Démodocos (trad. Souilhé)/Notice

Notice sur Démodocos
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e partiep. 49-54).
Démodocos  ►

NOTICE


I

LA COMPOSITION

Cet écrit diffère notablement des ouvrages qui constituent le corpus platonicum. Il comprend quatre pièces dont les sujets n’ont entre eux aucun rapport. La première, qui est la plus longue, a donné son titre à l’ensemble, comme aujourd’hui encore, un volume d’articles se recommandera au public sous le signe de l’œuvre principale. Démodocos est le nom du personnage auquel s’adresse le premier discours sur la délibération. La forme dialoguée, absente de ce morceau, reparaît dans les trois autres. Mais l’affabulation est aussi impersonnelle, aussi peu vivante, aussi terne que dans le de Justo ou le de Virtute. Quel est le narrateur ? On l’ignore. Il reste anonyme et le nom de Socrate n’apparaît ici nulle part.

Nous esquisserons sommairement les thèmes généraux développés dans ces médiocres et sophistiques dissertations. Cela permettra de se rendre mieux compte du milieu où a pu prendre naissance cet écrit.


Premier thème.
Sur la délibération
(380-382 e).

Trois questions vont être examinées : a) le fait de se réunir dans le but de délibérer a-t-il sa raison d être ? b) le zèle des conseillers peut-il se légitimer ? c) quelle est la valeur du suffrage que l’on porte sur les conseils donnés ?

Développement de a) (380 a-381 a). — Ou il est impossible de donner un avis juste, ou il est possible de le donner. Dans le premier cas, il serait ridicule de délibérer ; dans le second, on suppose qu’il n’existe aucune connaissance permettant de donner cet avis, ou l’on suppose qu’il en existe une. S’il n’existe aucune connaissance, délibérer serait absurde ; dans le cas contraire, s’il existe une science à laquelle on puisse se référer, — ou les délibérants la possèdent, ou ils ne la possèdent pas, — ou les uns la possèdent, tandis que les autres ne l’ont pas. Dans le premier cas, la délibération devient inutile, dans le second, elle ne peut aboutir ; dans le troisième, ne suffit-il pas d’entendre l’avis d’un seul homme compétent ? Et dès lors, quelle peut bien être la raison d’être d’une délibération ?

Développement de b) (381 a-c). — Si tous les délibérants ont la compétence voulue, il est évident que leur avis sera identique. Mais il est bien superflu que tous le donnent. Leur zèle ne s’explique pas. Un seul d’entre eux suffira à cette tâche.

Développement de c) (381 c-382 e). — En portant leurs suffrages, les délibérants prétendent-ils juger les gens compétents ou les autres ? Évidemment pas les premiers. Quant aux seconds, il ne convient pas d’examiner leur avis, il faut les écarter du rôle de conseillers. Et alors, qui juge-t-on ?

De plus, si l’on est capable de juger les avis, est-il nécessaire que les autres les donnent ? Et si l’on en est incapable, quelle peut être la valeur de ces suffrages ? Le fait d’être réuni ne communique pas la compétence.

En troisième lieu, le fait de délibérer en commun est en contradiction avec les suffrages, de même que les suffrages sont en contradiction avec le zèle des conseillers. Car on se réunit parce qu’on a besoin de conseils, et l’on vote comme si on était compétent et comme si les conseillers n’étaient d’aucune utilité. On juge des gens qui sont censés savoir, comme s’ils ne savaient pas.

Enfin, ni les délibérants, ni les conseillers ne peuvent affirmer avec certitude que le but déterminé par la décision pourra être atteint, ni que la réalisation de ce but sera avantageuse.

Seuls, les gens de bien connaissent la nature, les motifs, la portée des conseils qu’ils donnent.


Deuxième thème
(382 e-384 b.

Problème : Suffit-il pour condamner quelqu’un d’avoir entendu son accusateur, ou faut-il entendre également son défenseur ?

Thèse : il faut entendre les deux. La lumière jaillit de la comparaison. Le législateur accorde du temps aux adversaires et exige que les juges entendent les deux parties afin de donner à la justice plus de sécurité.

Antithèse : a) comment ne pas discerner la vérité quand un seul parle, et comment, au contraire, est-on capable de la découvrir, quand les deux expriment une opinion opposée ?

b) Supposé qu’en parlant les deux fassent la lumière, ils ne la font pas en parlant tous deux à la fois. Chacun parle à son tour. Or, si chacun en particulier permet de découvrir la vérité, est-il besoin, après avoir entendu le premier, d’écouter encore le second ? D’autre part, si les deux fournissent la preuve évidente, il faut bien aussi que chacun, de son côté, la fournisse, sans quoi les deux en seraient incapables.


Troisième thème
(384 b-385 c.

Quand un emprunteur n’a su persuader quelqu’un de lui prêter de l’argent, lequel des deux est dans son tort, l’emprunteur ou celui qui a refusé ? Évidemment l’emprunteur, car s’il n’a pas obtenu ce qu’il désirait, c’est, sans doute, ou bien qu’il demandait ce qu’on ne pouvait lui donner, ou bien qu’il n’a pas demandé comme il convenait.


Quatrième thème
(385-fin).

À qui vaut-il mieux se fier ? Aux premiers venus, à des inconnus, ou a des parents, des amis ? Si l’on blâme ceux qui croient témérairement des inconnus, sans examiner leurs affirmations, c’est qu’on risque ainsi de se tromper. Et si l’on doit plutôt accorder sa confiance à des gens que l’on connaît, la raison en est évidemment qu’on les juge plus dignes de foi. Mais ne peuvent-ils aussi se tromper, et ne convient-il pas d’examiner leurs assertions ?

De plus, les mêmes personnes seront des inconnus pour les uns, des amis pour les autres ; elles seront donc à la fois plus et moins dignes de confiance.

Enfin, si des inconnus et des amis nous affirment la même chose, de toute évidence nous devons accorder une foi égale aux deux. Par conséquent, la difficulté proposée subsiste : à qui vaut-il mieux se fier ?

II

L’ÉPOQUE ET L’AUTEUR

L’analyse précédente nous révèle déjà le genre littéraire auquel appartient le Démodocos. Cet ensemble de dissertations constitue très probablement un recueil d’ἀπορίαι, semblables à celles qui furent en honneur parmi les sophistes du ve et du ive siècle. On sait que, de bonne heure, les progrès de la science provoquèrent des étonnements naïfs, suscitèrent des questions bizarres dont s’est enrichie la littérature durant de longues années. Hérodote, les traités hippocratiques, les fragments d’Aristote, nous font connaître un grand nombre de ces διὰ τί, μάλιστα ἀπορῶ, ἄτοπόν ἐστιν, qui nous paraissent aujourd’hui des enfantillages ridicules et pourtant semblent avoir été posés sérieusement[1]. Ces doutes portent principalement sur des phénomènes d’ordre physique. Mais on peut supposer que les questions morales furent également l’objet d’une telle méthode de recherche. Nous en avons un exemple dans les Problèmes pseudo-aristotéliciens qui sont aussi un recueil d’ἀπορίαι et s’intéressent surtout, il est vrai, aux faits de la nature. Mais les thèmes moraux ne sont pas absents : nous trouvons des sections entières de l’ouvrage consacrées, par exemple, à l’intempérance et à la tempérance (sect. 28), à la justice et à l’injustice (sect. 29), à la prudence, à l’esprit et à la sagesse (sect. 30).

Ce fut probablement dès l’époque socratique, quand on commença à se préoccuper des problèmes de l’âme, que surgirent les doutes à propos des doctrines morales. Ainsi naquit la casuistique. Les sophistes ne manquèrent pas d’exploiter un terrain encore neuf. Des questions comme celles que l’on rencontre dans les Mémorables de Xénophon, dans les δισσοὶ λόγοι, dans le dialogue pseudo-platonicien de Justo, ou au Ier livre de la République de Platon : la tromperie est-elle permise, et dans quel cas, appartiennent aux ἀπορία, concernant la morale.

On sait qu’Aristote a utilisé ce procédé et l’a transformé en méthode dialectique. Les άπορίαι deviennent chez lui le préambule de toute recherche scientifique et la condition de la découverte. Ces doutes, ces difficultés sont présentés par Aristote comme de véritables δισσοὶ λόγοι[2] : ce n’est qu’après avoir confronté toutes les raisons contraires qu’on peut espérer trouver la solution juste[3]. Sur ce point encore, comme sur tant d’autres, le Stagirite met en œuvre des matériaux que lui ont fournis les sophistes[4].

Le Démodocos appartient très probablement à la catégorie des traités dont nous venons de parler. L’auteur doit être un sophiste. Sa manière rappelle celle des dialecticiens du ve ou du ive siècle. On retrouve les procédés des δισσοὶ λόγοι. Le second thème, par exemple, oppose deux opinions contraires et développe les raisons qui favorisent chacune d’elles. La construction du premier discours est analogue à celle des arguments de Parménide, de Zénon ou de Mélissos, ou encore à celle des dissertations de Gorgias sur le non-être : diverses hypothèses qui s’excluent sont mises en présence ; chacune d’elles est examinée et reconnue absurde : on est dans une impasse.

Il est difficile de déterminer avec certitude l’époque à laquelle vécut l’auteur. La langue ne présente aucune particularité notable : aucun terme, aucune tournure ne révèle une date tardive. Le style est assez terne : c’est bien celui des compositions éristiques dont les fragments des sophistes ou des mégariques nous offrent des exemples. L’imitateur de Platon est-il contemporain de ce dernier ou postérieur à Aristote ? On ne saurait le décider. Peut-être pourrait-on deviner quelque trace d’influence aristotélicienne dans un passage de la première dissertation (382 c). Là, en effet, la doctrine qu’Aristote développe dans l’Éthique (v. g. Γ, 5, 1112 b, 11) et dans la Rhétorique (Α, 6, 1362 a 18) : la délibération ne porte pas sur la fin, mais sur les moyens de réaliser la fin, paraît être supposée. En tout cas, cet indice isolé est, à lui seul, bien fragile.

On songerait plutôt à un écho de l’enseignement socratique filtré par les écoles. La conclusion du premier thème se rattache, en effet, au reste de la dissertation d’une façon inattendue et peu naturelle. Après avoir apporté de nombreux arguments pour prouver l’inutilité des délibérations, l’auteur termine son discours par cette assertion que logiquement on n’était pas en droit d’attendre : l’ignorance est l’obstacle contre lequel vient chopper toute délibération. Mais elle n’est pas le fait des gens de bien. Eux savent vraiment quel est l’objet de leurs conseils ; ils connaissent les motifs de leurs décisions ; ils ont conscience de ne pas se tromper. Eux seuls sont donc les vrais conseillers (382 d, e). N’aurions-nous pas dans cette conclusion une réminiscence des doctrines socratiques sur le bien et sur la connaissance, sur le fait qu’il faut savoir pour réussir et que seul, l’homme de bien, celui qui se connaît soi-même, est capable de délibérer avec certitude et d’agir en toute sécurité[5] ?

Nous serions donc porté à croire que cet écrit, œuvre d’un sophiste, adepte peut-être de quelque école socratique, l’école mégarique, par exemple, a été composé dans le courant du ive siècle. Il doit être contemporain des deux dialogues précédents, de Virtute et de Justo.

III

LE TEXTE

Les manuscrits collationnés pour l’édition du texte sont :

Parisinus 1807 = A.
Vaticanus graecus 1 = O.
Vindobonensis 21 = Y.
Laurentianus 80, 17 = L.
Vaticanus graecus 1029 B = V.
Parisinus 3009 = Z.


  1. Voir quelques-unes de ces questions dans A. Rivaud, Le Problème du devenir et la Notion de la matière dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu’à Théophraste, p. 237, note 597.
  2. ἡ ἀπορία ἰσότης ἐναντίων λόγων. Top. Ζ, 6, 145 b 2, 17.
  3. De Anima, Α, 2, 403 b 20.
  4. Cf. par exemple les discours de Gorgias, Palamède, Éloge d’Hélène. On y retrouve des arguments qui seront utilisés par Aristote pour construire sa logique ou sa rhétorique. Voir A. Diès, Autour de Platon, Paris, Beauchesne, 1927, I, p. 100 et suiv.
  5. Xénophon, Mémorables III, 6, 71. — IV, 2, 26 et suiv.