Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/L’Amour et la Peur
L’AMOUR ET LA PEUR,
Il y avait à Pistoie, dans la Toscane, une jeune veuve extrêmement belle et renommée par sa sagesse. Deux Florentins, bannis de leur patrie et retirés dans cette ville, devinrent en même temps amoureux de la belle veuve, et cherchèrent, chacun de son côté, à s’en faire aimer. L’un se nommait Rinucio ; l’autre, Alexandre ; la dame s’appelait Francesca.
Ces deux amans employèrent en secret, et à l’insu l’un de l’autre, tous les moyens imaginables pour toucher le cœur de leur commune maîtresse. Mais Francesca, qui voulait conserver sa réputation, et qui ne répondait pas à l’amour de ces deux cavaliers, ne cherchait qu’un prétexte pour les éconduire.
Leurs messages continuels, leurs importunités, leurs prières, les promesses qu’ils lui faisaient tous les jours d’un dévouement sans bornes, la décidèrent à employer un stratagème, peut-être un peu violent, pour s’en débarrasser.
Elle feignit d’écouter les tendresses de l’un et de l’autre. Elle promit à Rinucio de l’aimer, si ses vœux étaient respectables. Elle fit entendre à Alexandre qu’il pouvait espérer d’elle quelque retour, si sa flamme était honnête ; et les deux Florentins qui, quoiqu’amis, ne se confiaient ni leur amour, ni leurs espérances, se flattèrent également l’un et l’autre d’un heureux succès auprès de la belle veuve. Mais Francesca était exigeante ; elle voulait qu’on lui prouvât, par des actions, combien on l’aimait ; et elle avait prévenu séparément les deux cavaliers, qu’elle exigeait d’eux un grand service.
Le jour qu’elle leur fit cette proposition, il était mort à Pistoie un homme, qui, bien que d’une noble origine, avait la réputation d’être le plus méchant, non-seulement de la ville, mais du monde entier. Ajoutez à cela, qu’il était d’une laideur et d’une difformité si monstrueuse, que quiconque ne l’eût pas connu, en eût été épouvanté. On l’avait enterré dans l’église des Cordeliers de Pistoie.
« Ma chère, dit Francesca à une de ses femmes, tu sais combien les empressemens de Rinucio et d’Alexandre me déplaisent et me sont à charge. Je ne pourrai jamais me déterminer à choisir l’un d’eux pour époux ; et je n’accorderai jamais rien à leurs désirs. Ils s’épuisent en offres et en protestations : je les ai pris au mot ; mais ils ne savent pas que le service que j’exige est une entreprise, sans doute, au-dessus de leurs forces.
» Tu sais que, ce matin, Étrangle-Dieu (c’est ainsi que se nommait le méchant homme dont on a parlé) ; tu sais qu’Étrangle-Dieu vient d’être enterré aux Cordeliers ; tu te rappelles aussi que, lorsqu’il était vivant, il était l’effroi des plus intrépides, et que son abord glaçait d’épouvante tous ceux qui le rencontraient. Il doit être, par conséquent, un monstre affreux depuis qu’il est mort. Va donc chez Alexandre, et dis-lui :
« Ma maîtresse m’envoie vous annoncer que le moment est venu où vous pouvez mériter tout son amour ; et que si son cœur est toujours l’objet de vos plus chers désirs, il est à vous, aussitôt que vous lui aurez rendu le service dont elle vous a parlé.
» Pour quelques raisons, dont on vous instruira à loisir, un de ses parens doit faire apporter chez elle le corps d’Étrangle-Dieu que l’on a enterré ce matin. Elle le craint, tout mort qu’il est, et voudrait bien pouvoir se dispenser de recevoir un tel hôte.
» Vous lui feriez le plus grand plaisir ; vous lui rendriez le service le plus signalé, si vous vouliez aller ce soir, à l’heure du premier somme, au tombeau d’Étrangle-Dieu, vous vêtir de ses habits, vous mettre à sa place, et y demeurer de manière qu’on pût s’y méprendre.
» Lorsqu’on viendrait vous chercher, il ne faudrait pas laisser échapper un seul mouvement qui vous trahit. Vous vous laisseriez tirer du tombeau et apporter à sa maison comme si vous n’étiez plus effectivement qu’un cadavre. Alors elle vous témoignera toute sa reconnaissance. »
« Si Alexandre accepte cette offre, viens de suite m’en prévenir. S’il la refuse, dis-lui de ma part qu’il ne se montre jamais dans les lieux où je serai, et qu’il se garde de m’importuner, à l’avenir, de ses messages amoureux. »
La femme-de-chambre sortit aussitôt, et se rendit au logis d’Alexandre pour remplir sa commission. Mais en même temps Francesca appela sa nourrice ; et sans lui avoir rien communiqué de l’ambassade qu’elle venait d’envoyer au premier amoureux, elle lui dit qu’elle voulait se délivrer des assiduités de Rinucio, et qu’elle en avait trouvé le secret infaillible. « Va trouver ce jeune homme, ajouta-t-elle, et dis-lui de ma part :
« Francesca est disposée à couronner enfin votre amour. Mais elle exige auparavant que vous lui rendiez le service dont elle vous a dit quelques mots. Il s’agit d’aller, vers l’heure de minuit, au tombeau où Étrangle-Dieu a été enfermé ce matin ; et sans dire mot, quelque chose que vous entendiez ou que vous sentiez, d’en retirer doucement le cadavre, et de l’apporter à la maison.
» Là, vous saurez pourquoi elle exige ce service ; et ses bonnes grâces seront votre récompense. Si cette entreprise vous déplaît, elle vous ordonne de cesser pour jamais toutes vos galanteries à son égard. »
La femme-de-chambre et la nourrice s’acquittèrent fidèlement de leurs messages, et rendirent aux deux amans tout ce que leur maîtresse les envoyait dire de sa part. Les deux Florentins, également épris, répondirent que, pour plaire à la belle veuve, ils étaient prêts à s’enfoncer, non-seulement dans un tombeau, mais jusqu’aux enfers. — Francesca apprit avec quelque étonnement leur résolution, et attendit tranquillement qu’ils l’eussent exécutée.
Dès que la nuit fut venue, Alexandre se dépouilla de ses habits et sortit de sa demeure, à l’heure indiquée pour aller prendre, dans le tombeau, la place d’Étrangle-Dieu. Mais en chemin faisant, son premier courage commença à l’abandonner. Mille idées noires effrayaient son esprit.
« Où me conduit un amour si mal partagé, dit-il en lui-même ? quelle sottise est la mienne ? que sais-je si les parens de cette femme, avertis par hasard de mon amour, et me supposant plus heureux et plus avancé que je ne suis, ne font pas faire tout ceci pour m’assassiner dans l’obscurité de ce tombeau ? Qui pourra me secourir ? Je n’ai pas même l’espoir d’être vengé : la solitude du lieu garantira l’impunité du crime… Que sais-je si quelque rival préféré ne lui a pas proposé ce stratagème pour se défaire de moi ?…
» Mais, en supposant que mes conjectures soient fausses, et qu’en effet ses parens me portent en sa maison, du moins, dois-je croire qu’ils ne désirent pas le corps d’Étrangle-Dieu pour le tenir entre leurs bras, ou pour le mettre entre les siens. Ce que je puis imaginer de plus raisonnable, c’est qu’ils veulent venger, sur le cadavre d’Étrangle-Dieu, quelques déplaisirs qu’il leur aura faits durant sa vie.
» On m’a recommandé de ne dire mot, quelque chose que je sente ; et si l’on m’assassine, pourrai-je me taire ?… Mais, quand même les parens de Francesca ne me feraient aucun mal, que me reviendra-t-il de mon entreprise ? Sans doute ils ne me laisseront pas avec ma belle veuve… »
Ces réflexions l’ébranlaient et l’auraient fait retourner chez lui, si l’amour, plus persuasif que la raison, ne lui en eût présenté de toutes contraires à celles-là, et d’une manière si pressante, qu’il fut contraint d’y céder.
Il arrive au tombeau ; il l’ouvre ; il y entre ; il dépouille Étrangle-Dieu, revêt ses habits, referme le tombeau sur lui, et se met à la place du mort.
Il n’y fut pas plutôt, que les plus effrayantes pensées se présentèrent en foule à son imagination alarmée. Il se représente ce qu’avait été cet Étrangle-Dieu, dont il occupe la place ; il se rappelle les sinistres histoires qu’il avait autrefois entendu raconter sur ce qui se passe pendant la nuit, non-seulement parmi les tombeaux, mais par-tout ailleurs, quand les morts s’avisent de revenir…
Ces souvenirs hérissent ses cheveux. Il croit, à tout instant, qu’Étrangle-Dieu, dont il a jeté le corps dans un coin, va se ranimer et venir lui tordre le cou… En un mot, s’il n’avait pas été soutenu par son amour, le pauvre Alexandre n’aurait pas eu le courage d’attendre ce que le sort voulait ordonner de lui.
D’un autre côté, aussitôt que minuit sonna, Rinucio sortit de sa maison pour obéir aux ordres de Francesca. Pendant la route, il s’occupait tristement de ce qui pouvait lui arriver.
« Si l’on me surprend, disait-il en lui-même, avec le corps d’Étrangle-Dieu sur mes épaules, je serai mis entre les mains de la justice. On me regardera peut-être comme un magicien qui va chercher les morts dans les tombeaux, et alors je suis bien sûr que je serai brûlé…
» Si les parens du mort viennent à savoir que j’ai enlevé le défunt, me voilà exposé à tout leur ressentiment ; et qui sait où s’arrêtera leur vengeance ?… »
Mille pensées, aussi affligeantes que celle-ci tourmentaient à la fois Rinucio ; son amour fut aussi plus fort que toutes les raisons de son esprit. Il entra dans le tombeau, s’en approcha à tâtons, et s’efforça de faire le moins de bruit qu’il lui fut possible. Il ouvrit la tombe en tremblant, et toucha légèrement le corps d’Alexandre, qu’il prenait pour le cadavre d’Étrangle-Dieu.
Alexandre, qui pensait alors aux méchancetés du défunt, et qui n’avait pas entendu marcher, eut un frémissement inexprimable, en sentant une main se promener sur son visage. Il s’imagina qu’Étrangle-Dieu venait reprendre sa place et étouffer celui qui l’en avait ôté… La frayeur lui ôta le souvenir de ce que lui avait dit la messagère de Francesca, qu’on viendrait le prendre dans ce tombeau pour l’emporter au logis de sa maîtresse. Il ne se ressouvint que d’une chose, c’est qu’il ne devait point parler ; aussi il ne sonna mot.
Rinucio le prit en ce moment par les pieds, le tira dehors, et le confirma dans ses terreurs. Il garda cependant le silence, et eut le courage de ne pas même faire le moindre mouvement.
Cependant Rinucio chargea Alexandre sur ses épaules et reprit le chemin de la maison de Francesca. Comme il ne donnait pas beaucoup d’attention à son fardeau, et que la nuit était fort obscure, le prétendu mort recevait de temps en temps des contusions qui l’accommodaient fort mal. Tantôt sa tête frappait contre l’angle d’une rue, tantôt contre une porte, tantôt contre autre chose. Alexandre souffrit d’abord très-patiemment ces petites tribulations.
Mais enfin, s’étant heurté contre une borne, et se sentant fort mal à son aise, le corps tout plié et la tête en bas, il poussa un gros soupir, et fit un mouvement…
Rinucio, qui, en songeant au corps qu’il portait, faisait d’assez tristes réflexions, se retourna en entendant le soupir, et sentit une sueur froide en s’apercevant du mouvement que venait de faire le mort prétendu. Il crut même qu’Étrangle-Dieu lui avait donné un coup de pied ; et un second soupir, accompagné d’un second mouvement d’Alexandre, qui était près de s’évanouir, allaient le décider à déposer son fardeau, quand les gens du guet, postés à quelques pas pour arrêter un malfaiteur, entendirent Rinucio, et tirèrent leurs lanternes de dessous leurs manteaux pour voir ce que c’était.
Ils n’eurent pas plutôt aperçu un homme qui en emportait un autre, qu’ils agitèrent leurs rondaches, et s’avancèrent rapidement sur les deux Florentins, en criant à Rinucio de s’arrêter.
Celui-ci, qui était alors en proie aux frayeurs, ébloui par la lueur subite des lanternes du guet, ne vit dans les archers et leurs hallebardes que des démons armés de fourches, qui venaient sans doute lui arracher le corps d’Étrangle-Dieu. Il laissa tomber son fardeau et s’enfuit à toutes jambes, en faisant de grands signes de croix.
Alexandre, à demi assommé, ne sut ni où il était, ni ce qu’il voyait. Les archers, qui s’approchaient avec leurs lanternes, lui parurent des diables aussi bien qu’à Rinucio ; il se mit à fuir aussi sans savoir où il allait.
Les soldats, voyant un homme qu’ils avaient cru mort, vêtu des habits d’Étrangle-Dieu, se persuadent bien vite que ce méchant homme revient tourmenter les vivans ; ils se dispersent en poussant des cris, et laissent aux malheureux amans les moyens de s’échapper…
Le lendemain, Alexandre, Rinucio, les soldats du guet, les voisins du lieu où cette scène s’était passée, tout le monde fit des contes effrayans sur cette nuit malencontreuse. Ce qu’il y eut de pis, c’est que Francesca ferma sa porte à ses deux amans, sous prétexte qu’ils n’avaient pas bien exécuté ses ordres.
Quand toutes ces choses se furent éclaircies par les aveux que se firent les deux amans, ils cherchèrent à se consoler des dédains de leur commune maîtresse ; ils s’amusèrent de leurs frayeurs passées ; et ils convinrent que, puisque des aventures aussi bizarres que les leurs étaient naturelles, on ne devait pas accorder grande foi aux histoires de revenans.
- ↑ Tirée librement de Bocace, neuvième journée du Décaméron.