Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Histoire d’Alexandre l’imposteur
HISTOIRE
D’ALEXANDRE L’IMPOSTEUR[1].
Alexandre naquit en Paphlagonie, de parens pauvres. Sa taille était belle ; il avait l’œil vif, le teint blanc, la voix claire, peu de barbe au menton, et quelques faux cheveux mêlés si adroitement avec les siens, qu’il était difficile de s’apercevoir qu’il fût chauve ; il avait le ton extrêmement doux et affable.
L’indigence et la dépravation de ses mœurs l’engagèrent, dès sa plus tendre jeunesse, à s’attacher à un charlatan qui contrefaisait le magicien, et débitait plusieurs secrets pour se faire aimer ou haïr, découvrir des trésors, se procurer des successions, perdre ses ennemis, et mille autres choses semblables.
Cet homme ayant reconnu au jeune Alexandre un esprit vif et adroit, une grande mémoire et beaucoup de hardiesse, prit plaisir à l’instruire des ruses de son métier, et le disciple profita docilement des leçons du maître.
Lorsqu’Alexandre eut passé sa première jeunesse, et que la mort lui eut enlevé son maître, la nécessité le porta à entreprendre quelque chose d’extraordinaire pour tâcher de subsister. Il se lia donc avec un chroniqueur Byzantin nommé Coconas, homme aussi méchant qu’audacieux ; ils parcoururent ensemble divers pays, cherchant par-tout à faire des dupes.
Ils rencontrèrent dans leurs courses une vieille femme, fort riche, qui se croyait encore belle et cherchait à plaire. Les deux aventuriers la séduisirent, par leurs complimens et par les prétendus secrets qu’ils lui donnaient pour conserver sa beauté. Elle était de Pella, capitale de la Macédoine ; et voulant retourner dans sa patrie, elle emmena les deux compagnons, qui vécurent à ses dépens, depuis la Bithynie jusqu’en Macédoine.
Lorsqu’ils furent arrivés en ce pays, ils remarquèrent qu’on y élevait de grands serpens, tellement privés, qu’ils tétaient les femmes et jouaient avec les enfans, sans leur faire de mal. Ils en achetèrent un des plus grands et des plus beaux, pour les seconder dans les scènes qu’ils se proposaient de jouer.
Ils conçurent alors un projet des plus hardis et dressèrent un oracle dont le succès passa leurs espérances. Mais ils furent quelque temps à délibérer sur le lieu où ils commenceraient la pièce. Coconas choisissait Calcédoine, ville de la Paphlagonie, à cause du concours des diverses nations qui l’environnaient. Alexandre préféra son pays, qui était une petite ville de la même province[2], parce que les esprits y étaient plus grossiers et plus superstitieux.
Cet avis ayant prévalu, les deux fourbes cachèrent des lames de cuivre dans un vieux temple d’Apollon qu’on démolissait ; et ils écrivirent dessus, qu’Esculape viendrait bientôt avec son père établir sa demeure dans la ville dont nous venons de parler.
Ces lames ayant été trouvées, la nouvelle s’en répandit aussitôt dans différentes provinces, et particulièrement dans le lieu désigné, dont les habitans se hâtèrent de décerner un temple à ces dieux, et ils commencèrent à en creuser les fondemens.
Cependant Coconas répandait des oracles à Calcédoine ; mais bientôt il mourut de la morsure d’une vipère. Alexandre se hâta de le remplacer et de continuer les prophéties. Il se montra avec une longue chevelure bien peignée, une robe de pourpre rayée de blanc, et tout le vêtement des anciens prophètes. Il tenait dans sa main une faulx comme on en donne une à Persée, dont il prétendait descendre du côté de sa mère ; il publiait un oracle qui le disait fils de Podalire[3] ; et il débitait en même temps un autre oracle de la Sibylle qui portait : que sur les bords du Pont-Euxin il viendrait un libérateur d’Ausonie ; toutes ces prédictions étaient adroitement entremêlées de termes embrouillés et mystiques.
Alexandre, se croyant suffisamment annoncé par ces prophéties, parut enfin dans le lieu de sa naissance, où il ne tarda pas à être accueilli et révéré comme un dieu. Quelquefois il feignait d’être saisi d’une fureur divine ; et par le moyen de la racine d’une herbe qu’il mâchait, il écumait extraordinairement ; ce que les sots attribuaient à la force du dieu qui le possédait.
Il avait préparé depuis long-temps une tête de dragon dont la face offrait les traits d’un homme ; elle était faite en linge, et la bouche s’ouvrait et se fermait par le moyen d’un crin de cheval. Il avait dessein de s’en servir, avec le serpent apprivoisé qu’il avait acheté en Macédoine, et qu’il tenait toujours soigneusement enfermé.
Lorsqu’Alexandre crut qu’il était temps de commencer cette comédie, il se transporta, de nuit, à l’endroit où l’on creusait les fondemens du temple ; et y ayant trouvé une fontaine, il y cacha un œuf d’oie, dans lequel il avait renfermé un petit serpent qui ne faisait que de naître. Le lendemain de grand matin, Alexandre se rendit sur la place publique, les cheveux épars, l’air agité, tenant en main sa faulx, et couvert seulement d’une écharpe dorée ; il monta sur un autel élevé et s’écria, que ce lieu était heureux d’être honoré de la présence d’un dieu !
À ces mots, le peuple qui était accouru pour l’entendre commença à faire des vœux et des prières, tandis que l’imposteur prononçait des termes barbares en langue juive ou phénicienne, ce qui servait à redoubler l’étonnement général. Il courut ensuite vers le lieu où il avait caché son œuf d’oie, et entrant dans l’eau, il commença à chanter les louanges d’Apollon et d’Esculape, et à inviter ce dernier à descendre et à se montrer aux mortels. Puis enfonçant une coupe dans la fontaine, il en retira l’œuf mystérieux ; et le prenant dans sa main, il s’écria qu’il tenait Esculape…
Toute la ville, attentive à ce spectacle, poussa des cris de joie en voyant Alexandre casser l’œuf et en retirer un petit serpent, qui s’entortilla autour de ses doigts. Chacun se répandit en bénédictions. L’un demanda aux dieux la santé, l’autre des honneurs ou des richesses.
Cependant l’imposteur retourne dans sa maison, et s’y tient renfermé jusqu’à ce que le dieu soit devenu grand. Un jour enfin que la ville était remplie d’étrangers, accourus pour être témoins de tous ces miracles, et que sa maison était assiégée par une foule immense, il se plaça sur un lit, après s’être revêtu de ses habits prophétiques ; et tenant dans son sein le serpent qu’il avait apporté de la Macédoine, il le laissa voir entortillé autour de son cou et traînant une longue queue ; mais il en cachait la tête sous son aisselle, et faisait paraître à la place la tête postiche qu’il avait préparée.
Le lieu de la scène était faiblement éclairé ; on entrait par une porte et l’on sortait par une autre, sans qu’il fût possible de s’arrêter long-temps.
Ce spectacle dura quelques jours ; et il se renouvelait toutes les fois qu’il arrivait quelques personnes de distinction, On accourait en foule des provinces voisines. On tira des portraits du dieu, et on en fit des statues en cuivre et en argent.
Le prophète, voyant tous les esprits préparés, annonça que le dieu rendrait des oracles dans un certain temps, et qu’on eût à lui écrire ce qu’on voudrait lui demander, dans des billets cachetés ; alors s’enfermant dans le sanctuaire du temple qu’on venait de bâtir, il faisait appeler tous ceux qui avaient donné leurs billets, et les leur rendait sans qu’ils parussent avoir été décachetés, avec la réponse du dieu.
Ces billets avaient été ouverts avec tant d’adresse, qu’il était impossible de s’apercevoir qu’on eût rompu le cachet. Des espions et des émissaires, répandus dans les provinces les plus éloignées, informaient le prophète de tout ce qu’ils pouvaient apprendre, et l’aidaient par ce moyen à rendre ses réponses qui, d’ailleurs, étaient toujours obscures ou ambiguës, suivant la prudente coutume des oracles.
On apportait avec empressement des victimes pour le dieu et des présens pour le prophète ; car le dieu avait ordonné, par un oracle, de faire du bien à son ministre, parce qu’il n’en avait pas besoin pour lui. Enfin, l’imposteur voulant nourrir l’admiration par une nouvelle supercherie, annonça un jour qu’Esculape répondrait en personne aux questions qu’on lui ferait ; cela s’appelait des réponses de la propre bouche du dieu.
On opérait cette fraude par le moyen de quelques artères de grues, qui aboutissaient d’un côté à la tête du dragon postiche ; et de l’autre, à la bouche d’un homme caché dans une chambre voisine.
Mais le dieu ne daignait pas répondre lui-même tous les jours ; il n’accordait cette faveur que rarement, et aux personnes riches et distinguées. Tous les oracles se payaient environ dix sous de notre monnaie, ce qui montait à une somme considérable ; car le prophète en débitait bien soixante ou quatre-vingts mille par an ; et il n’était pas permis de faire deux demandes dans le même billet.
Les réponses se rendaient en prose ou en vers, mais toujours d’une manière si obscure, que le prophète trouvait le moyen de prédire également le revers ou le succès d’une affaire. En voici un exemple :
Alexandre envoya un oracle à l’empereur Marc-Aurèle, qui faisait alors la guerre à des nations voisines ; cet oracle portait qu’il fallait jeter deux lions vivans dans le Danube, après plusieurs cérémonies extraordinaires, et qu’ainsi on aurait l’assurance d’une paix prochaine, précédée d’une victoire éclatante.
Ces ordres furent exécutés de point en point ; mais les deux lions traversèrent le fleuve à la nage, et les ennemis les tuèrent ; l’empereur livra le combat, le perdit ; son armée fut mise en déroute, et il laissa plus de vingt mille hommes sur le champ de bataille.
Le prophète prouva la vérité de sa prédiction, en disant qu’il avait annoncé la victoire, mais qu’il n’avait pas nommé le vainqueur.
Une autre fois, un seigneur demanda au dieu quel précepteur il devait donner à son fils ; on lui répondit : Pythagore et Homère. L’enfant mourut quelque temps après ; et le seigneur tira lui-même Alexandre d’embarras, en disant que l’oracle avait annoncé la mort de son fils en lui nommant deux précepteurs qui étaient morts depuis long-temps. Sans doute si l’enfant eût vécu, on l’aurait instruit d’après leurs ouvrages et leurs préceptes, et l’oracle aurait encore eu raison.
Quelquefois aussi le prophète négligeait d’ouvrir les billets, lorsqu’il croyait avoir appris la demande par les messagers ; c’est ainsi qu’il donna une fois un remède pour le mal au côté, lorsqu’on lui demandait qu’elle était la patrie d’Homère…
Plusieurs philosophes voulurent démasquer cet imposteur ; mais ses sectateurs, qui ne raisonnaient point, faisaient taire par leurs clameurs ceux qui entreprenaient de désabuser le peuple. Enfin, après avoir prédit qu’il mourrait d’un coup de foudre comme Esculape, à l’âge de cent cinquante ans, il périt misérablement d’un ulcère, dans sa soixante-dixième année.