Traduction par Ernest David.
Calmann-Lévy (Volume Ip. 111-200).


LES COURANTS SE REJOIGNENT


XI


Le désir manifesté par Grandcourt de lui être présente ne surprit pas Gwendolen ; mais, quand lord Brackenshaw se fut écarté pour le laisser avancer et qu’elle se trouva en face de l’homme réel, elle ressentit une commotion intérieure qui fit monter le rouge à ses joues, et une vexation contre elle-même. Impossible de différer davantage des portraits imaginaires qu’elle s’était faits de lui. Il était un peu plus grand qu’elle, et leurs yeux semblaient de niveau ; pas le plus léger sourire n’éclairait son visage ; en levant son chapeau, il découvrit un front chauve, encadré seulement d’une frange légère de cheveux roux, mais en même temps il montra une main de forme exquise ; ses traits étaient régulièrement beaux ; les favoris clair-semés et perpendiculaires. Impossible aussi à un visage humain de se prêter moins aux grimaces ; peut-être même n’aurait-il pas été possible à un être vivant de paraître plus absolument dépourvu d’animation. Dans sa tenue, Grandcourt n’affectait aucune raideur ; c’était plutôt de la langueur. Son teint avait la blancheur fanée de celui d’une actrice quand elle a enlevé son blanc et son rouge ; ses longs yeux gris n’exprimaient que l’indifférence. Essayer de décrire un être humain, vouloir le détailler, serait absurde. Je me contente de mentionner les contrastes qu’aperçut Gwendolen dans les premiers instants de sa rencontre avec Grandcourt. Ils se résumaient en ces mots : « Il n’est pas ridicule. » Dès que lord Brackenshaw se fut éloigné et que leur entretien eut commencé, Grandcourt examina Gwendolen avec une persistance agaçante, et sans qu’un changement d’expression se produisît sur son visage ; elle l’explorait de son côté, mais son regard était adouci par une nuance de coquetterie. Quand elle avait parlé, il laissait toujours s’écouler un intervalle plus ou moins long avant de répondre.

— Je m’étais toujours figuré que le tir à l’arc était un ennui, commença Grandcourt du ton traînard d’un homme blasé.

— Êtes-vous converti maintenant ? demanda Gwendolen.

— Oui, puisque je vous ai vue. Dans ces sortes de choses, les gens manquent généralement le but et sourient niaisement.

— Je vous suppose tireur de première force.

(Pause pendant laquelle Gwendolen ayant rapidement examiné Grandcourt, le décrit à un auditeur invisible.)

— Je ne tire plus.

— Oh ! alors vous êtes un homme redoutable. Ceux qui ont fait un exercice quelconque et l’ont quitté, méprisent généralement les autres, comme s’ils portaient des habits hors de mode. J’espère que vous n’avez pas renoncé à faire des folies ; car, moi, j’en fais beaucoup. (Pause.)

— Qu’appelez-vous folies ?

— Je crois qu’il faut appeler folie, en général, tout ce qui est agréable. Mais je sais que vous n’avez pas renoncé à la chasse.

(Pause pendant laquelle Gwendolen se rappelle ce qu’elle sait sur la position de Grandcourt et décide que son aspect est le plus aristocratique qu’elle ait jamais vu.)

— Il faut bien faire quelque chose.

— Alors vous vous intéressez au turf ? — ou bien, est-ce encore là une chose que vous dédaignez ? (Nouvelle pause.)

— Je monte à cheval quelquefois, mais cela ne m’amuse pas comme les autres hommes. Aimez-vous les chevaux ?

— Beaucoup. Je ne me sens jamais aussi heureuse que quand je galope à cheval. Je ne pense plus à rien. (Pause.)

— Craignez-vous le danger ?

— Je ne sais pas. Quand je suis à cheval, je ne pense pas au danger. Il me semble que, si je me brisais les os, je ne le sentirais pas.

(Pause pendant laquelle Gwendolen s’imagine qu’elle chasse avec deux chevaux de race à ses ordres.)

— Peut-être aimeriez-vous à chasser le tigre ou le sanglier ? J’ai assisté à quelque chose de ce genre dans l’Inde. Le gibier de ce pays-ci paraît peu de chose auprès de celui-là.

— Vous aimez le danger alors ?

(Autre pause où Gwendolen réfléchit sur la probabilité que les hommes à l’extérieur froid sont les plus aventureux.)

— Il faut aimer quelque chose. Mais on s’y accoutume.

— Je commence à croire que je suis heureuse, car tout est nouveau pour moi et je ne puis m’en rassasier. Je ne suis habituée qu’à être triste, et je voudrais pouvoir cesser de l’être aussi aisément que vous avez renoncé au tir.

— Pourquoi êtes-vous triste ?

— Ce pays est épouvantable. Il n’y a rien à y faire. C’est pour cela que je me suis mise à tirer de l’arc. (Pause).

— Vous vous en êtes fait la reine. Je crois que vous obtiendrez le premier prix.

— Je n’en sais rien. J’ai de redoutables rivales. N’avez-vous pas remarqué comme miss Arrowpoint tire bien ?

(Nouvelle pause où Gwendolen se dit qu’il est des hommes qui choisissent pour femme celle qu’ils admirent le moins, et qu’après tout, elle est libre de ne pas accepter Grandcourt.)

— Miss Arrowpoint ? Non ; c’est-à-dire, oui.

— Retournons voir où en est le concours. Venez-vous ? Tout le monde est là-bas maintenant. Je crois que mon oncle me cherche.

Gwendolen avait besoin de changer la situation, non que le tête-à-tête lui fût désagréable, mais elle se sentait moins maîtresse d’elle-même que d’habitude. Il ne fallait pas que Grandcourt s’imaginât qu’il lui semblait remarquable, et que, parce qu’on spéculait sur lui pour le mariage, il crût qu’elle voulait se jeter à sa tête.

— Vous avez manqué la flèche d’or, Gwendolen, dit M. Gascoigne. Miss Juliette Fenn a huit points de plus que vous.

— Tant mieux. Je ne serais pas satisfaite si tous les prix avaient été pour moi, dit Gwendolen avec jovialité.

Comment aurait-elle été jalouse de Juliette Fenn, si insignifiante en toute autre chose que le tir, et dont l’air commun et le front fuyant la faisaient ressembler au moins intelligent des poissons ?

L’animation et le plaisir étaient grands dans les groupes ; la conversation était devenue générale, et Gwendolen, qui tenait à voir tout ce qui se passait autour d’elle, aperçut un inconnu qui présentait Klesmer à Grandcourt. Cet inconnu n’était plus jeune ; malgré sa grosse figure et ses larges mains, il semblait être avec eux dans des termes intimes. Il les quitta bientôt pour aller rejoindre les Arrowpoint avec lesquels Grandcourt avait déjà fait connaissance. Elle ne s’occupa que fort peu de cet étranger et voulut observer quelles étaient les manières de Grandcourt avec les autres : absolument les mêmes qu’avec elle, et, en outre, il regardait fort peu miss Arrowpoint, pendant que, impassible, l’index gauche dans la poche de son gilet et sa main droite tordant ses maigres favoris, il écoutait Klesmer qui parlait avec sa fougue habituelle, faisant des gestes et secouant sa crinière qui flottait autour de sa tête.

— Je me demande quel style miss Arrowpoint admire le plus ? se dit Gwendolen, dont les yeux et les lèvres ne purent retenir une expression railleuse. Mais, ne voulant pas avoir l’air de l’examiner avec curiosité, elle se mit à causer avec les personnes qui étaient auprès d’elle, déterminée à ne point s’inquiéter si M. Grandcourt reviendrait ou non.

Il vint cependant pour proposer à madame Davilow de la conduire jusqu’à sa voiture.

— Nous reverrons-nous au bal ? dit-elle, lorsqu’il saluait pour prendre congé.

— Oui, articula-t-il avec lenteur et gravité.

— Tu as eu tort, au moins une fois, Gwendolen, dit madame Davilow, pendant les quelques minutes qu’il leur fallut pour arriver au château.

— En quoi, maman ?

— Sur la mine et les manières de M. Grandcourt. Tu n’as rien pu trouver de ridicule en lui.

— Oh ! si je voulais bien ! mais je n’y tiens pas, répondit-elle avec un peu d’humeur.

Sa mère ne voulut pas insister davantage.

Après le dîner, les dames se rendirent dans les cabinets de toilette, préparés pour elles. Madame Davilow et Gwendolen partagèrent le leur avec madame Gascoigne et Anna.

— Miss Arrowpoint a les meilleures manières que j’aie jamais vues, dit madame Davilow à sa fille, pendant qu’elles étaient assez éloignées pour que sa sœur et sa nièce ne pussent l’entendre.

— Je voudrais lui ressembler.

— Pourquoi ? Es-tu mécontente de toi, Gwen ?

— Non, mais je suis mécontente des choses dont elle paraît satisfaite.

— Je suis sûre cependant que tu as dû être contente aujourd’hui. Tu as eu du succès au tir et du plaisir. Je l’ai vu.

— Oh ! c’est passé maintenant et je ne sais pas ce qui va venir, dit Gwendolen en poussant un soupir et en étirant ses beaux bras nus.

Il était de mode de danser en costume de tir, mais sans la jaquette ; aussi la simplicité de son cachemire blanc bordé de vert faisait-elle valoir ses formes admirables. Un mince collier d’or autour du cou et l’étoile d’or sur sa poitrine étaient ses seuls ornements. Ses cheveux, rassemblés en une grande couronne, tranchaient vivement sur la blancheur de son front. Sir Joshua[1] aurait été heureux de faire son portrait.

— Le bal va bientôt commencer, dit madame Davilow, et tu es sûre de t’y amuser.

— Je ne danserai que le quadrille, je l’ai dit à M. Clintock. Je ne valserai ni ne polkerai.

— Pourquoi cette décision subite ?

— Je ne puis supporter d’être tenue par des hommes laids.

— Lesquels de ces messieurs qualifies-tu de laids ?

— Oh ! presque tous.

M. Clintock, par exemple, n’est pas laid. Madame Davilow n’osa pas nommer M. Grandcourt.

— Eh bien, je déteste de sentir le drap de leurs habits.

— Quelle idée ! dit madame Davilow à sa sœur, qui s’était approchée. Voilà Gwendolen qui ne veut ni valser ni polker.

— Elle a des caprices, je crois, dit madame Gascoigne. Il serait plus séant de faire comme les autres demoiselles, surtout qu’elle a reçu d’excellentes leçons de danse.

— Mais, ma tante, pourquoi valserai-je, si je n’aime pas cela ? Ce n’est pas dans le catéchisme.

— Ma chère ! s’écria madame Gascoigne scandalisée.

Anna effrayée s’étonnait de l’audace de Gwendolen ; mais elles sortirent sans rien dire de plus.

Quelque chose sans doute était venu changer l’humeur de Gwendolen depuis l’heure de son triomphe au tir. Elle n’en parut pas plus laide aux lumières de la salle de bal, où la splendeur de la scène et les suaves émanations de la serre calmèrent son irritation nerveuse. N’avait-elle pas la conviction d’être recherchée plus que toute autre ? Les danseurs accoururent en foule auprès d’elle et lui firent de mélancoliques remontrances sur sa résolution de ne pas valser ni polker.

« — Avez-vous fait un vœu, miss Harleth ? — Pourquoi vous montrer si cruelle pour nous ? — Vous avez valsé avec moi en février. — Et vous valsez si bien ! » Telles furent leurs exclamations qui ne furent pas sans charmes pour elle. Les dames qui valsaient prétendirent que miss Harleth voulait se rendre intéressante ; mais, quand son oncle eut appris son refus, il l’approuva en disant :

— Gwendolen a ordinairement de bonnes raisons pour faire ou ne pas faire les choses.

À ses yeux, c’était faire preuve de distinction que de refuser de valser, et il désirait qu’elle fût distinguée.

Quant à M. Grandcourt, il ne vint pas grossir le nombre des cavaliers à remontrances. Après qu’il eut dansé un quadrille avec miss Arrowpoint, on aurait pu croire qu’il n’avait pas envie de recommencer. Gwendolen remarqua qu’il était presque toujours avec les Arrowpoint et qu’il ne saisit aucune occasion de s’approcher d’elle. Elle se dit que probablement il ne pensait plus à elle, qu’il ne l’admirait pas plus que les autres jeunes filles du bal, et que, sans doute, il avait l’intention d’épouser miss Arrowpoint. En tout cas, et quoi qu’il pût arriver, elle ne serait pas désappointée, car jamais elle ne s’était occupée de ce que pourrait faire M. Grandcourt. Elle remarqua cependant qu’il changeait de place chaque fois qu’elle-même en changeait, afin de mieux la voir. Eh bien, s’il ne l’admirait pas, c’était tant pis pour lui !

Les mouvements de Grandcourt, pour mieux l’examiner s’accentuèrent davantage lorsque, dans la soirée, Klesmer fut son cavalier.

M. Grandcourt est un homme de goût, lui dit ce fantasque personnage aux yeux flamboyants, il aime à vous voir danser.

— Peut-être aime-t-il à regarder ce qui n’est pas de son goût, dit en riant Gwendolen, qui se sentait alors tout à fait courageuse devant Klesmer. Il doit être tellement fatigué d’admirer, qu’il accepte le dégoût comme un changement.

— Ce ne sont pas là des paroles qui conviennent à vos lèvres, dit vivement Klesmer avec de grands froncements de sourcils et en faisant un geste, comme pourchasser loin de lui des sons discordants.

— Critiquez-vous donc les mots autant que la musique ?

— Certainement. Je voudrais que vos paroles s’accordassent avec votre visage et votre taille, c’est-à-dire qu’elles fussent toujours dignes de la plus noble musique.

— C’est un compliment autant qu’une correction. Je vous en remercie. Mais, maintenant, à mon tour de vous corriger, j’en suis fière : vous n’avez pas compris ma plaisanterie.

— On peut comprendre la plaisanterie sans l’aimer, répondit le terrible Klesmer ; cependant ne croyez pas que je sois insensible à l’esprit et à l’humour.

— Je suis heureuse de le savoir, dit-elle avec une intention sarcastique que Klesmer n’eut pas l’air d’apercevoir.

— Dites-moi donc, je vous prie, quel est cet individu auprès de la porte du salon de jeu ? Et elle désigna l’étranger avec lequel elle avait vu causer Klesmer. — C’est un de vos amis, je crois.

— Non ; c’est un amateur que j’ai vu à Londres ; un M. Lush, un peu trop fanatique de Meyerbeer et de Scribe, ainsi que de toute la mécanique dramatique.

— Merci ! Je voudrais bien savoir si vous pensez que sa figure et sa taille sont aussi dignes de la plus noble musique ?

Klesmer, se sentant battu avec ses propres armes, lui répondit par un charmant sourire et la reconduisit auprès de sa mère.

Quelques minutes plus tard, toutes ses nouvelles suppositions sur Grandcourt et son indifférence étaient renversées encore une fois. Elle se retournait pour causer à sa mère, lorsqu’en reprenant sa première posture, elle le vit devant elle.

— Êtes-vous fatiguée de danser, miss Harleth ? commença-t-il avec son expression traînante et son calme imperturbable.

— Pas le moins du monde.

— Me ferez-vous l’honneur de m’accorder le premier quadrille ou un des suivants ?

— J’en serais heureuse, dit Gwendolen en consultant son calepin ; mais je suis engagée pour le prochain avec M. Clintock et je m’aperçois que tous les autres sont pris. Je n’en ai aucun dont je puisse disposer.

Elle n’était pas fâchée de punir Grandcourt de son retard, et cependant elle aurait bien désiré danser avec lui.

— Il est malheureux que je sois venu trop tard, répondit-il après une pause d’un instant.

— Je croyais que vous n’aimiez pas la danse, reprit Gwendolen, et qu’il fallait la mettre au nombre des choses qui vous ennuient.

— C’est vrai, mais je n’ai pas encore dansé avec vous ! (Pause.) Vous faites de la danse une chose nouvelle, comme vous l’avez fait du tir à l’arc.

— La nouveauté est-elle toujours agréable ?

— Non, pas toujours.

— Alors je ne sais si je dois être flattée ! Quand une fois vous aurez dansé avec moi, la nouveauté aura disparu.

— Au contraire, il y en aura probablement davantage.

— C’est trop profond ; je ne comprends pas.

— Est-il donc difficile de faire comprendre à miss Harleth combien elle a de puissance, dit Grandcourt en s’adressant à madame Davilow, qui répondit en souriant :

— Je ne crois pas qu’elle passe pour avoir peu d’intelligence.

— Maman, dit Gwendolen d’un ton de supplication comique, il n’est personne d’aussi stupide que moi ; il faut que l’on m’explique tout, quand ce que l’on me dit est aimable.

— Si vous êtes stupide, alors je soutiens que la stupidité est adorable, repartit Grandcourt après sa pause habituelle et avec son flegme désespérant. Il calculait bien la portée de ce qu’il disait.

— Je commence à croire que mon cavalier m’a oubliée, fit observer Gwendolen ; je vois que l’on se dispose pour le quadrille.

— Il mérite d’être puni.

— Je le trouve fort excusable.

— Il faut qu’il y ait eu un malentendu, dit madame Davilow. M. Clintock tenait trop à ce quadrille pour l’avoir oublié.

Au même instant, lady Brackenshaw accourut et dit :

— Miss Harleth, je suis chargée par M. Clintock de vous exprimer son profond regret de ne pouvoir danser encore avec vous. Son père, l’archidiacre, vient de lui envoyer un exprès pour le rappeler : il s’agit de quelque chose de très important. Il a été obligé de partir sur-le-champ. Il était au désespoir.

— Oh ! il a été bien bon de s’en souvenir dans de telles circonstances, dit Gwendolen. Je suis fâchée qu’il ait été obligé de partir.

Était-elle véritablement fâchée d’un accident si favorable ?

— En ce cas, je puis profiter du malheur de M. Clintock, dit Grandcourt. M’est-il permis d’espérer que vous voudrez bien m’accepter à sa place ?

— Je serai charmée de danser le prochain quadrille avec vous.

Cet accident lui sembla de bon augure, et, quand elle se leva pour aller prendre place dans le quadrille avec Grandcourt, elle se sentit triomphante et de force à briser tous les obstacles qui viendraient s’opposer à sa fantaisie. Nul n’aurait pu marcher le quadrille avec une aisance plus irréprochable que Grandcourt, et son absence de toute attention envers elle, lui plaisait. Il l’avait distinguée, puisqu’il lui avait témoigné son admiration d’une manière exceptionnelle ; elle pourrait donc refuser de l’épouser si elle le voulait. Néanmoins, il lui était agréable de se dire que le choix exclusif qu’il avait fait d’elle parmi toutes les danseuses présentes au bal, avait attiré sur elle l’attention générale.

Quand le quadrille fut terminé, elle prit le bras de Grandcourt et se donna l’air de la moins clairvoyante des femmes, elle qui en était une des plus pénétrantes. Ils rencontrèrent miss Arrowpoint et lady Brackenshaw dans un groupe de messieurs.

— J’espère, dit l’héritière à Gwendolen, que vous viendrez avec nous, miss Harleth, et vous aussi, monsieur Grandcourt, quoique vous ne soyez pas archer.

Il s’agissait d’un pique-nique à Cardell-Chase, où le tir à l’arc serait plus poétique qu’un bal sous les lustres.

L’idée parut délicieuse à Gwendolen ; quant à M. Grandcourt, après un second appel à sa décision, il répondit que c’était une chose à faire ; sur quoi M. Lush, qui se tenait derrière lady Brackenshaw, attira l’attention de Gwendolen en disant :

— Diplow serait peut-être plus convenable ; il y a un superbe terrain entre les chênes, vers l’entrée du nord.

Grandcourt ne fit pas la moindre attention à ce que venait de dire Lush ; mais Gwendolen, après l’avoir bien examiné, se dit que, quoiqu’il parût être dans les termes les plus intimes avec l’hôte de Diplow, elle ferait toujours son possible pour ne pas le laisser approcher d’elle. Elle croyait aux sympathies et aux antipathies de la première vue, et M. Lush, avec ses yeux proéminents, avec ses cheveux noirs, épais et crépus, avec son obésité épicurienne, lui était on ne peut plus antipathique. Voulant éviter ses regards :

— Je désirerais continuer notre promenade, dit-elle à Grandcourt.

Il obéit sans dire un mot ; elle, de son côté, soit qu’elle voulût s’amuser ou tenter une expérience, ne parla pas davantage. Ils étaient entrés dans la vaste serre illuminée par des lanternes chinoises, et le silence durait toujours lorsque Grandcourt, s’arrêtant tout à coup, lui dit :

— Aimez-vous toutes ces choses ?

Si, une heure plus tôt, on avait dépeint à Gwendolen la situation où ils se trouvaient tous deux, elle en aurait ri aux éclats et sans doute fait une observation sardonique. Mais, en ce moment, une cause mystérieuse qu’elle ne pouvait s’expliquer, la contraignit d’être sérieuse ; c’était comme un pouvoir magique qui lui faisait craindre d’offenser Grandcourt.

— Oui, répondit-elle avec émotion, sans se demander si « ces choses » signifiaient les fleurs, les parfums, le bal, ou cette promenade à son bras. Elle le pria alors de la reconduire auprès de sa mère. Mais en approchant de sa place, elle n’aperçut pas madame Davilow ; en la cherchant, elle la vit venir à elle toute souriante, et lui disant :

— Gwendolen, ma chère, je te présente M. Lush.

Ce personnage, qu’on lui avait dit être un ami intime et un compagnon fidèle de M. Grandcourt, avait désiré faire sa connaissance, et elle pensait que ce serait avantageux pour sa fille de le connaître aussi. C’est à peine si Gwendolen s’inclina ; elle regagna vivement sa place en disant :

— Je voudrais avoir mon burnous.

Lush, au même instant, courut le chercher et l’apporta ; pour contrarier cette hautaine jeune personne, il s’était risqué à offenser Grandcourt en le prévenant ; il s’approcha de Gwendolen et voulut l’aider à mettre son vêtement.

— Voulez-vous bien permettre ? lui dit-il ; mais elle recula, se jeta sur une ottomane et murmura d’un ton dédaigneux ;

— Non, merci.

Pour pardonner une semblable marque de mépris, il aurait fallu avoir les plus parfaits sentiments d’un chrétien, en admettant, toutefois, que l’on eût voulu être agréable à la personne qui venait de se montrer si peu aimable ; mais, en allant chercher le burnous, Lush n’avait pas eu l’intention de se rendre agréable. Il s’inclina légèrement et s’éloigna, après que Grandcourt lui eut pris le burnous des mains.

— Vous feriez peut-être bien de le mettre, dit-il à Gwendolen.

— Vous avez raison, je crois que ce serait sage. Je vous remercie, dit-elle en se levant et en se prêtant avec grâce à ce qu’il lui posât le burnous sur les épaules. Puis il échangea quelques paroles de politesse avec madame Davilow, et, en prenant congé, il demanda la permission de se présenter à Offendene le lendemain.

Évidemment, l’insulte faite à son ami ne l’avait pas touché ; du reste, le refus de recevoir le burnous des mains de M. Lush signifiait assez clairement qu’elle l’attendait de M. Grandcourt. Mais, en agissant ainsi, Gwendolen n’avait pas eu ce dessein ; elle avait simplement obéi à un sentiment d’antipathie. Elle ne se doutait pas, la pauvre enfant, que ces hommes étaient pour elle de sombres énigmes. La seule chose qu’elle aurait voulu savoir, c’est jusqu’à quel point le caractère et les manières de M. Grandcourt pourraient s’assortir à ses désirs.


XII


Le matin du second jour qui suivit l’Archery meeting, M. Henleigh Mallinger-Grandcourt et M. Lush déjeunaient ensemble à Diplow. Tout, autour d’eux, respirait le bien-être ; les fenêtres ouvertes laissaient entrer l’air vivifiant de l’été ; la belle couleur du parc, s’étendant au loin jusqu’à la forêt qui le bordait, s’harmonisait avec l’aspect calme de l’appartement, qui paraissait plus tranquille encore avec son élégance antique et discrète, absolument opposée à la turbulence criarde des ameublements modernes.

Les rapports des deux gentlemen ne paraissaient pas être de la plus franche cordialité. M. Grandcourt s’était assis de manière à faire face à la pelouse, et la jambe gauche sur une chaise, le bras droit appuyé sur la table, il fumait un cigare, tandis que son compagnon mangeait encore. Une demi-douzaine de chiens de races différentes entraient ou sortaient et venaient accorder leur préférence à l’un ou à l’autre de ces deux messieurs. Fetch, belle chienne épagneule au poil fauve, plantée sur ses pattes de devant, tournait son museau et ses yeux expressifs vers Grandcourt. Celui-ci tenait sur ses genoux un petit chien maltais portant un collier d’argent, et, quand une de ses mains n’était pas occupée par son cigare ou par son café, il la posait sur cette créature microscopique. Fetch, jalouse et blessée que son maître ne lui accordât ni un mot ni un regard, mit doucement sa patte velue sur sa jambe, pour appeler son attention. Grandcourt la regarda quelque temps d’un air impassible ; puis il prit la peine d’ôter son cigare et de porter jusqu’à son menton le calme Fluff, auquel il donna de petites tapes caressantes, tout en surveillant de près Fetch, qui, pauvre bête ! geignait de temps en temps pour exprimer son mécontentement et qui, enfin, reposa sa tête sur sa patte comme pour implorer une caresse. Mais, quand cette angoisse, qui amusait Grandcourt, se formula en hurlements plaintifs, il repoussa Fetch, et, déposant Fluff sur la table (où son nez noir dépassait à peine une salière), il regarda son cigare et vit, à son grand mécontentement, qu’il fallait rallumer « cette brute de cigare » qui avait eu la stupidité de s’éteindre.

— Débarrassez-moi de cette chienne, voulez-vous ? dit Grandcourt à Lush, sans élever la voix, ni regarder de son côté, persuadé que son moindre signe devait être obéi.

Lush se leva, emporta Fetch, qui n’avait pas l’air de s’y prêter volontiers et la mit dehors. En rentrant, il alluma un cigare et alla s’asseoir dans un coin d’où, sans se retourner, il pouvait observer le visage de Grandcourt, auquel il dit :

— Irez-vous à cheval ou en voiture à Quetcham ?

— Je n’irai pas à Quetcham.

— Vous n’y êtes pas allé hier.

Grandcourt fuma sans rien dire pendant une minute et reprit :

— Je suppose que vous avez envoyé ma carte et mes excuses.

— J’y suis allé moi-même, et j’ai dit que vous viendriez, Ils auront pensé qu’un accident vous en a empêché, sur tout si vous y allez aujourd’hui.

Après un silence de deux minutes, Grandcourt dit :

— Quelles personnes m’avez-vous invitées ?

Lush sortit ses tablettes. — Le capitaine et madame Torrington pour la semaine prochaine. Ensuite M. Hollis et lady Flora, et les Cushat et les Gogoff.

— Une jolie collection de manants, fit remarquer Grandcourt au bout d’un instant. Pourquoi avez-vous invité les Gogoff ? Quand vous envoyez des invitations en mon nom, soyez assez bon pour m’en donner une liste, au lieu de m’amener une géante qui gâte tout l’aspect de la chambre.

— Vous avez vous-même invité les Gogoff quand vous les avez rencontrés à Paris.

— Qu’est-ce que ma rencontre avec eux à Paris a de commun avec ceci ? Je vous dis de me donner une liste.

Grandcourt, comme beaucoup d’autres, avait deux voix complètement différentes l’une de l’autre. Jusqu’ici, nous l’avons entendu parler d’un ton traînant, irrésolu, dénotant surtout l’indifférence et l’ennui. Mais cette dernière et courte phrase fut dite d’un ton retenu, interne et pourtant distinct, que Lush avait appris à connaître comme l’expression d’une volonté inébranlable.

— Voudriez-vous inviter d’autres personnes ?

— Oui. Cherchez-moi des gens convenables, avec une demoiselle ou deux. Ajoutez-y un de vos damnés musiciens, mais pas un animal ridicule.

— Je serais bien étonné si Klesmer voulait venir ici en quittant Quetcham. Miss Arrowpoint ne s’y décidera que si l’on fait de la bonne musique.

Lush parlait d’un air insouciant ; mais, en réalité, il était très sérieux et fixait un regard scrutateur sur Grandcourt. Pour la première fois, celui-ci dirigea les yeux vers son interlocuteur, mais lentement et en lançant de grosses bouffées de fumée ; puis il dit d’une voix plus basse encore et avec une nuance visible de mépris :

— Que diable ai-je à faire avec miss Arrowpoint et sa musique ?

— Mais quelque chose, répondit Lush en souriant. Vous n’aurez pas beaucoup de mal à vous donner ; cependant on peut y mettre quelques formes quand on veut épouser un million.

— Parfaitement ; mais je n’épouserai pas le million.

— C’est dommage de perdre une si belle occasion et de détruire vous-même vos plans.

— Vous voulez dire vos plans, à vous.

— Vous avez des dettes, vous savez ; et, après tout, les choses peuvent ne pas très bien tourner. Votre héritage n’est pas absolument certain.

Grandcourt ne répondant pas, Lush continua :

— C’est réellement une occasion superbe. J’ai pu voir que le père et la mère ne demandent pas mieux ; quant aux habitudes et aux manières de la fille, je suis certain qu’elle ne dépensera pas plus que si sa dot ne dépassait pas six sols. Elle n’est pas jolie, mais fort en état de tenir son rang ; il n’est pas probable qu’elle refuse la position que vous pouvez lui offrir.

— C’est possible.

— Vous ferez ce que vous voudrez du père et de la mère.

— Mais je n’en veux rien faire.

Ici, ce fut Lush qui fit une pause avant de reprendre la parole, puis il dit d’une voix grave et d’un ton de reproche :

— Bon Dieu, Grandcourt, avec toute votre expérience, faudra-t-il qu’un caprice empêche votre honorable établissement dans le monde ?

— Épargnez-vous les semions ; je sais ce que j’ai à faire.

— Quoi donc ?

Lush déposa son cigare et fourra ses mains dans ses poches, comme s’il allait entendre des choses étourdissantes, mais bien décidé à demeurer calme.

— J’épouserai l’autre.

— En êtes-vous donc amoureux ? demanda Lush avec un ricanement.

— Je l’épouserai, vous dis-je.

— Lui en avez-vous déjà fait l’offre ?

— Non.

— Elle a de la volonté, celle-là, et ne demandera pas mieux que de mener grand train. Elle saura faire ce qui lui plaira.

— Elle ne vous aime pas, dit Grandcourt en essayant un sourire.

— C’est parfaitement vrai, repartit Lush en ricanant plus fort ; mais, si vous vous adorez, cela suffit.

Grandcourt ne fit aucune attention à ces paroles : il acheva son café, se leva et alla flâner sur la pelouse, escorté par tous ses chiens. Lush le suivit un moment des yeux, reprit son cigare, le ralluma lentement et fuma en se caressant la barbe. Enfin, il crut avoir trouvé une solution satisfaisante, car il sourit et se dit d’une voix contenue :

— Échec et mat, mon vieux !

Lush ne manquait pas d’adresse ; il connaissait Grandcourt depuis quinze ans et savait pertinemment que certaines mesures étaient inutiles avec lui : souvent même celles qui étaient utiles demeuraient douteuses. Au début de sa carrière, il avait travaillé pour le professorat et s’était préparé à conquérir un grade pour vivre dans un collège ; mais peu flatté d’un tel avenir, il avait accepté d’être le compagnon de voyage d’une marquise, puis du jeune Grandcourt, lequel venait de perdre son père, et qui trouva Lush tellement à sa convenance, qu’il en fit son premier ministre, et qu’il ne lui laissa ignorer aucune de ses affaires, même les plus personnelles.

Une habitude de quinze années avait mis de plus en plus Grandcourt dans la nécessité d’avoir retours à la dextérité de Lush, et Lush, de son côté, ne pouvait plus renoncer à la vie de luxe et d’oisiveté à laquelle ses transactions pour le compte de Grandcourt l’avaient habitué. Je ne saurais dire si cette longue vie commune avait accru le manque d’égards de Grandcourt pour son compagnon, car, dès le commencement, ce manque avait été absolu ; mais elle l’avait convaincu que, s’il le voulait, il pourrait rosser Lush. Cependant il ne rossait personne, pas même un animal, car il aurait fallu, pour se livrer à cette opération, prendre une attitude compromettante ; seulement, il disait des choses qui auraient pu l’exposer à être rossé lui-même si son confident eût été de caractère indépendant. Mais trouvez donc un fils de vicaire (qui a mesuré le calicot à sa femme et à ses filles, pour pouvoir envoyer son rejeton mâle à Oxford), ayant conservé un caractère indépendant, quand il est résolu à ne se nourrir que de plats de choix, à ne monter que de bons chevaux, à vivre enfin dans le luxe, sans travailler ? Autrefois, Lush avait passé pour un lettré et il avait encore l’air de savoir quelque chose quand il n’essayait pas de trop s’en souvenir. Les arts et les sciences qui adoucissent les mœurs sont les vénérables préparations pour arriver aux sinécures ; or la confortable position actuelle de Lush était aussi bonne qu’une sinécure, puisqu’elle n’exigeait pas plus que l’ombre d’un savoir disparu. Il n’ignorait pas qu’on le tenait pour rossable, mais il mettait cette appréciation au nombre des excentricités du caractère de Grandcourt. L’amour de Lush pour le bien-être était satisfait pour le moment, et si, en lui servant ses puddings, on les roulait d’abord dans la poussière, il se contentait de manger l’intérieur qu’il trouvait à son goût.

Ainsi en ce moment, par exemple, quoiqu’il se fût heurté à un redoutable obstacle et qu’il eût éprouvé plus d’ennui que d’habitude, il alla dans sa chambre, où il joua du violoncelle pendant une bonne heure.


XIII


Grandcourt ayant décidé qu’il épouserait miss Harleth, mit tout en œuvre pour parvenir à ses fins. C’est à peine si, pendant la première quinzaine, il se passa un jour où, par un moyen quelconque, il ne réussit à la voir et à lui témoigner qu’elle occupait toutes ses pensées. Sa cousine, madame Torrington, ayant accepté de faire les honneurs de chez lui, madame Davilow et Gwendolen purent assister à une grande partie de plaisir à Diplow, où de nombreux invités remarquèrent que l’amphitryon avait distingué la beauté sans dot et prêté peu d’attention à l’opulente héritière. Le monde — j’entends la famille Gascoigne et toutes celles dignes que l’on parle d’elles dans le cercle de Pennicote, — était certain de ce dont doutait encore le recteur ; mais celui-ci était résolu à faire son devoir jusqu’au bout et à s’assurer si la détermination était conforme des deux côtés. Madame Davilow et lui s’étonnaient qu’après tant d’occasions favorables, Grandcourt ne fût pas encore venu faire l’offre de sa main. Quand il avait communiqué sa ré solution à Lush, Grandcourt pensait que cette affaire marcherait plus rapidement, et à son extrême surprise, bien qu’il se fût promis d’obtenir le consentement de Gwendolen, la journée s’était écoulée sans que rien de semblable fût arrivé. Ce fait étrange ne servait qu’à le faire persister davantage dans sa résolution et, de toutes les suppositions, celle qu’il aurait le moins admise, était que Gwendolen pût le refuser.

Il avait demandé la permission de lui envoyer un de ses plus beaux chevaux pour le monter ; madame Davilow devait suivre en voiture et, conduites par lui, elles iraient goûter à Diplow. C’était par une belle journée d’été ; la chaleur, tempérée par une douce brise, rendait cette course délicieuse.

Mais la paix et la satisfaction n’avaient pas pénétré dans l’âme de la pauvre madame Davilow, qui ne pouvait dominer son malaise habituel. Gwendolen et Grandcourt, qui tantôt partaient au petit galop et tantôt ralentissaient l’allure de leurs chevaux pour causer en attendant que la voiture les rejoignît, formaient, il est vrai, un charmant spectacle ; mais il ne servait qu’à entretenir le conflit d’espérances et de craintes qui régnait dans son esprit sur le sort de sa fille. L’occasion eût été irrésistible pour un amoureux qui aurait voulu mettre fin à ses incertitudes, et madame Davilow espérait, en tremblant, que la décision de Gwendolen serait favorable.

« Est-ce un homme avec lequel elle sera heureuse ? se disait cette tendre mère. Peut-être le sera-t-elle avec lui autant qu’avec tout autre, ou comme le sont la plupart des femmes ». Telle était la réponse avec laquelle elle essayait de calmer son inquiétude.

Les pensées de Grandcourt couraient dans la même direction ; il désirait en finir avec l’incertitude et ne s’imaginait pas que Gwendolen pût avoir un instant l’intention d’hésiter dans sa réponse. Celle-ci était heureuse de se sentir à cheval, mais son plaisir ne s’exhalait pas dans un babil enfantin, dans une exubérance joyeuse, comme elle l’avait fait pendant sa course matinale avec Rex. Elle parlait peu, et, quand elle riait, c’était avec si peu d’éclat, que l’on aurait dit un écho. Ce n’est pas qu’elle fût asservie par la volonté de Grandcourt, ni qu’elle réfléchît à l’enivrant avenir qu’il lui offrait ; non ! Gwendolen voulait que tous, y compris Grandcourt lui-même, fussent bien persuadés qu’elle ne voulait faire que ce qui lui plairait. Si elle se décidait à l’accepter pour son mari, il fallait bien qu’il sût qu’elle ne renoncerait pas à sa liberté, ou, selon sa formule favorite « qu’elle ne ferait pas comme les autres femmes ».

— Comment trouvez-vous l’allure de Critérion ? lui demanda Grandcourt quand ils furent entrés dans le parc.

— Il est délicieux à monter. J’aimerais à lui faire franchir des fossés, si cela n’effrayait pas maman. Nous venons de passer à côté d’un petit canal qui était bien disposé pour cela. J’aurais envie d’y retourner et de le sauter.

— Faites-le, je vous en prie. Nous le franchirons ensemble.

— Non, je vous remercie. Maman a trop grand’peur ; si elle me voyait elle serait capable d’en tomber malade.

— Voulez-vous que j’aille le lui demander ? Critérion sautera sans la moindre hésitation, et il est très sûr.

— Non, vraiment ; vous êtes bien bon. Mais maman serait trop alarmée. Quand elle n’est pas là, je ne me fais pas faute de franchir les obstacles, mais je me garde bien de le lui dire.

— Nous pouvons laisser passer la voiture et y retourner.

— Non, non ; je vous en prie, n’y pensons plus ; j’ai parlé en étourdie.

— Mais madame Davilow sait parfaitement que j’aurai le plus grand soin de vous.

— Oui ; mais elle penserait aussi que vous pourriez avoir à prendre soin de moi après que je me serais cassé la tête.

Il y eut alors une assez longue pause, après laquelle Grandcourt la regardant, lui dit :

— Je voudrais avoir le droit de toujours prendre soin de vous.

Elle n’osa pas le regarder, car il semblait qu’elle rougissait et qu’ensuite elle pâlissait ; mais elle dit avec douceur :

— Oh ! je ne suis pas sûre de mériter que l’on prenne soin de moi ! Si je voulais courir le risque de me casser la tête, ajouta-t-elle d’un ton insouciant, il faudrait que j’eusse la liberté de le faire.

Après avoir ainsi parlé, elle arrêta brusquement son cheval et se retourna sur sa selle pour voir si la voiture approchait.

« Le diable l’emporte ! » pensa Grandcourt qui arrêta aussi son cheval. Il est vrai qu’il ne formula pas cette réflexion, mais il éprouvait comme de l’irritation de se voir presque mystifié. En tout cas, cette jeune personne ne ferait pas de lui un imbécile. Voulait-elle le voir se jeter à ses pieds et lui déclarer qu’il mourait d’amour pour elle ? Ce n’est pas par cette porte qu’elle arriverait à la position qu’il voulait lui offrir. Attendait-elle qu’il lui écrivît ses propositions ? Autre illusion. Il ne voulait faire sa demande qu’autant qu’il serait sûr de ne pouvoir être repoussé. Quant à ce qu’elle l’acceptât, elle l’avait déjà fait pressentir en recevant ses attentions, et, si elle voulait le refuser, cela tournerait à son désavantage. Était-ce simplement une manœuvre de coquette ?

Cependant, la voiture s’était approchée et le tête-à-tête n’était plus possible avant leur arrivée au château, où se trouvait une société nombreuse. Gwendolen, passant déjà pour avoir été choisie par Grandcourt, était naturellement le centre de toutes les observations ; et, comme le fâcheux Lush n’était pas là, elle fut de la meilleure humeur du monde.

Mais aurait-elle à se repentir d’avoir cédé à l’impulsion qui l’avait fait s’exprimer si librement ? Impossible de savoir si Grandcourt en avait été ou non offensé ; ses manières n’avaient pas changé, et Gwendolen avait assez de finesse de perception pour savoir que ce n’était pas pour elle un fil d’Ariane ; elle n’en avait pas moins peur de lui.

Elle n’était encore venue à Diplow que pour goûter, et, comme certains points de vue du parc étaient fort pittoresques, quand le lunch fut fini et que le soleil commença à descendre sur l’horizon, lady Flora Mollis proposa de faire une petite promenade. C’est alors que d’excellentes occasions s’offrirent à Grandcourt de s’écarter avec Gwendolen et de lui parler sans témoins. Mais non ! il est vrai qu’il ne s’adressa particulièrement à aucune autre ; mais il semblait n’avoir rien de plus à lui dire que ce qu’il lui avait fait entendre dans le précédent entretien.

Quand la société eut fait le tour du parc, on s’arrêta près d’une pièce d’eau pour admirer les talents de Fetch, à qui l’on ordonnait d’aller chercher un lys au milieu de l’eau et de le rapporter. Grandcourt, qui se trouvait un peu à l’écart à côté de Gwendolen, lui montra d’un geste un monticule planté d’arbrisseaux américains où l’on arrivait par un sentier rapide et lui dit de son air blasé :

— Tout cela est ennuyeux. Montons-nous là-haut ?

— Volontiers, puisque nous sommes en exploration, dit Gwendolen, chez laquelle un sentiment de crainte se mêlait au plaisir que lui causait cette proposition.

Le sentier était trop étroit pour qu’il pût lui offrir le bras ; ils marchèrent donc en silence l’un derrière l’autre. Lorsqu’ils eurent atteint le sommet, Grandcourt dit :

— Il n’y a rien à voir ici ; cela ne valait pas la peine de monter.

Gwendolen demeurait muette ; elle relevait les plis de sa robe et serrait convulsivement le manche de sa cravache qu’elle avait prise, sans trop savoir pourquoi.

— Quels endroits aimez-vous ? reprit Grandcourt.

— Il y a des endroits qui sont différemment agréables. Je crois que je préfère ceux qui sont gais et ouverts. Je n’aime pas ce qui est sombre.

— Votre demeure d’Offendene l’est beaucoup.

— En effet.

— Vous n’y resterez pas longtemps, j’espère.

— Oh ! je crois que si. Maman tient à être près de sa sœur.

Silence d’un moment.

— Il n’est pas supposable que vous y restiez toujours, en admettant même que madame Davilow veuille continuer d’y demeurer.

— Je ne sais pas. Nous autres femmes, nous ne pouvons pas courir les aventures ; chercher le passage du nord-ouest ou les sources du Nil, ou chasser le tigre dans l’Inde. Il nous faut demeurer où nous avons poussé, ou bien dans le terrain que certains jardiniers ont choisi pour nous transplanter. On nous élève comme des plantes : elles sont souvent ennuyées, et c’est pourquoi il y en a qui sont devenues vénéneuses. Pensez-vous comme moi ?

Gwendolen se sentait nerveuse ; tout en parlant, elle fouettait légèrement avec sa cravache un buisson de rhododendrons qui se trouvait devant elle.

— Je suis d’accord avec vous. Bien des choses sont ennuyeuses. Il fit une courte pause, et reprit : — Mais une femme peut se marier.

— Il en est qui le peuvent.

— Vous le pouvez certainement ; à moins que vous ne soyez obstinément cruelle.

— Je ne suis pas sûre de n’être ni obstinée ni cruelle.

À ces mots, elle se retourna résolument vers Grandcourt, dont elle avait senti que les yeux ne la quittaient pas, et le regarda bien face ; mais il demeura si calme qu’il la glaça.

— Êtes-vous aussi incertaine sur votre compte que vous faites incertains les autres sur vous-même ? demanda Grandcourt.

— Je suis tout à fait incertaine de ce qui me concerne, et j’ignore comment les autres peuvent être incertains.

— Et vous voulez qu’ils sachent que vous ne vous en souciez pas ? fit Grandcourt avec plus de rudesse dans le ton.

— Je n’ai pas dit cela, répliqua en hésitant Gwendolen, qui évita de le regarder et qui continua de fouetter le buisson de rhododendrons. Elle aurait voulu être à cheval et se sauver au galop.

— Alors, c’est vrai ; vous ne vous en souciez pas ? reprit Grandcourt d’un ton de voix plus adouci.

— Ah ! ma cravache ! s’écria Gwendolen. Elle l’avait laissé tomber ; quoi de plus naturel dans un moment d’agitation ? Mais ce qui paraissait moins naturel de la part d’une cravache livrée à elle-même, c’est qu’elle avait passé au-dessus des arbustes voisins et qu’elle était allée se loger dans les branches d’un azalée, à mi-côte du monticule. Elle se hâta de descendre en courant et en riant aux éclats ; elle put parvenir avant lui jusqu’à la cravache, la saisit et continua de courir jusqu’à ce qu’elle fût arrivée sur le terre-plein. Alors elle regarda Grandcourt d’un air de satisfaction provocante, les joues animées, comme si elle venait de remporter une victoire. Madame Davilow n’eut point de peine à le remarquer.

« Tout cela est de la coquetterie, pensa Grandcourt ; la prochaine fois, je compte bien qu’elle y viendra ». Selon lui, ce résultat devait arriver le lendemain, pendant le pique-nique de Cardell-Chase, suivant le plan adopté au bal de lord Brackenshaw. Pour Gwendolen même, ce résultat était probable, car elle sentait bien qu’elle allait être obligée de prendre une décision ; seulement, elle ne savait pas encore à quoi se résoudre. Elle pouvait être réduite à une sujétion quelconque ; réaliserait-elle son idée favorite, faire ce qu’il lui plairait ? La perspective d’épouser Grandcourt lui paraissait, en somme, assez agréable, puisque, avec un titre, des richesses, le luxe, elle serait probablement à même d’agir à sa guise ; cette idée l’enivrait comme un parfum longtemps désiré et qu’elle n’avait jamais connu ; mais, malgré toute sa perspicacité, malgré tout ce que lui avaient appris les romans, dont sa mère trouvait la lecture si dangereusement instructive, son jugement était en défaut sur le compte de Grandcourt. Certes, il était d’un calme parfait ; on ne trouvait en lui aucune absurdité ; mais qu’était-il encore ? Pourrait-elle en faire un mari comme elle le désirait ? Il avait été partout ; il avait tout vu ; la préférence qu’il témoignait à Gwendolen Harleth en était donc d’autant plus flatteuse. Il ne paraissait pas avoir de goûts bien particuliers ; tant mieux ! sa femme aurait alors plus de liberté pour suivre les siens. Mais pourquoi ressentait-elle maintenant un sentiment de contrainte quand elle était avec lui ? Pourquoi était-elle moins hardie, moins gaie quand elle lui parlait que quand elle s’adressait à tout autre ? Elle avait peur d’elle-même et commençait à trouver qu’il était difficile d’agir à sa fantaisie.

Assise dans la voiture en face de sa mère, pour retourner à Offendene, sa surexcitation et son silence obstiné semblèrent à madame Davilow des signes évidents qu’il s’était passé quelque chose d’insolite entre elle et Grandcourt. Elle se détermina à risquer un mot sur ce sujet, d’autant mieux que les Gascoigne devaient dîner le soir même à Offendene ; et elle voulait consulter le recteur après lui avoir fait part de ce qui s’était passé.

— Qu’est-il donc arrivé, ma chérie ? commença-t-elle en regardant sa fille avec tendresse.

Gwendolen jeta les yeux autour d’elle, comme si elle se réveillait d’un profond sommeil, ôta ses gants, puis son chapeau pour que la brise vînt rafraîchir son front, mais ne répondit pas.

M. Grandcourt t’a-t-il dit quelque chose ? Parle donc, mon enfant.

— Que dois-je vous dire, maman ?

— Je vois bien que quelque chose t’agite ; confie-le moi, Gwen, ne me laisse pas dans l’inquiétude.

Les yeux de madame Davilow se remplissaient de larmes.

— Chère maman, je vous en prie, ne vous faites point de chagrin. Vous me rendez malheureuse. Je suis encore dans le doute.

— Sur les intentions de M. Grandcourt ? demanda madame Davilow à laquelle ses alarmes donnaient de la décision.

— Non, pas du tout.

— Alors c’est sur le point de savoir si tu veux l’accepter.

— Précisément.

— Lui as-tu fait une réponse douteuse ?

— Je ne lui ai pas fait de réponse du tout.

— A-t-il parlé de façon à ce que tu ne puisses t’y méprendre ?

— Autant que j’ai voulu le laisser parler.

— Comptes-tu qu’il persévérera ?

Madame Davilow posa cette question en tremblant ; mais, ne recevant point de réponse, elle continua :

— L’aurais-tu découragé ?

— Je ne pense pas.

— Je croyais que tu l’aimais, ma chérie.

— Je l’aime aussi, maman, comme on peut aimer. Il y a moins à détester en lui qu’en la plupart des autres hommes. Il est froid et distingué.

Tout ceci avait été dit d’un ton grave et sérieux ; mais soudain sa malice lui revint, elle sourit et ajouta :

— En effet, il a toutes les qualités qui peuvent rendre un homme tolérable : créneaux, véranda, écuries, etc. ; il ne fait pas de grimaces et ne se fourre pas de morceau de verre dans l’œil.

— Sois sérieuse un moment, ma chère. Dois-je comprendre que tu l’accepteras ?

— Oh ! je vous en supplie, maman, laissez-moi réfléchir encore, dit Gwendolen avec un peu de détresse dans la voix ; et madame Davilow se tut.

Aussitôt arrivée à la maison, Gwendolen déclara qu’elle ne dînerait pas ; elle était fatiguée et voulait un peu se reposer ; elle descendrait dans la soirée. La certitude que son oncle apprendrait l’état des choses ne la troubla pas ; elle était convaincue qu’il l’engagerait à accepter M. Grandcourt et elle n’était pas éloignée de donner son consentement.

Madame Davilow ne répéta pas littéralement à M. Gascoigne ce qu’avait dit Gwendolen ; elle se contenta de généraliser ; elle dit que sa fille éprouvait encore de l’incertitude, mais qu’en somme, elle finirait par consentir. Il résulta de cet entretien que l’oncle se considéra comme tenu d’intervenir ; il aurait cru manquer à son devoir s’il avait abandonné sa nièce à elle-même pendant cette crise. Madame Davilow aurait bien voulu que le recteur n’en parlât pas à Gwendolen ; elle était si sensible ! (Elle n’osait pas dire volontaire !) Mais M. Gascoigne était un esprit ferme, tenace dans ses résolutions et prompt à agir. Le mariage avec Grandcourt était pour lui comme une sorte d’affaire d’État ; car, à ses yeux, Grandcourt, le presque certain baronnet, le pair en expectative, devait être rangé dans la classe des personnages publics.

Si Grandcourt avait fait des folies, il était d’âge à ne plus en commettre, et, quand un homme ne s’est pas ruiné, les erreurs du passé sont les garanties de l’avenir. Il était donc persuadé qu’une femme d’un esprit bien trempé devait être heureuse avec Grandcourt.

Gweudolen ne fut nullement surprise, en descendant pour le thé, d’apprendre que son oncle l’attendait dans la salle à manger. Dès qu’elle y entra, il mit de côté le journal qu’il lisait, lui avança une chaise et lui dit avec bonté après lui avoir tendu la main :

— Ma chère nièce, j’ai à causer avec vous d’un sujet de la dernière importance puisqu’il touche à vos intérêts les plus chers. Vous devinez de quoi je veux parler ; mais je veux le faire avec toute franchise, car je me considère aujourd’hui comme votre père. J’espère que vous n’y voyez point d’empêchement.

— Oh ! non ; mon cher oncle. Vous avez toujours été très bon pour moi ! dit cordialement Gwendolen, qui désirait s’appuyer sur l’autorité de son oncle pour triompher de ses doutes.

— C’est, naturellement, une satisfaction bien grande pour moi, que la perspective d’un mariage aussi avantageux se soit offerte si tôt pour vous. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé entre M. Grandcourt et vous, mais je présume, d’après la manière dont il vous a distinguée, qu’il désire faire de vous sa femme.

Gwendolen ne répondant pas, son oncle reprit un peu vivement :

— En douteriez-vous, ma chère ?

— Je présume que c’est son idée ; mais il en pourrait changer demain.

— Pourquoi demain ? Vous a-t-il fait des avances que vous ayez repoussées ?

— Il a pu le penser ; il avait commencé à me faire des avances, mais je ne l’ai point encouragé. J’ai changé la conversation.

— Avez-vous assez de confiance en moi pour m’expliquer vos raisons ?

— Je ne suis pas bien sûre d’avoir eu des raisons, mon oncle.

Gwendolen se mit à rire d’un air contraint.

— Vous êtes très capable de réfléchir, Gwendolen. Vous savez que ce n’est pas une occasion ordinaire et qu’elle concerne votre vie à venir. Ces circonstance peuvent ne plus se présenter. Vous avez un double devoir à remplir ici ; envers vous d’abord, envers votre famille ensuite. Je voudrais savoir si vous avez des motifs fondés pour hésiter à accepter M. Grandcourt.

— Je crois que j’hésite sans motifs.

— Vous déplaît-il ?

— Non.

— Auriez-vous appris sur son compte des choses qui vous affectent désagréablement ?

Certains bavardages avaient circulé sur M. Grandcourt et étaient parvenus jusqu’aux oreilles du recteur ; mais il ne croyait pas que Gwendolen pût les connaître.

— Tout ce que je sais sur lui, c’est qu’il est un grand parti, et je vous assure que je n’en puis être affectée qu’agréablement.

— Alors, ma chère Gwendolen, je n’ai plus à vous dire que ceci : vous tenez dans vos mains une fortune comme il en arrive bien rarement à une jeune personne de votre position, et qu’il est presque de votre devoir d’accepter. Si la Providence vous offre rang et richesse, sans condition répugnante pour vous, vous encourez une responsabilité dans laquelle il ne faut pas faire entrer le caprice. Ne plaisantez pas avec les sentiments d’un homme, et dites-vous que, si M. Grandcourt se retirait, sans que vous ayez des motifs pour le refuser, votre situation serait humiliante et pénible. Pour ma part, je vous désapprouverais et je ne pourrais que vous regarder comme victime de votre coquetterie et de votre folie.

Gwendolen pâlit en entendant cette admonestation. Son esprit d’opposition et de résistance ne pouvait l’aider, car son oncle n’insistait pas contre sa propre résolution ; il ne la pressait que par des motifs de crainte qu’elle avait déjà éprouvés. Elle garda le silence et le recteur vit qu’il avait produit l’effet qu’il désirait.

— Ce que je viens de vous dire, reprit-il d’un ton plus doux, ne m’est inspiré que par l’amitié que je vous porte, ma chère.

— J’en suis certaine, mon oncle. Mais je ne suis pas folle ; je sais qu’il faudra que je me marie un jour ; et, avant qu’il soit trop tard, je ne puis rien faire de mieux que d’épouser M. Grandcourt. Je ferai donc mon possible pour l’accepter.

On aurait dit qu’elle voulait s’encourager en parlant avec cette décision.

— Ma chère Gwendolen, reprit le recteur avec une bienveillante gravité, j’ai la certitude que vous trouverez dans le mariage une nouvelle source de devoirs et d’affections. Le mariage est pour une femme la seule sphère vraie et satisfaisante dans laquelle elle peut se mouvoir, et, si votre union avec M. Grandcourt se décide heureusement, vous aurez, tant par le rang que par la fortune, un accroissement de pouvoir dont il vous sera facile de vous servir pour le bien des vôtres. Cette considération a une force bien autrement grande, bien autrement élevée que tout ce que vous lisez dans les romans. Vos dons naturels vous ont préparée pour une position à laquelle on aurait pu à peine rêver, en ne considérant que votre naissance et votre première situation sociale. Je compte que vous l’embellirez non seulement par vos qualités personnelles, mais encore par une vie bonne et sérieuse.

— J’espère que maman sera plus heureuse, dit Gwendolen en riant et en se dirigeant vers la porte pour aller retrouver les dames.

M. Gascoigne se flatta d’être arrivé à un résultat satisfaisant, et d’avoir avancé le mariage de sa nièce avec Grandcourt. Cependant, une autre personne encore s’était émue de la prévision de cet événement et avait mis tout en œuvre pendant cette journée pour qu’il se terminât d’une manière favorable à ses vues, lesquelles, il faut bien le dire, étaient complètement opposées à celles du recteur.

Si M. Lush ne s’était pas trouvé à Diplow lors de la dernière visite qu’y fit Gwendolen, ce n’est pas qu’il eût craint de rencontrer cette hautaine jeune lady, ou qu’il n’eût pas voulu s’exposer à ses marques d’aversion. Il s’était mis en route pour un rendez-vous dont il attendait d’importantes conséquences. Après s’être arrêté à la station de Wancester, il y avait attendu une dame suivie de deux enfants et d’une bonne, qu’il avait ensuite été installer dans un des hôtels de la ville. Cette femme devait produire une impression très forte sur les hommes qui la voyaient ; car ceux qui passaient auprès d’elle ne pouvaient s’empêcher de se retourner pour la regarder encore. Elle était mince et de taille assez élevée ; malgré son visage flétri, sa sculpturale beauté apparaissait encore sous ses cheveux noirs et ses grands yeux inquiets plus noirs encore. Sa mise était d’une élégante simplicité, et, quoiqu’elle eût à peine trente-sept ans, elle en paraissait davantage. Son regard anxieux semblait supposer qu’hommes et choses lui étaient défavorables, mais il disait aussi qu’elle était prête à les braver résolument. Les deux enfants — une charmante petite fille de six ans, et un garçon de cinq ans plus beau encore, — étaient ravissants. Lush ayant imprudemment manifesté sa surprise de ce qu’elle avait amené ses enfants, elle lui dit d’un ton tranchant et même farouche :

— Supposiez-vous donc que je serais venue ici toute seule ? Pourquoi ne les aurais-je pas amenés tous les quatre si j’en avais eu l’envie ?

— Oh ! assurément, vous le pouviez, répondit Lush avec nonchalance.

Il resta une heure enfermé avec elle ; après quoi, il retourna à Diplow plein d’espoir, mais non sans une certaine inquiétude, pour la réussite du plan sur lequel reposaient ses espérances. À son avis, le mariage de Grandcourt avec Gwendolen ne serait bon ni pour l’un ni pour l’autre, et encore moins pour lui. Au moment où il entra dans sa chambre, il avait assez de confiance en lui-même pour se dire :

— Je parierais bien que ce mariage ne se fera jamais.


XIV


Le lendemain matin, pareille à un beau lis qui vient de s’ouvrir, Gwendolen descendit aussi enjouée, aussi vive que si rien d’important dans sa vie n’avait eu lieu la veille. Il y avait en elle une réaction de jeunesse tellement énergique, que ses défiances n’avaient pas laissé plus de traces que n’en laisse après lui le caillou qui a ridé, pendant un moment, la surface de l’eau.

Le pique-nique de Cardell-Chase lui promettait un plaisir sans mélange ; elle se considérait comme une dryade au milieu des forêts, et la scène qu’elle s’imaginait prêtait du charme aux avances que ferait Grandcourt, lequel n’était pourtant pas un Daphnis bien passionné pour sa nymphe ; mais c’était tant mieux.

En entrant dans la salle à manger pour déjeuner, elle trouva des lettres à sa place. Après les avoir lues, elle en présenta une en souriant à madame Davilow, qui, en la lui rendant, sourit aussi, car la bonne humeur de sa fille la rendait joyeuse.

— Te sens-tu disposée à faire un aussi long voyage ? demanda-t-elle.

— Non, pas tout à fait aussi long.

— C’est un fâcheux oubli de ne leur avoir pas écrit avant la réception de cette lettre. Veux-tu leur répondre avant que nous ne partions ?

— Cela ne presse pas tant. Je puis le faire demain puisqu’ils seront à Douvres jusqu’à lundi. Je leur écrirai à Douvres.

— Veux-tu que j’écrive pour toi, si cela t’ennuie, ma chérie ?

Gwendolen ne répondit pas immédiatement ; elle but son café, puis dit brusquement :

— Non, j’écrirai demain !

À peine eut-elle prononcé ces paroles, qu’elle regretta sa vivacité et dit à sa mère avec une gaieté pleine de tendresse :

— Chère vieille bonne maman !

— Vieille, oui ! tu dis vrai, mon enfant.

— Non, maman, non ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Pour moi, vieille signifie mignonne, chérie. C’est à peine si vous avez vingt-cinq ans de plus que moi. Quand vous parlez de la sorte, la vie se rétrécit devant moi.

— On peut avoir beaucoup de bonheur dans vingt-cinq ans, ma chère.

— Alors, il ne faut pas que je perde de temps pour commencer, dit Gwendolen gaiement. Plus tôt j’aurai mes palais et mes voitures, mieux cela vaudra.

— Et un bon mari qui t’adorera, Gwen.

Gwendolen se mordit les lèvres et ne répondit pas.

Elle fut un peu ennuyée en partant, lorsqu’elle apprit que le recteur, retenu par une affaire de sa charge, ne pourrait aller à Cardell-Chase. Que madame Gascoigne et Anna restassent chez elles, peu lui importait ; elle désirait au contraire la présence de M. Gascoigne, pour l’aider à se décider ; car sur le point d’accepter Grandcourt, elle trouvait que la détermination devenait redoutable. Au bout du compte, elle se rassurait, dans sa persuasion que ce mariage serait pour elle une ère de plus grande liberté.

Le lieu du rendez-vous était une vaste pelouse appelée Green-Arbour, dont un rideau de forêt en amphithéâtre formait le fond. C’est là que les domestiques apportèrent les provisions et dressèrent les tables. Un garde-chasse devait guider les archers afin de les tenir à la distance voulue et les empêcher de dépasser la limite fixée, car on devait tirer en marchant. Gwendolen portait le même costume vert et blanc qu’elle avait lors du concours de Brackenshaw-Castle ; Grandcourt était continuellement à côté d’elle ; mais, en voyant leurs regards et leurs manières, on n’aurait pu dire si, depuis leur premier entretien, leurs relations s’étaient modifiées. Avant le déjeuner on fit une petite excursion. Au retour, vers Green-Arbour, Grandcourt dit à Gwendolen :

— Savez-vous depuis combien de temps je ne vous ai vue dans cette toilette ?

— La dernière réunion a eu lieu le 25, dit Gwendolen en riant, et nous sommes au 13. Quoique je ne sois pas bien forte en calcul, j’oserais affirmer qu’il y a quelque chose comme trois semaines.

(Légère pause.)

— C’est une grande perte de temps, dit Grandcourt.

— Que ma connaissance vous a causée ? Vous me servez là un joli compliment !

(Nouvelle pause.)

— C’est à cause du gain que je sens la perte.

Cette fois, ce fut Gwendolen qui se tut.

— Il a réellement de l’esprit, se disait-elle ; il ne parle jamais stupidement.

Son silence était si peu habituel, qu’il lui parut la plus favorable des réponses, et il continua :

— Le bonheur de vous connaître me fait regretter le temps que je perds en incertitude. Aimez-vous l’incertitude ?

— Mais oui, dit Gwendolen en le regardant avec un sourire ; on peut y trouver du plaisir.

Grandcourt accueillit ce sourire avec son même regard indolent et vague.

— Voulez-vous dire que vous trouvez du plaisir à me tourmenter ?

Gwendolen, en ce moment, éprouva quelque chose de si étrange, qu’elle n’eut plus conscience d’elle-même. Rougissant et détournant les yeux, elle dit :

— Non, j’en serais fâchée.

Grandcourt aurait bien voulu continuer l’entretien, car le changement de manières de Gwendolen et sa réponse décelaient une inclination à céder enfin à ses désirs ; mais il ne se sentait pas épris au point de ne pas voir qu’ils étaient exposés aux regards de ceux qui revenaient de Green-Arbour. Il lui tendit la main pour l’aider à descendre le sentier un peu rapide : elle l’accepta et ils marchèrent sans rien se dire, observés minutieusement par les personnes restées en bas, et, entre autres, par madame Arrowpoint auprès de laquelle le hasard avait amené madame Davilow. La châtelaine de Quetcham avait la persuasion alors que les mérites de Grandcourt n’étaient pas de ceux qui auraient charmé Catherine, elle qui avait refusé lord Hogan.

— Comme homme, dit-elle de sa voix rauque, M. Grandcourt ne vaut pas son oncle, sir Hugo Mallinger ; il est trop langoureux. Il est certainement beaucoup plus jeune, mais je ne serais pas étonnée que sir Hugo lui survécût, malgré la différence d’âge. C’est toujours scabreux de calculer sur les successions !

— Vous avez bien raison, dit madame Davilow avec d’autant plus de douceur qu’elle était plus satisfaite de la situation actuelle de sa fille. Sa mélancolie habituelle s’était dissipée.

Après la collation, quelques messieurs s’éloignèrent un peu pour fumer un cigare, le commencement du concours ne devant avoir lieu qu’à quatre heures. Grandcourt était de ce nombre, mais pas M. Lush, qui avait l’air de prendre plaisir à se rendre utile, qui se multipliait, qui ordonnait tout, mais que Gwendolen considérait toujours comme une tache dans le tableau, bien qu’il se tînt éloigné d’elle et qu’il ne la regardât jamais en face.

Au moment de se mettre en route, on s’aperçut que les arcs avaient été placés sous la garde du valet de lord Brackenshaw. M. Lush, voulant épargner aux dames la peine d’aller les chercher, se dirigea vers la voiture qui les contenait pour les leur apporter. Gwendolen, dans la crainte qu’il ne voulût aussi se charger du sien, courut en avant pour le prendre. Le valet le lui remit, mais en même temps lui glissa dans la main une lettre à son adresse. Sans faire une question au domestique, elle reconnut, du premier coup d’œil, que l’écriture était celle d’une femme ; mais, voyant venir M. Lush, elle prit une autre direction pour l’éviter et quand elle fut seule, elle ouvrit le pli qui contenait ces mots :

« Si miss Harleth hésite encore à accepter M. Grandcourt, qu’elle quitte sa société et qu’elle vienne seule aux Pierres-Parlantes. Là, elle apprendra une chose qui l’aidera certainement à fixer sa résolution ; mais elle ne la saura qu’à la condition de tenir cette lettre secrète. Si elle ne le fait pas, elle s’en repentira comme s’est repentie la femme qui écrit cette lettre. C’est à l’honneur de miss Harleth que sera confié ce secret. »

Gwendolen ressentit une violente commotion interne ; mais elle se dit aussitôt : « Au moins l’avertissement est arrivé à temps ! » Une seule pensée s’empara d’elle : trouver le moyen de s’écarter sans être vue et se rendre aux Pierres-Parlantes. Serrant la missive dans sa poche, elle courut rejoindre la société. L’idée d’avoir un secret à cacher fut pour sa nature résistante un stimulant puissant qui l’aida à se rendre maîtresse d’elle-même.

À la grande surprise de tous, Grandcourt ne se trouvait pas avec les autres fumeurs à l’endroit indiqué comme point de départ.

— Nous le rencontrerons sans doute tout à l’heure, dit lord Brackenshaw ; il ne peut pas être loin.

On pouvait attribuer cette absence à la distraction d’un amoureux tellement absorbé dans la pensée de l’objet aimé, qu’il oublie même le rendez-vous qui l’en rapprocherait. « Reculerait-il aussi devant une décision ? » se disait Gwendolen, que cette supposition rendait mécontente ; et pourtant, elle n’était pas éloignée de la vérité. Cependant reculer ne serait pas le mot exact pour qualifier les intentions de Grandcourt au moment où il lui semblait n’avoir plus qu’à étendre la main pour toucher le but. Il se demandait s’il ne ferait pas bien de se retirer, alors que chacun comptait sur un résultat contraire, afin de donner satisfaction à sa seule volonté. Dans cette incertitude, il alluma un second cigare, s’absorba dans ses pensées au point que, si Lush ou tout autre était venu l’interrompre en lui disant qu’il était convenable de rejoindre la société, il l’aurait flegmatiquement prié d’aller au diable.

Mais personne ne vint le troubler et les archers partirent en ne laissant en arrière que quelques dames, y compris madame Davilow, qui préféraient le repos et la tranquillité au tumulte de l’excursion.

Le concours devenant plus animé à mesure que la scène changeait, le plaisir et les cris eurent bientôt atteint leur paroxysme. Après une heure de marche, on arriva aux Pierres-Parlantes, deux énormes blocs coniques, semblables à deux géants couverts de manteaux gris ; on les dépassa bientôt quand on les eut examinés, et quelqu’un remarqua que, par une nuit sombre, cela devait faire deux effrayants fantômes ; mais, en ce moment, le soleil les inondait de sa lumière et Gwendolen se sentait hardie.

— À quelle distance sommes-nous maintenant de Green-Arbour ? demanda-t-elle au garde qu’elle avait rejoint.

— Pas à plus d’un mille en prenant l’avenue que nous venons de traverser ; mais il y aurait encore à parcourir deux milles en passant par la grande croix.

Elle se disposait à reprendre sa place dans son groupe, quand elle vit tous les autres s’avancer obliquement sous la conduite de Lush. L’occasion lui sembla favorable pour s’esquiver. Bientôt elle les eut perdus de vue et retourna vers les Pierres-Parlantes, qui montrèrent leur face grisâtre. Qu’y avait-il derrière ? Si elle allait n’y rien trouver ? Serait-elle victime d’une mystification ? Elle n’avait plus que cette crainte ; mais, en tournant à droite, elle se vit en présence d’une femme dont les grands yeux noirs s’arrêtèrent sur les siens. Bien qu’elle s’y attendît, Gwendolen tressaillit involontairement et recula, en enveloppant d’un coup d’œil toute la personne de l’étrangère, infailliblement une dame du monde, dont les traits avaient dû être d’une extrême beauté. Deux enfants étaient assis dans l’herbe, à quelques pas de là.

— Miss Harleth ? dit la dame.

— C’est moi.

— Avez-vous agréé les recherches de M. Grandcourt ?

— Non.

— J’ai promis de vous confier un secret ; à votre tour, vous allez me promettre de le garder. Décidez donc : vous ne direz ni à M. Grandcourt ni à personne que vous m’avez vue.

— Je le promets.

— Mon nom est Lydia Glasher. J’étais la femme du colonel Glasher. M. Grandcourt ne doit pas épouser d’autre femme que moi. Pour lui, j’ai quitté mon mari et mon enfant, il y a neuf ans. Ces deux enfants sont les siens, et nous en avons encore deux autres, deux filles, plus âgées. Mon mari est mort, et c’est le devoir de M. Grandcourt de m’épouser. Ce petit garçon doit être son héritier.

Elle regardait l’enfant tout en parlant, et les yeux de Gwendolen suivaient les siens. Le petit gonflait ses joues en essayant de souffler dans une trompette qui restait muette. Son chapeau, retenu par un cordon, tombait sur son dos et les boucles de ses cheveux noirs reluisaient sous les rayons du soleil. Il était aussi beau qu’un chérubin. Les deux femmes se dévisagèrent de nouveau et Gwendolen répondit avec hauteur, quoiqu’elle tremblât et que ses lèvres eussent pâli :

— Je n’empêcherai rien de ce que vous désirez.

— Vous êtes attrayante, miss Harleth ; mais, quand il m’a connue, moi aussi, j’étais jeune. Depuis, ma vie a été brisée. Ce ne serait pas juste qu’il fût heureux et moi misérable, et que mon fils fût sacrifié à un autre.

L’étrangère avait parlé avec amertume, mais sans violence. En la regardant et en l’écoutant, Gwendolen éprouvait comme une vague terreur ; une vision se dressait tout à coup devant elle et lui disait : « Je suis la vie d’une femme ! »

— Avez-vous encore quelque chose à m’apprendre ? demanda-t-elle d’une voix basse mais froidement hautaine.

— Rien. Vous savez tout ce que je désirais vous faire connaître.

— Alors je m’en vais, dit Gwendolen en s’éloignant, après avoir fait un salut cérémonieux, qui lui fut rendu avec une grâce égale.

Elle ne put rejoindre la société, et, selon toute probabilité, on n’avait pas envoyé à sa recherche. Se voyant dans une solitude complète, elle se hâta de prendre l’avenue que lui avait indiquée le garde pour retourner à Green-Arbour ; il lui fallait une marche rapide pour arrêter le flot de pensées qui affluaient dans son cerveau et qui l’auraient empêchée de conserver le calme qui lui était nécessaire. Son parti était déjà pris.

On devine l’étonnement de madame Davilow en voyant sa fille revenir seule ; elle en ressentit une vive inquiétude que la présence seule des autres dames l’empêcha de laisser voir. À ses exclamations de surprise, Gwendolen répondit :

— J’ai été une grande maladroite. Pendant que je m’attardais à examiner les Pierres-Parlantes, les autres ont couru en avant pour voir je ne sais quoi et je les ai perdus de vue. J’ai cru ne pouvoir faire mieux que de revenir par le chemin le plus court. Du reste, je n’en suis pas fâchée ; j’avais assez de la marche.

— Je présume que la société n’a pas rencontré M. Grandcourt, dit madame Arrowpoint, avec une intention marquée.

— Non, répondit Gwendolen en riant d’un air de défi ; nous n’avons pas non plus vu de noms gravés sur les arbres. Où peut-il bien être ? Je m’imagine qu’il est tombé dans une mare, ou qu’il a été frappé d’apoplexie.

Malgré la résolution de Gwendolen de ne rien trahir de son agitation, elle ne put empêcher son ton d’être plus agressif et plus amer que de coutume, ce qui convainquit madame Davilow que quelque chose de contraire était survenu. Madame Arrowpoint pensa que cette jeune miss si sûre d’elle était piquée, et que M. Grandcourt avait probablement modifié ses résolutions.

— Si vous n’y voyez point d’inconvénient, maman, dit Gwendolen, je vais ordonner qu’on attelle. Je suis fatiguée et tout le monde partira bientôt.

Madame Davilow y consentit ; mais, au moment où l’on venait annoncer que la voiture était prête, la société reparut, y compris M. Grandcourt.

— Ah ! vous voilà ! dit lord Brackenshaw en s’approchant de Gwendolen, qui arrangeait le châle de sa mère avant de l’aider à monter en voiture. Nous avons cru d’abord que vous aviez trouvé Grandcourt et qu’il vous avait reconduite ici. C’est ce que disait Lush. Mais nous l’avons rencontré plus loin. Cependant, nous n’avons pas supposé que vous ayez couru quelque danger ; le garde nous ayant dit qu’il vous avait indiqué un chemin plus court pour revenir.

— Vous partez donc ? lui demanda Grandcourt de son air habituel.

— Oui, répondit Gwendolen sans le regarder et en s’obstinant à arranger son écharpe à la manière écossaise.

— Puis-je me présenter demain à Offendene ?

— Si vous voulez, répondit Gwendolen d’un ton glacial.

Madame Davilow accepta le bras de Grandcourt pour aller jusqu’à sa voiture, tandis que Gwendolen, les devançant, s’y installa avec précipitation.

— Je suis montée avant vous, maman, dit-elle pour s’excuser, parce que je tenais à m’asseoir de ce côté.

Elle avait tout bonnement voulu éviter le contact de Grancourt ; il se contenta de la saluer et se retira, presque satisfait qu’elle eût paru offensée de sa conduite pendant cette journée.

Le silence régna pendant quelque temps entre la mère et la fille. Tout à coup Gwendolen dit :

— Maman, j’irai rejoindre les Langen à Douvres. Aussitôt que nous serons arrivées à la maison, je ferai mes malles et je partirai demain par le premier train. J’arriverai à Douvres presque aussitôt qu’eux ; nous pouvons les en aviser par le télégraphe.

— Bonté du ciel, mon enfant ! quelle raison te fait ainsi parler ?

— La raison, maman, c’est que je le veux.

— Mais pourquoi ?

— Parce que je veux partir.

— As-tu donc été offensée de ce que M. Grandcourt soit demeuré loin de toi pendant la journée ?

— Il est inutile de me faire des questions. Je n’épouserai pas M. Grandcourt ; ne me parlez donc pas davantage de lui.

— Mais que dirai-je à ton oncle, Gwendolen ? Considère la position dans laquelle tu me mets ! Hier soir, tu lui as laissé croire que tu te décidais en faveur de M. Grandcourt.

— Je suis extrêmement peinée de vous causer cet ennui, chère maman ; mais je n’y puis rien. Quoi que vous puissiez penser ou dire, vous et mon oncle, je ne changerai pas de résolution et n’en donnerai pas le motif. Peu m’importe ce qui en résultera ! peu m’importe de ne jamais me marier ! Cela ne vaut vraiment pas la peine que je m’en préoccupe. Tous les hommes sont mauvais et je les hais.

— Mais, Gwen, faut-il donc que tu partes ainsi ? dit madame Davilow désolée et comme une âme en peine.

— Maman, ne m’empêchez pas de faire ce que je veux. Si vous avez jamais éprouvé de la peine en votre vie, souvenez-vous-en et ne vous opposez pas à mes projets. Si je dois être malheureuse, eh bien, que la faute en retombe sur moi seule !

La mère fut réduite au silence ; elle comprit qu’il fallait se résoudre à laisser partir sa fille. Toute la soirée fut employée à faire les malles, et, le lendemain, au point du jour, madame Davilow accompagna Gwendolen à la station du chemin de fer. Elle était bien triste, car sa fille lui parla peu. Depuis vingt-quatre heures, elle avait subi de telles épreuves qu’elle s’était endurcie, et que la peine de sa mère comptait pour peu de chose dans son esprit. Les romans qu’elle avait lus, bien qu’ils eussent eu la prétention de peindre les scènes de la vie, ne l’avaient pas suffisamment préparée à cette rencontre avec la réalité.

Madame Davilow se dit avec amertume que Gwendolen entrait dans une nouvelle phase d’indifférence, et, en revenant seule chez elle, le brillant soleil du matin lui parut plus terne que d’habitude.

Dans la journée, M. Grandcourt se présenta à Offendene, mais il n’y avait personne à la maison.


XV


Nous avons vu Gwendolen à l’étranger passer son temps au jeu, se croire la reine de la chance, et s’imaginer qu’en ce monde l’important était de s’amuser, sans s’inquiéter du moyen dont on se servait. Nous avons vu aussi que des personnes, mystérieusement symbolisées sous le nom de Grapnell et Cie, avaient, de leur côté, voulu s’amuser n’importe à quel prix et occasionné dans sa propre famille des changements pénibles qui l’obligèrent à rentrer et de rapporter, malgré elle, un collier qu’elle avait mis en gage et qu’un autre avait retiré.

Tandis qu’elle retournait en Angleterre, Grandcourt courait après elle ; mais à sa manière, c’est-à-dire, sans se hâter, sans prendre l’express de Diplow à Leubronn, où il savait qu’elle était ; s’arrêtant, au contraire, à Baden-Baden où il fit quelques parties avec des Russes de sa connaissance, et qu’il quitta enfin pour obéir a son désir d’arriver à Leubronn. Il n’avait pas été fâché de voir Gwendolen reculer devant le sort brillant qu’il lui offrait ; cette action avait du piquant pour lui. Il se flattait qu’elle avait été sensible à son peu de prévenance à Cardell-Chase ; elle s’imaginait sans doute qu’il allait s’inquiéter et intercéder auprès d’elle, mais ce n’était pas du tout ce qu’il comptait faire. Pendant une semaine entière il ne fit aucun préparatif de départ et ne s’enquit même pas de savoir où miss Harleth était allée. Lush triomphait, mais sa joie était cependant troublée par un peu de doute, car Grandcourt ne lui disait pas un mot de Gwendolen, et il ne savait comment interpréter ce silence.

Les invités de Diplow furent plus que leur hôte avides d’en savoir des nouvelles. — Comment se faisait-il que l’on n’entendît plus rien de miss Harleth ? Était-il croyable qu’elle eût refusé M. Grandcourt ? Lady Flora Hollis, aimable femme déjà sur le retour, mais douée d’une bonne dose de curiosité, ne put résister à son envie de faire, avec madame Torrington, une tournée au presbytère, à Offendene et à Quetcham, où elle apprit que miss Harleth était partie pour Leubronn avec des amis, le baron et la baronne von Langen ; car madame Davilow et M. Gascoigne ne voulaient pas que l’on pût attribuer la disparition de Gwendolen à de l’excentricité ou à un motif qu’il fallait tenir caché ; le recteur même s’imaginait que le mariage n’était que différé, car madame Davilow n’osa pas lui dire avec quelle énergique décision sa fille s’était exprimée.

Nantie de ces nouvelles, lady Flora essaya de galvaniser Grandcourt, en lui faisant entendre qu’elle le considérait comme un adorateur désappointé. Il l’écouta tranquillement, mais avec la plus grande attention, et, le lendemain il ordonna à Lush de trouver une excuse décente pour congédier à la fin de la semaine les invités de Diplow ; car il voulait aller naviguer sur son yacht dans la Baltique ou ailleurs. Il devenait clair pour Lush que Grandcourt entendait aller à Leubronn ; il mit donc tout en œuvre pour se rendre indispensable et réussit à être du voyage ; malgré la répulsion qu’il inspirait à Gwendolen, son patron désirait néanmoins l’avoir toujours sous la main.

C’est ainsi que Grandcourt arriva à la Czarina cinq jours après que Gwendolen eut quitté Leubronn et qu’il y trouva son oncle, sir Hugo Mallinger, avec sa famille, y compris Deronda. Ce n’est pas toujours un plaisir pour le souverain régnant, ni pour l’héritier présomptif, quand leurs affaires respectives les amènent à se rencontrer en un même lieu. Sir Hugo était un homme d’humeur facile, tolérant les dissidences et les défauts des autres ; mais un point de vue différant du sien sur le règlement des biens de sa famille l’irritait, attendu que ce sujet concernait aussi une personne dont l’existence était un inconvénient pour lui. Grandcourt, en aucun cas, n’aurait été un neveu selon son cœur ; mais, héritier présomptif du bien des Mallinger, c’était le ver rongeur du baronnet qui, n’ayant point de fils pour hériter de lui, n’avait sur ces biens qu’un droit viager, puisque, dans le testament de son père, Diplow même, avec les terres qui y étaient enclavées, se trouvait placé dans les mêmes conditions que l’ancien et vaste domaine des deux Topping ; oui, Diplow même, où sir Hugo avait passé sa jeunesse, où il avait chassé durant de longues années et où il aurait voulu que sa femme et ses filles pussent se retirer après sa mort.

Ce dépit n’avait fait que s’accroître avec les années, car lady Mallinger, après avoir eu successivement trois filles, avait attendu huit ans pour en procréer une quatrième ; elle était alors âgée de quarante ans, et sir Hugo avait vingt ans de plus qu’elle. Il avait donc perdu tout espoir d’obtenir un fils, et cette confirmation du droit de Grandcourt à l’héritage des Mallinger ne lui rendait pas sa présence agréable. Cependant, certaines circonstances obligeaient sir Hugo à agir de façon à ce que ses relations avec son neveu fussent aussi amicales que possible. Ces circonstances reposaient sur un plan qui avait peu à peu germé dans son esprit, à mesure que s’était affaibli son espoir d’avoir un fils, pour tâcher d’assurer à lady Mallinger et à ses filles la résidence future de Diplow, malgré la clause testamentaire de son père. Ce qu’il savait des dispositions et de l’état des affaires de son neveu le portait à espérer que Grandcourt se prêterait à une transaction par laquelle, au moyen d’une certaine somme payée comptant, il renoncerait à ses prétentions sur Diplow et les terres qui en dépendaient. Si, par un effet inespéré du hasard, il lui naissait un fils, cet argent serait perdu ; mais sir Hugo considérait ce risque comme de peu d’importance, et, dans les dernières années, il avait si bien administré sa fortune, qu’il était plus qu’en état de faire ce déboursé. Voilà pourquoi il avait grand soin d’éviter toute querelle avec Grandcourt. Du reste, il s’était aperçu déjà que son neveu n’avait pas de rancune contre lui, et rien n’était survenu qui rendît entre eux tout arrangement impossible.

Grandcourt, quant à lui, considérait son oncle comme une superfluité et un ennui ; il se disait aussi que sa position serait bien meilleure si sir Hugo disparaissait. Il avait eu connaissance par Lush, son utile intermédiaire, des intentions du baronnet concernant Diplow, et il n’était pas fâché d’avoir de l’argent en perspective. Qu’il l’acceptât ou non, il était flatté de pouvoir refuser la demande de sir Hugo. Cette transaction avait donc été pour quelque chose dans sa demande d’habiter Diplow pendant un an, ce qui avait fort ennuyé sir Hugo, qui craignait que l’excellente chasse de ce territoire empêchât Grandcourt de consentir à abandonner cette propriété future ; d’autant plus que Lush lui avait insinué que Grandcourt épouserait probablement miss Arrowpoint, et qu’une somme d’argent le tenterait moins. C’est pourquoi, dans cette rencontre fortuite à Leubronn, sir Hugo fut très curieux de savoir ce qui s’était passé à Diplow. Il se montra pour son neveu plus aimable que jamais et s’arrangea de manière à avoir avec Lush un entretien particulier.

Entre Deronda et Grandcourt, les rapports étaient plus tendus, plus froids, et cela tenait à des circonstances que l’on connaîtra bientôt. Cependant, aucun d’eux ne manifesta de désappointement lorsque une heure après l’arrivée de Grandcourt, on se rencontra à la table d’hôte, et quand les quatre gentlemen, après que lady Mallinger se fut retirée, se réunirent sur la terrasse pour aller ensuite dans les salons de jeu, sir Hugo dit :

— Avez-vous beaucoup joué à Baden, Grandcourt ?

— Non, j’ai regardé et parié un peu avec des Russes.

— Avez-vous eu de la chance ?

— Ai-je gagné, Lush ?

— Oui, à peu près deux cents livres, répondit Lush.

— Alors, vous n’êtes pas ici pour jouer ? demanda sir Hugo.

— Non ; je ne me soucie pas du jeu maintenant. Qu’il aille au diable ! répondit Grandcourt en tirant ses favoris.

— Il faudrait que quelqu’un inventât une machine pour vous amuser, mon cher garçon ! dit sir Hugo. Ce serait à peu près comme les Tartares quand ils font leurs prières. Mais je suis d’accord avec vous ; le jeu est monotone. Au reste, je ne l’ai jamais aimé ; je ne tiens même plus à regarder jouer, car on est empoisonné par un air méphitique. Je ne reste jamais ici plus de dix minutes. Mais où est donc ta belle joueuse, Deronda ? Y a-t-il longtemps que tu ne l’as vue ?

— Elle est partie, répondit laconiquement Deronda.

— Une belle fille, sur ma parole ! une vraie Diane ! dit sir Hugo en s’adressant à Grandcourt. Quand je la vis, elle gagnait : elle prenait son gain avec autant de calme que si ce n’eût pas été pour elle. Deronda l’a vue perdre dans la même journée avec une impassibilité étonnante. Je suppose que tout son argent y a passé, à moins qu’elle n’ait été assez sage pour s’arrêter à temps. Comment sais-tu qu’elle est partie ?

— Par la liste des étrangers, repartit Deronda en levant imperceptiblement les épaules. Vandernoodt m’a dit qu’elle s’appelait miss Harleth, et qu’elle était avec le baron et la baronne von Langen. J’ai vu par la liste que miss Harleth n’était plus ici.

Ce renseignement n’apprenait rien à Lush, si ce n’est que Gwendolen avait joué, car il avait déjà consulté la liste des étrangers et s’était convaincu qu’elle était partie ; mais il n’avait pas voulu le faire savoir à Grandcourt, à moins qu’il ne lui en parlât. Celui-ci n’avait rien demandé, persuadé qu’il retrouverait un jour ou l’autre l’objet de ses recherches. Ce qu’il venait d’apprendre l’avait intéressé, et il n’avait pas perdu un mot de ce que l’on avait dit de miss Harleth. Après une légère pause, il dit à Deronda.

— Connaissez-vous ces gens, ces Langen ?

— J’ai un peu causé avec eux après le départ de miss Harleth. Je ne les connaissais pas auparavant.

— Savez-vous où elle est allée ?

— Chez elle, dit froidement Deronda, comme s’il ne voulait rien ajouter de plus.

Puis, tout à coup, il se tourna vers Grandcourt et reprit :

— Mais vous la connaissez probablement ; elle ne demeure pas loin de Diplow : à Offendene, près Wancester.

Deronda faisait avec Grandcourt un contraste frappant ; il y avait en lui une intensité de vie énergique et calme à la fois ; son visage était d’une richesse de teint qui rendait son regard tellement éloquent, que souvent, sans qu’il eût parlé, les domestiques lui demandaient ce qu’il venait de dire. Grandcourt ressentit une irritation qui ne se manifesta que par un tremblement plus rapide des cils lorsque Deronda lui fit cette observation. Il se contint pourtant, et répondit de son ton traînard : « Oui, je la connais. » Puis il lui tourna le dos pour regarder jouer.

— Que savez-vous d’elle ? demanda sir Hugo à Lush, après que tous trois se furent un peu éloignés. — Ce doit être une nouvelle venue à Offendene, car le vieux Blenny l’a habité après la mort de la douairière.

— J’en sais un peu trop, répondit d’une voix basse, mais significative, Lush qui n’était pas fâché de faire connaître à sir Hugo le véritable état des affaires.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le baronnet, qui sortit du salon pour se promener au grand air.

— Il a été sur le point de l’épouser, continua Lush ; mais j’espère que c’est fini maintenant. Elle est la nièce de Gascoigne, le pasteur de Pennicote. Sa mère est restée veuve avec une nichée de filles. Celle-ci n’a rien, mais elle est dangereuse comme la poudre. Ce serait un mariage absurde. Elle doit être irritée contre lui, car elle est partie sans rien dire au moment où il allait demander sa main. Le fait est qu’il est ici pour elle ; mais il n’est pas pressé, et entre son caprice et le sien, il y a probablement assez de choses pour qu’ils ne se rencontrent plus. Il n’en a pas moins perdu toute chance d’épouser l’héritière.

Ils furent alors rejoints par Grandcourt, qui leur dit :

— C’est une vraie caverne, pire encore que Baden. Je retourne à l’hôtel.

Quand le baronnet fut seul avec Deronda, il lui dit :

— Cette histoire est charmante. Il y a un drame sous jeu. Il faut que cette fille soit digne que l’on coure après elle ; elle a de l’imprévu. Je crois que son apparition sur la scène améliore mes chances d’obtenir Diplow, que le mariage se fasse ou non.

— J’espère qu’un mariage comme celui-là ne se fera pas, répondit Deronda d’un ton de dégoût.

— Pourquoi cela ? Est-ce que, toi aussi, tu aurais été touché ? demanda sir Hugo. As-tu l’intention de courir après elle ?

— Au contraire ; je serais plutôt tenté de me sauver loin d’elle.

— Tu n’aurais pas de peine à supplanter Grandcourt. Une femme comme celle-là te donnerait la préférence, dit sir Hugo, qui aimait à mettre la patience de Deronda à l’épreuve.

— Je suppose que la généalogie et la fortune forment à elles deux un bon parti, répondit froidement Daniel.

— Mon garçon, c’est le meilleur cheval qui remporte le prix de la course, malgré la généalogie. Rappelle-toi le mot de Napoléon : Je suis ancêtre, dit sir Hugo, qui d’habitude aimait à ravaler la naissance, de la même manière que ceux qui, après un bon dîner, prétendent que le bonheur dans cette vie est distribué avec une égalité parfaite.

— Il n’est pas sûr que j’aie besoin d’être ancêtre, dit Deronda.

— Alors, tu ne veux pas courir après ta belle joueuse ?

— Décidément, non.

Cette réponse était sincère ; il est probable, toutefois, qu’en d’autres circonstances, Deronda aurait cédé à l’intérêt que cette femme lui avait inspiré, et essayé d’en savoir davantage sur son compte. Mais son destin l’entraînait dans une autre direction. Il ne se sentait plus libre.


XVI


En effet, les circonstances de la vie de Deronda avaient été exceptionnelles. Il y eut un moment surtout qui fut important pour lui. Qu’on se représente un jeune garçon de treize ans, couché au milieu d’une belle pelouse qu’entoure un cloître gothique. Il soutient avec son bras sa tête ornée de magnifiques cheveux bouclés, penchée sur un livre, pendant que son maître, qui lit de son côté, est assis à l’ombre sur une chaise de jardin. Le livre de Deronda était l’Histoire des républiques italiennes, de Sismondi. L’enfant avait la passion de l’histoire : il voulait savoir comment les diverses époques de l’humanité avaient été remplies depuis le déluge, et comment les choses s’étaient passées pendant les périodes obscures. Tout à coup, il releva la tête, regarda son maître et lui dit :

— Monsieur Fraser, comment se fait-il que les papes et les cardinaux aient eu tant de neveux ?

Le maître, jeune Écossais de talent que sir Hugo s’était attaché en qualité de secrétaire, quitta, un peu malgré lui, son livre d’économie politique et répondit avec le plus pur accent écossais :

— Ils appelaient neveux leurs propres enfants.

— Pourquoi ?

— Par convenance. Vous savez bien que les prêtres ne se marient pas et que leurs enfants seraient illégitimes.

M. Fraser, qui avait donné de l’importance à cette dernière phrase, était impatient de reprendre sa lecture ; mais Deronda, comme s’il venait d’être mordu par un serpent, demeura immobile, tournant le dos à son maître.

Il avait toujours appelé sir Hugo Mallinger, son oncle, et, un jour qu’il s’était enquis de son père et de sa mère, le baronnet avait répondu : « Tu les as perdus quand tu étais tout petit ; c’est pourquoi je prends soin de toi. » Daniel essaya de percer le voile qui enveloppait ses premières années, mais il n’y parvint pas ; il ne se souvenait que du petit monde dans lequel il vivait. Jusque-là, il n’avait pas tenu à en savoir davantage, car il aimait trop sir Hugo pour être affligé de la perte de parents inconnus. La vie était délicieuse pour lui avec un oncle indulgent et jovial, bel homme dans la force de l’âge, que Daniel jugeait comme absolument parfait, et dont la résidence, à la fois historique et romantique, passait pour une des plus belles de l’Angleterre. C’était un mélange d’architecture pittoresque provenant d’une ancienne abbaye, dont les restes existaient encore. Diplow, situé dans un autre comté et moins riche en terres, était entré dans l’héritage de la famille par le côté féminin ; Henri VIII avait fait don aux Mallinger de Monk’s-Topping, qui vint s’ajouter aux terres voisines de King’s-Topping qu’ils possédaient depuis plusieurs siècles ; car ils reportaient leur origine jusqu’à un certain Hugues le Malingre, venu avec le Conquérant. Ce Hugues avait sans doute reçu ce surnom à cause de sa complexion maladive, heureusement corrigée chez ses descendants, dont on voyait les portraits dans une galerie située au-dessus des cloîtres, où Daniel allait souvent. La lignée se terminait avec le portrait de sir Hugo et de son jeune frère Henleigh. Ce dernier avait épousé miss Grandcourt, dont il prit le nom avec les biens, faisant ainsi la jonction de deux familles également anciennes et ajoutant les trois têtes de Sarrasins et les trois besants de l’une à la tour et aux faucons d’argent de l’autre ; avantages qui se réunissaient sur la tête de cet Henleigh Mallinger Grandcourt, que nous connaissons déjà mieux que sir Hugo ou son neveu Daniel Deronda.

Dans le portrait de sir Hugo, peint dans sa jeunesse par sir Thomas Lawrence, l’artiste avait rendu justice à la vivacité d’expression et au tempérament sanguin que l’on pouvait constater encore dans l’original ; mais il avait fait plus que lui rendre justice en allongeant un peu trop son nez, qui, en réalité, était plus court que l’on n’aurait pu l’attendre d’un Mallinger. Heureusement, le vrai nez de la famille reparaissait chez son jeune frère, et on le voyait dans toute sa fine régularité sur le visage de son neveu Mallinger-Grandcourt. Mais aucun des types de la famille suspendus aux murs de la galerie ne se reproduisait chez le neveu Daniel Deronda, qui était beaucoup plus beau que tous. — En ce moment, où, couché sur l’herbe, Daniel faisait pour la première fois connaissance avec les vicissitudes de ce monde, une idée nouvelle était éclose dans son esprit. Ayant lu Shakspeare et une grande partie de l’histoire universelle, il avait souvent pensé aux hommes nés hors du mariage, qu’il considérait comme des infortunés ; mais il ne s’était jamais fait cette application à lui-même ; son sort était trop beau pour qu’il eût pu y songer avant cet instant où il lui avait paru possible que tel fût le secret de sa naissance et que l’homme qu’il appelait son oncle fût réellement son père. L’oncle qu’il aimait si tendrement prit soudain l’aspect d’un père mystérieux qui lui faisait tort. Oui, tort ; car, enfin, qu’était devenue sa mère ? Pourquoi l’avait-on séparé d’elle ?

C’étaient là des secrets sur lesquels Daniel ne pouvait faire de questions, car en parler ou en entendre parler lui aurait fait l’effet de tisons ardents capables d’enflammer sa jeune imagination. Il finit par soulager son cœur en versant d’abondantes larmes qu’il ne songea à sécher que quand M. Fraser lui dit :

— Daniel, ne voyez-vous pas que vous êtes assis sur votre livre ?

La première secousse apaisée, il se dit qu’il n’avait aucune certitude sur la manière dont les choses s’étaient passées, et qu’il venait de faire sur lui-même des conjectures comme il lui était souvent arrivé d’en faire sur Périclès ou Colomb. Mais un trouble secret, à l’idée que d’autres connaissaient peut-être des détails le concernant, qu’ils ne voulaient pas lui révéler et qu’il n’aurait pas voulu entendre, lui donnèrent une réserve prématurée qui servit à mûrir sa jeune expérience ; il prêta désormais l’oreille à des paroles qu’il avait jusque-là laissé passer sans y faire attention, et chaque incident, même vulgaire, qui pouvait se rattacher à ses soupçons, faisait naître en lui de nouveaux sentiments. Une petite aventure arrivée, un mois plus tard, l’impressionna vivement. Outre une belle voix, Daniel possédait encore un admirable instinct musical qui, de bonne heure, l’avait rendu capable de s’accompagner sur le piano, pendant qu’il chantait de mémoire. Il avait ensuite reçu de bonnes leçons, et sir Hugo, qui le chérissait, lui demandait de faire de la musique quand il avait des invités. Un jour, après qu’il eut chanté devant une petite réunion de gentlemen que la pluie retenait à l’intérieur, le baronnet, après avoir fait en souriant une remarque à son voisin, s’écria :

— Viens ici, Dan. Dis-moi, voudrais-tu devenir un grand chanteur ? Aimerais-tu à être adoré de tout le monde comme Mario et Tamberlick ?

— Non, je détesterais cela ! répondit, avec une décision qui frisait la colère, Daniel qui avait rougi instantanément.

— Bien, bien, bien, lui dit sir Hugo en le caressant pour le calmer. Mais Daniel quitta aussitôt le salon et courut se réfugier dans sa chambre. Il avait été piqué au vif par l’idée que son oncle — peut-être son père ! — voulût lui faire embrasser une carrière qu’il savait impossible pour le fils d’un gentilhomme anglais. Souvent, à Londres, sir Hugo l’avait conduit à l’Opéra, et l’image d’un grand chanteur était vivante pour lui ; mais, en dépit de son goût pour la musique, il se raidissait contre la pensée d’être élevé pour chanter devant le beau monde, qui ne ferait pas plus cas de lui que d’un jouet de grand prix. Puisque sir Hugo avait pensé un instant à lui donner cette position, c’était pour Daniel une preuve incontestable qu’il y avait sur sa naissance une tache quelconque qui le mettait en dehors de la classe des gentilshommes à laquelle appartenait le baronnet. Lui dévoilerait-on jamais ce secret ? Le temps viendrait-il où son oncle lui dirait tout ? Il frémissait devant cette perspective et préférait demeurer toujours dans l’ignorance. Si son père avait mal agi, il désirait qu’on ne lui en parlât jamais ; l’idée que d’autres ne l’ignoraient pas était déjà bien assez amère pour lui. M. Fraser le savait-il ? Apparemment non ; sans cela, il n’aurait pas parlé des neveux des papes comme il l’avait fait. Turvey, le valet, le savait-il ? Et la vieille madame French, la cuisinière ? Et Banks, l’intendant, avec lequel il allait souvent visiter les fermiers, à cheval sur son poney ? Il se souvint alors que, deux ou trois ans plus tôt, un jour qu’il buvait du lait chez madame Banks, le mari, clignant des yeux et avec un rire malin, dit à sa femme ; « Il a tous les traits de sa mère ! » Pourquoi ressemblait-il à sa mère et non à son père ? Si sir Hugo était son oncle, il fallait que sa mère fût une Mallinger. Mais non ! Son père pouvait avoir été le frère de sir Hugo ; il pouvait avoir changé de nom comme Henleigh Mallinger quand il épousa miss Grandcourt. Mais, alors, pourquoi n’avait-il jamais entendu sir Hugo parler de son frère Deronda, comme il le faisait de son frère Grandcourt ? Daniel ne s’était jamais inquiété de l’arbre généalogique de la famille ; il ne connaissait que l’ancêtre qui avait tué trois Sarrasins d’un seul coup d’épée. Maintenant tous ses désirs tendaient vers le cabinet où il savait qu’était suspendu un parchemin enluminé que sir Hugo appelait l’arbre de la famille. Cette expression lui avait d’abord paru bizarre ; il la comprenait aujourd’hui et aurait bien voulu pouvoir examiner ce parchemin. Devait-il s’introduire dans le cabinet ? Non ; il s’arrêta de lui-même. Il aurait pu être vu et il ne voulait pas se mettre dans le cas de laisser soupçonner la silencieuse douleur qui venait de se glisser dans son cœur.

Peu de temps après cette scène qui avait provoqué en lui une telle agitation, il put se convaincre qu’en lui proposant de devenir un grand chanteur, sir Hugo n’avait voulu que plaisanter. Il fit appeler Daniel dans sa bibliothèque, et, en le voyant entrer, il avança une chaise en disant.

— Ah ! ah ! te voilà, Dan ! Viens ici et assieds-toi.

Daniel obéit et sir Hugo mit amicalement la main sur l’épaule du jeune garçon, qu’il regarda affectueusement.

— Qu’as-tu, mon ami ? Aurais-tu appris quelque chose qui te fasse de la peine ?

Daniel fit tous ses efforts pour retenir ses larmes et ne put répondre.

— Tout changement est pénible quand on est heureux, je le sais, continua le baronnet en passant ses doigts dans les cheveux noirs de l’enfant. Il faut que nous nous séparions pour que tu reçoives l’éducation que je veux te donner. Du reste, tu trouveras bien des choses à aimer à l’école.

Daniel ne s’attendait pas à cela ; il se sentit soulagé et dit :

— Dois-je donc aller à l’école ?

— Oui ; j’ai formé le projet de t’envoyer à Éton. Je désire que tu sois élevé en gentilhomme, et, pour cela, il est nécessaire que tu ailles dans une école te préparer pour l’Université. Je compte t’envoyer plus tard à Cambridge, où j’ai été moi-même. — Qu’en dis-tu, coquin ? fit sir Hugo en souriant.

— Je désire être un gentilhomme, répondit Daniel avec fermeté ; j’irai à l’école, puisque c’est ce que doit faire le fils d’un gentilhomme.

Sir Hugo l’examina silencieusement pendant un moment, et crut deviner pourquoi l’enfant avait paru si indigné quand il lui avait proposé la carrière de chanteur ; puis il lui dit avec tendresse :

— Alors cela ne te fera rien de quitter ton vieil oncle ?

— Oh ! si ! répondit Daniel, qui pressa dans ses mains celles de sir Hugo. Mais ne reviendrai-je pas et ne serai-je pas avec vous pendant les vacances ?

— Si, parfaitement ! En attendant, je vais t’envoyer chez un nouveau maître, afin que le changement ne te paraisse pas trop dur lorsque tu partiras pour Éton.

Après cette entrevue, Daniel reprit confiante. Ses conjectures ne pouvaient être justes, puisqu’on voulait qu’il fût gentilhomme. Il redevint gai, et, jusqu’à son départ, la maison retentit de ses chansons ; il dansa avec les vieux domestiques, il leur fit des cadeaux et recommanda spécialement au groom d’avoir soin de son poney noir.

Tout alla bien pour Daniel dans le nouveau monde où il venait d’entrer, si ce n’est qu’un camarade avec lequel il était disposé à contracter une étroite amitié lui parla longuement de ses parents et attendit de lui une semblable confidence. Il se tint sur la réserve, et cette expérience l’empêcha de céder à son penchant naturel pour l’intimité. Ses camarades et ses maîtres le qualifiaient de garçon mystérieux ; mais il était toujours de si bonne humeur, il avait si peu de prétention, il se montrait si vif à l’étude et au jeu, que personne ne put trouver à redire à sa réserve.

Une surprise, qui lui arriva pendant la première année de son séjour à Éton, le confirma dans sa résolution de garder le silence sur sa peine intérieure. Sir Hugo lui écrivit qu’il avait épousé miss Raymond, aimable et douce personne, dont Daniel devait avoir conservé le souvenir. Cet événement ne devait rien changer à la résolution prise de venir passer ses vacances à l’abbaye ; il trouverait en lady Mallinger une nouvelle amie qu’il aimerait aussi sans doute.

Que l’on veuille bien excuser sir Hugo jusqu’à ce que l’on connaisse mieux les vrais motifs qui le faisaient agir. Il savait parfaitement que, généralement, on considérait Daniel comme son fils ; mais cette supposition ne lui déplaisait pas, et jamais il ne s’était inquiété si le jeune homme, un jour ou l’autre, serait affecté désagréablement en connaissant son énigmatique situation. Il l’aimait tendrement et en avait la meilleure opinion. Il était demeuré célibataire jusqu’à quarante-cinq ans ; on l’avait toujours regardé comme un charmant homme, de goûts élégants ; quoi de plus naturel alors qu’il prît soin d’un beau garçon comme Deronda ? La mère pouvait même être du grand monde et se rencontrer avec sir Hugo à l’étranger. Le seul qui aurait peut-être eu quelques droits à y trouver à redire était le jeune homme lui-même, qui n’avait pas été consulté.

Au moment où Deronda dut aller à Cambridge, lady Mallinger avait déjà trois filles, charmants babys à la vérité, mais dont la naissance avait été acceptée avec mélancolie, le rejeton désiré étant un fils. Si sir Hugo n’avait point d’héritier mâle, la succession devait échoir à son neveu Mallinger-Grandcourt. Daniel ne conserva plus de doute sur sa naissance ; il était convaincu que sir Hugo était son père, et il concevait que le baronnet, puisqu’il ne voulait jamais aborder ce sujet, désirât qu’il comprît le fait et qu’il se tût.

Un jour, vers la fin des grandes vacances et avant de partir pour Cambridge, il dit à sir Hugo :

— Que désirez-vous que je sois, monsieur ?

Ils se trouvaient ensemble dans la bibliothèque, où le baronnet l’avait fait appeler pour lui lire une lettre d’un Don[2] de Cambridge qu’il avait voulu intéresser à Deronda ; le moment lui parut favorable pour aborder le grave sujet qui n’avait pas encore été discuté à fond.

— Tout ce que tu voudras, mon garçon. J’ai cru devoir te proposer la carrière militaire ; tu n’as pas voulu en entendre parler et j’en ai été heureux. Ne choisis pas aujourd’hui ; laisse cela pour plus tard, quand tu auras mieux regardé autour de toi et que tu te seras mêlé aux hommes. L’Université ouvre au large la porte du Forum. On peut y remporter des prix, et le succès fixe toujours notre choix. D’après ce que j’ai vu et entendu, je crois que tu pourras entreprendre ce qui te plaira. Jusqu’ici, tu as nagé en pleines eaux classiques, et, si tu en es fatigué, c’est à Cambridge que tu pourras le mieux étudier les mathématiques.

— Mais, monsieur, dit Daniel en rougissant, il me semble que gagner de l’argent est aussi de quelque importance. J’aurai à travailler pour moi-même plus tard.

— Pas précisément. Cependant, ne fais point d’extravagances… Oui ! oui ! je sais : tu n’y es pas porté par goût ; mais tu n’auras besoin de te priver de rien. Tu auras un revenu de garçon ; assez pour être à l’aise. Compte sur sept cents livres par an. Tu peux te faire avocat, écrivain, entrer dans la politique, c’est même ce qui me plairait le mieux ; j’aimerais à te sentir à mes côtés et à te voir ramer avec moi.

Daniel parut embarrassé. Il sentait bien qu’il aurait dû parler de sa gratitude ; mais les sentiments qui se pressaient en foule dans son cœur le rendaient muet. Il brûlait de questionner le baronnet sur sa naissance, et pourtant il lui fut impossible d’en rien dire, plus impossible encore d’en entendre parler. La libéralité de sir Hugo à son égard l’étonnait, car il savait que, peu de temps auparavant, il avait eu besoin de se faire de l’argent afin de mieux pourvoir ses filles. Il finit par s’imaginer que la provision faite pour lui provenait de sa mère ; mais cette conjecture vague ne lui sembla pas fondée et s’évanouit aussi vite. Sir Hugo parut n’avoir rien observé de particulier en Daniel et continua de son ton amical :

— Je suis content qu’outre les classiques, tu aies fait de bonnes études et que tu aies mordu au français et à l’allemand. À moins qu’un homme ne veuille avoir le prestige et le revenu d’un Don, ce n’est pas la peine d’en faire une machine à grec et à latin. Certes, il est beau de pouvoir écrire en grec et en latin ; mais, dans la vie pratique, on n’en a pas l’occasion. Cependant, j’ai vu des Dons faire très bonne figure en société ; on a besoin de tels hommes et, si tu veux adopter cette carrière, je n’aurai rien à dire contre ta détermination.

— Je crois que j’aurai peu de chances d’arriver. Quicksett et Puller sont bien plus forts que moi. J’espère que vous ne serez pas désappointé si je ne remporte pas de prix.

— Non, non. J’aimerai à te voir réussir ; mais, pour Dieu, ne me reviens pas comme un idiot instruit, à l’exemple du jeune Brecon qui a eu un double prix et qui ne sait que faire aujourd’hui. Ce que je désire pour toi, c’est un passeport dans la vie. Je ne fais point de reproche à notre système universitaire ; nous avons besoin d’un peu de culture désintéressée pour tenir tête au coton et au capital, spécialement à la Chambre. Mon grec s’est évaporé et s’il me fallait faire à l’improviste un vers latin, je crois que j’en attraperais une attaque d’apoplexie. Mais cela a formé mon goût, et je puis dire que mon anglais en est meilleur.

Sur ce point, Daniel garda un respectueux silence. Il n’avait pas été le plus grand des piocheurs à Eton ; bien que certaines études fussent pour lui aussi faciles que de diriger un canot, il n’était pas de l’étoffe dont on fait les écoliers de première classe. Il avait la passion des grandes connaissances, mais il était modeste, et il acceptait le second rang comme un fait qu’il ne pouvait empêcher. Daniel avait, ce qui est bien rare, une fervente sympathie, une activité d’imagination pour le bien des autres, qui se produisaient par des actes fréquents que ses condisciples traitaient quelquefois d’excentricité morale.

L’impression qu’il fit à Cambridge fut la même qu’à Eton ; on convint qu’il aurait pu arriver à la première place si ses stimulants naturels avaient été assez forts pour l’y pousser. Au commencement, son travail à l’Université eut pour lui une nouvelle saveur : pou disposé à continuer les exercices classiques d’Eton, il s’appliqua aux mathématiques pour lesquelles il avait montré de bonne heure de l’aptitude ; voulant faire plaisir à sir Hugo, il travailla vigoureusement pour obtenir un prix à la fin de l’année. Mais bientôt se présenta l’ancienne objection qui avait grandi avec lui ; les épreuves de l’examen lui paraissaient ridicules ; il avait une répugnance invincible pour la futilité de répondre à une question qui n’exigeait que de la mémoire sans la connaissance approfondie des principes. Dans ses heures de mécontentement, il était tenté de demander à sir Hugo de quitter Cambridge et de poursuivre ses études avec plus d’indépendance à l’étranger. Ce projet, qui flattait ses penchants naturels, aurait pu ne pas se réaliser si certaines circonstances n’en avaient accéléré la possibilité.

Une amitié enthousiaste, qui devait avoir de l’influence sur son avenir, fit naître ces circonstances. Un jeune homme de son âge et occupant une petite chambre contiguë à la sienne, était arrivé à l’Université comme boursier envoyé par le collège de Christi’s-Hospital. Ses grands traits et ses longs cheveux blonds rappelaient ces belles têtes pâles si chères aux vieux peintres de l’école allemande, et, quand son visage se colorait sous une plaisanterie, il se formait autour de sa bouche et de ses yeux, des plis qu’aurait pu seul façonner un vieil humoriste. Son père, graveur de quelque distinction, mort depuis onze ans, n’avait laissé à sa mère qu’un maigre revenu pour l’élever, lui et ses trois sœurs. — Hans Meyrick — c’était son nom — se sentait le soutien ou plutôt le tronc autour duquel devraient s’attacher ces frêles plantes. Il ne doutait pas de pouvoir être un appui solide ; car la facilité et la promptitude avec lesquelles il apprenait devaient l’aider à triompher à Cambridge, comme il avait triomphé chez « les habits bleus »[3] en dépit des irrégularités de son caractère. Le seul danger à craindre était que ses bonnes intentions ne fussent déjouées par des actes qui ne seraient pas dus à l’habitude, mais à une impulsion capricieuse. On ne pouvait pas dire qu’il eût de mauvaises habitudes ; cependant, à des intervalles plus ou moins longs, il tombait dans des accès d’insouciance, ou commettait des choses qui ne proviennent d’ordinaire que des plus détestables coutumes.

Néanmoins, Hans était un aimable garçon, et il trouva en Deronda un ami constant, dévoué et surtout compatissant pour ses courtes aberrations, lesquelles, sans lui, auraient pu être suivies d’un long repentir. Hans était plus souvent dans la chambre de Daniel que dans la sienne ; il lui faisait part de ses études, de ses affaires, de ses espérances ; il lui parlait de la pauvreté de sa maison et de son amour pour les êtres chéris qui l’habitaient ; de sa résolution de les tirer de cette situation, et de son envie de lutter pour acquérir une fortune qu’il partagerait avec sa mère et ses sœurs. Il ne demandait aucune confidence en retour et considérait Deronda comme un Olympien n’ayant besoin de rien. Daniel était content et reportait tout son intérêt sur Meyrick ; il le surveillait dans ses moments erratiques, mettait toute son adresse à l’aider de son argent et à détourner de lui toute chance malfaisante. Meyrick voulait arriver à l’agrégation et les succès importants qu’il obtint sur bien des matières furent probablement dus à l’influence amicale de Deronda.

Mais une imprudence, commise par Meyrick au commencement de l’automne, faillit compromettre ses espérances. Avec son alternation habituelle entre une dépense superflue et une privation pour lui-même, il avait payé de presque tout son argent une vieille gravure qui l’avait fasciné, et, pour se rattraper, il était revenu de Londres dans un wagon de troisième classe, la figure exposée à une bise piquante et aux corpuscules de terre et de charbon que le vent chassait devant lui. Il en résulta une inflammation des yeux si grave, que, pour un instant, on craignit de ne pouvoir jamais les guérir. Dans une inquiétude affreuse, Deronda résolut de se dévouer à son ami ; il voulut être les yeux de Hans, et toute autre occupation lui devint secondaire : il travailla pour lui et avec lui ses classiques, afin de pouvoir lui conserver ses chances d’agrégation. Hans, voulant laisser ignorer ses souffrances à sa mère et à ses sœurs, allégua un surcroît de travail pour pouvoir passer les fêtes de Noël à Cambridge, où son ami resta avec lui.

Cependant Deronda négligeait forcément ses mathématiques, et Hans lui disait :

— Mon cher vieux, pendant que vous venez à mon aide, vous risquez gros pour vous.

Mais Daniel n’admettait pas qu’il courût aucun risque et une double sympathie le rendait indifférent : d’abord il voulait que Hans ne manquât pas l’agrégation, et ensuite il reprenait de l’intérêt pour ses anciennes études classiques. Dès que Hans put se servir de ses yeux et travailler, Deronda piocha pour rattraper le temps perdu. Il échoua cependant ; mais il eut la satisfaction de voir réussir Meyrick. Le succès personnel qu’il ne put remporter fut pour lui de peu de conséquence ; toutefois, sa conviction d’avoir perdu son temps à un travail aride et répugnant lui inspira du dégoût pour les études universitaires et il pensa sérieusement à quitter Cambridge. Néanmoins, il était prêt à se soumettre aux objections fondées que lui ferait sir Hugo.

La joie et la reconnaissance de Hans ne furent pas sans mélange de chagrin. Il croyait aux préférences alléguées par Daniel ; mais il comprenait aussi qu’en lui rendant service, son ami pouvait s’être placé à son désavantage dans l’opinion de sir Hugo, et il lui dit d’un air attristé :

— Si vous aviez réussi, sir Hugo aurait accepté de meilleure grâce votre demande de nous quitter. C’est par dévouement pour moi que vous avez perdu cette chance et je ne puis rien pour réparer ce tort.

— Vous le pouvez très bien ; arrivez à l’agrégation supérieure, et j’appellerai cela un placement de premier ordre.

— Oh ! le diable d’homme ! Vous empêchez un affreux métis de se noyer et vous vous attendez à ce qu’il fasse belle figure !

Toutefois, Hans ne perdit pas de temps pour écrire en secret toute l’histoire à sir Hugo, et lui dire que, sans son généreux dévouement, Deronda n’aurait certainement pas manqué le prix pour lequel il avait travaillé.

Les deux amis rentrèrent ensemble à Londres : Meyrick, pour se réjouir avec sa mère et ses sœurs dans leur petite maison de Chelsea, et Deronda, pour exécuter la tâche moins facile d’ouvrir son cœur à sir Hugo. Il comptait un peu sur la bonté d’âme du baronnet, mais il s’attendait à une bien autre opposition que celle qu’il rencontra. Son oncle le reçut avec plus de bienveillance que d’habitude ; il passa rapidement sur son insuccès, et, quand il eut déduit les raisons pour lesquelles il désirait quitter l’université et aller étudier à l’étranger, sir Hugo, après être demeuré quelques moments à l’examiner silencieusement, lui dit :

— Ainsi tu ne veux pas être Anglais jusqu’à la moelle des os ?

— Je veux être Anglais, mais je tiens aussi à voir les choses sous plusieurs aspects ; je tiens à me débarrasser d’une attitude purement anglaise, au moins dans les études.

— Je le vois bien, tu ne veux pas être coulé dans le même moule que les autres jeunes gens. Je n’ai rien à dire contre l’éloignement que tu manifestes pour quelques-uns de nos préjugés nationaux ; je sens que, moi-même, j’ai bien fait de passer un certain temps à l’étranger. Mais, pour l’amour de Dieu, conserve la coupe anglaise et ne deviens pas indifférent pour le mauvais tabac ! Et puis, mon cher garçon, il est bon d’être généreux et désintéressé, mais il ne faut pas aller trop loin. En tout cas, je ne m’oppose pas à ce que tu voyages. Attends que j’en aie fini avec mon comité, et je partirai avec toi.

Il fut donc fait selon le désir de Deronda. Mais il ne partit pas sans avoir passé plusieurs heures avec Meyrick et sans avoir été présenté à sa mère et à ses sœurs. Les timides fillettes épièrent et annotèrent chaque regard de l’ami que leur frère nommait son sauveur. Elles acceptèrent si bien Deronda comme un idéal, que, quand il fut parti, la plus jeune, après s’être concertée avec les deux autres, le peignit sous les traits du prince Camaralzaman.


XVII


Par une belle soirée du mois de juillet, Deronda canotait sur la Tamise. Depuis plus d’un an déjà, il était revenu en Angleterre, persuadé que son éducation était terminée et qu’il pouvait désormais tenir sa place dans la société ; mais, quoique, par déférence pour sir Hugo et pour bannir l’oisiveté il eût commencé l’étude du droit, cette apparente décision n’avait eu pour résultat que de le plonger plus avant dans l’indécision. Son ancienne passion pour le canotage s’était réveillée plus vive que jamais depuis qu’il était revenu à Londres avec les Mallinger, car il ne pouvait trouver que sur la rivière la tranquillité parfaite qu’il aimait. Son canot était ancré à Putney, et, quand sir Hugo n’avait pas besoin de lui, son plus grand plaisir était de ramer jusqu’après le coucher du soleil et de rentrer à la clarté des étoiles. Non qu’il fût devenu sentimental, mais il était alors dans un état d’humeur contemplative assez commune chez les jeunes gens de notre époque : celle de savoir si c’était la peine de prendre part au combat de la vie.

Revêtu d’un bourgeron bleu, coiffé d’une casquette, les cheveux courts et portant une barbe soyeuse, il n’offrait plus que des traces lointaines de ce séraphique jeune garçon dont nous avons tracé le portrait. Cependant, on l’aurait reconnu à cette particularité du regard que Gwendolen avait traité d’insupportable, bien qu’il fût réellement d’une grande douceur. Sa voix, qui fredonnait de temps en temps quelques bribes de chant, était devenue un beau baryton. Sa main, un peu longue et nerveuse, devait tenir ferme, et avait la forme de celles que peignait Titien quand il voulait combiner la finesse avec la force. Deronda ramait donc sur la Tamise, dans la tenue ordinaire d’un Anglais bien né qui profite d’une heure de loisir, et passait sous le pont de Kew, sans se douter qu’il allait jouer un rôle important dans une aventure qui se préparait.

Entre six et sept heures du soir, vers le pont de Kew, la rivière n’est pas solitaire. Quelques personnes flânaient sur le chemin de halage et de temps à autre on voyait passer un bateau. Deronda faisait force de rames pour dépasser cet endroit ; mais voyant s’avancer une grande barge à charbon, il dirigea son canot vers le bord et cessa de ramer pour se laisser aller à la dérive. Sans savoir pourquoi, il avait commencé de chanter la romance du Gondolier d’Othello, si admirablement mise en musique par Rossini, sur les vers immortels de Dante :

« Nessun maggior dolore
Che ricordasi del tempo felice
Nella miseria ![4] »

Presque aussitôt, il entendit le gémissement mélodique : nella miseria, distinctement répercuté comme un écho de l’autre côté de la rivière. Trois ou quatre personnes s’étaient arrêtées pour voir la barge passer sous le pont et avaient sans doute remarqué aussi le jeune canotier, dont, très probablement, l’oreille seule avait saisi ces faibles sons. En regardant sur le bord opposé, il vit une figure qui aurait pu être la personnification de la douleur. C’était une jeune fille de dix-huit ans à peine, de petite taille, au visage délicat, les boucles de ses cheveux noirs relevées sur les oreilles sous un grand chapeau et les épaules couvertes d’un ample manteau de laine. Elle laissait pendre devant elle ses mains jointes ; ses yeux étaient fixés sur l’eau capricieuse avec une expression morne, désespérée. L’attention de Deronda devint si intense, qu’il cessa de chanter ; apparemment sa voix était entrée dans cette jeune âme sans qu’elle eût remarqué d’où elle venait ; car, lorsqu’il se tut, elle changea d’attitude et promena autour d’elle un regard effrayé qui rencontra celui de Deronda. On aurait dit alors un jeune faon, ou tout autre charmant animal, sur le point de prendre la fuite : point de rougeur, point d’alarme, mais une timidité à la fois chaste et fière, qui ne l’empêcha pas de le regarder longuement avant de se retirer. Daniel crut s’apercevoir qu’elle n’avait pas tout à fait conscience de ce qui l’environnait. Souffrait-elle de la faim ? Quelle était la cause de son effarement ? Instantanément il ressentit pour elle un vif intérêt et une immense compassion. Il vit qu’elle était allée s’asseoir sous un arbre, mais il ne croyait pas avoir le droit de la surveiller. On rencontre souvent des femmes tristes et pauvrement vêtues ; ce qui rendait celle-ci exceptionnelle c’était sa délicate beauté, les lignes fines et la pâleur de son visage. Reprenant les rames, il eut bientôt remonté la rivière, mais rien ne pouvait chasser de sa pensée cette pâle image de jeune fille affligée. « Quand même elle serait laide et vulgaire, se dit-il, je ne saurais plus l’oublier ; » et en effet, il voyait toujours devant lui cette blanche figure, ces traits mignons et tristes, ces grands yeux voilés par leurs longs cils.

Fatigué de ramer, il laissa son canot suivre le fil de l’eau. Il aimait à s’abandonner à cette passivité solennelle qu’amènent avec elles les ombres du soir. La marée l’avait fait revenir jusqu’au pont de Richmond au moment où le soleil disparaissait à l’horizon ; c’était son heure favorite ; il recherchait ce profond silence qui règne alors que les masses assombries des arbres et des maisons viennent se placer entre le ciel et l’eau ; il amenait alors son bateau contre la rive, afin de s’y étendre tout de son long pour rêver à son aise en regardant les étoiles qui se montraient l’une après l’autre. Il choisit, ce soir-là, une anse formée par une courbe de la rivière, en face des jardins de Kew, ayant devant lui une vaste étendue d’eau où se reflétait la pureté du ciel, et lui-même, couché dans l’ombre, les deux mains passées sous la tête, pouvait tout voir autour de lui sans être aperçu. Tombé dans une rêverie profonde, il avait tout oublié, lorsqu’il lui sembla que quelque chose se glissait parmi les saules du bord opposé. Ses pressentiments ne l’avaient pas trompé. D’un seul coup d’œil, il reconnut la petite figure qui l’avait si fortement impressionné et qu’éclairaient encore les derniers rayons du soleil couchant. Dans la crainte de l’effrayer en faisant un mouvement trop brusque, il l’épia sans bouger. Elle regardait autour d’elle avec précaution, comme pour bien s’assurer de l’apparente solitude qui l’environnait, puis elle alla cacher son chapeau dans les saules. Elle revint ensuite s’asseoir au bord de la rivière, défit son manteau qu’elle trempa dans l’eau où elle le maintint quelque temps ; après quoi, elle essaya de l’en retirer ; mais l’effort qu’elle fit l’obligea de se lever. Il n’était pas douteux pour Deronda qu’elle avait l’intention de s’envelopper de ce manteau saturé d’eau, comme d’un linceul pour se noyer. Ce n’était pas le moment d’hésiter ; il ne fallait plus craindre de l’effrayer. Il reprit ses avirons pour traverser à la hâte. La pauvre enfant, anéantie par la terreur, en s’apercevant qu’elle avait été vue, se laissa tomber sur le sable et se couvrit la figure comme pour se cacher. Bientôt il fut près d’elle et lui dit avec bonté :

— Ne craignez rien !… Vous êtes malheureuse !.. Je vous en prie, ayez confiance en moi… Que puis-je faire pour vous aider ?

Elle releva la tête, le regarda et le reconnut. Après un silence de quelques instants, elle dit d’une voix basse et avec un léger accent étranger : — Je vous ai déjà vu !… Puis elle ajouta comme se souvenant d’un rêve : — Nella miseria !

Deronda, qui ne saisissait pas le sens de ses pensées, la crut affaiblie par le chagrin et le besoin.

— Est-ce vous qui chantiez, reprit-elle avec hésitation, « Nessun maggior More »…

Ces mots, prononcés douloureusement, résonnèrent aux oreilles de Deronda comme la mélodie la plus tendre.

— Oui, dit-il, je chante souvent cet air. Mais je crains que vous ne deveniez malade en restant plus longtemps ici. Entrez dans mon canot et permettez-moi de vous conduire en lieu sûr. Laissez-moi vous débarrasser de ce manteau mouillé.

Elle tressaillit à ces mots, sans lâcher cependant le vêtement qu’elle retenait avec ténacité. Ses yeux ne quittaient pas le visage de Deronda et semblaient dire : « Vous paraissez on ; peut-être est-ce l’ordre de Dieu ? »

— Fiez-vous à moi. Laissez-moi vous secourir. J’aimerais mieux mourir que de vous faire du mal.

Elle se leva et tâcha de retirer de l’eau son manteau imbibé, mais elle le laissa retomber ; il était trop lourd pour ses bras fatigués. Sa petite figure était des plus touchantes.

« Grand Dieu ! se dit intérieurement Deronda, agité au dernier point ; peut-être ma mère était-elle une créature abandonnée comme celle-ci ! » La jeune fille s’avança près du bateau. Pour l’aider à y entrer, il lui tendit une main dans laquelle elle mit la sienne. Mais tout à coup elle recula, en disant :

— Je ne sais où aller ! Je ne connais personne en ce pays.

— Je vous mènerai chez une dame qui a des filles, dit Deronda.

Mais elle hésitait toujours et reprit avec plus de timidité :

— Appartenez-vous au théâtre ?

— Non, je n’ai rien à faire avec le théâtre. Je veux vous mettre en sûreté chez une dame excellente ; je suis certain qu’elle sera bonne pour vous. Ne perdons point de temps, vous vous rendriez malade. La vie peut encore être belle pour vous. Il y a de bonnes gens ; il y a de bonnes âmes qui prendront soin de vous.

Elle ne recula plus ; elle entra avec aisance dans le canot et s’assit sur les coussins.

— Vous aviez quelque chose sur la tête, dit Deronda.

— Mon chapeau ? Il est caché dans les arbres.

— Je le trouverai. Soyez sans crainte, le bateau est amarré.

Il ne fit qu’un bond jusqu’au chapeau et ramassa aussi le manteau, qu’il jeta au fond du canot.

— Il faut que nous l’emportions, afin que ceux qui vous auraient observée ne puissent supposer que vous vouliez vous noyer, dit-il en lui présentant son chapeau. Je voudrais bien avoir un autre vêtement à vous offrir que ma cotte. Gardez-la sur vos épaules tant que nous serons sur l’eau ; c’est ce que l’on fait d’ordinaire quand on rentre tard et que l’on n’a pas autre chose pour se couvrir.

Il la lui tendit en souriant ; elle lui répondit par un sourire mélancolique, prit la cotte et s’en couvrit.

— J’ai des biscuits ; les aimez-vous ? lui demanda-t-il.

— Non, merci ; je ne puis manger. Il me restait encore de l’argent pour acheter du pain.

Sans faire d’autre remarque, Daniel se remit à ramer, et pendant quelque temps ils glissèrent rapidement sur l’eau sans se rien dire. Elle ne le regardait pas ; ses yeux suivaient le mouvement des rames ; elle se penchait en avant dans une attitude de repos, comme si elle se sentait soulagée par la chaleur qui revenait et par la perspective de la vie qui remplaçait celle de la mort. Le crépuscule s’assombrissait, le soleil avait disparu et les petites étoiles du ciel commençaient à se répondre l’une à l’autre. La lune se levait à l’horizon, mais sa lumière n’était pas encore assez forte pour qu’il pût discerner l’expression de ses traits et de son regard. Une seule chose l’inquiétait : son esprit n’était-il pas dérangé ? Incontestablement elle avait voulu se suicider, et, quoique désirant commencer une explication, il s’en abstint, afin de lui inspirer assez de confiance pour qu’elle parlât sans y être provoquée.

— J’aime le bruit des rames, dit-elle enfin.

— Moi aussi.

— Si vous n’étiez pas venu, je serais morte maintenant.

— Je ne puis vous entendre parler ainsi. J’espère que vous n’êtes pas fâchée que je sois venu.

— Je ne vois pas pourquoi je serais heureuse de vivre. La maggior dolore et la miseria ont duré plus longtemps pour moi que le tempo felice. Elle s’arrêta un moment, puis reprit : — Dolore… miseria !… Il me semble que ces mots sont vivants.

Deronda ne répondit pas. La questionner lui paraissait une liberté impardonnable. Il ne voulait pas avoir l’air de réclamer les droits d’un protecteur ou d’un bienfaiteur ; il ne voulait pas la traiter avec moins de respect parce qu’elle était dans l’affliction. Elle reprit songeuse :

— Je ne crois pas avoir été coupable. La mort et la vie ne sont qu’un devant l’Éternel. Je sais que nos pères immolèrent leurs enfants et se tuèrent eux-mêmes pour conserver leurs âmes pures. J’ai voulu faire comme eux. Mais maintenant il m’est ordonné de vivre, et pourtant je ne vois pas comment je vivrai.

— Vous trouverez des amis ; j’en trouverai pour vous.

Elle remua un peu la tête et répondit d’un ton navré :

— Je ne retrouverai ni ma mère ni mon frère.

— Êtes-vous Anglaise ?… Vous devez l’être pour parler si bien notre langue.

Elle ne répondit pas tout de suite et le regarda en essayant de voir ses traits à la lumière douteuse du crépuscule expirant. Jusque-là, elle n’avait pas cessé de fixer ses yeux sur les avirons. Il lui sembla s’éveiller ; elle se demandait quelle part de ses impressions appartenait au rêve et laquelle à la réalité.

— Vous voulez savoir si je suis Anglaise ? dit-elle enfin.

— Je ne veux savoir que ce qu’il vous conviendra de me dire. Peut-être n’est-ce pas bon pour vous de parler.

Il craignait toujours que son esprit ne fût égaré.

— Je vais vous le dire. Je suis née Anglaise, mais juive. Me méprisez-vous pour cela ? demanda-t-elle d’une voix plus basse, et avec une tristesse qui ressemblait à une plainte.

— Pourquoi ? Je ne suis pas si fou.

— Je sais qu’il y a des juifs qui sont méchants.

— Et beaucoup de chrétiens aussi ; mais je trouverais fort mal de vous mépriser à cause de cela.

— Ma mère et mon frère étaient bons ; hélas ! je ne les retrouverai jamais. Je suis venue de bien loin… de l’étranger. Je me suis sauvée ; mais je ne puis vous dire… je ne puis parler de cela. Je croyais pouvoir retrouver ma mère. Dieu me guiderait. Mais ensuite j’ai désespéré. Ce matin, quand le jour a paru, j’ai senti résonner en moi ce mot : « Jamais ! jamais ! » Cependant maintenant… je commence… à croire… — Des sanglots entrecoupaient ses paroles. — Il m’est ordonné de vivre… peut-être allons-nous vers elle !

Alors, pleurant à chaudes larmes, elle plongea sa tête dans son giron. Deronda espéra que ces larmes calmeraient sa surexcitation. Au fond de l’âme, il était assez embarrassé à l’idée de se présenter avec cette jeune fille dans Park-Lane, ce que, sans y réfléchir davantage, il avait d’abord résolu de faire. Certes, aucune femme n’était meilleure ni plus charitable que lady Mallinger ; mais il n’était pas probable qu’elle fût chez elle, et il ne voulait à aucun prix exposer cette délicate enfant aux regards et aux quolibets de la valetaille. Où lui trouver un autre asile ? Il était rempli de crainte sur l’issue d’une aventure dont la responsabilité lui semblait d’autant plus lourde, que l’impression produite sur lui par cette juvénile créature était plus forte. Une autre ressource lui vint à l’idée : il pouvait se permettre de la confier à madame Meyrick, dans la petite maison de Chelsea, où il avait été souvent depuis son retour du continent ; il était sûr qu’en faisant appel à ces cœurs dévoués ils n’hésiteraient pas à secourir l’innocence dans le besoin. Hans était en Italie et Daniel se sentit heureux de pouvoir se présenter avec sa protégée dans la maison, où il trouverait la maternelle figure d’une quakeresse et trois filles ne connaissant du mal que ce qu’elles en avaient lu dans les livres, qui associeraient cette aimable juive à la Rébecca d’Ivanhoe, et qui, en outre, penseraient que ce qu’elles feraient à la requête de Deronda, ce serait pour leur idole, Hans. La vision de la maison de Chelsea s’étant produite dans son esprit, il n’hésita plus.

Le bruit assourdissant d’un cab, après le silence du canot glissant sur la rivière, lui sembla insupportable. Heureusement, la jeune fille avait été plus calme depuis la crise qui avait amené des larmes abondantes ; elle obéissait comme une enfant harassée de fatigue. Dès qu’elle fut assise dans le cab, elle ôta son chapeau pour appuyer sa tête ; mais les cahots la secouaient violemment ; elle sommeilla pourtant et sa petite tête vacilla de côté et d’autre.

« Elles sont trop bonnes pour craindre de la prendre chez elles, pensa Deronda. Sa personne, sa voix, sa prononciation exquise doivent lui assurer confiance et tendresse. Mais quelles circonstances peuvent l’avoir amenée à cet excès de désolation ? Quelle était son histoire ? Étrange mission pour lui que de demander un abri pour cette épave ? En tous cas, il pouvait compter sur le cœur des femmes chez lesquelles il la conduisait. »


XVIII


La maison de madame Meyrick n’était pas bruyante. Le parloir de face donnait sur la rivière, celui de gauche sur des jardins ; de sorte que, lorsqu’elle faisait la lecture à haute voix à ses filles, on pouvait laisser la fenêtre ouverte pour rafraîchir les deux petites pièces où brûlaient une lampe et deux bougies. Ces dernières étaient sur une table à part, pour Kate, qui dessinait des illustrations pour un éditeur ; la lampe n’éclairait pas seulement la lectrice, mais aussi Amy et Mab, qui brodaient des coussins en satin pour le grand monde.

Extérieurement, la maison paraissait étroite et mal bâtie. Le jour y entrait, à travers des persiennes, par une fenêtre à l’ancienne mode ; mais dans notre Londres brumeux, on voit bien des maisons d’aspect renfrogné, qui ont été et sont encore des abris exempts de vulgarité, et la pauvreté, dédaignant les grandes ostentations du monde, n’y connaît ni les rivalités, ni les vains efforts pour arriver à la fortune. La demeure des Meyrick était de cette sorte ; elles y étaient attachées parce qu’elle renfermait des objets qui, pour la mère, étaient des souvenirs de son mariage, et pour les filles, une partie de leur monde aussi nécessaire que les étoiles de la Grande Ourse que l’on voyait des fenêtres de derrière. Madame Meyrick avait supporté bien des privations afin de pouvoir conserver des gravures particulièrement chères à son défunt mari, et les murs étaient tapissés d’une histoire universelle en scènes et en figures que les enfants avaient de bonne heure apprises par cœur.

Elles considéraient les chaises et les tables comme de vieux amis bien préférables aux nouveaux. Dans ces deux petits parloirs, avec leur ameublement qu’un brocanteur se serait à peine soucié d’acheter, sauf les gravures et le piano, on trouvait tout ce qu’il fallait pour passer une vie heureuse, ouverte aux plus belles productions en musique, peinture ou poésie. Je ne suis pas certain que, dans leurs moments de plus grande pénurie, quand le travail de Kale n’était pas encore payé, ces dames aient toujours eu une servante pour allumer le feu et balayer les chambres ; mais elles étaient méticuleuses sur bien des points, et ne pouvaient croire que les ladies du grand monde fussent aussi égoïstes, aussi querelleuses et aussi frondeuses que les représentent nos photographes littéraires. Les dames Meyrick avaient leurs petites bizarreries qu’elles tenaient de leur père et de leur mère ; mais mère et filles étaient unies par un triple lien : l’amour de la famille, l’admiration pour les belles œuvres ou pour les belles actions, et enfin leur industrie habituelle. Elles avaient résisté au désir de Hans, qui voulait consacrer une partie de son argent à leur rendre la vie un peu plus luxueuse ; ni elles ni lui n’avaient éprouvé de regrets lorsqu’il avait préféré l’art à un emploi assuré, préférence qui l’obligeait à renoncer à son agrégation. Elles riaient en voyant ses caricatures à la Gavarni et le trouvaient excusable d’avoir cédé à un penchant naturel auquel leur désintéressement et leur indépendance n’avaient mis aucun obstacle. C’était assez pour elles de suivre leur route ordinaire et d’aller à l’Opéra quand Hans venait les voir.

Quelqu’un qui, ce soir-là, aurait vu ces quatre femmes, n’aurait pas désiré pour elles un changement dans leur manière de vivre. Toutes étaient également petites et proportionnées à leur chambre en miniature. Madame Meyrick lisait à haute voix un livre français : c’était une aimable petite femme, demi-Française, demi-Écossaise, articulant fort bien les mots. Quoiqu’elle n’eût pas encore cinquante ans, ses cheveux crêpés, couverts d’un bonnet à la quakeresse, étaient déjà gris, mais ses sourcils étaient demeurés aussi bruns que les yeux qu’ils surmontaient ; sa robe noire, taillée comme une soutane de prêtre, avec sa rangée de boutons, convenait à sa proprette et mignonne personne d’à peine cinq pieds de haut. Les filles ressemblaient à leur mère, excepté Mab, qui avait les cheveux blonds et le teint clair de Hans, avec un front bombé, irrégulièrement formé et une étrangeté de physionomie qui rappelait son frère. Tout en elles était correct : depuis le nœud de leurs cheveux coiffés à la chinoise, jusqu’à leurs jupes grises dans leur puritanisme opposé à la mode, qui, à cette époque, aurait exigé que quatre circonférences féminines remplissent l’espace libre du parloir de devant. Le seul être de son espèce, gros et gras, que l’on voyait dans la chambre, était Hafiz, le chat angora, confortablement installé sur le coussin de cuir d’une chaise, ouvrant de temps en temps ses grands yeux pour voir si de plus petits animaux ne venaient point commettre de dégâts.

Le livre que madame Meyrick avait devant elle, était l’Histoire d’un conscrit, d’Erckmann-Chatrian. Elle venait de le finir, et Mab, qui avait laissé tomber son ouvrage et qui avançait la tête pour fixer ses yeux sur la lectrice, s’écria :

— C’est la plus belle histoire du monde !

— Naturellement, Mab, dit Amy, puisque c’est la dernière que tu as entendue. Tout ce qui te plaît est, à son tour, le meilleur.

— On ne peut appeler cela une histoire, dit Kate ; c’est un fragment historique rapproché de nous au moyen d’un puissant télescope. Nous voyons les figures des soldats ; non, c’est plus que cela : nous pouvons entendre tout ; nous pouvons presque sentir battre leurs cœurs.

— Appelle-la comme tu voudras, dit Mab en jonglant avec son dé ; appelle-la le chapitre des révélations. Elle me fait désirer quelque chose de bon, de grand. Elle me fait aimer Schiller ; je voudrais prendre le monde dans mes bras et le couvrir de baisers ! Il faut que je vous embrasse à sa place, petite mère !

Et elle jeta ses bras au cou de madame Meyrick.

— Chaque fois que tu es ainsi, Mab, tu fais tomber ton ouvrage, dit Amy. Si tu veux faire quelque chose de bon, finis ton coussin et ne le salis pas.

— Oh ! oh ! oh ! grommela Mab en ramassant son ouvrage et son dé. Je voudrais avoir trois conscrits blessés à soigner !

— Tu serais capable de renverser leur tisane en parlant, dit Amy.

— Pauvre Mab ! fit la mère. Ne sois pas dure pour elle. Donne-moi ma broderie maintenant, mon enfant. Continue et lâche la bride à ton enthousiasme ; moi, je vais finir ce pavot rouge et blanc.

— Eh bien, maman, je vous crois plus caustique qu’Amy, dit Kate en se retirant pour mieux juger de l’effet de son dessin.

— Oh !… oh !… oh !… fit de nouveau Mab en croisant les bras. Je voudrais qu’il arrivât quelque chose d’extraordinaire. Je suis comme si le déluge allait venir. Les eaux des profondeurs immenses brisent leurs entraves ; les cataractes du ciel s’entr’ouvent !.. Il faut que je fasse des gammes !

Mab, à ces mots, alla ouvrir le piano. Ses sœurs riaient en voyant son enthousiasme, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la maison, et l’on entendit frapper à la porte d’entrée.

— Mon Dieu ! s’écria madame Meyrick en se levant : Il est dix heures passées et Phœbé est allée se coucher.

Elle s’empressa de sortir en laissant ouverte la porte du parloir.

« M. Deronda ! » Les jeunes filles entendirent cette exclamation de leur mère. Mab se serra les mains en disant :

— Eh bien, voilà !… Le quelque chose que j’attendais est arrivé.

Kate et Amy cessèrent de travailler, tant elles étaient surprises ; mais Deronda parla si bas, qu’elles ne purent rien entendre, et madame Meyrick ferma tout à coup la porte du parloir.

— Je sais que je puis avoir en votre bonté une confiance sans bornes, dit Deronda après un court récit des événements ; vous pouvez vous imaginer combien je suis embarrassé avec cette pauvre petite. Je ne puis la confier à des étrangers, et, dans l’état nerveux où elle se trouve, je craindrais de la placer dans une maison pleine de domestiques. Je me suis fié à votre merci. J’espère que vous ne considérerez pas mon action comme injustifiable.

— Au contraire. Vous me faites honneur en comptant sur moi. Je vois dans quel embarras vous êtes. Amenez-la, je vous prie. Je rentre pour préparer mes enfants à la recevoir.

Tandis que Deronda retournait vers la voiture, madame Meyrick reparut dans le parloir et dit :

— Il nous est arrivé quelqu’un dont il faudra prendre soin au lieu de tes conscrits blessés, Mab ; c’est une pauvre fille qui allait se noyer de désespoir. M. Deronda est arrivé à temps pour la sauver. Il l’a prise dans son canot et, comme il ne savait où la mettre en sûreté il a pensé à nous et nous l’amène. Il paraît qu’elle est juive, mais bien élevée, car elle sait l’italien et la musique.

Les trois jeunes filles, étonnées et dans l’attente, se serrèrent l’une contre l’autre, prêtes à répondre à cet appel fait à leur commisération. Mab semblait stupéfaite, comme si cet accomplissement de son désir avait quelque chose de surnaturel.

Deronda s’étant approché du cab où l’attendait le pâle visage que nous connaissons, lui dit :

— Je vous ai amenée chez les meilleures personnes du monde ; vous allez voir trois jeunes demoiselles comme vous. C’est une heureuse demeure. Voulez-vous me permettre de vous conduire auprès de ces dames ?

Elle descendit du cab soutenue par Deronda, et quand elle arriva dans la lumière du parloir, elle offrait un tableau qui aurait ému des cœurs moins sensibles que ceux des dames Meyrick. Le brusque passage de l’obscurité à la lumière l’éblouit d’abord, et avant qu’elle eût pu se reconnaître, la mère avait déjà pris sa main dans les siennes. Deronda fut satisfait de voir que les Meyrick étaient moins grandes que sa protégée ; la pauvre voyageuse ne pouvait avoir peur des aimables figures qui l’accueillaient ; elle les regardait tour à tour pendant que la mère lui disait :

— Ma pauvre enfant, vous devez être bien lasse !

— Nous aurons soin de vous, nous vous consolerons, nous vous aimerons ! s’écria Mab, incapable de se contenir plus longtemps et saisissant la petite main de l’étrangère qu’elle pressa cordialement.

Cet accueil si bienveillant, si chaud, pénétra dans le cœur de la pauvre fille étonnée ; elle recula un peu pour mieux voir les quatre visages qui étaient devant elle et dont la bonté se réfléchissait dans ses yeux, non par un sourire, mais par ce changement indéfinissable qui fait voir que l’anxiété se transforme en contentement. Elle regarda Deronda comme pour reporter sur lui toute cette affabilité ; puis, se tournant vers madame Meyrick, elle lui dit d’une voix harmonieuse et avec recueillement :

— Je suis étrangère ; je suis juive. Vous pourriez croire que j’ai été méchante !

— Non, nous sommes sûres que vous êtes bonne ! s’écria Mab.

— Nous ne pensons pas mal de vous, pauvre enfant. Vous serez en sûreté avec nous, dit madame Meyrick. Venez et asseyez-vous. Vous allez manger quelque chose et puis vous irez vous coucher.

L’étrangère regarda de nouveau Deronda, qui lui dit :

— Vous ne craindrez rien avec ces amies. Reposerez-vous cette nuit ?

— Oh ! je n’aurai pas peur et je reposerai. Je crois qu’elles sont les anges secourables.

Madame Meyrick voulut la faire asseoir, mais elle recula encore, et cette pauvre créature, harassée, parla comme si elle éprouvait un scrupule d’être si bien reçue avant d’avoir fait le récit de ce qui la concernait.

— Je m’appelle Mirah Lapidoth. J’ai fait une longue route ; je suis venue seule de Prague jusqu’ici. Je me suis sauvée ; j’ai fui des choses terribles. Je suis venue à Londres pour retrouver ma mère et mon frère. On m’a enlevée à ma mère quand j’étais petite, mais j’ai cru pouvoir la retrouver. J’ai eu beaucoup de chagrin ; — les maisons avaient été démolies ; — je n’ai pu savoir ce qu’elle était devenue. Cela a duré longtemps, et je n’avais pas beaucoup d’argent. Voilà pourquoi je suis dans l’affliction.

— Notre mère sera bonne pour vous, s’écria Mab ; voyez comme elle est une charmante petite mère !

— Asseyez-vous maintenant, dit Kate en avançant une chaise et pendant qu’Amy courait faire du thé.

Mirah ne résista pas davantage ; elle s’assit avec une grâce infinie, croisa ses petits pieds, laissa tomber les mains sur son giron et regarda ses amies avec une tendresse respectueuse ; en même temps, Hafiz, qui avait considéré la scène du siège qu’il occupait, s’avança la queue en l’air et vint se frotter contre les jambes de Mirah. Deronda pensa qu’il était temps de se retirer.

— Me permettez-vous de revenir demain à cinq heures ? demanda-t-il à madame Meyrick.

— Oh oui ! je vous en prie. D’ici là, nous aurons eu le temps de faire connaissance.

— Au revoir, dit Deronda en tendant la main à Mirah. Elle se leva, la prit et ce moment leur rappela à tous deux celui où, pour la première fois, il lui avait tendu cette main. Elle fixa les yeux sur lui et dit avec une affectueuse ferveur :

— Que le Dieu de nos pères vous bénisse et vous délivre de tout mal, comme vous m’avez délivrée ! Je ne croyais pas qu’il existât d’homme aussi bon. Personne avant vous ne m’avait crue digne de ce qu’il y a de meilleur. Vous m’avez trouvée pauvre et misérable, et cependant vous m’avez donné le meilleur.

Deronda ne put parler, et après de silencieux adieux aux dames Meyrick, il s’éloigna.



  1. Josué Reynold, célèbre portraitiste anglais, né à Plympton en 1723, et mort à Londres en 1792. (N. du trad.)
  2. Ce mot Don est une qualification qui équivaut à celle de maître et que l’on donne, en Angleterre, aux professeurs des universités d’Oxford et de Cambridge. (Note du traducteur.)
  3. Uniforme porté par les élèves du collège de Christi’s-Hospital
  4. Il n’est pas de plus grande douleur que de se souvenir du temps heureux dans le malheur. (Note du traducteur.)