Traduction par Ernest David.
Calmann-Lévy (Volume Ip. 1-110).


L’ENFANT GÂTÉE


I


— Est-elle belle ou laide ? Quel est le secret de forme ou d’expression qui donne cette étrangeté à son regard ? Est-ce le bon ou le mauvais génie qui y domine ? Probablement le mauvais ; sans cela, pourquoi son effet serait-il celui d’un charme inquiet plutôt que celui d’un charme tranquille ? pourquoi le désir de l’examiner de nouveau est-il une contrainte plutôt qu’une envie à laquelle tout l’être consent ?

Celle qui soulevait ces questions dans l’esprit de Daniel Deronda était occupée à jouer, non au grand air, comme les pâtres espagnols, qui, couverts de haillons, s’amusent à jeter de la menue monnaie contre un mur, mais dans un de ces palais somptueux où la civilisation moderne a prodigué l’or et les peintures afin d’en faire des lieux de rendez-vous pour les personnes de la haute volée, où ne vont que rarement les gens du petit monde.

C’était au mois de septembre, vers quatre heures de l’après-midi ; seul un petit bruit, un tintement léger, un faible son argentin troublait le silence ; de temps en temps une voix monotone et automatique prononçait quelques mots en français. Autour de deux grandes tables se tenaient des groupes, dont les visages et l’attention étaient absorbés dans les combinaisons de la roulette. Derrière eux on voyait une soixantaine de personnes des deux sexes, simples spectateurs pour la plupart ; l’un d’eux risquait de loin en loin une pièce de cinq francs, uniquement pour se faire idée de ce que pouvait bien être la passion du jeu. Ceux qui prenaient un plus vif intérêt à la partie, offraient toutes les variétés du type européen : le Livonien se mêlait à l’Espagnol ; le Gréco-Italien à l’Allemand ; l’Anglais aristocrate à l’Anglais plébéien. C’était véritablement une confusion d’égalité humaine. Les doigts roses et chargés de bagues d’une comtesse anglaise effleuraient de temps en temps une main osseuse et jaune qui s’accordait de tous points avec une figure carrée, décharnée, aux yeux caves, aux sourcils grisonnants, aux cheveux rares et mal peignés, au total une légère métamorphose du vautour. En quel autre lieu la fière comtesse aurait-elle consenti à s’asseoir de bonne grâce à côté de cette créature aux lèvres minces, à l’air aussi vieux et aussi décrépit que les fleurs artificielles de son chapeau ?

Elle avait encore pour voisin un respectable négociant de Londres, à la main douce, aux cheveux blonds, lisses et soigneusement séparés devant et derrière, fournisseur de la noblesse et de la haute bourgeoisie, dont le patronage lui permettait de se donner de la distraction. Il n’était pas tellement dominé par la passion du jeu qu’il en perdît l’appétit ; il aimait mieux les loisirs et la bonne chère, et dans les vacances que lui laissaient les affaires pour dépenser fastueusement son argent, il ne voyait rien de mieux à faire que d’en gagner au jeu pour le dépenser plus pompeusement encore. Si, dans sa tenue, quelque chose trahissait le commerçant, dans ses plaisirs, il pouvait marcher de pair avec les plus anciens noms.

Tout près de lui on voyait un bel Italien, calme, immobile, occupé à empiler des napoléons qu’il passait à une vieille dame coiffée d’une perruque et armée d’un binocle qui lui pinçait effroyablement le nez. Une ombre de sourire passait alors sur ses lèvres ; mais le sculptural Italien demeurait impassible, et, — convaincu sans doute de la bonté du système au moyen duquel il dompterait la chance, — préparait une nouvelle pile de louis.

Ainsi faisait encore une espèce de vieux beau, le visage émacié, libertin usé, qui regardait la vie à travers le petit morceau de verre incrusté dans l’orbite de son œil droit, et dont la main tremblait quand il demandait à changer.

Mais, tandis que les joueurs pris séparément différaient sensiblement les uns des autres, une certaine expression négative, uniforme comme un masque, régnait entre eux ; on aurait dit que tous avaient mangé d’une même racine qui, pour le moment, les contraignait à une semblable monotonie d’action.

La première pensée de Deronda, quand ses yeux tombèrent sur cette scène attristante, où le jeu se combinait avec une effrayante absorption de gaz empoisonné, fut que le divertissement des jeunes bergers espagnols lui paraissait plus amusant. Tout à coup, il tressaillit imperceptiblement. Son attention venait de s’arrêter sur une jeune personne assise, devant la table, non loin de lui. Elle se penchait, en parlant anglais, vers une autre dame, beaucoup plus âgée qu’elle ; au bout d’un instant, elle se remit à son jeu et présenta un gracieux visage qu’il était possible de regarder sans admiration, mais devant lequel on ne pouvait passer avec indifférence.

Deronda suivait attentivement, mais sans les admirer, les mouvements de ce sylphe problématique qui, exclusivement occupé de son jeu, maniait son argent avec une décision et une dextérité rares, sans paraître se soucier de ceux qui le regardaient. Le sylphe gagnait ; et, lorsque ses doigts mignons, et gantés de gris-perle, arrangeaient les pièces d’or pour les mettre de nouveau sur le point gagnant, ses yeux laissaient échapper un regard froid sous lequel perçait cependant une exhilaration interne.

Pendant cet examen, les regards de la jeune beauté rencontrèrent ceux de Deronda ; mais, au lieu de les voir se détourner comme elle y comptait, ils s’arrêtèrent sur les siens avec insistance, et elle fut désagréablement convaincue qu’ils la contemplaient depuis longtemps. La sensation pénible qu’elle en ressentit lui fit supposer qu’il la considérait comme son inférieure ; elle s’imagina qu’il était d’une essence autre que celle de l’humaine écume qui l’entourait, et ces sentiments firent naître dans son cœur une colère qui menaçait de s’élever jusqu’au conflit. Pourtant elle ne rougit pas ; au contraire, le sang disparut de ses lèvres, et, sans autre signe d’émotion que sa pâleur, elle se remit à jouer. Mais le regard de Deronda avait agi comme le mauvais œil ; l’enjeu disparut ; qu’importe ! elle avait constamment gagné et sa réserve montait à une somme considérable. Son amie, en même temps son chaperon, qui, d’abord, lui avait conseillé de ne pas jouer, commençait à l’approuver, tout en lui recommandant de s’arrêter et d’empocher son bénéfice, conseil auquel Gwendolen avait répondu qu’elle cherchait la surexcitation du jeu et non le gain. Quand elle vit le râteau enlever sa nouvelle mise, elle sentit ses paupières la brûler, et, certaine que cet homme ne la quittait pas des yeux, elle en éprouva un malaise qui devint bientôt une torture. Raison de plus alors pour ne point reculer et pour persister comme si elle eût été indifférente à la perte ou au gain. En vain son amie insistait pour lui faire quitter la partie ; Gwendolen mit dix louis sur la même couleur ; elle était arrivée peu à peu à cet état de fièvre où l’esprit ne réfléchit plus et se raidit contre la chance. Puisqu’elle ne gagnait plus extraordinairement, le mieux à faire était de perdre extraordinairement. Elle obligea ses nerfs à demeurer calmes et ne manifesta aucune émotion. Chaque fois que son or disparaissait, elle doublait son enjeu. Tous les regards se dirigeaient sur elle ; mais le seul qui la touchât était celui de Deronda, et, quoi qu’elle ne se tournât jamais de son côté, elle était sûre qu’il ne la perdait pas de vue. Le drame ne dura pas longtemps. — Faites votre jeu, mesdames et messieurs[1] ! disait la voix automatique du Destin, personnifié en croupier ; et la main de Gwendolen avança sa dernière pile de louis. — Le jeu ne va plus, dit le destin. Cinq secondes après, Gwendolen quittait la table et, se tournant résolûment vers Deronda, le fixa sans se troubler. Elle crut voir dans ses yeux un sourire ironique, mais elle préférait son attention à son dédain, et, en dépit même de cette arrogance et de cette ironie, il aurait été difficile de croire que Deronda n’admirait pas son énergie autant que sa beauté. Il était jeune, élégant, distingué en apparence ; il ne ressemblait pas à ces Philistins ridicules qui se croient obligés de flétrir le jeu et de protester contre lui. Gwendolen était persuadée qu’elle connaissait ce qu’il y avait d’admirable en elle, et, de plus, qu’elle était admirée. Le piédestal toutefois venait de recevoir un choc assez sévère et chancela un peu sur sa base ; mais il ne pouvait être aisément renversé.

Le soir, le salon étincelait sous l’éclat du gaz et des éblouissants costumes des dames, qui laissaient traîner sur le parquet les queues de leurs robes ou qui étaient assises sur les ottomanes.

La néréide aux cheveux châtains, en robe vert de mer, avec un chapeau de même nuance sur lequel flottait une large plume retenue par une agrafe d’argent, était Gwendolen Harleth. Elle donnait le bras à la dame que nous avons vue assise à côté d’elle à la table de jeu : un gentleman porteur d’une moustache blanche et de cheveux taillés en brosse, raide dans sa tenue comme un officier allemand, les accompagnait. Elles se promenaient et s’arrêtaient de temps en temps pour causer avec des connaissances, et Gwendolen était fort observée par les groupes assis.

— Quelle étrange fille que miss Harleth !.. Elle ne fait rien comme les autres.

— Oui, on dirait un serpent vert et argent ; il me semble qu’elle tourne la tête un peu plus que d’habitude.

— Il lui faut toujours quelque chose d’extraordinaire. La trouvez-vous jolie, monsieur Vandernoodt ?

— Très-jolie. Un homme serait excusable de faire des folies pour elle.

— Alors vous aimez les nez retroussés et les grands yeux voilés.

— Oui, quand ils ont un pareil ensemble.

— L’ensemble du serpent.

— Soit. La femme a été tentée par le serpent ; pourquoi l’homme ne le serait-il pas ?

— Elle est certainement gracieuse ; mais il faudrait plus de couleur sur ses joues : elle a un genre de beauté à la Lamia.

— Au contraire, je trouve que son teint est un de ses principaux attraits. C’est une pâleur chaude. Ce nez délicat et légèrement courbé est étourdissant. Je n’ai jamais vu de plus belle bouche ; ses lèvres ondulent finement ; n’est-ce pas, Mackworth ?

— Moi, je ne supporte pas ce genre de bouche ; elle paraît trop contente d’elle ; les courbes sont trop immobiles. J’aime une bouche qui remue plus que cela.

— Pour ma part, je la trouve odieuse, dit une douairière. C’est étonnant comme les filles désagréables sont en vogue. Qui sont ces Langen ? Les connaît-on ?

— Ils sont tout à fait comme il faut. J’ai dîné plusieurs fois avec eux à l’hôtel de Russie. La baronne est Anglaise. Miss Harleth l’appelle sa cousine. Elle est elle-même très bien élevée.

— Vraiment ! et le baron ?

— Un excellent portrait de famille.

— Votre baronne est toujours au jeu, dit Mackworth. J’imagine que c’est elle qui a fait jouer miss Harleth.

— Oh ! la baronne joue très-modérément ; dix francs par-ci par-là. Miss Harleth est plus inconsidérée. Mais ce n’est qu’une boutade.

— On dit qu’elle a reperdu tout son gain d’aujourd’hui. Sont-ils riches ? Qui le sait ?

— Ah ! qui le sait ? Le sait-on de n’importe qui ici ? dit M. Vandernoodt, qui alla rejoindre les Langen.

La remarque que, ce soir-là, Gwendolen tournait la tête plus que d’ordinaire était juste. Ce n’est pas qu’elle voulût s’abandonner complètement à l’idée de faire le serpent ; mais elle cherchait le moyen de voir Deronda et de s’informer de cet étranger, dont le regard la faisait encore tressaillir. L’occasion ne tarda pas à se présenter.

— Monsieur Vandernoodt, vous qui connaissez tout le monde, dit-elle avec une certaine langueur d’articulation, apprenez-moi donc quel est ce monsieur près de la porte.

— Il y a une demi-douzaine de messieurs près de la porte. Voulez-vous parler de ce vieil Adonis en perruque qui date de Georges IV ?

— Non, non ! À droite ; ce jeune homme aux cheveux noirs, à l’expression insupportable.

— Vous l’appelez insupportable ! Je trouve qu’il est remarquablement beau.

— Mais qui est-il ?

— Il est arrivé dernièrement avec sir Hugo Mallinger.

— Sir Hugo Mallinger ?

— Oui. Vous ne le connaissez pas ?

— Non. (Gwendolen rougit légèrement.) Il a une propriété non loin de la nôtre, mais il n’y vient pas. Comment dites-vous que s’appelle ce monsieur ?

— Deronda ; M. Deronda.

— C’est un joli nom ! Est-il Anglais ?

— Oui. On prétend qu’il tient de près au baronnet. Vous intéresse-t-il ?

— Oui. Je trouve qu’il n’est pas comme les jeunes gens, en général.

— Et vous n’admirez pas les jeunes gens, en général !

— Oh ! non. Je sais toujours ce qu’ils vont dire ; mais je ne puis deviner ce que dirait ce M. Deronda. Que dit-il ?

— Rien de bien particulier. J’étais dans sa société pendant une bonne heure, hier soir, sur la terrasse, et il n’a pas prononcé un mot ; il n’a pas fumé non plus. Il semblait ennuyé.

— Autre raison pour laquelle je voudrais le connaître. Je suis toujours ennuyée.

— Je crois qu’il serait charmé de vous être présenté. Dois-je vous l’amener ? le permettez-vous, baronne ?

— Pourquoi pas ? puisqu’il est parent de sir Hugo Mallinger… C’est un nouveau rôle que vous jouez, Gwendolen, en prétendant que vous êtes toujours ennuyée, continua madame de Langen, quand M. Vandernoodt se fut éloigné. — Jusqu’à présent, vous m’avez toujours parue empressée de jouer du matin au soir.

— C’est précisément parce que je m’ennuie à mourir. Si je dois cesser de jouer, autant vaut me casser bras et jambes. Il faut que je fasse quelque chose ; à moins que vous ne vouliez me conduire en Suisse et gravir avec moi le Matterhorn.

— Peut-être ce M. Deronda remplacera-t-il le Matterhorn.

— Peut-être !

Mais Gwendolen ne fit pas, cette fois, la connaissance de Deronda. M. Vandernoodt ne réussit pas à le lui amener, et, quand elle rentra dans sa chambre, elle y trouva une lettre qui la rappelait à la maison.


II


Voici la lettre que Gwendolen trouva sur sa table :

« Chère enfant, — j’ai attendu de tes nouvelles toute une semaine. Dans ta dernière, tu me disais que les Langen se proposaient d’aller à Bade. Comment peux-tu être assez insouciante pour me laisser dans l’incertitude sur ton adresse ?

» Je suis dans la perplexité la plus grande, car je crains que celle-ci ne te parvienne pas. Tu devais nous revenir à la fin de septembre ; aujourd’hui, je te supplie de te mettre en route immédiatement ; car, si tu dépenses tout ton argent, il ne me sera pas possible de t’en envoyer d’autre, et il ne faut point en emprunter aux Langen ; je ne pourrais le leur rendre. C’est la triste vérité, mon enfant. J’aurais désiré te l’épargner, mais une affreuse calamité est venue nous frapper. Grapnell et Cie ont failli pour un million et nous sommes totalement ruinées, ta tante Gascoigne et moi ; seulement, comme ton oncle a son bénéfice, en renonçant à leur équipage et en obtenant des bourses pour les garçons, ils pourront se suffire. Toute la fortune que notre pauvre père nous a laissée est perdue. Je n’ai plus rien à moi ! Il vaut mieux que tu saches tout, mais mon ceeur saigne en te l’écrivant. Quel malheur que tu sois partie comme tu l’as fait ! Je ne te le reproche pas, ma chère enfant ; je voudrais pouvoir t’éviter tout chagrin. Pendant ton trajet tu auras le temps de réfléchir sur notre situation et de te préparer aux changements inévitables que tu trouveras ici. Nous quitterons très probablement Offendene, et j’espère que M. Haynes, qui désirait l’occuper avant moi, sera disposé à le reprendre. Nous ne pouvons nous réfugier au presbytère où pas un coin n’est libre. Il faut que nous trouvions un gîte quelconque et que nous vivions de la charité de ton oncle Gascoigne, en attendant que j’aie trouvé quelque chose à faire. Une fois les domestiques payés, je ne sais si je serai à même de m’acquitter envers les fournisseurs. Appelle à ton aide tout ton courage, ma très-chère enfant, et résignons-nous à la volonté de Dieu.

» Hélas ! c’est la faute de M. Lassmann si nous sommes dans cette malheureuse faillite !

» Tes pauvres sœurs ne peuvent que pleurer avec moi et ne me sont d’aucun secours. Quand tu seras ici, peut-être notre ciel s’éclaircira-t-il. Il ne m’est pas possible de me figurer que tu seras dans la pauvreté. Si les Langen prolongent leur séjour sur le continent, tu trouveras, je l’espère, quelqu’un pour t’accompagner ; mais reviens en toute hâte auprès de ton affligée et affectionnée mère

 » FANNY DAVILOW »

Gwendolen, au premier moment fut atterrée de cette lettre. La conviction que sa destinée devait être brillante et libre de tout tracas était plus fortement enracinée encore dans son esprit que dans celui de sa mère. Il lui était aussi difficile de croire à une position médiocre, à une dépendance humiliante, qu’à une mort soudaine. Elle demeura quelques minutes sans faire un mouvement ; puis, ôtant son chapeau, elle alla se regarder machinalement dans sa glace ; elle obéissait à une habitude contractée depuis longtemps ; mais, ce soir-là, elle ne se voyait pas ; elle semblait avoir été réveillée en sursaut par un bruit horrible dont elle cherchait à saisir la cause. Peu à peu le sentiment de la réalité lui revint ; elle s’assit sur son canapé, reprit la lettre de sa mère, qu’elle relut posément ; puis elle demeura les mains jointes sur son giron, parfaitement calme en apparence et les yeux secs. Elle voulait envisager la position sous son véritable jour, la regarder bien en face, et, au lieu de se lamenter, lui résister avec toute l’énergie dont elle se sentait capable. Elle ne s’écria pas : « Ma pauvre mère ! » Sa mère avait été assez mal partagée sous le rapport du bonheur, et, si Gwendolen avait voulu plaindre quelqu’un, elle aurait commencé par se plaindre elle-même. Son premier sentiment fut celui de la colère. Elle était furieuse d’avoir perdu son argent ; si la chance avait continué à la favoriser, elle aurait pu avoir à sa disposition une jolie somme qui lui eût permis de venir au secours des siens. Est-ce que cela n’était plus possible ? Elle ne possédait, il est vrai, que quatre napoléons, mais elle pouvait mettre en gage des bijoux, et ce procédé était assez commun dans la société élégante des villes d’eaux de l’Allemagne pour qu’il eût été puéril d’en avoir honte. D’ailleurs, quand même la lettre de sa mère ne lui serait pas parvenue, elle était décidée à se défaire d’un collier étrusque que, par hasard, elle n’avait pas encore porté depuis son arrivée. Avec dix louis, pour peu que sa première chance lui revînt, quoi de mieux à faire que de jouer encore ? Si, une fois rentrée chez elle, sa mère désapprouvait l’origine de cet argent, ce qui aurait lieu indubitablement, l’argent n’en serait pas moins là. Elle était résolue à laisser ignorer aux Langen le désastre qui avait frappé sa famille et à ne pas faire appel à leur compassion ; elle pouvait craindre cependant qu’en la voyant engager ses bijoux, ils ne l’accablassent de questions et de remontrances. La meilleure marche à suivre était donc, une fois le matin venu, d’aller échanger son collier contre de l’argent, de dire aux Langen que sa mère la rappelait sans en donner le motif, et de prendre, le soir même, le train pour Bruxelles. Elle n’avait personne pour l’accompagner et les Langen feraient sans doute des difficultés pour la laisser partir seule, mais sa volonté était inébranlable.

Au lieu de se mettre au lit, elle fit ses malles, et, tout en y procédant avec une activité presque fébrile, elle pensa aux scènes qui se passeraient le lendemain, aux explications fastidieuses, aux adieux, au voyage, etc. Il est vrai qu’il lui restait une alternative : celle de demeurer encore un jour et de tenter de nouveau la chance du jeu. Mais alors lui apparaissait Deronda, qui ne la quittait pas des yeux, qui la poursuivait de son exaspérante ironie au moment où la chance l’abandonnait encore. Cette image importune la fit pencher vers un départ immédiat. Lorsqu’elle était entrée dans sa chambre, minuit sonnait, et, quand elle eut fini d’emballer, les premières lueurs de l’aube perçaient à travers les rideaux de sa chambre et faisaient pâlir la lumière des bougies.

À quoi bon se coucher et chercher un sommeil qui ne viendrait pas ? Des ablutions d’eau froide devaient suffire à la reposer ; et puis une légère trace de fatigue la rendrait plus intéressante. Avant six heures, elle avait déjà revêtu son costume de voyage, car elle comptait sortir aussitôt qu’elle pourrait espérer voir les dames se rendre aux bains. En attendant, elle s’était assise devant son miroir, dans une attitude qu’elle n’aurait pu choisir meilleure si elle avait dû faire faire son portrait. Gwendolen éprouvait de naïves délices lorsqu’elle pensait à son heureuse personnalité ; en ce moment même, où le chagrin menaçait de l’étreindre, elle se regardait dans sa glace à la clarté naissante du jour, et la satisfaction se peignait sur ses traits ; ses lèvres fines laissèrent échapper un sourire, et, ôtant son chapeau, elle se pencha vers son image réfléchie par le miroir et lui donna un baiser. Comment aurait-elle cru au malheur ? Elle se sentait de force à le défier, à le dompter, ou à s’en éloigner comme elle l’avait déjà fait.

Madame de Langen ne sortait jamais avant le déjeuner ; Gwendolen pouvait donc, en toute sûreté, faire sa course matinale et revenir par l’Obere strasse[2], où se trouvait la boutique dont elle avait besoin et qu’elle savait devoir être ouverte dès sept heures. Pour le moment, les observateurs qu’elle désirait éviter devaient se promener vers les sources ou dormir encore ; mais elle était obligée de passer devant un grand hôtel, celui de la Czarine, d’où des regards indiscrets pouvaient la suivre jusqu’à la porte de M. Wiener. C’était une chance à courir ; d’ailleurs, ne pouvait-elle pas y aller pour acheter un objet de fantaisie ? Ce petit subterfuge lui vint à l’esprit lorsqu’elle se rappela que cet hôtel était celui de Deronda ; mais déjà elle se trouvait au milieu de l’Obère strasse et continua de s’avancer résolûment. Elle ne regarda ni à droite ni à gauche, entra dans la boutique conclut sa transaction avec un calme qui ne permit au petit M. Wiener de rien remarquer, excepté la grâce hautaine de ses manières et la beauté des trois turquoises du collier. Ces turquoises provenaient d’une chaîne que son père avait portée autrefois ; mais elle n’avait pas connu son père, et le collier était, à tous égards, l’ornement dont elle pouvait le plus convenablement se séparer sans regret. Le seul qu’elle éprouvât fut de n’avoir que neuf louis en sus des quatre qui lui restaient encore. Mais elle était chez les Langen ; elle occupait gratis une chambre de leur appartement ; il était préférable de se contenter de treize louis que de leur emprunter de l’argent. En admettant même qu’elle se décidât à en risquer trois, les dix restants seraient plus que suffisants, puisqu’elle entendait voyager nuit et jour sans s’arrêter. Revenue à l’hôtel, en attendant qu’on servît le déjeuner, elle hésitait encore sur son départ immédiat : en tout cas, elle dirait aux Langen qu’elle avait reçu de sa mère une lettre qui la pressait de revenir, en laissant indécis le moment où elle devrait partir. Elle en était là de ses réflexions lorsqu’elle entendit ouvrir la porte ; elle se leva, s’attendant à voir l’un ou l’autre des Langen ; c’était un domestique apportant pour miss Harleth un petit paquet qu’on avait déposé chez le portier. Gwendolen le prit et courut dans sa chambre. Elle était plus pâle et plus agitée qu’en lisant la lettre de sa mère : Même avant d’ouvrir le paquet, elle devina qu’il contenait le collier dont elle venait de se défaire. Il était enveloppé, sous le papier, dans un mouchoir de batiste, et on y avait joint le billet suivant, écrit précipitamment au crayon : « Un étranger qui a trouvé le collier de miss Harleth le lui rend, avec l’espoir qu’elle ne s’exposera plus à le perdre. »

La rougeur de l’orgueil offensé monta aux joues de Gwendolen. On avait arraché un coin du mouchoir pour en faire disparaître la marque ; mais qu’importe ! elle savait le nom de « l’étranger ». C’était Deronda. Il l’avait vue entrer dans la boutique et y était venu, immédiatement après elle, racheter le collier. Il avait pris là une impardonnable liberté, qui la mettait dans une position cruelle. Que faire ? Lui retourner le collier ? C’était lui dire qu’on l’avait deviné et s’exposer non seulement à une méprise, mais encore à la honte. Ne savait-il pas qu’il l’humiliait mortellement ? N’était-ce pas une nouvelle manière de lui témoigner son mépris et de continuer son rôle de Mentor insolent ? Les larmes amères de la mortification roulèrent sur ses joues. Personne encore n’avait osé la traiter avec ironie ou mépris. Une seule chose désormais lui paraissait claire : c’est qu’il fallait partir à l’instant, car il lui était impossible de reparaître au salon et plus impossible encore de se mettre au jeu en courant le risque de voir Deronda. Un coup frappé à sa porte lui apprit que le déjeuner était servi. D’un mouvement fébrile, elle jeta dans son nécessaire collier, mouchoir et papier, s’essuya les yeux et la figure, puis, reprenant son empire sur elle-même, elle alla rejoindre ses amis.

Ses traces de larmes et de fatigue s’accordèrent assez bien avec le récit qu’elle fit de son rappel à la maison par un motif qui était, elle le craignait, une peine pour sa mère. Ainsi qu’elle s’y attendait, on protesta contre son idée de partir seule ; mais elle persista.

Elle comptait prendre place dans un compartiment réservé aux dames et partirait directement. Elle pouvait parfaitement reposer dans le train et ne craignait rien.

Voilà comment il se fit que Gwendolen ne reparut plus au salon de jeu et partit le mercredi soir pour Bruxelles.

Le samedi matin, elle arrivait à Offendene, qu’elle et sa famille s’attendaient à devoir bientôt quitter.


III


Offendene n’était pas le séjour où s’était passée l’enfance de Gwendolen, et des souvenirs de famille ne le lui rendaient pas cher.

On l’avait choisi comme résidence pour sa mère, à cause de sa proximité du presbytère de Pennicote, et une année à peine s’était écoulée depuis que madame Davilow, Gwendolen et ses quatre sœurs, suivies de la gouvernante et d’une domestique, en avaient monté pour la première fois la longue avenue, par une après-midi du mois d’octobre, accueillies par les grolles qui croassaient à grand bruit au-dessus de leurs têtes et par les feuilles jaunies des ormes qui tombaient en tourbillonnant.

La saison convenait à la vieille maison en briques rouges avec ses bordures de pierre blanche, qui s’offrait aux trois avenues y conduisant et aux anciennes plantations qui bordaient les terrains immédiats. Elle aurait produit un meilleur effet si elle eût été construite sur un tertre, afin qu’on pût voir au loin les toits de chaume des villages environnants, les clochers des églises, les châteaux, les bois et les prés verdoyants des parcs qui sont la principale beauté de cette partie du Wessex ; mais, quoique bâtie au milieu de terrains plats et unis, et comme placée derrière un écran, elle avait une éclaircie sur le vaste monde à travers les dunes grises creusées par l’action incessante des éléments.

Ce modeste domaine ne produisait qu’un revenu assez médiocre ; la maison n’était même pas facile à louer, à cause de son ameublement démodé et de ses tentures fanées. Toutefois, l’extérieur et l’intérieur prouvaient qu’elle n’avait pas été habitée par des commerçants retirés des affaires, et cette certitude avait bien une certaine valeur aux yeux de personnes dont le rang touchait à la limite de la noblesse. D’ailleurs, elle avait servi de résidence à une comtesse douairière, et madame Davilow en avait éprouvé une satisfaction visible.

Cet état de choses était devenu possible à la mort du capitaine Davilow, qui, pendant les neuf dernières années de sa vie, n’était venu voir sa famille qu’à de rares intervalles, suffisants toutefois pour la réconcilier avec ses longues absences. Gwendolen avait toujours tenu en horreur le genre de vie de ses parents, errant à travers le monde, passant d’une ville d’eaux quelconque dans une autre, d’un appartement parisien dans un appartement de province, éprouvant sans cesse de nouvelles antipathies pour ces chambres et ces meubles loués, et pour les nouvelles connaissances de condition presque toujours inférieure. La circonstance d’être demeurée deux ans dans un pensionnat à la mode où, dans presque toutes les occasions d’étalage, on la mettait en avant, n’avait fait que consolider sa persuasion qu’une personne comme elle ne pouvait rester dans une position sociale ordinaire. Les craintes d’un semblable malheur disparaissaient, maintenant que sa mère allait avoir une maison à elle ; car, sur le chapitre de la naissance, Gwendolen se sentait à son aise. Elle ne savait pas comment son grand-père maternel avait gagné sa fortune ; il avait été aux Indes, et cela répondait à toutes les questions. Quant à la famille de son père, elle n’ignorait pas qu’elle était assez haut placée pour n’avoir fait aucune attention à sa mère, qui, néanmoins, conservait avec orgueil le portrait d’une de ses parentes, lady Molly. Elle en aurait probablement su davantage sur son père, car le capitaine Davilow n’était que son beau-père, sans un petit incident qui arriva quand elle avait douze ans. Madame Davilow, qui ne faisait qu’à de longs intervalles l’exhibition des souvenirs de son premier mari, montrait un jour sa miniature à Gwendolen et lui racontait que le pauvre cher papa était mort quand sa petite fille était encore au maillot. Gwendolen, pensant aussitôt à son peu aimable beau-père, dit :

— Pourquoi vous êtes-vous remariée, maman ? Il aurait mieux valu ne pas le faire.

Madame Davilow rougit jusqu’au blanc des yeux ; un nuage passa sur sa figure ; elle s’écria avec une violence qui ne lui était pas habituelle :

— Tu n’as point de sensibilité, mon enfant.

Gwendolen, qui aimait sa mère, en fut toute honteuse, et n’osa plus, depuis lors, parler de son père.

Ce ne fut pas la seule fois qu’un remords filial vint la visiter. Il avait été convenu que, quand ce serait possible, on lui dresserait un petit lit dans la chambre de sa mère ; car madame Davilow témoignait une tendresse toute particulière à sa fille aînée, qui était son enfant de prédilection et qu’elle avait eue à l’époque la plus heureuse de sa vie. Une nuit qu’elle était malade, la potion qui devait être auprès de son lit ayant été oubliée, elle pria Gwendolen de se lever et de la lui apporter. La petite égoïste, blottie dans ses couvertures et ayant bien chaud, répondit par un refus. Sa mère dut se passer de sa potion, et pourtant elle ne fit pas un reproche à sa fille ; mais le lendemain Gwendolen essaya de la dédommager par des caresses qui ne lui coûtèrent point d’efforts. Ayant toujours été l’âme et l’orgueil de la maison, adulée par sa mère, servie par ses sœurs, par la gouvernante et par les domestiques, il était naturel qu’elle considérât son plaisir personnel comme une chose très importante, puisque tous les autres s’y soumettaient. Bien que n’ayant jamais été cruelle, aimant au contraire à sauver des insectes qui se noyaient, elle se souvenait avec dépit d’avoir, dans un moment d’exaspération, étouffé le serin de sa sœur, parce que son chant strident couvrait le sien. Il est vrai qu’en compensation, elle avait eu la bonté d’acheter à sa sœur une souris blanche ; mais, quoique s’excusant intérieurement, la pensée de ce meurtre l’avait longtemps fait tressaillir. Gwendolen n’était donc pas exempte de remords ; mais elle aimait les pénitences faciles, et arrivée à vingt ans, sa force native s’était transformée en un empire sur elle-même assez puissant pour la garantir contre toute humiliation pénitentielle. S’il y avait en elle plus de feu et plus de volonté que jamais, sous ce feu couvait aussi plus de calcul.

En arrivant à Offendene, — que madame Davilow n’avait pas vu encore, car la maison avait été louée pour elle par son beau-frère M. Gascoigne, — quand la famille fut descendue de voiture et put en prendre une vue générale, personne ne dit un mot : la mère, les quatre sœurs et la gouvernante regardaient Gwendolen et attendaient avec anxiété la décision qu’elle allait prononcer. Des quatre filles, depuis Alice qui était dans sa seizième année, jusqu’à Isabelle dans sa dixième, on ne pouvait rien dire, sinon que c’étaient des enfants dont les robes commençaient à s’user. Miss Merry était d’âge déjà mûr, mais d’une expression nulle. La beauté fanée de madame Davilow avait quelque chose de pathétique que lui donnait le regard inquiet qu’elle jetait sur Gwendolen passant rapidement l’examen de la maison et du paysage. Imaginez un jeune cheval de race arrivant au pâturage au milieu de poneys au poil rude et de patients chevaux de fiacre.

— Eh bien, ma chérie, que penses-tu de cette résidence ? demanda madame Davilow d’un ton presque suppliant.

— Je la trouve charmante, répondit vivement Gwendolen. Le site est romantique ; il ne peut rien y arriver que de délicieux. Le terrain me semble bon pour tout. Personne n’aura honte de demeurer ici.

— Assurément, rien n’y a l’air commun.

— Une royauté tombée ou une grande infortune s’y trouverait très bien. Nous pourrions avoir vécu dans la splendeur et être venues nous réfugier ici. Mais, ajouta-t-elle d’un ton plus tranchant, je croyais que mon oncle et ma tante Gascoigne, ainsi qu’Anna, seraient venus nous recevoir !

— Nous sommes arrivés de bonne heure, observa madame Davilow, qui, s’adressant ensuite à la femme de charge lui demanda : « Attendez-vous monsieur et madame Gascoigne ?

— Oui, madame ; ils étaient ici hier pour me recommander de faire du feu et de préparer le dîner. J’ai allumé du feu la semaine dernière dans toutes les chambres qui avaient été d’abord bien aérées. J’aurais voulu que le mobilier eût un meilleur aspect après avoir été si bien nettoyé ; mais j’espère que vous rendrez justice aux cuivres. Quand monsieur et madame Gascoigne viendront, ils vous diront que rien n’a été négligé. Ils seront ici à cinq heures, pour sûr.

Cette explication satisfit Gwendolen, qui n’entendait pas que son arrivée fût accueillie avec indifférence ; puis, suivie de ses sœurs, elle alla examiner les chambres, la salle à manger en vieux chêne, la bibliothèque et, enfin, le salon, dans lequel on entrait par une petite antichambre.

— Maman, maman, venez ici, je vous prie, s’écria Gwendolen. Voici un orgue, je serai sainte Cécile ; je me ferai peindre en sainte Cécile. — Jocosa (c’était le nom qu’elle donnait à miss Merry), dénouez-moi les cheveux. Voyez, maman.

Elle avait ôté son chapeau et ses gants, puis s’était assise devant l’orgue dans une attitude extatique, les yeux levés au ciel, pendant que l’obéissante Jocosa, retirant le peigne qui retenait les cheveux, les fit tomber jusqu’aux pieds de la jeune fille.

— Charmant tableau, en effet, ma chérie, dit en souriant madame Davilow, qui aimait à voir la beauté de son enfant de prédilection se déployer même en présence d’une cuisinière. Gwendolen se leva en riant de bon cœur, car tout semblait s’associer à ses désirs dès son entrée dans cette nouvelle demeure.

— Quelle chambre étrange, fit-elle en regardant autour d’elle. J’aime ces vieilles chaises brodées, ces guirlandes sur les lambris, et ces tableaux qui ne valent peut-être pas grand’chose. Voyez donc celui-ci, maman ; je le crois espagnol.

— Oh ! Gwendolen ! s’écria tout à coup d’un ton alarmé la petite Isabelle, qui avait ouvert un panneau de la boiserie.

Toutes à la suite de Gwendolen accoururent examiner ce qui avait pu effrayer la petite sœur. Le panneau ouvert mettait à jour une peinture représentant un cadavre livide que fuyait avec effroi une sombre figure les bras étendus en avant. « C’est horrible ! » fit madame Davilow avec dégoût. Isabelle, véritable enfant terrible dont la mémoire était alarmante, dit à Gwendolen qui frissonnait silencieusement :

— Tu n’oseras jamais rester seule dans cette chambre, Gwendolen.

Celle-ci, se retournant presque furieuse :

— Comment as-tu osé ouvrir ce que l’on avait caché, petite créature perverse ? s’écria-t-elle en terrifiant la coupable du regard. Il y a une serrure. — Où est la clef ? — Qu’on la cherche, et, si on ne la trouve pas, qu’on en fasse faire une ! — Que personne n’ouvre plus ce panneau et qu’on m’apporte cette clef !

Après avoir donné cet ordre collectif, Gwendolen, surexcitée, emmena sa mère en lui disant :

— Venez, maman, montons dans notre chambre.

La cuisinière, ayant cherché la clef, la trouva dans le tiroir d’un petit secrétaire, et, la tendant à Bugle, la femme de chambre de madame, lui dit de la remettre à Son Altesse royale.

— J’ignore de qui vous voulez parler, madame Startin, répondit Bugle, qui, occupée dans les appartements supérieurs, ne savait rien de la scène du salon et paraissait presque offensée du ton d’ironie de la nouvelle domestique.

— Je parle de la jeune lady qui va nous faire marcher toutes, répliqua madame Startin. Mais, voyant l’air vexé de Bugle, elle ajouta pour l’apaiser : — Du reste, elle est assez belle pour cela. Donnez-lui cette clef, elle saura ce que c’est.

— Si vous avez préparé tout ce qu’il nous faut, Bugle, allez voir après les autres, avait dit Gwendolen, quand, suivie de madame Davilow, elle était entrée dans la chambre à coucher, où l’on avait dressé un lit à côté du catafalque noir et jaune que l’on appelait le meilleur lit. J’aiderai maman.

Mais d’abord elle se dirigea vers un grand miroir placé entre les fenêtres, tandis que sa mère s’asseyait et la contemplait. — Ce miroir est excellent, Gwendolen ; ou bien est-ce le noir et le jaune qui font valoir ta beauté ? dit madame Davilow regardant sa fille, dont le bras gauche relevé rejetait gracieusement en arrière les flots abondants de sa chevelure.

— Je ferais une tolérable sainte Cécile avec des roses blanches dans les cheveux ; mais que dites-vous de mon nez, maman ? Je ne crois pas que les saintes aient eu le nez relevé. Vous auriez bien dû me donner votre nez si parfaitement droit ; il se serait prêté à tous les rôles indistinctement. Le mien n’est qu’un nez heureux ; il ne jouerait pas bien la tragédie.

— Oh ! ma chère enfant ! tous les nez possibles peuvent être misérables en ce monde, dit madame Davilow avec un gros soupir.

— Ah ! maman, s’écria Gwendolen d’un ton de reproche, vous n’allez pas être triste, j’espère ! Vous me gâtez tout mon plaisir. Nous pouvons être heureuses maintenant. Qu’avez-vous qui vous chagrine ?

— Rien, chère. Je serai assez contente si je te vois heureuse.

— Il faut que vous soyez heureuse vous-même, reprit Gwendolen en l’aidant à s’habiller et en la caressant. Ne peut-on pas être heureux quoiqu’on ne soit plus jeune ? Avec mes sœurs si ennuyeuses, avec Jocosa si terriblement gauche et laide, si vous êtes encore triste, à quoi serai-je bonne ? Je veux que vous soyez heureuse maintenant.

— Je le serai, ma chérie, dit madame Davilow en donnant une petite tape amicale à la joue qui se penchait vers elle.

— Bien sûr, vous ne ferez pas semblant ? dit Gwendolen en insistant. Voyez donc ces mains ! et ces bras ! bien plus beaux que les miens. Chacun peut voir que vous avez été bien plus belle que je ne le suis.

— Oh ! non, ma chère. J’ai toujours été un peu épaisse. Je ne fus jamais moitié si charmante que toi.

— Eh bien ! à quoi me sert d’être charmante, si c’est pour finir par être triste et ne penser à rien ? Est-ce que le mariage fait toujours cet effet-là ?

— Non, mon enfant, assurément non. Le mariage est le seul état heureux pour une femme, et j’espère que tu en feras l’expérience.

— Si ce n’est pas un état heureux, je n’y veux pas songer. Je suis décidée à être heureuse, au moins à ne pas gâter ma vie comme beaucoup d’autres. J’ai résolu de ne point permettre que l’on se mêle de mes affaires.

Il y eut un silence de quelques secondes, après lequel madame Davilow, qui relevait les cheveux de sa fille, lui dit :

— Je suis sûre de ne t’avoir jamais contrariée, Gwendolen.

— Vous me faites cependant faire souvent ce que je n’aime pas.

— Parles-tu des leçons que tu donnes à Alice ?

— Oui. Je le fais parce que vous me le demandez ; autrement je ne vois pas pourquoi j’y perdrais mon temps. Elle m’obsède à mourir ; elle est si indolente ! Elle n’a point d’oreille pour la musique, elle ne sait parler sur quoi que ce soit. Il vaudrait mieux pour elle rester ignorante, maman ; c’est son rôle ; elle le remplirait très bien.

— Oh ! Gwendolen, tu es bien sévère et bien dure pour ta pauvre sœur, qui t’aime tant et qui ne sait que faire pour t’être agréable ?

— Je ne vois pas ce qu’il y a de dur à appeler les choses par leur nom et à les mettre à leur juste place. La dureté est pour moi, qui perds en vain mon temps avec elle. Maintenant laissez-moi vous coiffer, maman.

— Il faut nous hâter. Ton oncle et ta tante seront bientôt ici. Pour l’amour de Dieu, ne te montres pas dédaigneuse avec eux, chère enfant, ni avec ta cousine Anna, dont tu te moquais toujours. Promets-le-moi, Gwendolen. Tu sais bien qu’Anna n’est pas ton égale.

— Je ne tiens pas à ce qu’elle le soit, dit Gwendolen en faisant avec la tête un petit mouvement mutin et en souriant. La discussion finit là.

Quand M. et madame Gascoigne et leur fille arrivèrent, Gwendolen, loin de se montrer dédaigneuse, fut aussi amicale que possible avec eux. Elle se présentait à des parents qui ne l’avaient pas vue depuis l’âge de seize ans et elle tenait à se faire admirer par eux.

Madame Gascoigne ressemblait à sa sœur, quoique plus brune et plus élancée ; ses traits n’avaient pas été flétris par le chagrin ; ses mouvements étaient moins languissants, son expression plus vive peut-être qu’il n’aurait convenu à la femme d’un recteur. Ces dames se ressemblaient par une disposition à la condescendance, qui allait jusqu’à l’obéissance ; mais cette disposition, grâce aux circonstances différentes dans lesquelles vécurent les deux sœurs, les conduisit à des résultats opposés. La plus jeune, madame Davilow, avait été irréfléchie ou tout au moins malheureuse dans ses deux mariages ; l’aînée se croyait la plus enviable des femmes, et la souplesse de son caractère lui avait fait adopter parfois des formes de langage d’une définition assez surprenante. Ses opinions sur le gouvernement de l’Église étaient trop décidées pour qu’elles ne lui eussent pas été inspirées par l’influence de son mari. M. Gascoigne avait des vertus agréables, certains avantages incontestables, et les défauts qu’on lui imputait étaient de ceux qui assurent le succès.

Ce qui constituait un des principaux de ces avantages, c’est qu’il était bien de sa personne et qu’il faisait peut-être une impression meilleure à cinquante-sept ans que dans ses plus jeunes années. Il n’avait rien de clérical, pas de manières raides ni d’aisance affectée ; on l’aurait pris pour un gentleman aux traits réguliers et bien marqués, aux cheveux gris de fer et au nez qui, commençant avec la prétention d’être aquilin, se terminait tout à coup en droite ligne. Peut-être devait-il sa liberté d’allures à ce qu’il avait été d’abord le capitaine Gaskin, lequel, peu de temps avant son mariage avec miss Armyn, avait pris les ordres et une diphtongue de plus pour l’ajouter à son nom. Si quelqu’un avait fait observer que cette préparation aux fonctions cléricales était insuffisante, ses amis auraient pu demander quel recteur faisait meilleure figure que lui, ou prêchait mieux, ou avait plus d’autorité dans sa paroisse ? Il possédait le talent de l’administration et se montrait tolérant envers les opinions qu’il ne partageait pas, se sentant de force à les dominer. Ce n’était pas l’Anglican moderne, mais plutôt ce qu’on pourrait appeler le parfait Anglais, dégagé d’absurdités, comme il convient à un homme qui voit clair dans les rapports qui peuvent exister entre une religion nationale et maintes choses toutes temporelles. Nul ecclésiastique n’avait plus de poids que lui aux sessions ; nul n’était plus traitable dans ses relations mondaines, et le plus grave des reproches qu’on lui faisait était sa mondanité. On n’aurait pas pu prouver qu’il s’inquiétait peu des malheureux ; mais on ne niait pas non plus que les amitiés qu’il cultivait étaient de nature à lui être utiles pour bien préparer l’avenir de ses six fils et de ses deux filles. Les observateurs malicieux faisaient remarquer que ses opinions avait changé chaque fois que son principe d’action, autrement dit son intérêt, s’était modifié. Mais une mondanité heureuse a toutes les chances d’être généralement bien acceptée.

Gwendolen s’étonnait de ne pas mieux se souvenir de son oncle et de n’avoir jamais remarqué combien il était bel homme ; elle sentait qu’il serait d’un grand intérêt pour elle d’être soutenue par un parent investi d’une dignité sacerdotale, et elle se flattait que sa vie de famille allait cesser d’être exclusivement et insipidement féminine. Il était loin de sa pensée de se laisser contrôler par son oncle, mais elle voulait qu’il fût fier de la présenter dans le monde comme sa nièce. Du reste, elle reconnaissait à certains signes qu’il n’était pas éloigné de ressentir cet orgueil.

Il la regardait avec admiration, lorsqu’il dit, en prenant la taille de sa fille dont le visage timide était une petite copie du sien :

— Vous avez dépassé Anna, ma chère nièce. Elle a, il est vrai, un an de moins que vous, mais ses jours de croissance sont certainement passés. J’espère que vous serez bonnes amies.

Si, en comparant Gwendolen et sa fille, il s’aperçut de l’infériorité de cette dernière, il reconnut aussi que l’air ingénu et la mignonne figure d’Anna ne plairaient pas aux hommes qu’attirerait la beauté de sa cousine, et que les jeunes filles ne pouvaient être rivales. Gwendolen, qui le savait déjà, embrassa cordialement Anna en disant :

— C’est justement une amie que je veux ; je suis heureuse que nous soyons venues demeurer ici, et maman sera plus satisfaite maintenant qu’elle est près de vous, ma tante.

La tante aussi l’espérait et regardait comme une bénédiction du ciel qu’une maison convenable fût devenue vacante dans la paroisse de son mari. Il était naturel qu’on s’occupât aussi des autres sœurs que Gwendolen avait toujours regardées comme des superfétations. Elles étaient malheureusement toutes les quatre d’une insignifiance absolue, et Gwendolen était convaincue que sa bienveillance pour elles dépassait ce qu’on était en droit d’attendre. Évidemment l’oncle et la tante voyaient avec peine que leur sœur eût tant de filles, et qui donc, possédant un peu de raison, aurait pu penser autrement, à l’exception de la pauvre maman, qui se refusait à voir qu’Alice remuait les épaules et levait les sourcils d’une façon telle qu’on ne lui voyait plus de front ; que Berthe et Fanny ne faisaient que chuchoter et rire, ou qu’Isabelle était toujours aux écoutes et que, dans son étourderie, elle marchait sur les pieds de son aînée, qui s’en fâchait.

— Vous avez des frères, Anna, dit Gwendolen pendant que l’on s’occupait de ses sœurs. Je vous les envie.

— Oui, je les aime beaucoup. Mais leur éducation est un des grands soucis de papa. Il disait toujours qu’il ferait de moi une garçonnière. J’étais une vrai gamine quand je jouais avec Rex. Je suis sûre que vous aimerez Rex : il doit nous revenir pour Noël.

— Je crois me rappeler, dit Gwendolen en souriant, que je vous trouvais plutôt timide et sauvage. J’ai du mal à croire que vous ayez jamais fait la gamine.

— Il est tout simple que je sois changée maintenant ; vous comprenez que j’ai rompu avec ces habitudes de garçon. Mais, je l’avoue, j’aime encore à aller cueillir des mûres avec Edwy et Lotta. Je ne suis pas très désireuse de sortir ; mais, à présent je le ferai bien plus volontiers puisque vous serez souvent avec moi.

— J’aimerai beaucoup à sortir avec vous, dit Gwendolen de mieux en mieux disposée pour cette naïve cousine.

— Aimez-vous à monter à cheval ?

— Oui ; mais nous n’avons qu’un poney de Shetland, et papa dit qu’il ne peut avoir plus de chevaux que ceux de la voiture et son bidet. Il a tant de frais !

— Moi, je compte avoir un cheval et le monter souvent, fit Gwendolen avec décision. La société du voisinage est-elle agréable ?

— Papa dit qu’elle l’est beaucoup. Il y a pas mal d’ecclésiastiques, vous savez ; et puis nous avons les Quallon et les Arrowpoint, lord Brackenshaw et sir Hugo Mallinger ; mais il n’y a personne dans sa propriété. Il y a encore deux ou trois familles à Wancester, et puis la vieille madame Vulcany à Nuttingwood.

Mais Anna dut interrompre sa description, car on vint annoncer que le dîner était servi, et Gwendolen reçut indirectement la réponse à sa question par son oncle, qui fit valoir les avantages d’Offendene, dont l’entretien ne reviendrait pas plus cher que celui d’une maison très ordinaire à Wancester.

— Il est toujours bon de faire un petit sacrifice pour avoir une habitation convenable, dit M. Gascoigne de son ton de bonhomie habituelle. Les meilleures familles du pays viendront vous voir, et vous n’aurez pas besoin de donner des dîners bien coûteux. Moi, c’est différent, je dépense beaucoup en dîners. Il est vrai que ma maison ne me coûte rien ; mais s’il me fallait payer trois cents livres de location tous les ans, je ne pourrais pas tenir table ouverte. Mes garçons aussi m’occasionnent de fortes saignées. À proportion, vous êtes plus heureuses que moi ; après votre maison et votre voiture, je ne vois pas d’autre dépense importante pour vous.

— Je t’assure, Fanny, dit madame Gascoigne, maintenant que les enfants deviennent grands, je suis obligée de calculer et d’économiser. Je n’étais pas bonne ménagère de nature ; Henri m’a appris à l’être. C’est étonnant comme il sait tirer parti de tout ; il ne se donne aucun extra et ses curés ne lui coûtent rien. Quel dommage qu’on n’ait pas fait de lui un prébendaire ou quelque chose du même genre ! J’en suis étonnée quand je pense aux amis qu’il s’est acquis et au besoin que l’on a d’hommes modérés à tous égards.

— Ma chère Nancy, tu t’oublies ; grâce au ciel, il y en a beaucoup de meilleurs que moi. À tout prendre, nous n’avons pas à nous plaindre. Il est impossible d’avoir d’ami plus parfait que lord Brackenshaw, votre propriétaire, Fanny. Il viendra vous faire une visite. Je l’ai prié d’admettre Gwendolen dans notre Archery Club ou société de tir à l’arc, la chose du monde la plus distinguée, si toutefois cependant elle n’y fait point d’objection, ajouta M. Gascoigne en regardant Gwendolen avec une aimable ironie.

— Je suis sûre que j’aimerai passionnément cet exercice. Rien ne me cause plus de plaisir que de viser le but et de l’atteindre, dit Gwendolen en souriant et en prenant l’attitude d’un archer, ce qu’elle fit avec une grâce inimitable.

— Notre Anna, la pauvre enfant, a la vue trop basse pour cela. J’ose me flatter d’être un tireur de première force et je vous donnerai des leçons. Je veux faire de vous une archeress accomplie pour notre grande réunion de juillet. Vous n’auriez pas pu choisir un meilleur voisinage que celui-ci. Il y a les Arrowpoint, — ce sont de nos mieux posés. — Miss Arrowpoint est une charmante personne, — elle a été présentée à la cour. Ils ont une résidence magnifique, — Quetcham-Hall, admirable surtout au point de vue de l’art ; leurs parties, auxquelles vous êtes sûres d’être invitées, sont les plus belles que nous ayons. L’archidiacre est leur intime, et ils ont toujours des hommes comme il faut chez eux. Madame Arrowpoint est un peu bizarre, un peu caricature, il est vrai, mais bien pensante au fond. Miss Arrowpoint est aussi bonne que possible. Que voulez-vous ! toutes les jeunes filles n’ont pas la chance d’avoir des mères aussi aimables et aussi gracieuses que la vôtre et que celle d’Anna.

Madame Davilow répondit à ce petit compliment par un faible sourire, tandis que M. et madame Gascoigne se regardèrent si affectueusement, que Gwendolen se dit : « Mon oncle et ma tante sont heureux au moins. « Bref, elle se sentit satisfaite des perspectives qui s’ouvraient devant elle à Offendene. Quelle différence avec la vie qu’elle avait menée jusque-là ! Même les curés, qui revenaient à si bon marché, — elle l’apprit incidemment, — étaient presque tous des jeunes gens d’excellentes familles. On considérait M. Middleton, le curé actuel, comme une véritable acquisition ; malheureusement il devait bientôt partir.

Mais il y avait un point qu’elle était si désireuse d’emporter, qu’elle ne voulut pas laisser passer la soirée sans qu’il fût résolu. Elle savait que sa mère se soumettrait entièrement au jugement de son oncle pour ce qui regardait la dépense ; cette soumission était prudente ; car madame Davilow, persuadée qu’on la regardait toujours comme « la pauvre Fanny », qui avait fait une triste bévue avec son second mariage, éprouvait une satisfaction entière à se sentir identifiée avec la famille de sa sœur, et à savoir que ses affaires étaient dirigées par une autorité qui lui portait un intérêt véritable. C’est pourquoi la question d’un cheval de selle, déjà suffisamment discutée avec maman, devait être soumise à la décision de M. Gascoigne, et, après qu’elle se fut fait entendre sur le piano, qu’elle eut chanté, à la grande admiration de ses auditeurs, et qu’elle eût même décidé son oncle à dire avec elle un duo, elle saisit le moment opportun pour s’écrier :

— Maman, vous n’avez pas parlé à mon oncle de mon équitation.

— Gwendolen a le plus grand désir d’avoir un cheval de selle, dit madame Davilow en s’adressant à M. Gascoigne. Croyez-vous que nous puissions le faire ?

Le recteur avança la lèvre inférieure et regarda un peu sarcastiquement Gwendolen, gracieusement appuyée sur la chaise de sa mère.

— Nous pourrions lui prêter quelquefois le poney, dit madame Gascoigne, épiant l’expression du visage de son mari et toute prête à désapprouver la chose, si un seul de ses traits témoignait qu’il la regardât comme impossible.

— Ce serait vous gêner et vous déranger, ma tante, dit Gwendolen, et alors je n’y trouverais pas de plaisir. Du reste, je ne souffre pas les poneys. Je sacrifierais volontiers un autre plaisir pour avoir un cheval à moi.

— Elle monte si bien ! Son maître d’équitation disait que son assiette est si bonne et sa main si ferme, qu’on peut lui donner n’importe quel cheval, dit madame Davilow, qui, même si elle n’avait pas désiré que la préférée de son cœur eût un cheval, n’aurait pas osé montrer de la tiédeur en essayant de le lui faire obtenir.

— Il y a d’abord le prix du cheval, — soixante livres pour le moins, — puis son entretien, dit M. Gascoigne d’un ton qui, malgré son hésitation, trahissait une envie d’être favorable à la demande. Les chevaux de la voiture sont déjà une forte dépense. Rappelez-vous aussi ce que coûtent aujourd’hui vos toilettes, mesdames.

— Je n’ai que deux robes noires, dit madame Davilow, et, quant à présent, mes deux plus jeunes filles n’ont pas besoin de toilettes. Je dois dire aussi que Gwendolen m’économise bien de l’argent en donnant des leçons à ses sœurs. Sans cela, il me faudrait une gouvernante de plus et d’autres maîtres qui me coûteraient gros.

Gwendolen ressentit un peu de colère contre sa mère, mais eut bien soin de ne pas le laisser voir.

— C’est bien, c’est très bien, dit M. Gascoigne, en regardant sa femme ; et Gwendolen, la rusée, s’empressa d’aller à l’autre bout du salon faire semblant d’arranger sa musique.

— La chère enfant n’a encore eu ni distractions ni plaisirs, reprit madame Davilow intercédant à voix basse. Je comprends bien que cette dépense est peut-être imprudente dès la première année de notre installation, mais elle a réellement besoin d’exercice et de gaieté. Si vous la voyiez à cheval ; elle est splendide !

— C’est ce que nous n’accorderions pas à notre Anna, dit madame Gascoigne ; la chère enfant monterait le baudet de Lotta, et croirait qu’il est bien assez bon. (Anna était, au même moment absorbée dans une partie avec Isabelle, qui avait déterré, je ne sais où, un vieux jeu de trictrac, et obtenu qu’on la laissât levée une heure de plus que d’habitude.)

— Certes, dit M. Gascoigne, une jolie femme n’est jamais plus belle qu’à cheval, et Gwendolen en a tous les éléments. Je ne dis pas que la chose ne puisse être prise en considération.

— En tout cas, nous pourrions essayer quelque temps. On supprimera le cheval si cela devient nécessaire, dit Madame Davilow.

— Eh bien, je m’entendrai avec le premier palefrenier de lord Brackenshaw. C’est mon fidus achates pour ce qui regarde l’équitation.

— Merci, dit madame Davilow soulagée. Vous êtes bien bon.

— Il l’est toujours, conclut madame Gascoigne.

Le même soir, quand elle et son mari furent seuls dans leur chambre a coucher, elle lui dit :

— Je crois que tu as été un peu trop facile au sujet du cheval de Gwendolen. Elle ne devrait pas demander plus que ne désire ta fille, surtout que nous ne savons pas comment Fanny va régler son revenu. Tu as bien assez à faire sans te donner cet embarras.

— Ma chère Nancy, il convient de regarder les choses sous tous les points de vue. Cette jeune fille est réellement digne que l’on fasse un peu de dépenses pour elle ; je n’ai pas vu souvent sa pareille. Elle est appelée à faire un riche mariage, et je serais infidèle à mon devoir si je ne l’y aidais de tout mon pouvoir. Tu sais toi-même quel est son désavantage d’avoir eu un beau-père et une seconde famille. Je me sens des entrailles de père pour cette enfant. Il serait à désirer que ta sœur et sa famille eussent eu le même bénéfice que toi, c’est-à-dire qu’elle eût épousé un meilleur spécimen de notre espèce.

— Meilleur ! je le crois bien. Quant à moi, je te suis très reconnaissante de vouloir bien prendre encore sur tes épaules ce surcroît de fardeau pour l’amour de ma sœur et de ses enfants. Certes, je n’ai rien à envier à ma pauvre Fanny ; mais il y a une chose à laquelle j’ai réfléchi quoi que tu n’en aies pas parlé.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Les garçons. J’espère qu’ils ne s’amouracheront pas de Gwendolen.

— Ne présuppose rien de ce genre, ma chère ; il n’y a point de danger. Rex ne sera jamais à la maison que pendant quelques jours, et Warham partira bientôt pour les Indes. C’est le meilleur plan pour être sûrs qu’ils ne tomberont pas amoureux de leur cousine. Si tu commences par des précautions, la chose arrivera en dépit de ces précautions. Il ne faut pas vouloir remplacer la Providence en ces matières qu’on ne peut pas plus empêcher que les poules de couver. Les garçons n’auront rien, et Gwendolen pas davantage ; ils ne peuvent donc pas se marier. Au pis aller, ils pleureront un peu et on ne peut l’éviter ni aux garçons ni aux filles.

Madame Gascoigne fut rassurée. S’il arrivait quelque chose, elle avait la consolation de se dire que son mari saurait ce qu’il devrait faire et qu’il en aurait aussi l’énergie.


IV


On se montrerait trop sévère si l’on blâmait le recteur de Pennicote de ce que, regardant les choses « sous tous les points de vue », il ait jugé Gwendolen comme une jeune fille appelée à faire un brillant mariage. Pourquoi voudrait-on qu’il eût différé de ses contemporains sur ce sujet et qu’il eût désiré pour sa nièce une conclusion moins bonne que celle qu’il regardait comme la meilleure ? Il y a donc lieu, au contraire, de l’en féliciter puisque ses sentiments à cet égard partaient d’un bon naturel. Il voulait du bien à sa nièce et désirait qu’elle parût à son avantage dans la meilleure société des environs.

Les intentions de M. Gascoigne étaient en parfait accord avec les désirs de Gwendolen. Mais qu’on ne suppose pas qu’elle envisageât un brillant mariage comme la fin de ses séductions par sa grâce à cheval ou ses autres mérites. Elle était bien obligée d’admettre qu’elle se marierait un jour ; mais elle se disait, dans des arguments qui lui paraissaient irréfutables, que son mariage ne pouvait être ordinaire et tel que la plupart des jeunes filles s’en contenteraient. Ses pensées ne s’arrêtaient pas sur le mariage comme sur la satisfaction de son ambition ; les drames dont elle s’imaginait devoir être l’héroïne ne se termineraient pas là. Se voir courtisée, faire soupirer jusqu’au désespoir avant d’accorder sa main, c’était une garantie infaillible en même temps qu’agréable de sa puissance féminine ; mais devenir épouse et porter les chaînes de cette condition domestique, c’était, après tout, une contrariante nécessité. Ses réflexions et ses observations sur le mariage l’avaient conduite à le considérer comme un état mortellement ennuyeux, dans lequel une femme ne pouvait agir à son gré, où elle avait plus d’enfants qu’il n’était désirable ; conséquence qui devait l’attrister, car c’était la plonger dans une incessante monotonie. Il est évident que le mariage est une élévation sociale ; elle ne devait donc pas penser à vivre et à mourir dans le célibat. Mais l’élévation est souvent mêlée d’amertume ; la pairie ne remplace pas l’autorité pour l’homme qui veut commander, et cette sylphide de vingt ans, aux membres délicats, voulait commander, car une telle passion éclot aussi dans le cœur des femmes.

« Gwendolen ne s’arrêtera pas avant d’avoir vu le monde à ses pieds », avait dit miss Merry, la douce gouvernante ; mais qui donc n’a pas entendu dire que certaines personnes ont eu le monde à leurs pieds, sous la forme de cinq ou six flatteurs faisant la pluie et le beau temps dans un élégant faubourg ? En restant à Offendene, en recevant les attentions de lady Brackenshaw, en assistant au tir à l’arc, en acceptant les invitations des Arrowpoint, les conditions de succès ne paraissaient, à la vérité, rien offrir d’extraordinaire ; mais Gwendolen avait en soi une confiance illimitée, elle se sentait bien armée pour le combat de la vie. Elle comptait aussi sur son « éducation », qui, à ses yeux, n’était inférieure à aucune autre. Dans les cours scolaires de la pension, son esprit, prompt à tout saisir, s’était assimilé certaines règles au moyen desquelles l’ignorance arrive à se dissimuler ; elle connaissait assez de faits pour cacher le peu de profondeur de son savoir, et, quant au reste, elle se flattait de le posséder suffisamment, grâce aux romans, aux pièces de theâtre et aux revues qu’elle avait lus. Quant au français et à la musique, ces deux qualités primordiales d’une jeune lady, elle se sentait tout à fait à l’aise, et si, à ces perfections positives et négatives, nous ajoutons le sentiment de capacité inné chez quelques personnes heureusement douées, qui s’étonnera que Gwendolen se crût assez forte pour diriger sa destinée ?

N’oublions pas que jamais on n’avait osé douter de la force de son esprit, ni discuter sa supériorité générale. Dès l’arrivée à Offendene, comme toujours, la première pensée de celles qui vivaient autour d’elle avait été : « Que pensera Gwendolen ? » Si le domestique faisait trop de bruit, si la blanchisseuse ne rapportait pas le linge parfaitement blanc, le premier mot était : « Ceci ne conviendra jamais à miss Harleth. » Si le bois fumait dans la cheminée et empestait la chambre, madame Davilow, qui en souffrait la première, s’en excusait auprès de sa fille. Si, en voyage, elle n’apparaissait pas au déjeuner en même temps que les autres, on s’inquiétait de savoir si son café était encore chaud et ses rôties croustillantes. Pourquoi ce privilège ? Uniquement à cause de sa beauté, de son étrangeté personnelle, de la décision de sa volonté, qui se laissait deviner même dans ses mouvements les plus gracieux, et, de sa voix vibrante dont le son argentin n’hésitait jamais. Si à ce charme puissant on ajoute qu’elle était la fille aînée, que sa mère était toujours tentée de s’excuser envers elle des ennuis que lui causait un beau-père atrabilaire, on aura l’explication de l’autorité domestique exercée par Gwendolen.

Même sans sa puissante beauté, sans sa position filiale particulière, Gwendolen aurait pu encore jouer le rôle de la « reine en exil », en se servant seulement de son énergie innée, de ses désirs égoïstes, et de sa faculté d’inspirer la crainte par ce qu’elle pouvait dire ou faire. Quoi qu’il en soit, elle avait le charme, et ceux qui la redoutaient ne pouvaient s’empêcher de l’aimer ; la crainte et l’amour étant peut-être inspirés par ce qu’on pourrait appeler l’iridescence de la nature, et même par ses tendances variables et contraires.


V


La réception faite à Gwendolen par les meilleures familles du voisinage, réalisa les espérances de son oncle. Depuis Brackenshaw-Castle jusqu’aux sapins de Wancester, où M. Quallon, le banquier, ouvrait ses salons, elle fut accueillie avec une admiration manifeste, et les dames mêmes qui lui portaient envie l’invitèrent sans se faire prier ; car les maîtresses de maison qui reçoivent beaucoup, sont obligées de composer leurs parties à la manière des ministres, qui forment leur cabinet non sur leur goût personnel, mais sur le goût des autres.

Au nombre des maisons où Gwendolen n’était pas aimée, quoiqu’on l’y attirât, il faut citer Quetcham-Hall. Sa première invitation à ce château eut lieu à l’occasion d’un grand dîner. Ce fut pour elle une sorte d’introduction générale dans la société des environs ; car, dans une partie de ce genre, où assistent plus de trente personnes d’âges différents, il eût été impossible d’oublier les membres des familles bonnes à voir. Pas un seul visage n’était comparable à celui de Gwendolen quand elle fit son entrée dans les salons, où la profusion des fleurs le disputaient à l’éclat des lumières. Cette svelte figure en robe blanche semblait voltiger à travers ces vastes galeries brillamment illuminées et sentait avec une joie secrète qu’elle était créée pour ce genre de vie. Qui l’aurait vue là si à son aise, se serait dit que le luxe et les laquais en grande livrée lui étaient choses habituelles ; au lieu que sa cousine Anna, qui en avait plus qu’elle la pratique, semblait aussi embarrassée qu’un lapin placé tout à coup devant une vive lumière.

— Qui donc est avec Gascoigne ? demanda l’archidiacre, en quittant brusquement une discussion sur les manœuvres militaires, qu’en sa qualité d’ecclésiastique il devait naturellement connaître à fond. Son fils, qui se tenait à un autre bout du salon, — jeune étudiant de grandes espérances, ayant déjà proposé aux textes grecs des corrections « non moins élégantes qu’ingénieuses », — s’écria presque en même temps :

— Par Saint-Georges, quelle est cette belle fille dont la jolie tête est si bien posée ?

Pour une maîtresse de maison qui, dans un esprit de bienveillance générale, désire que chaque invité paraisse sous son meilleur jour, il y avait quelque chose de désespérant à voir combien Gwendolen éclipsait les autres ; combien la belle miss Lawe elle-même — la fille de Lady Lawe, entendez-vous — parut soudain épaisse, lourde et inanimée ; combien miss Arrowpoint, elle aussi, par malheur, vêtue de blanc, ressembla incontinent à une carte de visite sur laquelle on avait oublié d’imprimer quelque chose. Miss Arrowpoint était généralement aimée pour la manière aimable et sans prétention avec laquelle elle portait sa fortune ; on lui tenait grand compte de ce qu’elle rachetait par ses belles qualités les bizarreries de sa mère ; aussi quelques bonnes âmes trouvèrent-elles inconvenant, de la part de Gwendolen, de paraître si complètement en femme de haut rang.

— Elle n’est réellement pas aussi belle qu’elle le paraît, quand on a bien examiné ses traits, dit dans la soirée et confidentiellement madame Arrowpoint à madame Vulcany.

— Ils sont d’un style qui produit d’abord un grand effet, mais qui, ensuite, est moins agréable.

Gwendolen, qui n’entendit pas ces paroles et à laquelle, au contraire, on en dit de tout opposées, avait, sans s’en douter, offensé son hôtesse, qui, bien que n’étant ni vindicative ni méchante, avait cependant ses susceptibilités. Plusieurs conditions s’étaient rencontrées chez la dame de Quetcham, qui, pour les observateurs du voisinage, semblaient être en connexion les unes avec les autres. On disait qu’elle avait hérité d’une fortune gagnée, on ne savait trop comment, dans la Cité ; ce que corroborait sa figure commune, sa voix glapissante comme celle d’un perroquet et sa coiffure prétentieuse ; et, comme ces détails réunis lui faisaient un extérieur parfaitement ridicule, il était naturel, aux yeux de bien du monde, qu’elle eût des goûts et des tendances littéraires ; comme si les productions littéraires bonnes ou mauvaises ne s’accordaient pas avec les formes les plus diverses du physique masculin ou féminin.

Gwendolen avait de fortes propensions à trouver les autres absurdes et à s’en moquer ; mais elle était toujours favorablement disposée pour ceux qui pouvaient lui rendre la vie agréable ; c’est pourquoi elle voulut se concilier les bonnes grâces de madame Arrowpoint en lui témoignant plus d’intérêt et plus d’attention encore que ne le faisaient ses amis. Mais souvent une trop grande confiance en soi-même fait supposer chez les autres une sottise tout imaginaire. Gwendolen, malgré son adresse et son intention d’être aimable, ne put échapper à ce travers ; elle se disait que, par la raison même que madame Arrowpoint était ridicule, elle devait manquer de pénétration, et elle joua sa petite scène sans se douter que les nuances diverses de sa manière d’être avaient toutes été remarquées.

— Vous aimez les livres et la musique, l’équitation et le tir à l’arc, m’a-t-on dit, commença madame Arrowpoint, qui, après le dîner, l’avait attirée à un tête-à-tête dans le salon ; Catherine sera bien heureuse d’avoir une voisine aussi sympathique. Ce petit discours eût été poli s’il avait été fait d’une voix basse et mélodieuse ; mais, prononcé d’un ton rauque et fatalement commun, il donna à Gwendolen l’idée d’exercer une sorte de patronage en répondant gracieusement :

— C’est moi, madame, qui serai heureuse. Miss Arrowpoint me fera connaître ce qu’on appelle la bonne musique, car je ne suis qu’une écolière. On la dit parfaite musicienne.

— Catherine a certainement eu tous les avantages. Nous avons maintenant ici un musicien de premier ordre, Herr Klesmer ; vous connaissez peut-être ses compositions. Vous me permettrez de vous le présenter. Vous chantez, je crois. Catherine joue de trois instruments, mais elle ne chante pas. J’espère que nous vous entendrons. Je vous crois chanteuse accomplie.

— Oh ! non. Die Kraft ist schwach, allein die Lust ist gross[3] ! comme dit Méphistophélès.

— Ah ! vous avez étudié Gœthe ! Les jeunes personnes d’aujourd’hui sont si avancées ! Je parierais que vous avez tout lu !

— Non, en vérité. Il me serait bien doux d’apprendre de vous ce que je dois lire. J’ai examiné la bibliothèque d’Offendene, mais rien n’y est lisible. Les feuillets sont collés ensemble et sentent le moisi. Je voudrais être capable d’écrire des livres comme vous. Ce doit être charmant d’écrire selon son goût, au lieu de lire les idées des autres, Les livres faits par soi doivent être si beaux !

Le regard de madame Arrowpoint devint un peu plus perçant ; mais la périlleuse teinte satirique de la dernière phrase prit la couleur d’une simplicité naïve quand Gwendolen ajouta :

— Je donnerais tout au monde pour écrire un livre.

— Et pourquoi ne le feriez-vous pas ? demanda madame Arrowpoint d’un ton encourageant. Vous n’avez qu’à commencer comme je l’ai fait : les plumes, l’encre et le papier sont à la disposition de chacun. Si vous voulez, je vous enverrai tout ce que j’ai écrit.

— Mille remerciements. Je serai enchantée de lire vos écrits. On doit mieux comprendre les livres quand on en connaît les auteurs. On est à même alors de dire quelles parties sont facétieuses et lesquelles sont sérieuses. Je suis sûre que j’ai souvent ri à tort. — Ici, Gwendolen s’aperçut de la voie dangereuse où elle s’engageait et ajouta vivement : — Dans Shakspeare, vous savez, et dans d’autres grands écrivains que nous ne verrons jamais. J’ai le défaut de vouloir en savoir plus que n’en disent les livres.

— Si mes sujets vous intéressent, je puis vous prêter mes manuscrits, dit madame Arrowpoint à Gwendolen, qui se sentait dans la position critique de cette dame qui avait affirmé qu’elle aimait les éperlans bouillis. Je les publierai peut-être ; mes amis m’en ont supplié et on n’aime pas à se montrer trop entêté. Mon Tasse, par exemple, j’aurais pu le faire deux fois plus volumineux.

— J’adore le Tasse, s’écria Gwendolen.

— Eh bien, vous aurez tous mes papiers, si vous voulez. Il y a tant d’auteurs qui ont écrit sur le Tasse ! mais tous ont tort. Quant à la nature de sa folie et à ses sentiments pour Léonora, quant à la cause réelle de son emprisonnement et au caractère de Léonora, qui, selon moi, fut une femme sans cœur — autrement elle se serait mariée avec lui en dépit de son frère — ils ont tous tort. Je diffère entièrement d’opinion avec eux.

— Que tout cela est intéressant ! Je comprends que l’on diffère d’opinion avec tout le monde. N’est-ce pas stupide d’être toujours d’accord ? Voilà ce que c’est que d’écrire ; chacun est d’accord avec vous.

Un nouveau soupçon s’éleva dans l’esprit de madame Arrowpoint et son regard devint scrutateur. Mais Gwendolen, d’un air qui faisait d’elle la plus naïve des créatures, continua :

— Je ne connais du Tasse que sa Gierusalemme liberata, que j’ai lue et apprise par cœur à la pension.

— Ah ! sa vie est bien plus intéressante que ses écrits ! J’en ai construit la première partie comme un roman. Quand on pense à son père Bernardo, et ainsi de suite, il y a d’autant plus de choses qui doivent être vraies.

— L’imagination est souvent plus vraie que le fait lui-même, dit Gwendolen d’un ton décidé, quoiqu’elle eût été aussi incapable d’expliquer ces mots doucereux que s’ils eussent été du copte ou de l’étrusque. Je serai enchantée d’apprendre tout ce qui concerne le Tasse, sa folie spécialement. Je m’imagine que les poètes doivent être un peu fous.

— Certainement, l’œil du poète roulant, dans une belle frénésie, comme quelqu’un qui a dit de Marlowe :

Il a conservé cette belle folie
Qui devrait toujours habiter le cerveau du poète.

— Mais on ne peut pas toujours la découvrir, n’est-ce pas ? dit tranquillement Gwendolen. Je ne serais pas étonnée que quelques-uns d’entre eux s’étudiassent, dans leur particulier, à rouler les yeux. Les fous sont souvent très rusés.

Nouveau nuage sur le front de madame Arrowpoint ; mais un gentleman qui s’approchait, arrêta la conversation de la vieille dame et de la trop prompte jeune lady, qui avait exagéré sa naïveté.

— Ah ! voici Herr Klesmer, dit madame Arrowpoint en se levant, et le présentant à Gwendolen. Elle les laissa se livrer à un dialogue qui fut agréable pour tous deux. Herr Klesmer était une heureuse combinaison d’Allemand, de Slave et de Sémite, avec de grands traits bien marqués, des cheveux bruns et flottants, selon la mode des artistes, et des yeux noirs avec des lunettes. Il prononçait l’anglais avec un petit accent étranger, et, pour le moment, il cachait son mérite alarmant sous un certain air de niaiserie douce que le génie revêt quelquefois, dans son désir d’être agréable à la beauté.

Bientôt on fit de la musique. Miss Arrowpoint et Herr Klesmer exécutèrent un morceau à quatre mains sur deux pianos ; ce qui convainquit la société, en général, qu’il était long, et Gwendolen, en particulier, que miss Arrowpoint, avec sa figure placide et insignifiante, possédait un talent magistral ; ce qui, nous devons le dire, ne la découragea nullement en pensant à son propre toucher et à son style que l’on avait si souvent loués. Après ce morceau, chacun se montra désireux d’entendre Gwendolen, particulièrement M. Arrowpoint, parfait gentleman, dont on ne pouvait rien dire de plus qu’il avait épousé miss Cuttler, et qu’il importait les meilleurs cigares. Il la conduisit au piano avec une aisance polie. Herr Klesmer la vit approcher avec un sourire de contentement, et alla s’asseoir à quelque distance pour la voir chanter.

Gwendolen n’était pas nerveuse, elle accomplissait sans trembler tout ce qu’elle entreprenait, et chanter était pour elle presque une jouissance. Sa voix de soprano d’un timbre modéré (quelqu’un lui avait dit qu’il ressemblait à celui de Jenny Lind) et son oreille assez bonne la rendaient capable de chanter juste ; elle faisait donc plaisir aux auditeurs ordinaires, qui l’applaudissaient sans réticence. Elle avait même l’avantage de paraître encore plus belle quand elle chantait : il ne lui fut donc pas désagréable de voir Herr Klesmer en face d’elle. L’air qu’elle choisit était de Bellini et elle s’en croyait sûre.

— Charmant ! s’écria M. Arrowpoint assis auprès d’elle, et le mot fit le tour du salon avec une sincérité évidente. Mais Herr Klesmer demeura froid comme une statue, — si l’on peut s’imaginer une statue avec des lunettes ; — en tout cas, il resta aussi muet qu’une statue. On pria Gwendolen de ne pas quitter le piano et de doubler le plaisir général par un nouveau morceau. Elle désirait bien ne pas refuser ; mais, avant de s’y résoudre, elle dit en souriant à Herr Klesmer : — Ce serait trop cruel pour un grand musicien. Vous ne devez pas aimer à entendre chanter les pauvres amateurs.

— Non, ma foi ! mais cela ne fait rien, répondit Herr Klesmer, qui s’exprima tout à coup avec un abominable accent allemand, absolument comme les Irlandais qui reprennent leur jargon le plus dur quand ils ne sont pas contents. — Cela ne fait rien. C’est toujours agréable de vous voir chanter.

Gwendolen rougit beaucoup, mais avec sa présence d’esprit habituelle, ne témoigna aucun ressentiment et ne donna aucun signe de mécontentement ; elle ne quitta pas le piano, et miss Arrowpoint, qui était assez près d’elle pour avoir entendu les paroles de Herr Klesmer, s’approcha et lui dit avec un tact exquis :

— Imaginez ce que je dois endurer avec un tel professeur ! C’est à peine s’il tolère que les Anglais fassent de la musique ! Nous n’avons qu’à le laisser exhaler sa sévérité et à en faire notre profit ; nous pouvons la supporter quand tous les autres nous admirent.

— Je serais son obligée s’il voulait m’indiquer mes défauts, répondit Gwendolen en reprenant son assurance. Je puis dire que j’ai été mal enseignée et que je n’ai point de talent ; seulement, j’aime la musique.

— Oui, c’est vrai, vous avez été mal enseignée, dit Herr Klesmer. — La femme lui était chère, mais la musique lui était plus chère encore. — Cependant vous n’êtes pas sans qualités. Vous chantez juste et vous avez un assez bel organe. Mais vous émettez mal le son, et la musique que vous chantez est au-dessous de vous. C’est une forme mélodique qui prouve un état de culture puéril… quelque chose de somnolent, d’affecté, de maniéré,… la passion et la pensée d’un être qui n’a aucune largeur d’horizon. Il n’y a là dedans rien de profond, de mystérieux, pas de sentiment de l’universel. Cette musique rapetisse ceux qui l’écoutent. Chantez-nous quelque chose de plus large, et je verrai.

— Oh ! pas maintenant ; plus tard, dit Gwendolen le cœur un peu gros, en pensant au vaste horizon ouvert devant ses petites perfections musicales ; — car, pour une jeune femme qui veut commander, cette première rencontre au début de sa campagne était décourageante. Mais elle était obligée d’agir avec circonspection et miss Arrowpoint vint à son secours en disant :

— Oui, plus tard. J’ai toujours besoin d’une demi-heure pour retrouver mon courage après avoir été critiquée par Herr Klesmer. Nous allons lui demander de nous jouer quelque chose maintenant, il est tenu de nous montrer ce que c’est que la bonne musique.

Pour obéir à cette injonction polie, Herr Klesmer joua que de ses compositions intitulée : Freudvoll, Leidevoll, Gedankenvoll[4], développement de quelques idées mélodiques. Il tira du piano toute la force de passion à laquelle peut se prêter cet instrument si peu expressif ; ses doigts semblaient exercer un pouvoir magique sur les touches d’ivoire et sur les marteaux et communiquer un frémissement nerveux aux cordes qui parlaient une langue émue et passionnée. Gwendolen, en dépit de son amour-propre blessé, avait une nature assez bien organisée pour sentir la puissance de ce jeu ; elle devint indifférente à son propre talent et voulut se montrer supérieure en riant de ses défauts, comme s’ils ne lui appartenaient pas. Ses yeux brillaient davantage, ses joues s’étaient teintées d’un léger incarnat et sa langue était prête pour les observations malicieuses.

— Je souhaite vivement que vous chantiez encore, miss Harleth, dit le jeune Clintock, le fils classique de l’archidiacre, qui avait été assez fortuné pour la conduire à table et qui s’avança pour renouer la conversation aussitôt que Herr Klesmer eut fini de jouer. Votre style de musique me plaît. Je ne comprends rien à tous ces tapotages. Je vous écouterais chanter toute la journée.

— Oui, nous serions charmés d’entendre maintenant quelque chose de populaire, un autre morceau chanté par vous serait un délassement, dit madame Arrowpoint, qui s’était approchée aussi avec des intentions pacifiques.

— C’est parce que vous êtes dans un état de culture puéril et que vous n’avez point de largeur d’horizon. Je viens de l’apprendre. Je sais que mon goût est mauvais et j’en ressens des peines cuisantes. Cela n’est pas agréable, dit Gwendolen, sans répondre à madame Arrowpoint et en s’adressant au jeune Clintock.

Madame Arrowpoint, piquée de ce manque d’égards, répliqua :

— Eh bien, nous ne voulons pas insister, puisque cela vous affecte désagréablement. Et, comme les conversations particulières avaient recommencé, elle demeura assise en regardant autour d’elle, avec le soulagement d’une maîtresse de maison qui voit que l’on n’a pas besoin de son intervention.

— Je suis heureux que vous aimiez ce voisinage, reprit le jeune Clintock, enchanté d’être en face de Gwendolen.

— Je l’aime beaucoup. Il me semble qu’il y a un peu de tout, et pas trop de chaque chose.

— C’est un éloge passablement équivoque.

— Pas pour moi. J’aime un peu de chaque chose. Ainsi, par exemple, un peu d’absurdité m’amuse. Je suis contente de rencontrer quelques personnes bizarres, mais ce serait un ennui s’il y en avait beaucoup.

(Madame Arrowpoint, qui écoutait ce dialogue, s’aperçut d’un nouveau ton dans le langage de Gwendolen et sentit renaître ses doutes sur son intérêt pour la folie du Tasse.)

— Mon avis est que le cricket y manque, reprit le jeune Clintock. Je suis habituellement absent ; si j’étais plus souvent ici, je tâcherais de fonder un club de cricket. Vous faites partie de l’Archery Club, je crois ; mais soyez-en sûre, le cricket est le jeu de l’avenir. Il mérite d’être chanté. L’un de nos meilleurs compagnons a composé sur ce jeu un poème en quatre chants, — aussi bon que ceux de Pope. Je voudrais qu’on le publiât. Vous n’avez jamais rien lu de meilleur.

— Demain, j’étudierai le cricket. Je m’y mettrai au lieu de chanter.

— Non, non, ne faites pas cela. Mais apprenez le cricket. Je vous enverrai le poème de Jenning, si vous voulez. J’en ai une copie.

— Est-ce un de vos bons amis ?

— Oui, quelque peu.

— Oh ! si c’est seulement quelque peu, je refuse. Cependant, si vous me l’envoyez, promettez-moi de ne pas me catéchiser, ni de me demander quelle partie je préfère ; car il n’est pas plus facile de connaître un poème sans le lire, qu’un sermon sans l’entendre.

— Décidément, pensa madame Arrowpoint, cette fille est rusée et satirique. Je me tiendrai sur mes gardes avec elle.

Gwendolen n’en continua pas moins à recevoir des marques de politesse de la famille de Quelcham, non seulement parce que les invitations n’ont pas pour moteur l’inclination personnelle, mais aussi parce que la petite scène au piano avait fait naître pour elle, dans le noble cœur de miss Arrowpoint, une douce sollicitude, et que sa mère, occupée autrement, l’avait chargée d’envoyer les invitations et les cartes de visite.


VI


La critique de Klesmer avait encore causé à Gwendolen un dépit d’un autre genre. Elle n’aurait certes pas avoué qu’elle regrettait de ne pas avoir les talents musicaux de miss Arrowpoint ; encore moins aurait-elle admis que miss Arrowpoint, chaque fois qu’elle la rencontrait, éveillait en elle un sentiment de jalousie ; non parce qu’elle était héritière, mais parce qu’il lui paraissait irritant qu’une jeune personne, dont on n’aurait pu caractériser l’extérieur qu’en disant que sa constitution était frêle, sa taille moyenne, ses traits petits, ses yeux tolérables et son teint blême, ait eu néanmoins une évidente supériorité intellectuelle, un talent musical d’une perfection exaspérante, une distinction dans ses goûts en général, qui appelaient l’admiration et obligeaient à se ranger sous sa bannière. On pouvait supposer que cette jeune lady de vingt-quatre ans, à la mine insignifiante, que tous auraient à peine regardée si elle n’eût été miss Arrowpoint, avait l’intime conviction que le mérite de miss Harleth n’était que d’un ordre inférieur, et cela devait d’autant moins paraître agréable à cette dernière, que miss Arrowpoint était d’une affabilité de manières parfaite.

Mais Gwendolen n’aimait pas à fixer longtemps son attention sur des faits qui jetaient sur elle une lumière défavorable. À part l’effet produit par sa beauté et dont sa vanité fut très flattée, elle n’éprouva pas autant de satisfaction qu’elle l’avait espéré de ses autres invitations, et, revenue à Offendene, elle s’en consolait en lançant de petites saillies satiriques dans le genre de celle qui avait offusqué madame Arrowpoint. Auprès de sa mère, elle fit la revendication de ses droits individuels en déclarant qu’elle ne voulait plus donner de leçons à Alice, se fondant sur le principe déjà posé par elle, qu’Alice n’était bonne à exceller qu’en ignorance. Elle l’employa avec miss Merry et la bonne, à confectionner des costumes de théâtre, qu’elle préparait pour les occasions futures où l’on jouerait des charades ou de petites pièces, occasions qu’elle comptait bien faire naître, soit par la force de sa volonté, soit par l’adresse de ses combinaisons.

Elle n’avait jamais joué la comédie, mais seulement figuré dans des Tableaux vivants lorsqu’elle était à la pension ; elle n’en avait pas moins la prétention de très bien jouer, et, comme une fois ou deux elle assista aux représentations du Théâtre-Français, comme sa mère lui parlait assez souvent de Rachel, ses rêves et ses réflexions sur les moyens de diriger sa destinée la portaient à se demander si elle ne pourrait pas devenir actrice et faire autant de bruit dans le monde que Rachel, puisqu’elle était beaucoup plus belle que cette frêle juive.

Les jours de pluie qui précédèrent les fêtes de Noël s’étaient passés lestement dans la préparation de costumes grecs, orientaux et autres, qu’elle essayait ensuite en déclamant devant un public composé des domestiques, y compris la cuisinière, admise une fois pour renforcer les applaudissements ; mais, comme elle se montra indigne de cette faveur, en faisant observer que miss Harleth ressemblait plutôt à une reine dans sa toilette ordinaire, que dans cette espèce de sac avec ses bras nus, elle ne fut plus invitée.

— Ne suis-je pas aussi bien que Rachel, maman ? dit Gwendolen, un jour qu’elle avait posé devant Anna dans son costume grec, et déclamé des fragments de tragédie avec plus d’intention dramatique que de talent véritable.

— Tu as de plus beaux bras que Rachel, répondit madame Davilow. Tes bras peuvent tenir lieu de tout, Gwendolen ; mais ta voix n’est pas aussi tragique que la sienne ; elle n’est pas assez grave.

— Je pourrais la faire plus grave si je voulais ; mais je crois qu’une voix moins sombre est plus tragique, elle est plus féminine, et plus une femme reste de son sexe, plus elle paraît tragique. Il n’est pas nécessaire qu’elle fasse des actions désespérées.

— Il y a du vrai dans cela, mais je ne vois pas la nécessité de nous faire frémir. S’il s’agit de quelque chose d’horrible, je préfère qu’on le laisse aux hommes.

— Oh ! maman, que vous êtes donc prosaïque ! Comme si les grands criminels poétiques n’étaient pas des femmes ! Les hommes ne sont que de pauvres êtres bien prudents.

— Eh bien, ma chérie, et toi ? N’as-tu pas peur quand on te laisse seule la nuit ? Dieu merci, je ne crois pas que tu serais bien hardie dans le crime.

— Il n’est pas question de réalité, maman, fit Gwendolen avec impatience.

Sa mère ayant été appelée au dehors, elle revint à sa cousine et lui dit :

— Anna, il faut demander à mon oncle de nous faire jouer des charades au presbytère. M. Middleton et Warham nous seconderont, seulement pour essayer. Maman trouve qu’il n’est pas convenable que M. Middleton vienne étudier et répéter ici. On lui donnerait un rôle assorti à son talent, quoiqu’il soit aussi raide qu’un bâton. Demandez à votre père, ou je le ferai moi-même.

— Non, non ! pas avant que Rex ne soit arrivé. Il est si adroit ! Il jouera Napoléon regardant la mer. Il ressemble à Napoléon. Rex sait tout faire.

— Je ne crois pas tant que cela à votre Rex, ma chère Anna, dit Gwendolen en riant. Je suis sûre qu’il ressemble à ses aquarelles bleu et jaune, que vous avez dans votre chambre et que vous adorez.

— Vous verrez, répliqua Anna. Ce n’est pas que je puisse juger s’il est adroit, mais il a déjà obtenu une bourse, et papa dit qu’il réussira pour l’agrégation. De plus, il connaît tous les jeux. Il est plus adroit que M. Middleton, que chacun cependant, excepté vous, trouve si habile.

— Il l’est à peu près comme une lanterne sourde. En tout cas, c’est un vrai bâton. S’il avait à dire : « Que je meure si je ne l’aime pas ! » il prendrait le même ton que quand il dit : « Ici finit la deuxième leçon ».

— Oh ! Gwendolen ! s’écria Anna, choquée de ces observations malicieuses, c’est mal de parler ainsi de lui qui vous admire plus que personne. Maman a été très en colère l’autre jour contre Warham, qui lui disait que M. Middleton vous regardait avec les yeux d’un amoureux.

— Que puis-je y faire ? dit Gwendolen presque dédaigneusement. Que je meure si je l’aime !

— Vous avez raison, cela ne serait pas à désirer. Au surplus, il va bientôt partir. Mais je suis peinée quand je vous vois vous moquer de lui.

— Que me feriez-vous donc si je me moquais de Rex ? répliqua presque méchamment Gwendolen.

— Oh ! non, Gwendolen, ma chère, ne le faites pas ; cela me causerait trop de peine, dit Anna, les yeux pleins de larmes. Mais, vraiment, il n’y a rien à ridiculiser en lui ; seulement vous pourriez bien y découvrir quelque chose, car personne avant vous n’a songé à se moquer de M. Middleton. On dit cependant qu’il a un ton parfait et d’excellentes manières. Son chapeau à cornes et son savoir m’ont toujours imposé ; de plus, il est le neveu de l’archevêque. Mais promettez-moi que vous ne vous moquerez pas de Rex ?

— Vous êtes une bonne petite cousine, dit Gwendolen en pinçant le menton d’Anna. Je ne ferai rien pour vous contrarier, surtout si Rex se tire bien de ses rôles dans les charades.

Quand enfin Rex fut arrivé, l’animation qu’il apporta dans l’existence des habitants d’Offendene et du presbytère, ses bonnes dispositions à seconder les plans de Gwendolen la rendirent indulgente, et, si quelquefois elle le plaisanta, ce fut avec tant d’enjouement, qu’il en riait le premier. C’était un bon jeune homme, au cœur franc, à la figure belle, ressemblant beaucoup à son père et à sa sœur Anna, qu’il aimait de l’affection la plus vive, et se plaisant d’autant plus aux amusements innocents, que le vice n’avait point d’attraits pour lui et qu’au contraire, il ne lui inspirait que de la répulsion.

Les cousines ne se quittaient plus ; elles étaient tantôt chez l’une et tantôt chez l’autre, mais le plus souvent à Offendene, où régnait plus de liberté et où Gwendolen commandait en souveraine. Ses moindres désirs étaient des lois pour Rex ; les charades furent montées d’après ses données, et madame Davilow ne vit pas d’inconvénient à ce que M. Middleton y fut admis, maintenant que Rex était là ; d’ailleurs, ses services étaient indispensables, car on ne pouvait utiliser Warham, qui étudiait pour les Indes et qui ne pensait plus à autre chose que son prochain examen.

M. Middleton avait consenti à jouer quelques rôles graves, Gwendolen l’ayant complimenté sur son admirable immobilité de physionomie. D’abord un peu contrarié et jaloux de la voir si familière avec Rex, il avait peu à peu repris confiance en se disant que cette intimité entre cousins excluait toute idée de passion sérieuse ; et il sentait que la manière dont elle le traitait, l’autoriserait à faire des ouvertures avant son départ de Pennicote, quoiqu’il se fût promis de ne dévoiler ses sentiments que quand sa position serait mieux assurée. Miss Gwendolen était certaine d’être adorée par ce jeune et irréprochable ecclésiastique, aux favoris pâles et au collet carré ; et, sans ressentir pour lui aucune inclination, elle ne s’opposait pas à se laisser adorer. Quant à Rex, qui aurait été peiné pour le pauvre Middleton s’il avait connu le fond de son âme, il était trop absorbé dans une première passion pour rien observer ; il n’avait pas besoin de regarder Gwendolen pour savoir si elle était dans la chambre ou sortie ; il le sentait. Au bout de quinze jours, il était tellement amoureux de sa cousine, qu’il trouvait déjà impossible de vivre loin d’elle. Le pauvre garçon ne voyait pas d’obstacles. Gwendolen devait répondre à son amour ; il en avait des preuves ; elle chantait ou jouait chaque fois qu’il en exprimait le désir ; elle était toujours satisfaite quand il l’accompagnait dans ses promenades à cheval, bien que les rosses de louage qu’il montait fussent souvent comiques ; elle se prêtait à toutes ses plaisanteries et savait apprécier Anna.

Un incident qui arriva dans le cours de leurs essais dramatiques s’imprima dans le cœur de Rex comme un témoignage de son excessive sensibilité. Après plusieurs répétitions, il fut résolu que l’on inviterait à Offendene une réunion d’élite, pour assister au spectacle dans lequel les acteurs feraient valoir leurs talents divers. Anna avait très agréablement surpris son monde par la manière intelligente avec laquelle elle s’acquitta de ses rôles ; rien n’était plus charmant et on n’aurait pas soupçonné tant de fine observation dans une si douce naïveté. M. Middleton aussi se conduisait à merveille en n’essayant pas d’être comique. On dut un peu retarder la représentation à cause de la résolution prise par Gwendolen de paraître avec son costume grec. Elle n’avait pas réussi à trouver un mot de charade pouvant servir à réaliser son idée. Choisir une scène de Racine n’était pas praticable, puis que Rex ni les autres ne savaient déclamer les vers français et que tenter une improvisation eût été s’exposer à tomber dans le burlesque. En outre, M. Gascoigne s’opposait à ce qu’on jouât même des extraits de pièces de théâtre : il protestait, il est vrai, contre le préjugé qui prétend qu’un amusement qui sied à tous ne convient pas pour cela à un ecclésiastique, mais il ne voulait pas non plus dépasser la limite de décorum fixée, à propos de cette matière, dans le Wessex, et il permettait aux jeunes gens de jouer des charades chez sa belle-sœur, et rien de plus.

Chacun s’efforça de répondre au désir de Gwendolen, et Rex proposa un tableau dans lequel l’effet de sa majesté ne serait diminué par aucun discours. Elle adhéra sur-le-champ à cette proposition ; la seule question fut le choix du tableau.

— Quelque chose d’honnête, enfants, je vous en supplie, dit madame Davilow ; point d’immoralité grecque.

— Elle n’est pas pire que l’immoralité chrétienne, maman ; fit Gwendolen, à qui le souvenir des héroïnes Racheliennes avait inspiré cette réponse.

— Et moins scandaleuse, ajouta Rex. Du reste ; on n’y pense que comme à une chose entièrement passée et finie. Que dites-vous de Briséis emmenée captive ? Je serais Achille et vous me regarderiez, comme dans la gravure que nous avons au presbytère.

— Ce serait une bonne attitude pour moi, mais j’y renonce. Il faudrait trois hommes costumés, autrement ce serait ridicule.

— Je le tiens, s’écria Rex après une courte réflexion. Hermione, comme la statue dans le Winter’s Tale[5]. Je serai Leontes, et miss Merry fera Paulina. Notre costume importe peu, continua-t-il en riant ; ce sera plus shakspearien et plus romantique si Leontes ressemble à Napoléon et Paulina à une institutrice.

Hermione fut donc choisie ; mais Gwendolen insista pour qu’au lieu du simple tableau, il y eût un jeu de scène dans lequel on introduirait un peu de musique, afin de lui donner le signal de descendre et de s’avancer. Leontes, au lieu de l’embrasser, devait s’agenouiller et baiser le bord de son vêtement ; après quoi le rideau tomberait.

L’antichambre, avec ses portes battantes, se prêtait à merveille pour être disposée en théâtre, et avec l’aide de Jarrett, le menuisier du village, toute la maison fut employée aux préparatifs de ce divertissement. Gwendolen était ravie, car elle savait que Herr Klesmer était revenu à Quetcham ; elle ne manqua pas de le comprendre dans la série des invités.

Klesmer vint et se montra d’humeur placide et bienveillante. Tout marchait convenablement et mieux qu’on ne s’y était attendu, lorsque se produisit un incident qui fit passer Gwendolen par une phase d’émotions imprévue. Comment arriva-t-il ? C’est ce qui fut d’abord un mystère. Le tableau d’Hermione faisait beaucoup d’effet, car il sortait du genre représenté jusque-là : il fut accueilli par un murmure approbateur, qui ne cessa que quand Leontes donna la permission à Paulina d’exercer son art magique en faisant marcher la statue. Hermione, le bras appuyé sur une colonne, était élevée d’environ six pouces, ce qu’avait voulu Gwendolen pour pouvoir exhiber son joli pied, lorsqu’on ferait pour elle le signal de s’avancer et de descendre.

— Musique, éveille-la, résonne ! dit Paulina. (C’était madame Davilow qui, après bien des instances, avait consenti à jouer ce rôle en burnous blanc et en capuchon.)

Herr Klesmer avait bien voulu se mettre au piano, sur lequel il frappa un accord formidable. Au même instant, et avant qu’Hermione ait eu le temps d’avancer le pied, le panneau mobile qui était sur la même ligne que le piano, s’ouvrit et mit à découvert la peinture blafarde du cadavre, plus livide encore à la lumière des bougies. Tous les spectateurs furent saisis de surprise, mais leur attention, qui se portait sur ce panneau, dut se diriger d’un autre côté, provoquée par un cri perçant de Gwendolen, immobile et frappée de stupeur ; on aurait dit la statue de l’effroi. Ses lèvres, dont le sang s’était subitement retiré, étaient entr’ouvertes, et ses yeux, habituellement voilés par leurs longs cils, étaient dilatés et fixes. Sa mère, aussi surprise qu’alarmée, courut à elle, et Rex, de son côté, ne put s’empêcher de faire un mouvement pour la soutenir. La main de sa mère produisit l’effet d’une décharge électrique, Gwendolen se laissa tomber sur ses genoux et se couvrit la figure de ses mains. Elle était toute tremblante sans pouvoir articuler un mot ; cependant il semblait qu’elle eût assez conscience d’elle-même pour s’efforcer de réprimer ses signes de terreur, car elle consentit à ce qu’on l’aidât à se relever et à l’emmener. La curiosité de la société, comme on le pense, était mise en éveil.

— Magnifique morceau de plastique ! dit Klesmer à miss Arrowpoint, et aussitôt un feu roulant de questions et de réponses fit le tour du cercle.

— Est-ce que ceci faisait partie de la pièce ?

— Oh ! certainement non ; miss Harleth était trop effrayée. C’est une nature bien sensible.

— Je ne savais pas qu’il y eût une peinture derrière ce panneau. Et vous ?

— Moi, pas davantage ; comment l’aurais-je su ? C’est quelque excentricité d’un membre de la famille du comte ; cela date de longtemps, je suppose.

— C’est affreux ! Je vous en prie, fermez ce panneau.

— La porte était cependant close. C’est très mystérieux. Ce sont les esprits, sans doute.

— Mais il n’y avait point de médium présent.

— Qu’en savez-vous ? Il faut conclure qu’il y en a quand de semblables choses arrivent.

— Oh ! la porte ne devait pas être fermée, et c’est la vibration du piano qui l’aura ouverte.

Cette conclusion venait de M. Gascoigne, qui demanda la clef à miss Merry. Mais madame Vulcany trouva cette explication inconvenante de la part d’un ecclésiastique et fit observer tout bas à sa voisine que M. Gascoigne avait toujours été trop mondain pour elle. La clef fut apportée, le recteur la tourna dans la serrure d’un air d’importance qui voulait dire : « Je réponds maintenant qu’elle ne s’ouvrira plus, » et, pour en être plus sûr, il la mit dans sa poche.

Gwendolen ne tarda pas à reparaître ; elle avait repris son sang-froid et semblait décidée à oublier, si faire se pouvait, le changement inattendu qu’elle avait apporté au rôle d’Hermione, et, quand Klesmer lui dit : « Nous devons vous remercier d’avoir si bien joué votre rôle ; vous n’auriez pu choisir un plus beau morceau de plastique, » un éclair de plaisir passa sur son visage.

Elle accepta avec empressement comme expression de la vérité ce qui n’était, en réalité, qu’une dissimulation délicate. Gwendolen se flatta donc de l’idée que Klesmer avait été aussi frappé de son talent que de sa beauté, et son malaise se transforma peu à peu en satisfaction.

Cependant il y avait eu véritablement un médium dans l’ouverture subite du panneau, médium qui s’était empressé de quitter la place et d’aller se fourrer dans son lit, la conscience vivement alarmée. C’était la petite Isabelle, dont la curiosité peu satisfaite, après le trop maigre coup d’œil qu’elle avait pu jeter sur l’étrange peinture le jour de l’arrivée à Offendene, avait épié Gwendolen pour savoir où elle mettait la clef, l’avait dérobée un jour que toute la famille était sortie, et qui était montée sur une chaise pour ouvrir le fameux panneau. Pendant qu’elle calmait sa soif de curiosité, un bruit de pas vint l’effrayer, et, dans sa crainte d’être surprise, elle referma le panneau en hâte en essayant de tourner la clef ; mais, comme elle n’y put parvenir, elle la retira, comptant que l’on ne s’apercevrait de rien. Elle remit la clef à son ancienne place et se dit qu’en tout cas personne ne saurait comment cela était arrivé. Comme tous les criminels, Isabelle ne prévit pas qu’elle serait forcée de faire l’aveu de sa faute, car, le lendemain, pendant le déjeuner, Gwendolen dit :

— Je suis sûre que la porte était fermée quand la cuisinière m’a envoyé la clef ; j’ai essayé d’ouvrir ensuite et je n’ai pas pu. Quelqu’un aura été prendre la clef dans mon tiroir.

Isabelle crut voir que l’œil de Gwendolen la surveillait plus attentivement que ses sœurs, et elle lui dit en tremblant :

— Pardonne-moi, Gwendolen !

Ce pardon fut généreusement accordé ; mais il ne l’eût certes pas été aussi facilement si Gwendolen n’avait pas tenu à éloigner d’elle et des autres le souvenir du moment où elle avait laissé voir combien elle était sujette aux accès de terreur. Elle s’en étonnait elle-même et les attribuait à une folie momentanée ; car son idéal était de se montrer hardie dans son langage et insouciante des dangers moraux ou physiques. Elle était honteuse de ce qui pourrait encore lui arriver, quand elle se rappelait l’épouvante qui s’emparait d’elle lors qu’on la laissait seule ; mais, dès que quelqu’un s’approchait, dès qu’elle ne se sentait plus dans la solitude, elle recouvrait son courage et se sentait indifférente pour ce qui l’avait effrayée un moment plus tôt. Au milieu d’êtres humains, Gwcndolen ne craignait absolument rien et se sentait capable de gouverner le monde.

Sa mère et ses sœurs expliquaient ses accès de timidité ou de terreur par la « sensibilité » ou par « l’excitabilité » de sa nature ; mais il aurait été nécessaire que ces expressions pussent se concilier avec sa franche indifférence et son rare égoïsme. Quant à Rex, après la scène d’Hermione, il se dit avec plus de force encore qu’elle était animée des meilleurs sentiments, qu’elle devait répondre à un amour honorable et aimer mieux que toutes les autres femmes de son âge. Rex sentait l’été sur ses jeunes ailes et planait avec ivresse dans son ciel bleu.


VII


L’orage qui devait éclater se préparait comme le nuage blanc qui se produit dans un ciel pur et qui contient la tempête. Anna avait très bien discerné les sentiments secrets de Rex, malgré son silence. Pour la première fois, elle ne dit pas à son père ce qu’elle avait dans l’esprit, et lui laissa ignorer ses doutes et ses anxiétés. Elle admirait sa cousine ; elle disait souvent et avec sincérité :

« Gwendolen est très bonne pour moi, » et se considérait comme son inférieure à certains égards ; mais elle la regardait aussi avec embarras, avec un mélange de crainte et de défiance. Son cœur battait douloureusement quand elle pensait que Gwendolen ne se souciait pas de Rex et ne répondrait jamais à son amour. Ne se croyait-elle pas une créature extraordinaire et ne répondait-elle pas souvent avec indifférence aux sentiments de tendresse que lui témoignait Anna ? Pauvre Rex ! Papa serait bien mécontent s’il apprenait la vérité ; car son fils était trop jeune pour être aussi amoureux, et elle, sa sœur, n’avait jamais pensé que pareille chose pût arriver. Quel mauvais cœur, cependant, il fallait avoir pour ne pas répondre à un tel amour ! Prévoyant ce que son frère souffrirait, Anna commença à ressentir de l’éloignement pour sa trop séduisante cousine. Quant à Rex, malgré sa discrétion, si on l’avait interrogé à ce sujet, il aurait répondu qu’il avait mis tout son espoir dans cet amour et qu’avant de s’engager pour la vie, il ferait part de ses sentiments à son père. Chaque fois que ses parents voulaient lui parler, Anna devenait nerveuse et inquiète, craignant toujours qu’ils ne voulussent la questionner sur Rex et Gwendolen. Mais les parents n’avaient aucune idée de ce qui se passait et regardaient les allées et venues des jeunes gens comme à peine plus sérieuses que celles des fourmis.

— Où vas-tu, Rex ? demanda Anna à son frère, un matin que leur père était parti en voiture avec madame Gascoigne pour une de ses sessions, et après avoir remarqué que le jeune homme avait endossé celui de ses vêtements qui se rapprochait le plus d’un costume de chasse.

— Je vais voir lâcher les chiens aux Trois-Granges.

— Vas-tu chercher Gwendolen ?

— T’a-t-elle dit que je dusse y aller ?

— Non, mais je le croyais. — Papa sait-il que tu y vas ?

— Je ne pense pas ; mais je ne crois pas qu’il s’en inquiète.

— Monteras-tu son cheval ?

— Oui ; papa sait bien que je le monte quand c’est possible.

— Je t’en prie, Rex, ne laisse pas Gwendolen suivre la chasse.

— Pourquoi ? dit Rex avec un peu d’impatience.

— Parce que la tante Davilow, papa et maman désirent qu’elle n’y aille pas, et trouvent que ce ne serait pas convenable.

— Pourquoi supposes-tu qu’elle veuille faire ce qui n’est pas convenable ?

— Tu sais bien que souvent Gwendolen n’en fait qu’à sa tête, répondit Anna, qu’un petit mouvement de colère rendit plus hardie.

— En ce cas, elle ne m’écouterait pas, fit Rex en plaisantant la pauvre Anna, qui montrait une si grande inquiétude.

— Oh ! Rex, n’y va pas ; tu vas te rendre très malheureux. Puis elle fondit en larmes.

— Nannie, Nannie ! qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Rex un peu impatienté et qui avait déjà pris son chapeau et son fouet.

— Elle ne pense pas à toi le moins du monde ! J’en suis sûre ! fit à travers ses sanglots la pauvre enfant, qui n’avait pu conserver son empire sur elle-même.

Rex rougit à ces mots et s’éloigna, la laissant désolée et convaincue de s’être montrée en vain importune.

Tout en galopant, il réfléchit aux paroles de sa sœur. Elles avaient, comme toutes les prédictions défavorables, même celles dont on se moque, le tort de sonner désagréablement ; mais, comme il savait bien qu’elles émanaient de la tendresse de sa petite Anna, il fut chagriné d’être obligé de s’éloigner sans la calmer. Du reste, sa croyance était absolument contraire à celle de sa sœur ; mais le doute et un certain malaise qu’il ne s’expliquait pas, l’excitèrent à tenter une démarche qu’une sécurité complète aurait encore retardée.

Gwendolen, à cheval, attendait son cousin au bas de l’avenue qu’elle avait déjà montée et descendue deux ou trois fois. Elle s’était précautionnée contre un désappointement s’il n’était pas venu à temps, et son groom était prêt à la suivre. Quand Rex arriva à la grille, le groom fut renvoyé et nos deux cavaliers partirent en humant à pleins poumons l’air de la liberté. Gwendolen paraissait ravie ; jamais Rex ne l’avait trouvée aussi charmante. Son beau visage, son long cou blanc, les rondeurs de ses joues et de son menton ressortaient sous la couleur sombre de son amazone. Impossible de voir une plus jolie femme, et Rex était de plus en plus convaincu que l’identité fondamentale du bien, du vrai et du beau, se manifestait dans l’objet de son amour.

Cette matinée de janvier était exquise. Pas de menace de mauvais temps dans le ciel gris et doux qui les éclairait ; les sentiers gazonnés, les haies émaillées de baies rouges d’où s’échappaient de petits gazouillements, l’écorce pourpre des ormes, le brun foncé des sillons, tout était enivrant. Les sabots des chevaux tintaient comme un carillon musical, accompagnant délicieusement les voix argentines des deux jeunes gens. L’équipement de Rex, qui était l’antipode du dandy, excitait l’enjouement de Gwendolen, et Rex jouissait des éclats de sa gaieté. La fraîcheur du matin s’accordait avec la fraîcheur de leur âge, et, à chaque son qui sortait de leurs clairs gosiers, on aurait dit le bouillonnement d’un élan de joie.

— Anna s’est mis en tête que vous voudriez suivre la chasse, dit Rex en cherchant un biais pour arriver au but qui le préoccupait.

— Vraiment ! s’écria Gwendolen en riant. Elle est bien clairvoyante.

— Est-ce votre intention ? demanda Rex, qui n’y croyait pas trop, puisque les parents s’y opposaient, mais qui se fiait à ses bonnes raisons.

— Je n’en sais rien. Je ne pourrai dire ce que je ferai que quand je serai arrivée. Les plus clairvoyantes ont souvent tort : elles ne prévoient que ce qui est vraisemblable. Eh bien, je hais tout ce qui est vraisemblable. C’est fastidieux. J’adore l’improbable.

— Ah ! vous me révélez un secret. Quand je saurai ce que feraient probablement d’autres personnes, je me dirai que vous agiriez d’une façon contraire. Malgré vous, j’arriverai à la probabilité. Vous voyez que vous ne pourriez pas me surprendre.

— Je le pourrais très bien, en changeant d’idée et en faisant ce qui est probable.

— Vous ne pouvez échapper à un genre de probabilité et la contradiction est la plus forte des probabilités. Il faut renoncer à votre plan.

— Non pas ! Mon plan est de faire ce qui me plaît.

Ces paroles de Gwendolen auraient fait l’effet d’une dissonance sur la douce nature de Rex s’il avait été moins amoureux ; mais il les considérait comme de l’humour et de la fine raillerie, et il était anxieux d’arriver au point qui l’intéressait.

— Pouvez-vous aussi ne ressentir que ce qui vous plaît ?

— Assurément non ; mais, si le monde était plus agréable, on ne ressentirait que ce qui est agréable. La vie des jeunes filles est stupide : jamais elles ne font ce qu’elles veulent.

— Je croyais que c’était plutôt le cas des hommes. Il faut qu’ils se livrent à de durs travaux ; on les persécute souvent et on les fait souffrir. Si nous adorons une jeune fille, nous sommes obligés de faire ce qu’elle veut, et après tout, c’est vous qui faites ce qui vous plaît.

— Je ne crois pas. Je n’ai jamais vu de femme mariée agir à sa guise.

— Qu’aimeriez-vous à faire ? dit Rex inquiet.

— Je ne sais trop. Aller au pôle Nord, courir les steeple-chases, être reine en Orient, comme lady Ester Stanhope, dit étourdiment Gwendolen. Mais en ce moment elle n’aurait pu répondre sérieusement.

— Voulez-vous dire que vous ne vous marierez jamais ?

— Non, je ne dis pas cela ; seulement, si je me marie, je ne ferai pas comme les autres femmes.

— Vous feriez tout ce que vous voudriez si vous épousiez un homme qui vous aimât plus que tout au monde, dit Rex qui cherchait à arriver sur le terrain où il espérait vaincre. — J’en connais un comme cela.

— Pour Dieu, s’écria Gwendolen, pendant qu’une rapide rougeur envahissait son visage et son cou, ne me parlez pas de M. Middleton ! C’est la chanson d’Anna ; je la connais. Mais j’entends les chiens. Partons.

Elle lança son bai brun au galop, et Rex n’eut d’autre alternative que de la suivre. Gwendolen savait bien que son cousin était amoureux d’elle, mais sans penser que cela pût tirer à conséquence. Tout en désirant que ce petit roman durât jusqu’à la fin du séjour de Rex à Pennicote, elle s’opposait à ce qu’on lui fit une déclaration d’amour formelle. Elle en éprouvait comme une répulsion involontaire, et à son besoin d’être adorée venait se mêler une certaine chasteté farouche.

Toutes pensées s’évanouirent bientôt devant la scène qui se passait aux Trois-Granges. Bon nombre de chasseurs la connaissaient et lui firent l’accueil le plus gracieux. Le grand air, l’agitation, la course enivraient Gwendolen. Jamais elle n’avait suivi de chasse, et, lorsqu’une fois elle avait dit qu’elle aimerait à le faire, on lui avait répondu par une défense formelle : sa mère, à cause du danger qu’elle redoutait ; son oncle, parce qu’il considérait ce violent exercice comme malséant pour une jeune fille. Du reste, nulle femme bien posée ne suivait la chasse dans le Wessex, si ce n’est madame Gadsby, l’épouse du capitaine de louveterie, qui avait été cuisinière et qui conservait les allures et le langage de sa première condition. Ce dernier argument seul produisit de l’effet sur Gwendolen et la tint suspendue entre l’envie d’affirmer sa liberté et la crainte d’être mise sur le même rang que madame Gadsby.

Quelquefois des dames nobles des environs venaient voir lâcher les chiens ; mais, par un hasard singulier, ce matin-là, il ne s’en trouvait pas une, et madame Gadsby, avec ses antécédents grammaticaux et autres, ne s’était pas montrée, ce qui permettait de suivre la chasse sans inconvenance. Aussi Gwendolen ne put-elle résister au stimulant produit par les aboiements des chiens, les piétinements des chevaux, les éclats variés des voix d’hommes, le va-et-vient incessant sur le terrain vert et gris, et enfin par la surexcitation bien plus irrésistible de la chasse qui allait commencer. — Rex aurait eu le même plaisir s’il avait pu rester auprès de Gwendolen et s’il ne l’avait vue accaparée ou regardée par les cavaliers montés sur des chevaux fringants, impatients de dévorer l’espace avec la rapidité de l’éclair.

— Charmé de vous voir ici par cette belle matinée, miss Harleth, dit lord Brackenshaw, pair d’un âge mûr, de manières aristocratiques et faciles, en veste rouge, pour qui la menace d’un déluge eût été de peu de conséquence. — Nous avons une chasse de premier ordre. Quel dommage que vous ne veniez pas avec nous ! Avez-vous déjà songé à faire franchir un fossé à votre petit bai brun ? Je suis sûr que vous n’auriez pas peur, eh ?

— Pas le moins du monde, s’écria Gwendolen, et c’était vrai ; elle ne craignait rien quand elle était avec quelqu’un. Je lui ai fait souvent sauter des barrières et même un fossé près de…

— Ah ! par Jupiter ! dit tranquillement Sa Seigneurie, faisant un geste pour indiquer qu’elle était obligée de rompre l’entretien ; et comme lord Brackenshaw rassemblait les rênes de son cheval, et que Rex arrivait sur son modeste poney auprès de Gwendolen, les chiens donnèrent de la voix. Aussitôt tous se mirent en mouvement, comme si la terre les entraînait dans sa rotation. Gwendolen partit avec eux sans rien dire à Rex, qui la suivit sans plus réfléchir. Pouvait-il la laisser seule ? Il mit donc au galop le pauvre bidet gris de son père, assez bon cheval pour un trajet ordinaire, mais d’habitudes ecclésiastiques et déjà vieux. Gwendolen, sur son vigoureux bai brun, arriva en tête avec les premiers, aussi sûre d’elle qu’une déesse, oublieuse de tout danger et certaine que rien de fâcheux ne pouvait lui arriver. Si elle avait songé à son cousin, en ce moment et qu’elle eût pu le voir, elle n’eût certainement pu s’empêcher de rire. Mais elle pensait bien plus à ceux qui la regardaient qu’à ceux qui étaient loin, et Rex fut bientôt si fort en arrière, qu’il la perdit complètement de vue. J’ai le regret de dire que, tandis qu’il cherchait une éclaircie, le long d’un sentier fraîchement tracé, son cheval, Primrose, se laissa tomber, se couronna, et, sans mauvaise intention certainement, la pauvre bête lança par dessus sa tête son cavalier, qui s’en alla rudement baiser la terre.

Par bonheur, le fils d’un forgeron, qui avait voulu voir la chasse, et qui, naturellement, était aussi demeuré en arrière, vit l’accident du malheureux Rex et courut lui porter un secours dont il avait besoin ; car il était tout étourdi et ressentait une cuisante douleur. Joel Dagge se montra fort utile en cette circonstance ; non seulement il savait parfaitement ce qui était arrivé au cheval, il pouvait dire à quelle distance ils se trouvaient de l’auberge la plus proche et du presbytère de Pennicote, mais encore il affirma à Rex que son épaule était un peu déboîtée, et il lui offrit l’aide de son expérience chirurgicale.

— Seigneur ! Monsieur, laissez-moi vous la remettre. J’ai vu comment s’y prend Nash, le rebouteur, et j’ai déjà remis deux fois celle de notre petite Sally. C’est toujours la même chose ; ce sont toujours des épaules. Si vous voulez vous fier à moi et prendre votre courage à deux mains, je vais vous arranger cela à l’instant.

— Viens donc, camarade ! répondit Rex qui pouvait reprendre son courage plus facilement qu’il n’aurait repris son assiette sur la selle.

Joel fit l’opération, non sans une douleur considérable pour son patient, qui devint si pâle en prenant « son courage à deux mains », que Joel lui dit ;

— Ah ! monsieur, on voit bien que vous n’en avez pas l’habitude ! Mais il faut que ce soit comme cela. J’ai vu toute sorte de membres disloqués, moi qui vous parle. J’ai vu un homme dont l’œil sortait de la tête. C’était la plus drôle de chose que l’on puisse voir ! Pas moyen d’avoir du plaisir sans ça. Moi-même, j’ai avalé trois de mes dents, aussi vrai que j’existe. — Maintenant, mon gaillard, dit-il en s’adressant à Primrose, arrive. Ah ! mais il ne faut pas me faire croire que tu ne peux pas !

Nous ne parlerons pas davantage de Joel, qui aida Rex à regagner la maison paternelle aussi promptement que possible. Rex n’avait pas autre chose à faire, quoiqu’il fût inquiet de Gwendolen, à laquelle aussi pouvait arriver un accident. Cette idée et celle de l’ennui qu’il allait causer à son père, lui firent plus de mal encore que ses contusions. En réfléchissant, il se sentit plus tranquillisé, car il savait que chacun s’empresserait de veiller sur Gwendolen et qu’assurément l’un de ces messieurs la reconduirait chez sa mère.

M. Gascoigne, déjà revenu de son excursion, écrivait des lettres dans son cabinet, quand Rex, la figure non moins belle ni moins intéressante pour être pâle et triste, vint se placer devant lui. Bien qu’il fût le fils de prédilection, le vrai portrait de son père, celui-ci ne montrait pour lui aucune partialité ; il le traitait même assez sévèrement.

M. Gascoigne, qui avait interrogé Anna, savait qu’il était allé avec Gwendolen aux Trois-Granges.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il, sans quitter sa plume.

— Je suis désolé, monsieur ; Primrose est tombé et s’est couronné.

— Où as-tu donc été avec lui ? demanda M. Gascoigne, qui, bien que sévère, ne se mettait jamais en colère.

— Aux Trois-Granges, voir lâcher les chiens.

— Et tu as été assez fou pour vouloir les suivre ?

— Oui, monsieur. Je n’ai pourtant pas sauté de fossé, mais le cheval a mis le pied dans un trou.

— Et tu as été blessé toi-même, à ce que je vois, eh ?

— J’ai eu l’épaule déboîtée, mais un jeune forgeron me l’a remise. Je suis un peu courbaturé, voilà tout.

— C’est bien, assieds-toi.

— Je suis bien peiné à cause du cheval, monsieur. Je sais que ce doit être une contrariété pour vous.

— Et qu’est devenue Gwendolen ? fit brusquement M. Gascoigne.

Rex, qui ne savait pas son père si bien instruit, sentit le rouge lui monter au visage. Il répondit cependant avec fermeté :

— Je suis inquiet de savoir s’il ne lui est rien arrivé ; je voudrais aller ou envoyer à Offendene ! Mais elle monte très bien à cheval et j’espère qu’elle aura été prudente ; il y avait beaucoup de monde avec elle.

— Dois-je croire que c’est elle qui t’y a entraîné ? dit M. Gascoigne en déposant sa plume et en regardant Rex fixement,

— Il était naturel qu’elle désirât y aller ; mais elle n’y pensait pas d’abord. C’est l’enivrement de la chasse qui l’a attirée, et je suis allé avec elle.

M. Gascoigne garda le silence quelques instants, puis reprit avec une calme ironie :

— Je vous ferai remarquer, jeune homme, que vous n’avez point de cheval qui vous permette de jouer le rôle d’écuyer de votre cousine. Il faut y renoncer. Vous avez détérioré Primrose et c’est assez de dommage pour une vacance. Veuillez donc vous préparer à partir demain pour Southampton, où vous rejoindrez Stillfox, en attendant que vous partiez avec lui pour Oxford. Ce sera très bon pour vos contusions et vos études.

Le pauvre Rex, dont le cœur se gonflait, craignit de se conduire aussi peu virilement qu’une petite fille.

— J’espère que vous n’insisterez pas sur mon départ immédiat, monsieur.

— Te sens-tu trop malade ?

— Non… ce n’est pas cela… mais… — Ici Rex se mordit les lèvres, car, à sa grande vexation, ses larmes étaient près de couler. Il se remit cependant et dit avec plus de fermeté : — Il faut que j’aille à Offendene. Mais j’y puis aller ce soir encore.

— J’y vais moi-même et je te rapporterai des nouvelles de Gwendolen, si c’est là ce que tu veux.

Rex se tut. Il crut discerner dans les paroles de son père une intention fatale pour son bonheur ; que dis-je ? pour sa vie. Il connaissait la pénétration et la fermeté de son père.

— Monsieur, dit-il, je ne puis m’éloigner d’elle sans lui dire que je l’aime et sans savoir si elle m’aime.

M. Gascoigne se faisait des reproches intérieurs de n’avoir pas été plus circonspect, et, quoique peiné pour son fils, il résolut d’agir avec la prudence nécessaire en pareil cas. Il répondit donc avec calme :

— Mon cher garçon, tu es trop jeune pour prendre un parti décisif. C’est un enfantillage produit par l’oisiveté des quelques semaines que tu viens de passer ici ; il faut te remettre au travail et n’y plus songer. Mille raisons s’opposent à ton projet. Un engagement à ton âge serait injustifiable et irréfléchi ; en outre, les alliances entre cousins ne sont pas désirables. Courage donc ; ce ne sera qu’un petit désappointement ; mais la vie en est pleine, et ce commencement est anodin pour toi.

— Non, non, je ne pourrai pas l’endurer. Je ne penserai plus à rien si ce n’est pas décidé entre nous, dit Rex avec impétuosité. Il est inutile de me forcer à vous obéir, mon père, je ne le pourrais pas. Si je promettais, je suis sûr que je violerais ma parole ; je reverrais Gwendolen.

— Eh bien, attends jusqu’à demain matin, nous en parlerons ; promets-le-moi, dit tranquillement M. Gascoigne. Et Rex ne put refuser.

Le recteur ne dit pas à sa femme qu’il avait, pour aller à Offendene le même soir, un motif tout autre que son désir de s’assurer si Gwendolen était rentrée saine et sauve.

Il la trouva mieux que sauve : — exaltée, ravie ! M. Quallon, qui avait gagné le prix, lui avait fait hommage de son trophée, qu’elle rapportait attaché sur sa selle, et lord Brackenshaw l’avait reconduite, après s’être montré enchanté de son courage et de son habileté à diriger son cheval. Elle dit tout cela d’un trait à son oncle, afin qu’il vît bien qu’elle avait eu raison d’agir contre son avis ; et le prudent recteur, persuadé que l’intérêt de sa nièce voulait que les Brackenshaw la vissent d’un bon œil, se dit que leur opinion, sur la résolution prise par Gwendolen de suivre la chasse, ne lui permettait de faire aucune objection. Il se tut donc en attendant, et avec d’autant plus de raison que madame Davilow, après les exclamations triomphantes de sa fille, lui dit :

— Tais-toi ! j’espère que tu ne recommenceras plus, Gwendolen ; je n’aurais plus un moment de repos. Son père, vous le savez, fit-elle en regardant M. Gascoigne, est mort par accident.

— Chère maman, dit Gwendolen gaiement, en l’embrassant et en se moquant de ses craintes, les enfants n’héritent pas des membres cassés de leurs parents.

On n’avait pas encore parlé de Rex. À Offendene, il n’y avait pas lieu d’être inquiet de lui ; car, aux questions de sa mère, Gwendolen avait répondu :

— Oh ! il doit être rentré désolé, car il a été laissé bien en arrière ; — et on ne pouvait nier que cela eût été heureux, puisque cet accident avait permis que lord Brackenshaw la reconduisît. M. Gascoigne, fixant ses regards attentivement sur Gwendolen, lui dit avec un peu d’emphase :

— C’est fort bien ; l’exploit a mieux fini pour vous que pour Rex.

— Oui, en effet ; il a eu à faire un fameux tour. Vous n’avez pas appris à Primrose à franchir les barrières, mon oncle, dit Gwendolen, sans que ni ses yeux ni son ton révélassent l’ombre d’une alarme.

— Rex a fait une chute, reprit M. Gascoigne en s’asseyant dans son fauteuil et en roulant ses pouces, tout en regardant sa nièce avec la plus grande attention.

— Oh ! pauvre garçon ! il n’est pas blessé, j’espère ? dit-elle avec un air d’inquiétude fort tranquille au fond, et comme doivent en essayer les personnes dont le pouls bat encore plus vite après un triomphe.

— Bonté du ciel ! s’écria madame Davilow, que lui est-il arrivé ?

— Il a eu l’épaule démise et pas mal de contusions !…

Nouvelle pause d’observation ; mais Gwendolen, au lieu de laisser voir des symptômes de pâleur et d’inquiétude, dit tranquillement :

— Oh ! le pauvre garçon ! ce n’est rien de sérieux, alors ?

M. Gascoigne tint son diagnostic pour complet ; mais, voulant une double assurance, il continua :

— Son bras n’a pas été trop bien remis. C’est un forgeron, — pas de mes paroissiens, — une espèce de lourdaud, mais assez adroit, qui le lui a rebouté aussitôt après l’accident. En somme, c’est moi et Primrose qui avons eu le plus de mal. Les genoux du cheval sont en sang ; il paraît qu’il a mis le pied dans un trou et qu’il a lancé Rex par-dessus sa tête.

Gwendolen avait repris sa sérénité après avoir appris que le bras de Rex était remis ; les dernières paroles de son oncle ranimèrent sa bonne humeur ; le sourire se fit jour sur ses lèvres, puis elle partit d’un bruyant éclat de rire.

— Vous êtes vraiment cruelle de rire ainsi du malheur des autres, dit M. Gascoigne avec un sentiment désapprobateur, mais bien plus indulgent que s’il n’avait pas eu de sérieuses raisons d’être satisfait.

— Pardonnez-moi, mon oncle, je vous en prie. Maintenant que Rex est en bon état, c’est si drôle de s’imaginer la figure qu’il devait faire avec Primrose, tout seul dans un sentier — et un forgeron qui court après eux… Une vraie caricature de la chasse !

Gwendolen avait une haute idée d’elle-même et de sa supériorité, qui lui permettait de rire là où d’autres n’auraient vu qu’un sujet d’être sérieux. Le rire convenait si bien à son visage ! Son oncle même ne trouvait pas surprenant qu’un garçon se fût laissé fasciner par cette jeune magicienne, — peut-être plus nuisible que l’on aurait pu le désirer.

— Comment peux-tu te moquer et rire de semblables choses, mon enfant ? dit madame Davilow, encore sous le coup de son inquiétude. Nous n’aurions pas dû te permettre d’avoir un cheval. — Vous voyez, ajouta-t-elle en faisant un signe de tête à M. Gascoigne, que nous avons eu tort — moi, du moins, — de l’encourager à vous le demander.

— Sérieusement, Gwendolen, dit M. Gascoigne, du ton judicieux d’un homme raisonnable parlant à une personne qu’il croit raisonnable, je vous recommande de toutes mes forces de ne pas recommencer votre aventure d’aujourd’hui. Vous m’obligerez personnellement. Lord Brackenshaw est très aimable, mais je suis sûr qu’il serait d’accord avec moi. Si l’on parlait de vous comme d’une jeune dame qui chasse, cela vous déplairait, j’en suis sûr. Croyez bien que Sa Seigneurie n’admettrait pas que lady Béatrice ou lady Maria suivissent la chasse si elles étaient d’âge à le faire. Quand vous serez mariée, ce sera différent : vous pourrez faire tout ce que votre mari sanctionnera. Mais, si vous avez l’intention de chasser, il faut épouser un homme qui ait le moyen de vous donner des chevaux.

— Pourquoi serais-je assez ridicule pour me marier sans avoir au moins cette perspective ? dit brusquement Gwendolen. Les paroles de son oncle lui avaient déplu ; elle le lui faisait voir ouvertement ; mais elle sentit qu’elle avait été un peu loin, et, après quelques minutes, elle sortit.

— Voilà comment elle s’exprime toujours sur le mariage, dit madame Davilow ; j’espère cependant que ce sera différent quand elle aura vu celui qui doit s’emparer de son cœur.

— Savez-vous si son cœur a jamais parlé ? demanda M. Gascoigne.

Madame Davilow remua doucement la tête et continua :

— Pas plus tard qu’hier elle m’a dit : « Maman, je me demande comment font les femmes pour s’éprendre de quelqu’un. C’est facile dans les romans ; mais les hommes sont trop ridicules. »

M. Gascoigne sourit et ne fit pas d’autre remarque. Le lendemain matin, en déjeunant, il dit :

— Comment vont tes contusions, Rex ?

— Encore un peu sensibles, mais elles commencent a guérir.

— Tu ne te sens pas disposé pour un voyage à Southampton ?

— Pas tout à fait, répondit Rex, dont le cœur battit violemment.

— Eh bien, tu peux attendre jusqu’à demain, et aller aujourd’hui prendre congé de nos parentes d’Offendene.

Madame Gascoigne, qui connaissait le fond des choses, n’osa pas lever les yeux de dessus son café, craignant de se mettre à pleurer comme la petite Anna.

M. Gascoigne savait bien que le remède qu’il allait appliquer sur la blessure de Rex était violent ; mais il valait mieux à tous égards qu’il apprît de la bouche même de Gwendolen qu’il aimait sans espoir.

— En tout cas, dit madame Gascoigne en rejoignant son mari dans son cabinet, je ne puis qu’être reconnaissante envers Gwendolen de ne pas vouloir de lui ; mais il y a en elle des choses que je ne puis concilier. Anna la vaut deux fois avec sa bonté et son talent ; eh bien, elle ne veut pas la seconder dans les écoles, pas même le dimanche ; c’est fort mal. Quoi que nous puissions lui dire, toi ou moi, autant en emporte le vent, et la pauvre Fanny est entièrement à sa merci. Mais je sais que tu as d’elle meilleure opinion que moi, termina madame Gascoigne avec une hésitation respectueuse.

— Ma chère, cette jeune fille n’est pas mauvaise ; seulement elle a une volonté de fer, et il ne servirait à rien de lui serrer la bride. Le point essentiel, c’est de la bien marier. Son sang est trop bouillant pour la vie qu’elle mène avec sa mère et ses sœurs. Il sera bon qu’elle se marie bientôt, non à un homme sans fortune, mais à un gentleman qui lui donnera une position honorable.

Pendant cet entretien, Rex, le bras en écharpe, se dirigeait vers Offendene. Il était surpris de l’autorisation que lui avait donnée son père de voir Gwendolen, sans conditions ; mais il n’en pouvait supposer la cause réelle. L’eût-il connue d’ailleurs, qu’il aurait refusé d’y croire.

Quand il fut arrivé chez sa tante, toute la famille était là, excepté Gwendolen. Les petites filles, entendant sa voix dans le hall, sortirent avec empressement de la bibliothèque pour lui demander comment il se trouvait. Madame Davilow voulut savoir en détail tout ce qui s’était passé, où demeurait le forgeron, si elle pouvait lui envoyer un cadeau. Jusqu’alors Rex n’avait jamais trouvé la famille importune ; mais, en ce moment, où il aurait voulu voir Gwendolen seule à la maison, il les souhaitait toutes dehors.

— Où est Gwendolen ? dit-il enfin.

Madame Davilow envoya Alice voir si sa sœur voulait descendre, et ajouta :

— Je lui ai fait porter son déjeuner dans son lit, car elle avait besoin de repos.

Rex, sentant que sa patience était à bout, s’écria :

— Ma tante, il faut absolument que je parle à Gwendolen, je veux la voir seule.

— Eh bien, mon ami, entre dans le salon, je vais te l’envoyer, dit madame Davilow, laquelle avait bien remarqué qu’il aimait d’être avec sa cousine ; mais la chose lui paraissait toute naturelle, et elle était loin de présumer qu’il s’agît des « réalités de la vie » ; elle croyait qu’il s’agissait simplement des fêtes de Noël, qui allaient se terminer. Rex, tout au contraire, sentit que les réalités de sa vie allaient dépendre de cette entrevue. Il se promena de long en large dans le salon, et, pendant dix minutes, il laissa son imagination errer à son gré. Chose étrange ! il ne pensait qu’à ce qu’il dirait à son père pour bien le convaincre que l’engagement que Gwendolen et lui allaient prendre était la chose du monde la plus prudente. On voulait qu’il fût jurisconsulte ; eh bien, pourquoi ne s’élèverait-il pas aussi haut qu’Eldon[6] ?

Mais, quand la porte s’ouvrit et que celle dont il attendait la venue avec tant d’impatience entra, il eut comme un accès de frayeur et de défiance qu’il n’avait encore jamais ressenti. Gwendolen, dans sa robe noire qui faisait ressortir la blancheur de son teint, un ruban noir passé dans les cheveux, dont il retenait les flots abondants, avait l’air plus tranchant que d’habitude. Était-ce parce que, la veille, il lui avait parlé d’amour ? Était-ce, au contraire, l’ennui causé par son accident ? Peut-être l’un et l’autre. Mais la sagesse des nations prétend qu’il y a un côté du lit qui a une mauvaise influence, et Gwendolen s’était levée de ce côté-là. La hâte avec laquelle sa toilette avait dû être terminée, la manière dont Bugle l’avait peignée, le manque d’intérêt de l’article du journal qui devait l’amuser, les probabilités peu attrayantes de la journée, les institutions sociales, tout, en un mot se conjurait pour l’agacer ; non qu’elle fût de mauvaise humeur, au moins ; mais le monde entier n’était pas à la hauteur des besoins de son organisme incomparable.

Elle tendit la main à Rex sans qu’un sourire parût ni dans ses yeux ni sur sa bouche. Sa franche gaieté de la veille avait disparu, et le souvenir de la mésaventure de son cousin lui paraissait ridicule.

— J’espère que votre blessure n’est que peu de chose, Rex, lui dit-elle avec assez d’amabilité ; je mérite que vous me fassiez des reproches.

— Pas du tout, répondit Rex qui sentait l’émotion s’emparer de lui ; cela ne vaut pas la peine qu’on en parle. Je suis heureux que vous vous soyez amusée ; je ferais volontiers une nouvelle chute pour que vous ayez du plaisir. Je n’éprouve de regrets que pour les genoux du cheval.

Gwendolen s’approcha de la cheminée et regarda le feu, ce qui ne permettait à Rex de voir qu’une faible partie de sa figure.

— Mon père veut que j’aille à Southampton pour le reste des vacances, dit-il de sa voix de baryton un peu tremblante.

— À Southampton ? Mais c’est un endroit absurde, dit froidement Gwendolen.

— Il le sera certainement pour moi, puisque vous n’y serez pas.

Silence.

— Regretterez-vous mon départ, Gwendolen ?

— Certainement. Tout a de l’importance dans ce triste pays, répondit sèchement Gwendolen, qui, s’apercevant que Rex voulait être tendre, reculait et se recroquevillait comme une anémone de mer dont on approche le doigt.

— Seriez-vous irritée contre moi, Gwendolen ? Pourquoi me traitez-vous si mal ?

Gwendolen le regarda et sourit avec une teinte d’amertume.

— Je vous traite donc mal ? Quelle niaiserie ! Il est possible que je sois maussade ; mais pourquoi venir de si bonne heure ? Il fallait bien vous attendre à trouver mon humeur en négligé.

— Soyez maussade avec moi tant que vous le voudrez, seulement ne me traitez pas avec indifférence, dit Rex d’un air suppliant. Tout le bonheur de ma vie est dans vos mains. Aimez-moi seulement un peu mieux que tout autre.

Il voulut lui prendre la main, mais elle la retira vivement et alla se placer de l’autre côté de la cheminée en le regardant fixement.

— Ne me parlez pas d’amour, je n’aime pas cela !

Elle lui parut féroce. Il pâlit et demeura silencieux. Quant à Gwendolen, ce qu’elle éprouvait était nouveau pour elle. La veille, elle savait que son cousin l’aimait et ne s’en inquiétait pas ; si on lui avait demandé pourquoi elle refusait d’entendre des paroles d’amour, elle aurait répondu en riant : « Je suis lasse d’en lire dans les romans ». Mais maintenant que la vie de passion venait de commencer pour elle, et de commencer négativement, elle se sentait absolument contraire à tout amour qui viendrait s’offrir.

— Est-ce là le dernier mot que vous ayez à me dire, Gwendolen ? lui demanda Rex, qui, à vingt ans, croyait les joies de la vie absolument finies pour lui. En sera-t-il toujours ainsi ?

Elle vit sa souffrance et le prit en pitié ; mais, tout en sentant un retour de bienveillance pour lui, elle dit résolûment :

— Pour l’amour, oui ! Pour tout le reste, vous ne me déplaisez pas.

Rex garda un instant le silence, puis lui dit d’une voix concentrée :

— Adieu ! et sortit du salon.

Presque aussitôt, elle entendit la lourde porte du hall se refermer sur lui.

Madame Davilow, qui avait vu le départ précipité de Rex, courut au salon, où elle trouva Gwendolen la tête plongée dans les coussins du canapé, les cheveux dénoués et en désordre, sanglotant amèrement.

— Mon enfant, mon enfant, qu’y a-t-il ? s’écria cette mère éplorée, qui n’avait jamais vu sa fille dans cet état. S’asseyant à côté d’elle et l’entourant de ses bras, elle pressa contre sa tête celle de Gwendolen, qui la laissa tomber sur la poitrine de sa mère, en s’écriant :

— Oh ! maman, que sera ma vie ? Est-ce la peine de vivre ?

— Pourquoi parler ainsi, ma chérie ? dit madame Davilow.

Les rôles étaient changés. Ordinairement, c’était la fille qui reprochait à la mère ses signes involontaires de désespoir.

— Je n’aimerai jamais personne. Je ne puis aimer aucun homme. Je les hais tous.

— Le temps viendra, ma chérie. Le temps viendra.

Mais les sanglots redoublèrent : alors, jetant les bras au cou de sa mère et s’y cramponnant, elle bégaya d’une voix entrecoupée :

— Je ne puis souffrir que vous auprès de moi.

Ce fut au tour de madame Davilow d’éclater en sanglots, car jamais son enfant gâtée n’avait été si douce avec elle et ne lui avait témoigné tant de confiance et d’affection. Elles demeurèrent enlacées dans les bras l’une de l’autre.


VIII


Un chagrin bien autrement cuisant régnait au presbytère. Rex, en y revenant, était allé se jeter sur son lit, dans un état de prostration qui ne cessa que le lendemain, lorsque apparurent des signes positifs de maladie. Il ne pouvait plus être question de départ pour Southampton : l’unique pensée d’Anna et de sa mère fut de savoir comment s’y prendre pour soigner ce malade qui ne voulait pas guérir, et qui, du plus vif et du plus charmant esprit de la maison, s’était changé en un être taciturne, au regard sombre, ne répondant aux sollicitudes affectueuses que par ces seuls mots :

— Qu’on me laisse seul !

Son père voyait venir la crise et la considérait comme le moyen le plus sûr pour sortir de cette malheureuse situation ; néanmoins, il s’affligeait de cette inévitable souffrance et allait de temps en temps s’asseoir au chevet du patient, qu’il quittait en lui serrant la main et en murmurant :

— Dieu te bénisse, mon enfant !

Warham et les autres garçons épiaient le moment favorable pour se faufiler près de la chambre de Rex et pour tâcher de voir cette chose incroyable, leur cher aîné couché et malade ; mais aussitôt arrivaient des taloches invisibles qui les en éloignaient. La garde toujours présente, infatigable, était Anna, dont la petite main tenait celle de son frère, qui ne lui répondait par aucune pression affectueuse. Son âme se partageait entre ses angoisses pour Rex et ses reproches pour Gwendolen.

— Peut-être suis-je méchante, se disait-elle, mais je crois que je ne pourrai plus aimer Gwendolen.

Madame Gascoigne elle-même était furieuse contre sa nièce et ne pouvait s’empêcher de dire à son mari :

— Je sais bien qu’il est préférable qu’elle n’aime pas ce pauvre garçon, et que nous devons l’en remercier ; mais, en vérité, Henry, je la trouve dure. C’est une coquette. Je ne puis me défendre de supposer qu’elle lui a fait des avances ; autrement, le désappointement ne l’aurait pas réduit au point où il en est. Il en revient quelque blâme aussi à ma pauvre Fanny ; elle est aveuglée sur le compte de sa fille.

M. Gascoigne répliquait alors avec gravité :

— Ma chère Nancy, moins nous parlerons de ce sujet mieux cela vaudra. J’aurais dû aussi être plus circonspect. Quant à notre fils, estimons-nous heureux qu’il ne lui soit rien arrivé de pis. Que tout cela s’éteigne aussi vite que possible, surtout à l’égard de Gwendolen ; qu’il en soit comme si rien n’était arrivé.

Le recteur était convaincu qu’il venait d’échapper à un grand danger. Gwendolen payant de retour l’amour de Rex, aurait été pour lui un problème redoutable dont il n’aurait pas su trouver la solution. Toutefois, d’autres difficultés étaient encore à surmonter.

Un beau matin, Rex demanda un bain, et fit sa toilette comme s’il n’avait jamais été malade. Anna, heureuse de ce changement, l’attendait en bas avec la plus vive impatience, et, dès qu’elle l’entendit descendre l’escalier, elle courut au-devant de lui. Pour la première fois depuis longtemps, il l’accueillit par un faible sourire, mais sa figure était si pâle et si triste, qu’elle put à peine retenir ses pleurs.

— Nannie ! fit-il doucement en lui prenant la main et la conduisant au salon.

Quand il embrassa sa mère, il lui dit :

— Quel fléau je suis pour vous !

Puis il alla silencieusement regarder par la fenêtre la pelouse et les arbustes couverts de stalactites glacées, au travers desquelles le soleil envoyait de temps en temps ses rayons, qu’Anna comparait en elle-même au mélancolique sourire de Rex. Assise auprès de son frère, elle feignait de travailler ; mais, en réalité, elle le couvait avec des yeux débordant de tendresse.

Au delà du jardin clôturé par une haie, passait un chemin que prenaient les wagons et les lourds chariots qui se rendaient aux champs et aux exploitations forestières. En ce moment on voyait passer un chariot chargé de bois de construction ; les chevaux tendaient leurs muscles, et le conducteur, tout en faisant claquer son fouet, dirigeait avec la plus grande circonspection le cheval de tête, car le moindre écart aurait pu causer un accident. Rex semblait y prêter une vive attention et ne cessa de regarder que quand le dernier tronc d’arbre eut disparu ; alors, il fit quelques tours dans la chambre que venait de quitter sa mère. Anna, voyant dans les yeux de son frère qu’il avait quelque chose à dire, prit un tabouret, alla s’asseoir devant lui et le regarda avec des yeux qui disaient : « Parle-moi ! » Et il parla.

— Je vais te dire mes projets, Nannie. Je compte aller au Canada ou dans une colonie analogue. (Rex ne s’était pas encore rendu un compte exact du caractère des colonies anglaises.)

— Oh ! Rex, pas pour toujours !

— Si. Je veux y aller gagner ma vie. J’aimerais à y construire ma demeure, à y travailler aux défrichements, et à habiter une contrée sauvage, une immensité tranquille.

— M’emmèneras-tu avec toi ? demanda Anna qui ne pouvait s’empêcher de verser de grosses larmes.

— Comment le pourrais-je ?

— Je le préférerais à tout. Les colons s’en vont avec leurs familles. J’aimerais mieux aller avec toi que de rester en Angleterre ; je soignerais le feu, je raccommoderais tes hardes, je ferais la cuisine ; j’apprendrais à faire le pain avant de partir. Oh ! ce serait bien agréable.

— Papa ni maman ne te laisseraient partir.

— Si fait ; ils y consentiraient après m’avoir entendue. Ce serait une grande économie pour eux, et papa pourrait plus facilement subvenir à l’éducation des garçons.

L’entretien roula longtemps sur ce sujet, si bien qu’à la fin, Rex dut consentir à ce qu’Anna l’accompagnât, lorsqu’ils auraient parlé à leur père. Cette entrevue eut lieu quand le recteur fut seul dans son cabinet. On n’avait pas voulu en parler d’abord à la mère, qu’on aurait trop affligée, mais qui consentirait à tout ce qui serait décidé.

— Eh bien, mes enfants, dit gaiement M. Gascoigne lorsqu’ils entrèrent.

C’était pour lui un grand soulagement de voir Rex de nouveau sur pied.

— Pouvons-nous nous asseoir un peu auprès de vous, papa ? demanda Anna. Rex a quelque chose à vous dire.

— De tout mon cœur.

— Vous savez ce qui m’est arrivé, mon père, dit Rex, auquel M. Gascoigne répondit par un signe d’assentiment. — J’en ai fini avec la vie dans cette partie du monde. J’ai la conviction que mon retour à Oxford serait sans utilité ; je ne pourrais plus étudier. J’échouerais et je vous occasionnerais une dépense sans résultat. Je voudrais avoir votre consentement pour embrasser une autre carrière, monsieur.

M. Gascoigne hocha doucement la tête, mais la ligne perpendiculaire de son front se creusa et Anna commença à trembler.

— Si vous vouliez m’accorder un petit pécule, j’aimerais à partir pour les colonies et y travailler à la terre.

— Et moi, je l’accompagnerai, papa, dit Anna ne voulant pas permettre qu’on l’exceptât, même temporairement, de la résolution. — Rex aura besoin de quelqu’un qui prenne soin de lui, qui tienne la maison. Nous n’avons l’intention, ni lui ni moi, de nous marier jamais. Je ne vous coûterai plus rien et j’en serai heureuse. Je sais que ce sera bien pénible de vous quitter ainsi que maman ; mais vous avez les autres enfants à élever, et nous ne serons plus une charge pour vous.

Anna s’était levée et approchée de son père, qui l’attira à lui, l’assit sur ses genoux, et l’y retint, comme s’il voulait qu’elle demeurât en dehors de la question pendant qu’il parlerait à Rex.

— Tu admettras, je suppose, que mon expérience me permet de juger pour toi et de te guider dans la pratique des choses de la vie, mieux que tu ne pourrais le faire toi-même.

— Oui, monsieur.

— Tu admettras bien aussi — quoique je ne veuille pas insister sur ce point — que ton devoir t’ordonne de prendre en considération mon jugement et mes désirs.

— Je ne vous ai jamais fait d’opposition, monsieur, dit Rex, qui, au fond du cœur, sentait qu’il n’était pas obligé d’aller aux colonies, mais de retourner à Oxford. C’était là le point en litige.

— Tu agirais cependant ainsi, mon fils, si tu persistais dans ton projet, et si tu faisais la sourde oreille aux considérations que ma vieille expérience me suggère. Tu crois avoir reçu un choc qui a changé toutes tes idées, qui a stupéfié ton intelligence, qui ne te permet plus d’autre labeur que le travail manuel et qui, enfin, t’a donné le dégoût de la société. Est-ce là ce que tu crois ?

— À peu de chose près. Je n’aurais plus le courage de me livrer au travail pour lequel j’étais destiné ici. Je ne serai plus jamais le même que j’étais ; et, sans avoir le moins du monde envie de vous manquer de respect, mon père, je crois qu’il est permis à un jeune homme de choisir sa voie dans la vie, s’il ne fait de mal à personne. Il en est assez qui demeurent chez eux pour qu’on puisse autoriser ceux qui le désirent à se rendre où la terre est libre.

— Mais suppose que je sois intimement convaincu — et je le suis — que l’état d’esprit où tu te trouves est transitoire et que, si tu partais, comme tu en as le projet, tu t’en repentirais bientôt. N’as-tu pas assez de force de caractère pour voir que tu feras mieux d’agir d’après mes conseils, pendant un certain temps et au moins de l’essayer ? Loin d’être d’accord avec toi et de penser que tu sois libre de te faire colon et de travailler avec la bêche et la hache, je suis d’avis que tu n’as pas le droit de t’expatrier avant d’avoir tenté de mettre à profit l’éducation que tu as reçue. Je ne dis rien de la douleur que cela causerait à ta mère et à moi.

— J’en suis au désespoir, mais qu’y faire ? Je ne puis plus étudier, cela est certain, dit Rex.

— Pas à présent peut-être, mais tu peux fixer un terme. J’ai pris des dispositions pour que tu passes du mieux possible les deux mois de vacances qui te restent ; mais j’avoue, Rex, que je suis désappointé. Je te croyais plus de bon sens. Comment peux-tu t’imaginer, parce que tu as éprouvé une peine qu’ont connue la plupart des humains, que tu sois délié de toutes les obligations du devoir, comme si ton cerveau s’était affaibli au point que tu ne sois plus responsable de tes actions ?

Qu’aurait pu répondre Rex ? Si dans son for intérieur il était en état de rébellion contre son père, il n’avait point d’arguments à lui opposer, et, quoiqu’il eût aimé partir « pour les colonies », il se sentait obligé de réfléchir un peu plus à ses anciennes attaches. Il se leva comme si, pour lui, la conférence était arrivée à son terme.

— Ainsi tu consens à ce que je le propose ? dit M. Gascoigne d’un ton résolu.

Rex garda un moment le silence et répondit :

— J’essayerai ce que je pourrai faire, monsieur, mais je ne puis rien promettre.

Il était persuadé que son essai ne servirait à rien.

Anna, qui voulait suivre son frère, fut retenue par son père.

— Oh ! papa, s’écria-t-elle avec des larmes dans la voix quand la porte fut close, c’est bien dur pour lui. Ne vous paraît-il pas malade ?

— Si ; mais bientôt il sera mieux. Et maintenant, Anna, sois muette sur tout ceci ; qu’il n’en soit plus question.

— Non, papa. Mais pour rien au monde je ne voudrais ressembler à Gwendolen. Comment peut-on rendre ainsi les gens amoureux ? C’est bien terrible !

Anna n’osa point dire qu’elle regrettait de n’avoir pas eu la permission d’aller « aux colonies » avec Rex. Plus tard encore, elle y pensait et se disait : « Au moins j’aurais définitivement rompu avec les gants et les crinolines, et avec toutes les conversations insignifiantes que l’on est obligé de tenir quand on est invité à dîner, et avec toutes autres choses aussi ennuyeuses ! »

Il est bon que l’on sache que ceci se passait à l’époque où l’ampleur des crinolines fit craindre une révolution pour obtenir l’agrandissement des églises, des salles de spectacle et même des voitures !


IX


Huit mois après l’arrivée de la famille Davilow à Offendene, c’est-à-dire à la fin du mois de juin, se répandit dans tout le voisinage une rumeur qui, pour bien des gens, était d’un vif intérêt. Elle n’avait aucun rapport avec les résultats de la guerre d’Amérique, mais elle excitait la curiosité de toutes les classes dans un certain cercle autour de Wancester. Les négociants, les brasseurs, les marchands de chevaux, les selliers, tous enfin la regardaient comme une chose excellente et dont il fallait se réjouir ; car elle démontrait la valeur d’une aristocratie dans le pays libre d’Angleterre. Le serrurier de Diplow croyait à un surcroît de travail, les femmes voyaient déjà leurs fils portant la livrée du seigneur et les fermiers espéraient la construction d’une halle pour la vente de leurs céréales. Si telles étaient les espérances des personnes d’un rang inférieur, ne comptant pas dans la société, on en peut conclure que celles du rang supérieur avaient, pour être satisfaites, de meilleures raisons encore et se rattachant plutôt aux plaisirs de la vie qu’aux affaires. Un point cependant, sur lequel s’accordaient ces deux classes, était celui du mariage, et de même que, lorsqu’une visite royale est annoncée, les bonnets de nuit municipaux rêvent de chevalerie et de baronnie, de même la nouvelle en question fit naître, dans quelques imaginations particulières, une vision de mariage indéterminée et flottante.

Cette nouvelle disait que Diplow-Hall, le beau domaine appartenant à sir Hugo Mallinger, dont depuis une couple d’années, les fenêtres ne s’ouvraient plus sur son parc admirable, sur sa pièce d’eau dans laquelle les lis miraient leurs corolles, sur ses bois touffus où broutaient des troupeaux de daims, se préparait à recevoir un nouvel hôte, qui devait habiter la maison remise sur un pied de luxe, et garnir de chevaux les écuries pendant le reste de l’été et pour toute la saison de la chasse. Ce nouveau venu n’était pas sir Hugo, mais son neveu, M. Mallinger-Grandcourt héritier présomptif de la baronnie, puisque, de son mariage, son oncle n’avait que des filles. Ce n’était pas la seule éventualité favorable que l’heureuse fortune avait ménagée au jeune M. Grandcourt, comme on l’appelait par flatterie ou par ironie ; car, si la chance d’arriver à la baronnie lui venait de son père, sa mère avait ajouté un panache baronial à son sang, de sorte que, si certains parents éloignés venaient à mourir, il devait être baronnet et pair du royaume. En conséquence, sa femme partagerait son titre ; il n’est donc pas étonnant que cette épouse, encore problématique, devait être considérée d’avance par plus d’une personne avec un sympathique intérêt.

C’était, entre autres, les Arrowpoint, dans leur belle terre de Quetcham. On ne pouvait attribuer de vues sordides à des parents qui donneraient une dot d’un million à leur fille ; mais ils voulaient avant tout le bonheur de leur Catherine (qui avait déjà refusé d’épouser lord Slogan un pair d’Irlande, homme exceptionnel, dont les domaines n’avaient besoin que de drainage et de population), ils s’informaient, dans une intention qui n’était pas seulement charitable, si M. Grandcourt était de constitution robuste, vertueux ou au moins réformé, conservateur libéral ou pas trop libéral-conservateur, et, sans souhaiter la mort de personne, ils se disaient que la succession au titre n’était pas à dédaigner.

Si les Arrowpoint ruminaient de telles réflexions, on ne s’étonnera pas qu’elles aient hanté aussi le cerveau de M. Gascoigne, qui, bien qu’ecclésiastique, n’en éprouvait pas moins les sollicitudes d’un parent ou d’un tuteur ; et nous avons vu que madame Gascoigne et lui en étaient venus à sentir combien était lourde la tâche de tenir en bride deux jeunes êtres que les avis judicieux ne pouvaient convaincre.

Naturellement, les uns ne dirent pas aux autres ce qu’ils pensaient de l’arrivée « du jeune Grandcourt ». M. Gascoigne ne demanda pas à M. Arrowpoint à quelle source digne de confiance il était allé puiser, pour savoir si le nouvel arrivant pouvait être un mari sortable pour sa charmante nièce, et madame Arrowpoint ne fit pas remarquer à madame Davilow que, si le pair en expectative cherchait une femme aux environs de Diplow, la seule à laquelle il pût raisonnablement penser devait être Catherine, laquelle en tout cas, ne l’accepterait que s’il était en état d’assurer son bonheur. Même envers sa femme, le recteur garda le silence quant à sa prévision sur un résultat matrimonial, d’après la probabilité que M. Grandcourt verrait Gwendolen au prochain Archery meeting, bien que madame Gascoigne y pensât plus encore que son mari. Elle lui disait :

— Je sais que M. Grandcourt possède deux terres, mais qu’il est venu à Diplow pour chasser. Il faut espérer qu’il donnera le bon exemple au voisinage. As-tu appris quel homme ce peut être, Henry ?

Henry ne l’avait pas appris ; du moins si ses amis et connaissances en avaient jasé, il n’était pas d’humeur à répéter leurs commérages. Il trouvait futile et même inconvenant de s’informer du passé d’un jeune homme auquel sa naissance, sa fortune et ses loisirs, rendaient vénielles des habitudes qui, en d’autres circonstances, auraient été inexcusables. Quoi qu’ait pu faire Grandcourt, il ne s’était pas ruiné ; M. Gascoigne n’avait pas appris qu’il fût joueur ; on ne trouvera donc pas singulier qu’il ait pensé qu’au propriétaire foncier, ayant dans les veines une mixture de sang noble, ne devait pas être soumis à une enquête aussi minutieuse qu’un sommelier ou un valet de pied.

Madame Davilow non plus ne pouvait pas être indifférente à un événement qui risquait d’être le gros lot pour Gwendolen. Le nom de M. Grandcourt éveillait dans son esprit l’image d’un beau jeune homme, excellent, accompli, qu’elle serait heureuse de donner pour mari à sa fille. Mais aussitôt cette peinture s’évanouissait pour faire place à la réflexion suivante :

— Plairait-il à Gwendolen ? Car on ne savait ce qui devait satisfaire le goût de cette demoiselle ou provoquer son affection, à moins que ce ne fût absolument exceptionnel.

Dans sa difficulté d’arriver à une combinaison qui assurât le résultat désiré, madame Davilow se disait encore :

— Il ne serait pas essentiel qu’elle l’aimât ; il faudrait seulement qu’elle voulût l’accepter pour mari. Car, malgré le peu de satisfaction qu’elle avait trouvé dans ses deux unions, son désir le plus vif était que sa fille fût mariée.

M. Grandcourt était le dernier auquel madame Davilow aurait fait allusion devant Gwendolen ; car cette allusion seule aurait suffi pour que, d’avance, elle détestât un mari si désirable. Depuis la scène qui avait suivi les adieux du pauvre Rex, elle avait vu qu’il y aurait péril à toucher au mystère des sentiments de sa fille et à décider témérairement ce qui ferait son bonheur ; toutefois elle ne pouvait penser à ce bonheur que sous la forme du mariage.

La toilette que devait porter Gwendolen à l’Archery meeting était aussi un sujet d’importance. Il fut décidé que la nuance qui allait le mieux à son teint sur sa robe de cachemire blanc, était le vert pâle, — une plume qu’elle avait essayée sur son chapeau devant le miroir avait résolu la question ; — mais madame Davilow eut comme un éblouissement lorsque Gwendolen, prenant soudain l’attitude d’un archer, lui dit d’un ton comique :

— Vraiment, j’ai pitié de toutes ces demoiselles qui viendront au tir : elles pensent emporter le cœur de M. Grancourt, et pas une n’a l’ombre de chance.

Madame Davilow en fut tellement interloquée, qu’elle ne trouva rien à répondre ; et Gwendolen, la malicieuse, se tournant tout à coup de son côté, ajouta :

— Vous le savez bien, maman, puisque vous, mon oncle et ma tante Gascoigne, avez résolu qu’il s’amouracherait de moi.

Madame Davilow, piquée de ce petit stratagème, répondit :

— Oh ! ma chérie, il n’y a rien de moins certain. Miss Arrowpoint a des charmes que tu n’as pas.

— Je le sais bien, mais il faut y réfléchir. Ma flèche l’aura transpercé avant qu’il ait eu le temps de la réflexion. Il se déclarera mon esclave ; je l’enverrai faire le tour du monde pour me rapporter l’anneau de mariage d’une femme heureuse ; pendant ce temps-là, tous les parents qui sont entre lui et le titre de baron disparaîtront, emportés par des maladies différentes ; il reviendra lord Grandcourt, mais sans l’anneau, et il tombera à mes pieds. Je me moquerai de lui : il se relèvera furieux ; je rirai plus fort ; il demandera son cheval et se rendra sur-le-champ à Quetcham, où il trouvera miss Arrowpoint mariée à un musicien besogneux, madame Ârrowpoint arrachant son bonnet, et M. Arrowpoint la laissant faire. Exit lord Grandcourt, qui retourne à Diplow, et comme M. Jabot[7] change de linge.

Vit-on jamais pareille jeune sorcière ? Vous pensez lui cacher vos réflexions ; vous gardez soigneusement votre secret ; vous faites l’innocente, et cependant pas une de ces pensées ne lui a échappé ! Il est à présumer qu’avec sa puissance divinatoire, elle en connaissait déjà plus long que personne sur M. Grandcourt.

— Mais, lui demanda sa mère, quel homme t’imagines-tu donc qu’il est, Gwendolen ?

— Voyons, fit la sorcière en posant son doigt sur ses lèvres et en fronçant le sourcil : il est petit ; il me vient à l’épaule ; il tâche de se grandir en tordant sa moustache et en portant une longue barbe ; il a un petit morceau de verre dans l’œil pour se donner un cachet de distinction ; il a une haute opinion de son gilet ; il ne cessera de m’admirer, et son monocle lui fera faire d’horribles grimaces, surtout quand il voudra sourire et me flatter. Je baisserai pudiquement les yeux et il s’apercevra que je ne suis pas indifférente à ses attentions. Cette nuit-là, je rêverai que je vois la tête d’un magnifique insecte, et le lendemain il viendra m’offrir sa main ; la suite comme ci-dessus.

— C’est le portrait de quelqu’un que tu as déjà vu, Gwen. Malgré cela, M. Grandcourt peut être un charmant jeune homme.

— Oh ! oui, répondit Gwendolen insouciamment, en faisant tourner son chapeau sur sa main. Je me demande ce que peut être un homme charmant ! Puis, prenant un air riant : Je sais qu’il a des chiens de chasse et des chevaux de course, un hôtel à Londres et deux châteaux à la campagne, l’un avec des créneaux, l’autre avec une véranda. Je sais aussi qu’au moyen d’un petit meurtre il pourrait obtenir un titre.

L’ironie de ces paroles mit la pauvre madame Davilow à la torture : habituellement elle exprimait ses pensées de la façon la plus innocente. Elle dit cependant d’un ton soucieux :

— Pour l’amour de Dieu, mon enfant, ne parle pas ainsi ! Ce sont les romans qui te donnent de pareilles idées. Quand ta tante et moi, nous étions à ton âge, nous n’avions pas tant de malice, et je crois que cela valait mieux.

— Alors pourquoi ne m’avez-vous pas élevée ainsi, maman ? dit Gwendolen.

Mais, en voyant le regard désolé de sa mère, en entendant un sanglot sortir de sa poitrine, elle comprit qu’elle venait de lui faire une cruelle blessure : elle lança au loin son chapeau, courut se jeter à genoux devant elle et lui dit en pleurant :

— Maman, maman ! ce n’était que pour plaisanter ! je ne pensais pas à mal !

— Ah ! Gwendolen, comment aurais-je pu ! dit la pauvre madame Davilow, incapable d’entendre les excuses de sa fille et versant des larmes amères qui l’empêchaient presque de parler. Ta volonté a toujours été trop forte pour moi ; je n’ai pu faire autrement.

— Chère maman, je ne vous accuse pas, je vous aime ! Comment auriez-vous pu m’empêcher d’être ce que je suis ? D’ailleurs, ne suis-je pas charmante ? Allons, allons, fit-elle en tamponnant les yeux de sa mère avec son mouchoir, séchez vos larmes ; je vous assure que je suis très satisfaite de moi : je m’aime mieux ainsi que si j’étais comme ma tante et vous. Vous deviez être mélancoliques ?

Cette tendre cajolerie calma la mère, ainsi que cela avait lieu chaque fois que de semblables discussions s’élevaient ; non que le même point se fût souvent présenté, car Gwendolen redoutait le sentiment amer du remords envers sa mère, et la timide conscience de madame Davilow éloignait tout ce qui pouvait avoir l’apparence d’un reproche. Aussi, après cette petite scène, furent-elles d’accord pour exclure M. Grandcourt de leurs entretiens.

Une ou deux fois, lorsque M. Gascoigne y fit allusion, madame Davilow craignit que Gwendolen ne laissât échapper un mot qui pourrait trahir son alarmante finesse de perception ; mais cette crainte ne fut pas justifiée. Gwendolen connaissait la différence des caractères auxquels elle avait affaire, et, par la raison même qu’elle était résolue à échapper au contrôle de son oncle, elle ne voulait pas entrer en conflit avec lui. Leur bonne intelligence s’était considérablement accrue depuis qu’ils tiraient l’arc ensemble. M. Gascoigne, l’un des meilleurs archers du Wessex, était fier de trouver chez sa nièce des dispositions à la même habileté, et Gwendolen tenait d’autant plus à ne pas perdre l’appui de sa paternelle indulgence, que, depuis ce qui s’était passé entre elle et Rex, madame Gascoigne et Anna ne pouvaient cacher le déraisonnable éloignement qu’elles ressentaient pour elle. Dans ses rapports avec Anna, elle lui témoigna une affection mêlée de regrets, mais aucune n’osa prononcer le nom de Rex, et Anna, qui adorait son frère, se trouvait gênée avec la trop aimable cousine qui avait brisé son bonheur.

Cet injuste ressentiment indisposa Gwendolen et la jeta dans la défiance ; son oncle aussi pourrait s’offenser si elle refusait un homme qui l’aimerait et qu’il lui proposerait. Un jour que cette idée la poursuivait, elle dit :

— Maman, je sais maintenant pourquoi les jeunes personnes sont heureuses de se marier : c’est pour n’être plus obligées de plaire à chacun, excepté à elles-mêmes.

Heureusement, M. Middleton était parti sans avoir fait d’aveu, et, malgré l’admiration professée pour miss Harleth dans cette partie du Vessex, où tous les jeunes gens bons à marier étaient heureux de courtiser cette jolie fille, et où l’on pouvait espérer qu’ils seraient plus explicites que le prudent curé, il n’en fut pas ainsi.

Gwendolen, nous l’avons déjà vu, ne possédait pas une entière suprématie sur les esprits de tous ses admirateurs, et, depuis huit mois qu’elle habitait Offendene, aucun ne s’était déclaré. Or, si pas un jeune homme des environs n’avait offert sa main à Gwendolen, pourquoi aurait-on supposé que M. Grandcourt agirait autrement qu’eux ? Peut-être le croyait-on disposé à se marier, parce qu’une bonne partie de ce qui passe en ce monde pour de la probabilité n’est le plus souvent que le reflet d’un souhait. M. et madame Arrowpoint, par exemple, n’ayant pas à souhaiter que miss Harleth fît un brillant mariage, voyaient devant leurs yeux une probabilité toute différente.


X


Le parc de Brackenshaw, où allait avoir lieu le concours de tir à l’arc, paraissait, grâce aux nombreux accidents de terrain sur lequel il était tracé, dominer toute la vallée environnante. Le château, construit sur une éminence, avait été bâti en pierres calcaires, auxquelles la poussière et les lichens avaient donné une teinte de nuances variées. Des massifs de hêtres et de sapins l’ombrageaient au nord et s’étendaient au loin le long des verts talus, comme s’ils cherchaient l’eau claire qui coulait au-dessous d’eux. Le champ de tir était un enclos établi avec un soin extrême sur un terrain plat, à l’extrémité du parc. Des ormes aux cimes élevées et un épais rideau de houx, bordant l’allée sablée par laquelle on arrivait à la pelouse nouvellement fauchée où étaient fichées les cibles, le protégeaient contre les vents du sud-ouest. Le pavillon des archers, avec son petit portique en pierres blanches, ressortait sur la verdure, avec laquelle il contrastait.

Impossible de trouver un meilleur emplacement que celui où s’ébattait l’essaim de jeunes filles allant, courant, bondissant, et dont les voix argentines faisaient retentir les échos du parc, quand la bande militaire venue de Wancester cessait de jouer.

Aucun amusement, du reste, n’était plus que celui-ci libre des contraintes ennuyeuses et gourmées qui déparent nos distractions modernes ; nulle société de tir ne pouvait être mieux choisie, car le nombre des amis qui accompagnaient les membres du Club avait été limité, afin que le maximum des invités ne dépassât pas le nombre convenable pour le dîner et le bal qui auraient lieu au château. Pas un spectateur plébéien n’avait été admis, sauf les tenanciers de lord Brackenshaw et leurs familles. Il est très probable que la beauté qui frappait le plus ces âmes rustiques était bien différente de celle de Gwendolen ; qu’elle avait les joues plus garnies et plus rubicondes, avec des cheveux d’un beau jaune d’or ; mais dans le cortège masculin qui faisait cercle autour de Gwendolen, il y avait unanimité pour la déclarer la plus belle de la fête.

Rien d’étonnant donc à ce qu’elle respirât à pleins poumons les joies de l’existence dans cette splendide après-midi de juillet.

Les prix distribués aux archers de Brackenshaw étaient des symboles de la plus noble espèce ; ils consistaient en flèches ou en étoiles d’or et d’argent, que l’on portait comme marques honorifiques des prouesses accomplies. Ces signes de prééminence valaient mieux que des couronnes, dont ils n’avaient pas les inconvénients, ni l’effet mélancolique au milieu d’un bal. L’Archery club de Brackenshaw était dirigé avec un goût et une prudence qui empêchaient tout événement ridicule ou regrettable.

Ce jour-là, tous les éléments s’étaient conjurés en sa faveur. La chaleur était tempérée, et pas un souffle de vent, qui aurait pu déranger la direction des flèches, ne se faisait sentir. Gwendolen, entourée de toutes ces belles et fraîches jeunes filles, ressemblait à Calypso au milieu de ses nymphes. En voyant la grâce de ses attitudes et la souplesse de ses mouvements, chacun était obligé de reconnaître la supériorité de ses charmes.

— Cette jeune fille ressemble à un fougueux cheval de course, dit lord Brackenshaw au jeune Clintock, l’un des invités.

— Admirablement jolie ! répondit l’élégant helléniste, qui lui avait accordé une attention toute particulière. Jamais elle ne m’a paru si belle.

Peut-être, en effet, ne l’avait-elle jamais été autant ! Son visage, d’un galbe admirable, étincelait d’un plaisir auquel ne se mêlait ni mécontentement ni méchanceté ; satisfaite de l’effet qu’elle produisait, elle était aimable avec chacun et contente de l’univers. C’est justement parce qu’elle n’était pas une riche héritière, comme miss Arrowpoint ; c’est justement parce qu’elle n’était pas du plus haut rang social, qu’elle obtenait un double succès en triomphant de celles qui avaient ces avantages. Elle n’aurait changé son sort contre celui de personne ; elle appréciait très haut la famille qui l’accompagnait. La tenue de sa mère aurait convenu à une duchesse ; son oncle, sa tante et Anna faisaient très bonne figure dans leur genre, et Gwendolen avait une trop grande confiance en elle-même, pour se montrer le moins du monde jalouse que miss Arrowpoint fût la meilleure des archers féminins.

La réapparition même du redoutable Herr Klesmer, qui causa quelque surprise à la société, ne fit que stimuler la joie de Gwendolen. Quel grand maestro, si ce n’est Apollon, aurait fait bonne figure dans un concours de tir à l’arc ? Un éclair sardonique jaillit des yeux de Gwendolen, au moment de l’entrée des Arrowpoint escortés de Klesmer, qui faisait un contraste frappant à côté de ses hôtes avec son épaisse crinière flottante, en dispute continuelle avec son chapeau en forme de tuyau de poêle, placé comme par dérision au sommet de ses traits bien marqués, de sa bouche bien fendue et de son menton puissant. Sa haute stature, revêtue d’un costume qui n’était pas strictement anglais, ne s’accordait pas avec son énergique apparence. Drapé dans un ample vêtement, un béret florentin sur la tête, il aurait été un modèle excellent pour un Léonard de Vinci ; mais quel effet devait-il produire en se présentant en habit et en pantalon d’une forme antipathique aux Anglais ? Le feu de ses regards et la brusquerie de ses mouvements tournaient à la caricature sous ce malheureux chapeau qui, pour tenir sur la tête, aurait exigé que les cheveux de son propriétaire fussent bien taillés et que son maintien fût grave, comme celui de M. Arrowpoint, par exemple, dont la nullité d’expression, unie à la coupe excellente de son habit, pouvait passer partout sans ridicule.

— Quels toqués que ces artistes ! dit le jeune Clintock à Gwendolen. Voyez la drôle de figure qu’il fait avec la main sur son cœur, en saluant lord Brackenshaw !

— Vous êtes un profane, répondit Gwendolen. Vous êtes aveugle ; vous ne voyez pas la majesté du génie. Herr Klesmer me frappe de crainte ; je me sens une pygmée en sa présence ; tout mon courage m’abandonne.

— Ah ! vous comprenez donc sa musique ?

— Moi ? non pas, s’écria Gwendolen en riant ; c’est lui, au contraire, qui comprend la mienne et qui la juge pitoyable.

Elle se contentait de plaisanter sur le verdict de Klesmer depuis qu’elle l’avait vu si enthousiasmé de sa plastique.

— La vôtre au moins ne s’adresse pas aux oreilles de l’avenir, et j’en suis heureux : elle me plaît.

— Vous êtes trop aimable. — Mais, voyez donc comme miss Arrowpoint a bonne mine aujourd’hui ! Elle ferait un fort joli effet dans un tableau avec cette toilette couleur d’or.

— Trop splendide, ne trouvez-vous pas ?

— Peut-être un peu trop symbolique ; elle ressemble à l’image allégorique de la fortune.

Malgré l’intention malicieuse de ces paroles de Gwendolen, au fond ce n’était qu’une explosion de gaieté. Elle n’aurait pas voulu que miss Arrowpoint ou toute autre fût absente : elle croyait en sa bonne étoile encore plus qu’en son adresse. Sa confiance dans l’une et dans l’autre s’accrut à mesure que le tir continuait ; car elle tenait le premier rang, ce qui étonnait chacun de la part d’une novice, et pour le caractère de Gwendolen un succès en amenait un autre. Elle se sentait planer dans les airs et tout lui paraissait agréable.

— Où en sont les marques ? demanda lady Brackenshaw, gracieuse personne, qui, flanquée de ses deux filles et d’un garçon de forte encolure, trônait comme la reine de la fête. Son mari était venu la retrouver pendant un intervalle de repos. — Il me semble que miss Harleth a des chances de gagner la flèche d’or.

— En effet, elle l’emportera si elle continue. Elle donne fort à faire à Juliette Fenn. C’est étonnant pour une élève de première année. — Catherine ne maintient pas sa supériorité habituelle, continua Sa Seigneurie, en s’adressant à madame Arrowpoint assise à côté de lui. Mais elle a gagné la flèche d’or la fois dernière ; du reste, il y a du bonheur même dans les exercices d’adresse. Cela vaut mieux ; c’est au moins une chance pour les derniers.

— Catherine sera fort contente si les autres remportent le prix, dit madame Arrowpoint ; elle est si magnanime ! C’est par considération pour elle que nous avons amené Herr Klesmer au lieu du chanoine Stopley ; mais elle se préoccupe toujours des autres. Je lui ai dit que ce n’était pas tout à fait en règle d’introduire ici un homme si au-dessous de notre rang ; elle m’a répondu : « Le génie lui-même n’est pas en règle ; il vient au monde pour imposer de nouvelles règles. Et il faut bien l’admettre. »

— Assurément, dit lord Brackenshaw assez froidement ; puis il ajouta avec plus de vivacité : Pour ma part, je ne suis pas magnanime ; j’aimerais à emporter le prix. Mais c’est le diable ! je deviens vieux et paresseux. Les jeunes gens me battent maintenant. Comme l’a fort bien dit le vieux Nestor : « Les dieux ne nous donnent pas tout à la fois. » J’ai été jeune et me voilà vieux bonhomme et sage. Vieux ! en tout cas, c’est un don qui échoit à chacun si l’on vit assez longtemps, et il n’excite point de jalousie. Le comte sourit agréablement à sa femme.

— Ô mylord, s’écria madame Arrowpoint, des voisins de vingt ans ne doivent pas parler de leur âge. Les années, comme disent les Toscans, sont faites pour être laissées à la maison. Mais où est donc notre nouveau voisin ? Je croyais que M. Grandcourt devait être ici aujourd’hui.

— Il doit venir, en effet, dit Sa Seigneurie en consultant sa montre. Mais le temps passe ! Il ne fait que d’arriver à Diplow. Il est venu nous voir mardi et nous a dit qu’il avait été un peu tourmenté. Peut-être l’a-t-on attiré d’un autre côté. — Hé ! Gascoigne !

Le recteur, qui passait à quelque distance, en donnant le bras à Gwendolen, arriva à cet appel.

— C’est un peu fort ! Non seulement vous nous battez, vous-même, mais votre nièce bat encore toutes les autres !

— Il est vraiment scandaleux de sa part de faire mieux que les plus anciennes, dit M. Gascoigne avec une évidente satisfaction intérieure. Mais ce n’est pas ma faute, mylord. Je voulais simplement qu’elle fît bonne figure sans surpasser personne.

— Ce n’est pas ma faute non plus, ajouta Gwendolen avec un sourire malicieux. Quand je vise, je ne puis m’empêcher de chercher à toucher le but.

— Oui, oui, je le crois, et cela doit être fatal pour bien des gens, reprit lord Brackenshaw avec bonne humeur ; puis, regardant de nouveau sa montre et s’adressant à madame Arrowpoint : — Le temps s’écoule et Grandcourt ne vient pas. Mais il est toujours en retard. J’ai remarqué qu’à Londres il arrive toujours après les autres ; il est vrai qu’il n’est pas archer et qu’il ne connaît rien au tir de l’arc. Je lui ai dit qu’il fallait qu’il vînt ; qu’il verrait ici la fine fleur du pays. Il m’a demandé de vos nouvelles ; il avait vu la carte d’Arrowpoint. Je ne crois pas que vous ayez fait sa connaissance à Londres, il a été longtemps à l’étranger. Vous le connaissez peu, je crois ?

— Nous lui sommes étrangers, dit madame Arrowpoint, et ce n’est pas ce à quoi j’aurais dû m’attendre ; car son oncle, sir Hugo Mallinger et moi, sommes grands amis quand nous nous rencontrons.

— Je ne crois pas que les oncles et les neveux soient aussi bien ensemble que les oncles et les nièces, dit Sa Seigneurie en riant et en regardant le recteur. — Venez avec moi, Gascoigne, j’ai un mot à vous dire.

Gwendolen demanda la permission de s’éloigner et alla rejoindre le groupe où se trouvaient sa mère et sa tante, en attendant que revînt son tour de tirer. L’idée que M. Grandcourt pourrait bien ne pas paraître à la réunion ne diminua en rien sa satisfaction. Cependant, malgré les observations satiriques qu’elle avait faites, dans la persuasion que ses parents le croyaient un parti désirable pour elle, l’impression qu’elle voulait produire sur lui était bien éloignée de l’indifférence. Il ne devait, il est vrai, avoir aucun pouvoir sur elle ; elle se le figurait comme un de ces hommes éternellement complimenteurs et admirateurs, dont sa petite expérience avait vu plusieurs types avec des barbes de diverses couleurs et des façons différentes de les porter. Le sentiment que ses parents aspiraient à ce qu’elle le trouvât charmant, lui donnait un penchant irrésistible à le supposer ridicule. Ce n’était cependant pas une raison pour éviter sa présence ; et même la prévision d’un ennui passager ne faisait pas naître en elle le désir qu’il voulût bien le lui éviter en ne la recherchant pas.

C’est pourquoi Gwendolen avait prêté une oreille attentive à lord Brackenshaw lorsqu’il s’inquiétait de l’absence de Grandcourt ; et, quand il arriva, personne — pas même madame Arrowpoint ni M. Gascoigne — ne le sut avant elle, bien qu’elle évitât de regarder de son côté. Elle retourna au tir et s’abstint si résolument de jeter les yeux autour d’elle, que, même en supposant qu’il occupât une place en évidence parmi les spectateurs, on aurait pu croire qu’elle n’avait fait aucune attention à lui. Et pourtant la certitude qu’il était là faisait vibrer en elle une corde distincte. Peut-être son tir en fut-il meilleur, car il gagna en précision ; les applaudissements de toute l’assemblée retentirent lorsqu’elle eut logé trois flèches de suite dans le noir, — exploit qui, chez les archers de Brackenshaw, était récompensé par une étoile d’or que l’on portait sur la poitrine. Ce moment ne fut pas seulement heureux pour elle ; il le fut aussi pour sa mère et pour son oncle, qui n’auraient pas même osé espérer qu’elle remportât ce prix. On lui fit place afin qu’elle pût s’avancer et le recevoir des mains de lady Brackenshaw. La grâce de ses mouvements et le rayonnement de son incomparable beauté furent certainement le plus ravissant spectacle de cette superbe journée pleine de lumière et d’ombre. Gwendolen était le point culminant de ce tableau et aucun des assistants ne pouvait la quitter des yeux. Cela lui suffisait : elle s’était dit qu’elle ne regarderait personne particulièrement et ne tournerait les yeux que vers lady Brackenshaw, bien que ses pensées se dirigeassent malgré elle d’un autre côté ; elle était heureuse surtout de ce que Klesmer verrait M. Grandcourt l’admirer ; quant à elle, il était convenu qu’elle ne l’admirerait pas

Gwendolen fut accueillie par lady Brackenshaw avec le plus gracieux sourire. Elle ne se sentit pas rougir (cela ne lui arrivait que quand on la surprenait) ; mais avec une expression de bonheur qui la rendit adorable, elle s’inclina légèrement pour qu’on lui attachât l’étoile sur l’épaule.

Cette petite cérémonie avait duré assez longtemps pour lui permettre de recevoir les félicitations de ceux qui s’intéressaient au tir.

Elle était de nouveau seule et occupée à examiner d’un air assez indifférent la pointe d’une flèche, quand lord Brackenshaw s’approcha et lui dit :

— Miss Harleth, voici un gentleman qui ne peut attendre plus longtemps que je l’introduise auprès de vous. Il a obtenu de madame Davilow que je vinsse avec lui. Voulez-vous me permettre de vous présenter M. Mallinger-Grandcourt ?



  1. Les mots en italique sont en français dans le texte anglais.
  2. La rue Haute.
  3. « Le talent est faible, mais le désir est grand. » Passage du Faust de Gœthe. (Note du trad.)
  4. Ces trois mots, qui signifient « plein de joie, de peines, de pensées », forment le commencement de la romance que chante Claire dans l’Egmont de Gœthe. (N. du trad.)
  5. Le Conte d’hiver, drame de Shakespeare. (Note du traducteur).
  6. Eldon (John Scott, comte d’), vicomte d’Encombe, né en 1751 et mort en 1838, était le fils d’un simple marchand de charbon de Newcastle. D’avocat, il s’éleva par son talent jusqu’à la pairie, et fut lord chancelier de 1801 à 1827. C’était un tory exalté, adversaire de toute mesure libérale. (Note du trad.)
  7. M. Jabot est un type créé par le spirituel crayon de Topffer, l’auteur des charmantes Nouvelles genevoises. (Note du traducteur.)