Dévouement de Viravar
DÉVOUEMENT DE VIRAVAR,
Un jeune seigneur, nommé Viravar, arrivant d’une contrée dont j’ignore le nom, se présente à la porte royale et dit à l’officier qui en avait la garde : Je suis fils de Radja, mais sans fortune ; je demande à voir le roi, et je veux lui offrir mes services. L’officier le présente au roi Soubhraka : « Prince, dit Viravar, si mes services peuvent vous être agréables, daignez m’assigner des appointements. — Et quelles sont vos prétentions, dit Soubhraka ? — Quatre pièces d’or par jour, répond Viravar. — Quels sont donc, reprend le roi, tous les secours que vous m’offrez ? — Mes deux bras, dit le guerrier, et mon épée. — Vous demandez, répond le roi, une chose impossible. À cette réponse, Viravar s’incline respectueusement et se retire. Les conseillers du prince lui dirent alors : Seigneur, on pourrait donner à cet homme la paye de quatre jours, et savoir ce qu’il vaut. Si son service vous convient, consentez à sa demande ; s’il vous déplaît, vous pourrez le congédier. D’après l’avis de ses conseillers, le roi rappelle Viravar, lui présente le bétel d’honneur, et lui accorde la solde de quatre jours ; mais en secret il surveille l’usage qu’il en va faire. Viravar en donne une moitié aux dieux et aux brahmanes : l’autre moitié est partagée en deux portions, l’une distribuée aux pauvres, et l’autre dépensée en festins et en plaisirs. Après avoir ainsi employé de suite tout son argent, le guerrier s’arme de son épée, et se rend au palais du roi qu’il ne quitte plus ni le jour, ni la nuit, attendant toujours l’ordre du prince lui-même pour aller se reposer dans sa maison.
On était à la quatorzième nuit de Krichna[1]. Le roi Soubhraka entend des cris plaintifs, et s’écrie : Quel est le guerrier de garde ? — Prince, c’est moi, dit Viravar. — Voyez, reprend le roi, d’où viennent ces gémissemens. — Vos ordres seront exécutés, répond Viravar.
Il dit, et sort du palais. Le roi se dit alors en lui-même : J’ai envoyé ce guerrier seul au milieu d’une nuit obscure pour aller à la découverte : j’ai eu tort, je veux moi-même suivre ses pas et tout voir par mes yeux. Il prend ses armes, suit de près son émissaire et arrive hors de la ville. Cependant Viravar a rencontré une jeune et belle dame, toute couverte d’ornemens brillans. Il lui demande : qui êtes-vous ? quel est le sujet de vos pleurs ? Cette dame lui répond : Je suis la Fortune du roi Soubhraka. Depuis long-tems la force de mon bras a soutenu son bonheur. Mais aujourd’hui je pars, et je m’en afflige. Mais, dit Viravar, ô déesse, n’est-il aucun moyen de vous retenir, et de conserver encore votre protection au prince qui vous doit sa prospérité ? Il est un moyen, répond la Fortune, c’est de m’immoler ton fils Saktivar, cet enfant doué de tant d’heureuses qualités. À cette condition je puis consentir à rester encore ici. Elle dit et disparaît. Viravar retourne dans sa maison. Son épouse et son fils étaient endormis : il les réveille ; ils se lèvent et s’approchent de lui. Le guerrier leur répète les paroles de la Fortune. À ce discours, Saktivar, transporté de joie, s’écrie : Que mon sort est heureux ! je suis appelé à sauver le royaume : qui peut m’arrêter ? mourir pour une semblable cause est un destin glorieux. Ce sacrifice est douloureux, dit la mère de Saktivar, mais il est digne de notre sang ? Par quelle autre preuve de reconnaissance pouvons-nous payer les bienfaits du prince ?
Tous les trois se rendent à l’autel de la déesse : Viravar se prosterne, et s’écrie : Ô déesse, que votre courroux s’apaise, que le grand roi Soubhraka soit triomphant, et agréez cette victime ! Il dit, et son fer a tranché la tête de son fils. Ô prince, se dit alors Viravar, me voilà sans doute acquitté envers vous ! Mais le malheureux père, réduit désormais à vivre privé d’un fils, s’immole aussi lui-même, et sa femme, qui vient de perdre à la fois et un fils et un époux, imite son exemple.
Cependant le roi voyait et entendait tout, il se dit : Que de princes, comme moi, vivent et meurent sans avoir rien fait pour la gloire ! Mais est-il dans le monde, existera-t-il jamais un homme tel que celui-ci ? Eh ! ne puis-je moi-même servir mon royaume en me sacrifiant ? Il tirait son épée pour se frapper. La Fortune lui retient le bras et lui dit : Ô mon fils, je suis satisfaite, et ton royaume désormais est à l’abri de la tempête. Le prince tombe à genoux, il s’écrie : Ô déesse, ne m’est-il point donné d’être utile à mon empire ? si c’est moi qui suis menacé, voilà ma tête. Faites que ce noble guerrier puisse revivre avec son fils et sa femme, ou bien je consomme le sacrifice que vous venez d’arrêter. La déesse lui dit : ton bon naturel et ton amour pour tes sujets m’ont touchée. Vas et sois heureux. Que le fils du guerrier, que lui-même avec sa femme recouvrent la vie. À ces mots la déesse disparait ; et le roi, après l’avoir adorée, se retire sans être aperçu. Il rentre dans son palais et va se livrer au repos, tandis que Viravar avec sa famille retourna dans sa maison. Il vient ensuite reprendre son poste au palais du roi, qui lui demande : Eh bien ! que s’est-il passé ? Seigneur, dit Viravar, cette femme éplorée, en me voyant, a disparu, et certainement on n’en entendra plus parler. Que cet homme est noble et vertueux, se dit le roi en l’écoutant parler ! Parler peu, être modeste, généreux envers les bons, ennemi de l’injustice, voilà les traits qui distinguent le héros, le grand prince, et tel est le caractère de cet homme. Le roi dès le matin fait assembler toute la cour, il raconte en détail l’événement de la nuit, et pour faire éclater sa justice et sa reconnaissance, il donne à Viravar le royaume de Carnate.
- ↑ On appelle ainsi chez les Indiens la première partie du mois lunaire.