-même, car son âge pouvait être celui du frère de Mirah, qui était déjà grand quand elle était toute jeune : cependant, il s’efforça de se convaincre qu’il n’y avait pas de plus légère présomption que cet Ezra fût le frère de Mirah ; et ensuite, en admettant qu’il le fût et que sa mère fût morte, ce n’était pas un devoir pour lui, Deronda, de faire part de sa découverte à la jeune fille. Ce qui l’embarrassait dans cette conclusion, c’était le religieux désir de Mirah de savoir si sa mère n’était plus et d’apprendre aussi si son frère vivait. Jusqu’à quel point pouvait-il se permettre de décider de la vie d’un autre ? Ne se plaignait-il pas secrètement de la manière dont on avait disposé de la sienne ? Ne souffrait-il pas de ce qu’on ne lui eût rien appris sur ses parents ?

Mais la réflexion le rassura ; jusqu’alors, il n’avait absolument rien découvert, et, en envisageant les faits de plus près, il était certain de n’avoir à prendre aucune décision. Il avait l’intention de revenir à cette boutique aussitôt que les convenances le lui permettraient et d’y faire l’acquisition des agrafes pour lady Mallinger ; il en fut empêché pendant plusieurs jours par sir Hugo, qui, désirant prendre la parole à la Chambre sur un sujet brûlant, avait demandé à Daniel de compulser pour lui la partie légale de la question et passait chaque jour plusieurs heures avec lui à discuter ses arguments ; ce qui finissait toujours par une bataille rangée. De même, sur d’autres questions, ils pensaient différemment ; mais sir Hugo ne s’en inquiétait pas, et, quand Deronda le mettait au pied du mur, il lui disait avec un mélange de satisfaction et de regret :

— Du diable, Dan ! pourquoi ne vas-tu pas dire ces choses-là en public ? Tu as tort, tu sais. Tu ne réussiras pas. Le sentiment des masses, la grosse artillerie du pays, est contre toi. Mais c’est égal, à ton âge, j’aurais fait de même. Si tu voulais profiter de la première occasion qui se présentera de te faire connaître, tu serais bientôt au Parlement, et tu sais combien j’en serais satisfait.

— Je regrette infiniment, monsieur, de ne pas faire ce qui vous plairait, dit Deronda ; mais il m’est impossible de regarder la politique comme une profession.

— Pourquoi ? Si un homme n’est pas porté à la vie publique par sa position, il n’y a moyen pour lui d’y entrer que par ses propres efforts.

— Je ne désire pas faire ma fortune avec des opinions, et surtout avec des opinions empruntées ; non que je veuille blâmer ceux qui le font. Il en est de bien meilleurs que moi qui vont sur la plate-forme pour faire leur éloge et qui n’en sont pas moins l’honneur d’un parti.

— Je te dis, Dan, que celui qui n’ose pas être un peu hâbleur est un homme sans pratique. Certainement il y a de la mauvaise hâblerie, mais il y en a aussi de la bonne : c’est celle qui graisse les roues et qui rend le progrès possible. Quelle action se produira si l’on n’agit pas ?

— On peut être obligé de se soumettre à une nécessité accidentelle, répondit Deronda ; mais je ne puis réellement appeler ami du bien public celui qui n’a pas devant lui un idéal qui l’empêche de dévier du droit chemin ; et, si j’avais été destiné à être un homme public, j’aurais laissé de côté mon propre succès par amour pour le bien public.

Ce fut après cet entretien que Deronda sortit pour faire sa course projetée chez Ezra Cohen. Il pénétra dans la rue par l’extrémité opposée à Holborn ; mais, au lieu de se hâter, une répugnance invincible lui fit modérer son allure. Il s’arrêta même devant plusieurs magasins, décidé à ne pas pousser plus loin sa connaissance du moderne Ezra, qui, certainement, n’était pas le chef de son peuple ; car il avait conclu, ou plutôt il avait voulu conclure que toutes les probabilités empêchaient cet homme d’être le frère de Mirah. Il fit halte devant une boutique de libraire, où, sur une table, s’étalait la littérature de tous les siècles, depuis les immortels poèmes d’Homère jusqu’à la prose mortelle du roman de chemin de fer. L’étonnante biographie du juif polonais, Salomon Maimon, vint frapper ses yeux, et, comme le format de ce livre était assez petit pour qu’il pût le mettre dans sa poche, il le prit et entra dans la boutique pour le payer, s’attendant à voir derrière le comptoir un personnage malpropre, exhibant cette nonchalance qui semble n’appartenir qu’aux bouquinistes.

Dans la plupart des commerces, vous trouvez des hommes complaisants qui meurent d’envie de vous vendre leurs marchandises, uniquement pour vous rendre service ; eh bien, même un juif, s’il est bouquiniste ou libraire de seconde main, ne vous recommandera pas l’Euclide de Simson et ne vous affirmera pas que vous aurez du plaisir à le lire, et qu’il voudrait en avoir vingt fois plus d’exemplaires, tant il est demandé.

Mais, au lieu du marchand, il vit dans la pénombre de la boutique, une figure saisissante par son étrangeté. Un homme aux vêtements râpés, dont il était difficile de deviner l’âge d’après la jaune pâleur de son teint, que l’on aurait pris pour du vieil ivoire, était assis appuyé contre les rayons et lisait le Times. Quand cet homme eut mis de côté son journal pour regarder le client qui entrait, Deronda crut voir la physionomie d’un prophète de l’exil, ou celle d’un poète hébreu du moyen âge. Le visage, du beau type juif, offrait une intensité d’expression qui provenait apparemment d’une ardente expérience dont toute satisfaction était bannie, et peut-être aussi d’une souffrance physique et de la pauvreté de condition. Les traits étaient finement découpés, mais pas grands ; le front peu élevé, mais large et bien dessiné par des cheveux noirs et frisés. Le visage pouvait n’avoir jamais été particulièrement beau ; il avait dû toujours être remarquable. Cette figure, probablement familière aux habitants de la rue, n’avait peut-être rien de frappant pour eux ; mais, pour Deronda, elle différait si étrangement du commun, qu’il y eut un intervalle d’observation mutuelle assez perceptible avant qu’il demandât : « Quel est le prix de ce volume ? »

Après en avoir feuilleté les premières pages, sans toutefois se lever, le libraire supposé dit :

— Le prix n’est pas marqué. M. Ram n’est pas là. Je garde sa boutique pendant qu’il est allé dîner. Que voulez-vous en donner ?

Il tenait le livre sur son genou, tout en examinant très attentivement Deronda, qui crut que ce curieux personnage voulait voir ce qu’il pourrait tirer de l’ignorance d’un consommateur sur le prix des livres, et, sans plus réfléchir, il dit :

— Ne savez-vous pas combien il vaut ?

— Je ne vois pas de prix marqué. Oserai-je vous demander si vous l’avez lu ?

— Non. J’en ai vu un compte rendu qui me fait désirer l’acheter.

— Vous êtes un homme instruit ; vous intéressez-vous à l’histoire des juifs ?

Cela fut dit d’un ton grave et empressé.

— Je m’y intéresse certainement, répondit tranquillement Deronda, dont la curiosité fut plus forte que le mécontentement qu’il éprouvait de cette sorte d’inspection et de cet interrogatoire. Mais immédiatement l’étrange israélite se leva, et Daniel sentit une main osseuse qui lui serra fortement le bras, pendant qu’une voix rauque, émue, mais pas plus élevée qu’un murmure, lui disait :

— Peut-être êtes-vous de notre race ?

Deronda rougit et répondit avec un léger mouvement de la tête : « Non ! » L’étreinte se relâcha, la main s’éloigna, la vive ardeur de la face fit place à une indifférence mélancolique, comme si l’esprit dominateur, qui avait monté aux yeux et dans les gestes, s’était replongé dans les cavités les plus secrètes du cœur : puis, s’éloignant un peu, et tendant le livre à Daniel, l’étranger dit d’un ton poli mais froid :

— Je crois que M. Ram se contentera d’une demi-couronne.

L’effet de ce changement de ton et de manières fut pour Deronda aussi embarrassant et humiliant, que si un haut dignitaire l’avait trouvé en faute et lui avait donné son « congé ». Ils n’échangèrent plus un mot ; Deronda paya sa demi-couronne et emporta la Salomon Maimon’s Lebensgetchichte, en disant un simple « bonjour ». Il était contrarié de la soudaineté avec laquelle cette entrevue s’était arrêtée, et de l’apparente prohibition qui l’empêcherait d’en savoir davantage sur cet homme, qui, certainement n’avait rien du type ordinaire et était, sans doute, aussi différent d’Ezra Cohen qu’un juif peut l’être d’un autre. Sans y penser, il s’était acheminé jusqu’à la boutique du prêteur sur gages, et y entra. La bonne grosse figure réjouie du commerçant était penchée sur le comptoir ; il traitait une affaire avec un client pour l’achat de deux cafetières en plaqué et trois cuillers à thé, éparses devant lui. En voyant entrer Deronda, il cria : « Mère ! mère ! » puis, le saluant familièrement et lui souriant, il dit :

— Entrez, monsieur, entrez.

Deronda ne put s’empêcher de regarder du côté de la porte du fond, avec une inquiétude qui ne fut pas calmée lorsqu’il vit une forte femme de plus de cinquante ans qui s’avança pour le servir. Ce n’est pas qu’il y eût en elle quelque chose de répulsif ; ce que l’on pouvait trouver de plus désavantageux, c’est qu’elle avait l’air de ne s’être lavée qu’avec fort peu d’eau, chose assez ordinaire chez les gens de cette classe, qui couchent avec leurs pendants d’oreilles, et même avec leurs bagues et leurs colliers. Ce qui faisait battre le cœur de Deronda, c’est qu’elle n’était ni assez commune ni assez laide pour exclure toute idée qu’elle fût la mère de Mirah. Il éprouvait du dépit, en détaillant les traits de cette femme, dont l’obésité avait graduellement altéré les contours, de ne rien voir qui pût dissiper ses craintes. De même qu’il était concevable que cet Ezra, élevé pour le commerce, ressemblât à son garnement de père en tout, sauf en connaissances et en talents, de même il était possible que cette mère eût une fille aimable et pure dont le type et l’expression ressemblassent à Mirah. Les sourcils avaient une similitude de lignes vexatoire, mais la bonne humeur du regard avait persisté et se formula d’une façon maternelle, quand, de son ton guttural et doux, elle dit à Daniel :

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

— Je voudrais voir ces agrafes d’argent qui sont à la fenêtre, répondit-il ; les plus grandes, s’il vous plaît, dans ce coin, ici.

De la place où se tenait la mère, il n’était pas facile de les atteindre ; ce que voyant le fils, il s’écria :

— Je vais les prendre, mère.

Il y courut et les tendant à Deronda avec un sourire :

— Ma mère est trop fière, dit-il, elle veut tout faire elle-même ; c’est pourquoi je l’ai appelée pour vous servir, monsieur. Quand il me vient un client particulier, un gentleman, je n’ose appeler qu’elle ; mais je ne puis la laisser se faire du mal en étendant les bras.

M. Cohen s’arrêta pour céder le champ à sa mère, qui fit entendre un petit rire guttural en regardant Deronda, auquel elle semblait dire : « Ce garçon plaisante toujours, mais vous voyez que c’est le meilleur fils du monde. » Évidemment le fils était heureux de lui faire plaisir, quoiqu’il désirât s’excuser auprès de ce chaland distingué de ne pas lui accorder l’avantage de son attention exclusive.

Deronda commença par examiner les agrafes comme s’il avait plusieurs remarques à faire avant de prendre une décision.

— Elles ne sont que de trois guinées, monsieur, dit la mère d’un ton encourageant.

— C’est un travail de toute beauté, monsieur, — qui vaut deux fois ce prix ; — je les ai eues dans un marché que j’ai fait à Cologne, dit le fils de sa place.

Au même instant, entrèrent deux nouveaux clients, et l’appel réitéré de « Addy ! » amena de l’arrière-boutique un groupe que Deronda regarda très attentivement, persuadé que ce coup d’œil serait complémentaire pour lui. Le groupe consistait en une jeune femme aux yeux et aux cheveux noirs, tenant sur les bras une petite fille aux mêmes yeux et aux mêmes cheveux, qu’elle déposa sur le comptoir, d’où l’enfant regarda tout avec une intelligence peu habituelle aux bébés ; plus, un robuste gamin de six ans et une autre fille moins âgée, également aux yeux et aux cheveux noirs, ayant l’aspect plus sémitique que leurs parents, de même que les jeunes lions portent quelquefois les traits d’ancêtres éloignés.

La jeune femme qui répondait au nom d’Addy — sorte de perruche en robe bleu vif, avec un collier et des pendants d’oreilles en corail, les cheveux arrangés en un immense édifice — paraissait aussi empressée et aussi peu raffinée que son mari ; l’évidente dissemblance entre elle et la mère, fit entrer plus avant dans l’esprit de Deronda la déplaisante idée que cette dernière n’était pas une juive assez complètement commune, pour exclure la possibilité qu’elle fût la mère de Mirah. Tandis que cette pensée le poursuivait, le gamin s’était avancé d’un pas résolu, et se plantant tout droit non loin de Deronda, les mains dans les poches de son pantalon, il le considéra d’un air de fixité précoce. Peut-être fut-ce dans le dessein diplomatique de prolonger son entretien et de se rendre agréable, que Deronda caressa la tête du petit bonhomme, et lui dit :

— Comment t’appelles-tu, mon petit ami ?

— Jacob-Alexandre Cohen, répondit le gamin très distinctement.

— Alors tu portes le nom de ton père ?

— Non, celui de mon grand-père. Il vend des couteaux, des rasoirs et des ciseaux, mon grand-père, dit Jacob, qui désirait faire impression sur l’étranger en lui dévoilant cette haute parenté. Il m’a donné ce couteau. En disant ces mots, il sortit de sa poche un couteau, et ses petits doigts, aussi naturellement qu’artificiellement noirs, ouvrirent avec beaucoup d’adresse deux lames et un tirebouchon.

— N’est-ce pas un amusement dangereux ? demanda Daniel à la grand’maman.

— Oh ! rassurez-vous, il ne se blessera jamais, répondit-elle en contemplant son petit-fils avec un ravissement placide.

— Est-ce que vous avez un couteau ? lui dit Jacob en s’approchant davantage. Malgré sa volubilité, sa petite voix était devenue rauque, comme si elle appartenait à l’âme d’un vieux commerçant fatigué d’avoir trafiqué à travers une foule de générations.

— Oui ; veux-tu le voir ? dit Daniel en tirant un canif de la poche de son gilet.

Jacob s’en empara vivement et se recula un peu avec les deux couteaux en main, les examinant et les comparant sérieusement. Dans cet intervalle, les autres clients étaient partis, et toute la famille s’était rassemblée pour concentrer son attention sur le merveilleux Jacob : le père, la mère et la grand’mère derrière le comptoir, avec le bébé chancelant sur ses petits pieds, et l’autre petite fille s’appuyant sur l’épaule de son frère, comme pour l’aider à évaluer les couteaux.

— Le mien est le meilleur, dit enfin Jacob en rendant le canif à Deronda, comme s’il avait eu l’idée d’un échange et qu’il l’eût repoussée. Le père et la mère rirent tout haut et semblèrent ravis.

— Jacob ne choisira jamais le moins bon, s’écria M. Cohen dans son désir d’éveiller l’admiration de son client.

Deronda, regardant la grand’mère, qui s’était contentée de rire silencieusement, lui dit :

— Sont-ce là vos seuls petits-enfants ?

— Oui, voilà mon fils unique.

— Et vous n’avez jamais eu de fille ? demanda-t-il naturellement.

Un changement subit se manifesta sur le visage de la vieille femme ; elle serra les lèvres, baissa les yeux et s’appuya des deux mains sur le comptoir en tournant le dos à Deronda, comme si elle voulait examiner des foulards de l’Inde étalés derrière elle. Le fils envoya à Deronda un coup d’œil significatif, mit un doigt sur sa bouche, et dit très vite :

— N’êtes-vous pas un des grands négociants de la cité, monsieur, s’il m’est permis de vous interroger ?

— Non, répondit Deronda préoccupé, je n’ai rien à faire avec la cité.

— C’était une plaisanterie. Je vous supposais l’employé principal d’une maison de premier ordre, dit M. Cohen qui voulait excuser le coup porté au désir, bien naturel de son client, d’en savoir davantage sur lui et les siens. Mais je vois que vous vous connaissez en orfèvrerie.

— Un peu, répondit Deronda, en reprenant les agrafes un moment, puis les replaçant sur le comptoir. Cette quasi-évidence circonstancielle venait de lui suggérer un plan plus pratique que tout ce qu’il avait imaginé et fait jusque-là ; et l’idée qu’une connaissance plus intime pourrait annuler cette évidence, domina désormais son penchant à demeurer dans l’incertitude.

— À vous dire vrai, reprit-il, mon but n’est pas autant d’acheter que d’emprunter. Je pense qu’à l’occasion, vous faites ce genre d’affaires.

— Oui, monsieur ; j’ai déjà rendu service à des hommes distingués, je suis fier de l’avouer. Je ne changerais pas mon commerce contre tout autre ; il n’en est pas de plus honorable, de plus charitable, ni de plus nécessaire pour toutes les classes de la société, depuis la bonne dame qui a besoin d’argent comptant pour payer le boulanger jusqu’au gentleman, comme vous, monsieur, qui peut en désirer pour s’amuser. J’aime mon commerce, j’aime ma rue et j’aime ma boutique. Je ne changerais pas avec le lord maire. On est en rapport avec tout le monde. Maintenant, monsieur, dites-moi ce que je puis faire pour vous.

— J’ai une belle bague en diamants à vous offrir comme garantie ; malheureusement, je ne l’ai pas sur moi en ce moment, car je ne la porte pas d’habitude. Mais je puis revenir ce soir pour vous la montrer. Cinquante livres me suffiront.

— Vous savez, jeune homme, objecta Cohen, que notre sabbat commence ce soir et qu’il faut que j’aille à la schule[5]. La boutique sera fermée. Néanmoins, comme l’accommodement est une œuvre de charité, si vous ne pouvez revenir plus tôt et que vous soyez pressé d’en finir, eh bien, je verrai votre diamant. Vous habitez peut-être le West-End ? Il y a loin.

— Oui, et votre sabbat commence de bonne heure en cette saison. Je ne pourrai être ici que vers cinq heures. Cela vous convient-il ?

Deronda n’était pas sans espoir qu’en demandant à venir un vendredi soir, il aurait une meilleure occasion d’observer les caractères de la famille, afin de pouvoir prendre une résolution définitive. Cohen consentit ; mais le merveilleux Jacob démontra que, s’il avait écouté, il avait aussi compris, car il dit :

— Vous reviendrez ? Avez-vous d’autres couteaux chez vous ?

— Je crois que j’en ai un, répondit Deronda en riant.

— A-t-il deux lames et un crochet, et un manche blanc comme celui-ci ?

Il désigna du doigt la poche du gilet.

— Je crois que oui.

— Aimez-vous les tire-bouchons ? continua Jacob en exhibant de nouveau cette pièce de son couteau et en levant les yeux d’un air sérieusement interrogateur.

— Oui, répondit Deronda.

— Eh bien, apportez votre couteau et nous ferons un échange, dit Jacob en remettant le sien dans sa poche et en se posant comme s’il avait le sentiment d’avoir mis en train une transaction avantageuse.

La grand’mère avait repris son calme, et toute la famille était radieuse de voir Deronda caresser la petite fille à laquelle, jusqu’alors, il n’avait pas fait attention. Il l’assit sur le comptoir et lui demanda son nom. La petite le considéra silencieusement et lui montra du doigt ses boucles d’oreilles qu’il n’avait pas remarquées.

— Elle s’appelle Adélaïde-Rebecca, dit orgueilleusement la mère ! — Parle à monsieur, mon ange.

— J’aurai ma robe du Schabbath, balbutia l’enfant.

— Elle dit, fit observer le père, que ce soir elle aura sa belle robe.

— Et vous verrai-je dans cette belle robe, Adélaïde ? demanda Deronda avec la mélodieuse intonation qu’il prenait si facilement.

— Dis oui, mon ange, oui, s’il vous plaît, monsieur, s’écria la mère enchantée de ce beau monsieur qui appréciait les enfants remarquables.

— Et me donnerez-vous un baiser ce soir ? ajouta Deronda, qui avait posé ses mains sur ses petites épaules brunes.

Adélaïde-Rebecca, dont la crinoline en miniature et les traits monumentaux correspondaient parfaitement à la combinaison de ces deux noms, avança aussitôt ses lèvres pour payer d’avance le baiser ; sur quoi, le père s’écria cordialement :

— Vous voyez, monsieur, qu’il y aurait quelqu’un de désappointé si vous ne veniez pas ce soir. Vous ne refuserez pas d’entrer vous asseoir dans notre chambre de famille et de m’attendre un moment si je ne suis pas encore là quand vous viendrez ? Je m’attarderai le moins possible pour satisfaire un gentleman de votre sorte. Apportez le diamant et je verrai ce que je puis faire pour vous.

Deronda partit en laissant derrière lui l’impression la plus favorable, comme préparation à des rapports plus intimes. Ces aménités lui avaient coûté des efforts. Si c’étaient réellement les parents de Mirah, il ne pouvait croire que même son ardente piété filiale pût donner à sa réunion avec eux plus de douceur que celle que l’on trouve dans le strict accomplissement d’un devoir pénible.


XXXIV


Quand Deronda revint vers cinq heures, la boutique était fermée ; mais la porte lui fut ouverte par la servante chrétienne, qui l’introduisit dans la chambre du fond. Il fut surpris de la scène qui s’offrit à ses yeux. La maison était vieille et peu spacieuse en bas ; la grande salle à manger où il venait d’entrer, probablement sombre pendant le jour, était en ce moment agréablement éclairée par une ancienne lampe, fort belle, en cuivre, à sept becs à huile, suspendue au-dessus de la table centrale, couverte d’une nappe blanche comme la neige. Le plafond, les murs et tout l’entourage étaient assez enfumés pour mettre en relief les figures des hôtes qui avaient l’éclat de la couleur vénitienne. La grand’mère, dans sa robe d’un brun jaunâtre, avec une immense chaîne d’or en guise de collier, paraissait d’une beauté pittoresque, et sa figure jaune aux sourcils noirs bien marqués, encadrée d’un rouleau de cheveux gris, faisait bon effet à cette lumière. La jeune madame Cohen portait une robe rouge et noire ; son cou était entouré par une torsade de larges perles fausses ; le bébé dormait dans son berceau sous une courte-pointe écarlate : Adélaïde-Rebecca reluisait comme de l’ambre, et Jacob-Alexandre faisait le beau dans son costume de velours noir et ses bas rouges. Lorsque ces quatre pairs d’yeux noirs souhaitèrent la bienvenue à Deronda, il eut presque honte de l’éloignement arrogant que ces gens à l’air heureux lui avaient inspiré dans la journée. Rien ne pouvait être plus cordial que l’accueil qu’il reçut, et les deux dames hospitalières lui semblèrent gagner beaucoup en dignité à les voir dans le foyer domestique. Il fut étonné du vieil ameublement : le bureau de chêne et la haute table contre le mur avaient assurément été acquis par hasard, par mesure d’économie, et non pour satisfaire le goût de la famille pour les meubles anciens. Un grand plat de faïence bleu et jaune, flanqué de deux gobelets d’argent, était placé sur la table et devant eux se prélassait un gros volume en vélin foncé. Au coin le plus éloigné de la salle, une porte entr’ouverte donnait sur une chambre intérieure où il y avait aussi de la lumière.

Deronda remarqua tous ces détails en jetant des regards furtifs autour de lui, pendant que la sollicitude de Jacob l’interrogeait au sujet du couteau. Daniel s’était donné la peine d’en acheter un avec le crochet et le manche blanc exigés, et, sur la demande du gamin, il lui dit :

— Est-ce là ce que tu veux, Jacob ?

L’objet en question fut soumis à un examen sévère ; il ouvrit les lames et le crochet et sortit de sa poche le couteau avec tire-bouchon pour en faire la comparaison.

— Pourquoi préfères-tu un crochet à un tire-bouchon ? demanda Deronda.

— Parce qu’avec un crochet je puis tout saisir, tandis qu’un tire-bouchon ne peut servir que pour les bouchons. Mais cela vaut mieux pour vous, puisque vous les aimez.

— Alors tu consens à l’échange ? dit Deronda en remarquant que la grand’mère écoutait avec ravissement.

— Vous n’avez pas autre chose dans la poche ? fit sérieusement Jacob.

— Chut ! chut ! Jacob, mon amour ! dit la grand’mère.

Et Deronda, soucieux de discipline, répondit :

— Je ne crois pas avoir besoin de te dire cela. Notre affaire n’a de rapport qu’avec les couteaux.

Jacob le regarda dans les yeux, et décidé, selon toute apparence, à en finir, dit gravement :

— Je consens à l’échange. Puis il tendit le couteau à tire-bouchon à Deronda, qui le mit dans sa poche avec une gravité semblable.

Au même instant, le petit-fils de Shem courut dans la chambre du fond, d’où on l’entendit se livrer à un colloque rapide. Il en revenait, lorsque son père entra ; il saisit son petit chapeau de velours posé sur une chaise, le mit sur sa tête et s’avança vers lui. Cohen avait gardé son chapeau, et, sans faire attention à son visiteur, il demeura immobile pendant que les deux enfants lui embrassaient les genoux ; alors il posa les mains sur leurs têtes et prononça une bénédiction en hébreu ; la mère, qui avait pris le bébé de son berceau, l’apporta à son mari et le tint sous ses mains étendues, pour qu’il le bénît dans son sommeil. En ce moment, Deronda se dit que ce brocanteur, si fier de sa vocation, n’était pas déjà si prosaïque.

— Eh bien, monsieur, s’écria Cohen en ôtant son chapeau et en redevenant tel qu’il s’était montré d’abord, je pense que vous avez trouvé bon accueil dans ma famille. Vous êtes ponctuel. Il n’est rien comme une petite pression d’ici, fit-il en tapant sur son gousset. C’est bon pour tous et chacun à son tour ; je l’ai senti quand j’avais des payements à faire. J’ai commencé de bonne heure ; il m’a fallu beaucoup me tourner et me retourner, prendre toute sorte de formes pour entrer dans toutes les boîtes possibles. C’est salutaire pour l’esprit. Voyons maintenant.

— Voici la bague, dit Deronda en l’ôtant de son doigt ; je crois qu’elle vaut cent livres. Je suppose que ce sera un nantissement suffisant pour cinquante livres. Je la retirerai probablement dans un mois.

Les yeux étincelants de Cohen semblèrent se rapprocher quand ils rencontrèrent le regard ingénu de ce naïf jeune homme, qui supposait apparemment que le rachat était du goût du prêteur sur gages. Il prit la bague, l’examina et la lui rendit en disant nonchalamment :

— Très bien ; nous en reparlerons après le dîner. J’espère que vous ne refuserez pas de vous joindre à nous. Ma mère, ma femme et moi, nous en serons très honorés ; n’est-ce pas, mère ? n’est-ce pas, ma femme ?

Un double écho affirmatif répondit à l’invitation que Deronda accepta volontiers. Tous alors s’assirent autour de la table, sur laquelle il y avait un plat couvert d’une serviette. Madame Cohen apporta un bol de porcelaine afin que son mari pût se laver les mains ; après quoi, celui-ci reprit son chapeau et appela : « Mordecai ! »

Est-ce une partie de la cérémonie religieuse ? se demanda Deronda, ne sachant pas ce que l’on pouvait attendre de ce héros de l’antiquité judaïque ; mais un « oui » sorti de la chambre voisine le fit regarder du côté de la chambre ou verte, et, à son grand étonnement, il vit apparaître la figure du juif énigmatique qu’il avait trouvé le matin même dans la boutique du libraire. Leurs yeux se rencontrèrent, et Mordecai parut aussi surpris que Deronda, sans que, toutefois, rien pût faire supposer qu’il l’avait reconnu. Quand il se fut assis au bout de la table, il s’inclina un peu froidement devant l’étranger, comme si son désappointement du matin demeurait associé d’une façon désagréable avec cette nouvelle connaissance.

Cohen se lava les mains en prononçant quelques mots d’hébreu, puis il enleva la serviette et découvrit deux pains longs et plats saupoudrés de graine[6] en souvenir de la manne qui avait nourri les ancêtres dans le désert ; il en brisa de petits morceaux qu’il distribua à tous les membres de la famille, y compris Adélaïde-Rebecca, qui s’efforçait de demeurer aussi grave que possible. Cohen récita une courte prière hébraïque, pendant laquelle Jacob se coiffa de son chapeau pour imiter son père ; après quoi, toutes les têtes se découvrirent et le repas commença sans que Deronda s’intéressât à aucun de ses détails. Il ne sut pas trop quels genres de mets il mangea, trop préoccupé d’amener la conversation sur un terrain qui le mît à même de faire une question qui l’éclairerait, et en pensant aussi à Mordecai, avec lequel il échangeait des regards furtifs et fascinateurs. Mordecai ne portait pas de bel habit du sabbat ; il avait tout simplement remplacé sa redingote noire et râpée du matin par une autre en drap gris, qui avait dû être autrefois un paletot-sac, qu’un fréquent nettoyage avait considérablement rétréci. Ce changement d’habit donnait une accentuation plus marquée à son visage, qui aurait pu appartenir au prophète Ézéchiel, lequel, non plus, probablement, n’était pas habillé à la mode de ses contemporains. Il remarqua que l’on ne servit à Mordecai que les queues du poisson et qu’en général sa part ne dépassa pas celle assignée d’habitude à un parent pauvre.

M. Cohen tint le dé de la conversation avec beaucoup de vivacité, introduisant toujours — le juif est fier de son loyalisme — la reine et la famille royale, l’empereur et l’impératrice des Français, sujet dans lequel sa mère et sa femme entrèrent avec empressement. La jeune madame Cohen fit preuve de la mémoire la plus exacte pour les anniversaires distingués, et la vieille vint à l’aide de son fils pour apprendre à l’hôte ce qui était arrivé quand l’empereur et l’impératrice allèrent visiter la Cité, dix ans plus tôt.

— Je crois pouvoir dire que vous connaissez cela mieux que nous, s’écriait souvent M. Cohen comme moyen de préface, et toutes les choses dignes d’intérêt étaient racontées en trio.

— Notre bébé s’appelle Eugénie-Esther, dit la jeune madame Cohen.

— C’est étonnant comme l’empereur ressemble à un de mes cousins, dit la grand’mère ; cela m’a frappé comme l’éclair quand j’ai pu le voir. Jamais je ne l’aurais cru.

— Ma mère et moi sommes allés voir l’empereur et l’impératrice au palais de Cristal, raconta M. Cohen. J’ai eu bien du mal, je vous assure, pour l’empêcher d’être aplatie, quoiqu’elle fût à peu près aussi corpulente qu’aujourd’hui. J’aurais cent mères, monsieur, que je n’en conduirais plus une seule voir l’empereur et l’impératrice au palais de Cristal ; vous pensez bien qu’un homme ne peut pas le permettre quand il n’a qu’une mère — même quand elle est aussi forte que celle-ci ; — il frappa légèrement et affectueusement sur l’épaule de sa mère, qui s’épanouit de bonne humeur.

— Votre mère est veuve depuis longtemps peut-être ? dit Deronda, qui saisit l’occasion au vol ; cela a dû vous obliger à prendre soin d’elle plus que vous ne l’auriez fait autrement.

— Oui, oui, il y a eu bien des Yore-Zeit[7] depuis que j’ai dû travailler pour elle et pour moi, répondit vivement Cohen. Je m’y suis mis de bonne heure. Il n’y a rien de tel pour faire de vous un couteau bien aiguisé.

— Père, qu’est-ce qui fait un couteau bien aiguisé ? demanda Jacob la bouche pleine de gâteau.

Le père cligna de l’œil à son hôte et dit :

— De mettre son nez sur la meule.

Jacob descendit de sa chaise avec un morceau de gâteau en main, et, s’approchant de Mordecai, qui jusque-là avait gardé le silence, il lui dit :

— Qu’est-ce que cela signifie : mettre son nez sur la meule ?

— Cela signifie que tu dois même supporter que l’on te blesse sans faire de bruit, dit Mordecai, regardant avec bienveillance la petite figure qui était devant lui.

Jacob mit le bout de son gâteau dans la bouche de Mordecai, comme une invitation d’y mordre, mais en tenant les yeux fixés sur lui pour voir combien lui coûterait cet acte de générosité. Mordecai lui en enleva un petit bout et sourit, pensant évidemment faire plaisir à l’enfant ; cet incident insignifiant les fit paraître plus aimables tous les deux. Cependant Deronda était vexé du peu de résultat produit par sa question.

— Je m’imagine que c’est la bonne manière d’apprendre, dit-il en abordant ce sujet, afin d’avoir une excuse pour s’adresser à Mordecai auquel il demanda :

— Je suis sûr que vous avez beaucoup étudié.

— J’ai étudié, répondit avec calme Mordecai. Et vous ? Vous savez l’allemand ; je le devine par le livre que vous avez acheté.

— Oui, j’ai étudié en Allemagne. Vous occupez-vous de la vente des livres ?

— Non, je ne vais chaque jour dans la boutique de M. Ram, que pour la garder pendant qu’il dîne, répondit Mordecai en examinant Deronda d’une façon qui sembla faire revivre son premier intérêt. On aurait pu croire que la figure de Daniel était pour lui une attraction qui neutralisait le désappointement éprouvé d’abord. Après une légère pause :

— Vous connaissez peut-être l’hébreu ? demanda-t-il.

— Je suis au regret de vous répondre que non.

Le feu qui avait de nouveau illuminé la physionomie de Mordecai s’éteignit ; il baissa les paupières en regardant ses mains qu’il avait laissé tomber devant lui et ne dit plus rien. Deronda venait de remarquer, ce qu’il n’avait pu faire lors de leur première entrevue, que Mordecai était affligé d’une difficulté de respiration, qu’il considéra comme un signe de consomption.

— J’ai eu autre chose à faire qu’à lire dans les livres, dit M. Cohen ; il m’a fallu apprendre tout seul les choses utiles. Je connais bien les pierres, — il montrait du doigt la bague de Deronda, je ne crains pas de prendre votre bague d’après ma propre évaluation. Mais maintenant, ajouta-t-il avec un accent plus familièrement nasal, qu’est-ce que vous en voulez ?

— Cinquante ou soixante livres, répondit Deronda avec insouciance.

Cohen se tut un instant, plongea les mains dans ses poches, fixa sur son hôte un œil perçant et dit :

— Je ne puis vous les faire. Je serai heureux de vous obliger, mais il m’est impossible d’aller jusque-là. Quarante livres, je dis quarante ; c’est ce que je puis vous prêter sur cette bague.

Deronda s’était aperçu que Mordecai l’avait de nouveau regardé lorsqu’il avait entendu qu’il s’agissait d’une affaire d’argent. Il l’étudia attentivement pendant que Daniel répondait :

— Très bien ; je la retirerai dans un mois, ou à peu près.

— Bon, je vous en ferai la reconnaissance tout à l’heure, dit Cohen qui leva le doigt comme pour signifier que toute conversation devait cesser. Mordecai, Jacob et lui reprirent leurs chapeaux et on commença les grâces par demandes et par réponses. Mordecai continua de les dire tout seul d’un ton chantant et solennel, ses mains décharnées serrées inconsciemment devant lui. C’était une inexplicable conjonction parmi ces types communs et prospères de boutiquiers, que celle d’un homme qui, malgré sa condition misérable et son aspect émacié, causait une certaine angoisse à Deronda, et un embarras de ce qu’il ne répondait pas à ses espérances. Dès que Mordecai eut terminé sa prière, il se leva en faisant une légère inclination de tête à l’étranger, et retourna dans la chambre dont il ferma la porte sur lui.

— Il me paraît un homme remarquable, dit Deronda en se tournant vers Cohen, qui leva les épaules et se frappa légèrement le front. Il voulait faire comprendre clairement que Mordecai n’avait pas l’esprit assez sain pour marcher sous l’étendard de M. Cohen, et pour partager ses manières de voir sur les hommes et les choses.

— Appartient-il à votre famille ? demanda Deronda.

Cette idée parut assez plaisante aux dames aussi bien qu’à Cohen, pour que tous trois échangeassent des regards qui prouvaient que la question les divertissait.

— Non ! non ! s’écria Cohen ; charité ! pure charité ! il travaillait pour moi, et, quand il est devenu de plus en plus faible, je l’ai pris ici. C’est une gêne, mais elle nous vaudra une bénédiction. De plus, il donne des leçons au petit et répare les montres et les bijoux.

Deronda ne put s’empêcher de sourire à ce mélange de bonté, et au désir de la justifier par le calcul ; mais son envie de parler encore de Mordecai, dont le caractère était devenu pour lui plus énigmatique et plus saisissant après ces nouveaux détails, fut déjouée. M. Cohen éloigna ce sujet en revenant à l’accommodement, qui était aussi un acte de charité ; il fit la reconnaissance et donna les quarante livres à Daniel, en échange de la bague en diamants. Sentant qu’il aurait été peu délicat de prolonger sa visite au delà de la conclusion de l’affaire qui avait été son prétexte, Deronda dut prendre congé, sans être arrivé à un résultat plus décisif que celui d’avoir un motif pour revenir quand il prendrait sa résidence à Londres, après Noël. Il essayerait alors d’obtenir un peu plus d’éclaircissements sur le caractère et sur l’histoire de Mordecai, par lequel aussi il pourrait savoir quelque chose de particulier sur les Cohen ; par exemple, la raison pour laquelle il était défendu de demander à madame Cohen, la mère, si elle avait eu une fille.



  1. Pas facile à se procurer.
  2. Ministre officiant.
  3. Prière pour les parents morts, qui se dit tous les ans le jour anniversaire de l’enterrement. Les hommes seuls la disent. (Note du Traducteur.)
  4. Par pitié, ne me dis pas adieu !
  5. Synagogue.
  6. Généralement de la graine de pavot. (Note du Traducteur.)
  7. Anniversaires de mort. (Note du Traducteur.)