Démêlés du Comte de Montaigu/Chapitre VIII

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VIII

comment jean-jacques dépeint l’intérieur et la vie de l’ambassade

Sa maison se remplissait de canaille : les Français y étaient maltraités, les Italiens y prenaient l’ascendant ; et même parmi eux les bons serviteurs, attachés depuis longtemps à l’ambassade, furent tous malhonnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme qui l’avait été du comte de Froulay, qu’on appelait, je crois, le comte Peati ou d’un nom très approchant.

… Hors la seule chambre de l’ambassadeur, qui même n’était pas trop en règle, il n’y avait pas un seul coin dans la maison souffrable pour un honnête homme.


Ces serviteurs étaient de vrais bandits, ainsi que le premier gentilhomme, qui l’avait été aussi du temps de M. de Froulay. Dans sa lettre au marquis d’Argenson, du 18 septembre 1745, voici ce que dit le comte de Montaigu : « Je fus obligé de chasser un misérable qui avoit esté à M. de Froulay. » Le sens de cette phrase n’apparaît clairement que si on la rapproche du tableau que Jean-Jacques nous a fait de l’hôtel de l’ambassadeur. Dans ce repaire de « masquereaux », de « fripons » et de « débauchés » il n’y avait « qu’un seul refuge honnête », et encore n’était-il pas à l’abri de tout soupçon. Ce qui veut dire en bon français que les mœurs de l’ambassadeur laissaient à désirer. Cette accusation ne peut être qu’une plaisanterie de la part de Jean-Jacques. Il savait bien, il le dit dans ses Confessions, que l’ambassadeur vivait familièrement avec ses collègues étrangers et leur entourage[1] ; bien plus, avec le duc et les princesses de Modène : celles-ci eussent-elles admis dans leur cour un homme de mauvaises mœurs ? La correspondance de l’ambassadeur est toute en sa faveur[2]. Il y apparaît comme un excellent père ne désirant qu’une chose : se voir entourer de sa femme et de ses enfants[3].

Les vieilles traditions s’étaient d’autant mieux perpétuées dans la famille que les Boisdavid vivaient dans leur château, loin du monde et de la cour (ce n’est qu’en 1744 que la comtesse de Montaigu fut présentée à Versailles). Ils étaient restés profondément religieux : à Venise l’ambassadeur faisait régulièrement son carême ; une de ses sœurs, religieuse dans un couvent de Bressuire, lui adresse à cette occasion des reproches maternels (24 avril 1747) :

« Ma sœur, m’a mandez que vous faisiez le carême régulièrement ; je crains bien que votre santé en soit altérée. Vous aviez deux médecins à consulter, le corporel et le spirituel ; je suis persuadée que l’un et l’autre ne vous croient point engagées à faire meigre : Vous oriez pu compenser cette abstinance par d’autres bonnes œuvres, mais vous avez voulu faire le tout.

« Le Seigneur qui ne lesse rien sans récompense, saura bien vous le conter. »


Comme Son Excellence ne soupait pas, nous avions le soir les gentilshommes et moi une table particulière, où mangeaient aussi l’abbé de Binis et les pages.

Dans la plus vilaine gargotte, on est servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale et l’on a mieux à manger.


Voici enfin la liste des humiliations que Jean-Jacques eut à subir, ou plutôt des égards qu’il exigeait et qui ne lui furent pas tous rendus.

Disposer d’une gondole particulière[4] paraissait à Rousseau une chose indispensable ; s’asseoir sur une chaise à son bureau constituait pour lui un maintien peu décent. Prendre ses repas avec les gentilshommes et les pages de l’ambassade lui semblait une action déshonorante, et il se révoltait en ne voyant pas servir une volaille à son souper : un service d’étain qui avait coûté 239 francs (monnaie du temps) était pour lui de la vaisselle de cuisine. Peut-être se rappelait-il avec regret le temps où il pouvait détourner chez M. de Mably de ce petit vin d’Arbois dont il faisait ses délices, le soir, dans sa chambrette ! Enfin, malgré ses aspirations démocratiques, il n’aimait pas côtoyer le vulgaire, et quand le comte de Montaigu était en villégiature dans son palais de la Brenta et renonçait à se servir de son secrétaire, celui-ci estimait qu’il n’était pas convenable d’aller à Padoue en voiture publique, moyen de transport tout au plus bon pour les valets.

Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair avec mes confrères et convenablement à mon poste, je ne pouvais arracher un sou de mes appointements ; et quand je lui demandais de l’argent, il me parlait de son estime et de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse et pourvoir à tout…


(Voir la lettre du comte de Montaigu à l’abbé Alary, page 73) Ajoutez que le comte ne pouvait pas donner à Rousseau ce qu’il n’avait pas, puisqu’on lui devait dix mois d’appointements et un semestre de ports de lettres, soit en tout de 40 à 50.000 francs[5]. Cette détresse était donc imputable au gouvernement français et non au comte de Montaigu[6].


Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la tête à leur maître, qui ne l’avait déjà pas droite, et le ruinaient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe, qu’ils lui persuadaient être des marchés d’escroc. Ils lui firent louer sur la Brenta un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagèrent le surplus avec le propriétaire.

Les appartements en étaient incrustés en mosaïque et garnis de colonnes et de pilastres de très beaux marbres à la mode du pays. M. de Montaigu fit superbement masquer tout cela d’une boiserie de sapin, par l’unique raison qu’à Paris les appartements sont ainsi boisés.

Rousseau veut parler évidemment du palais de l’ambassade, qui était situé sur le canal Regio, alimenté par les eaux de la Brenta. C’était, en effet, un fort beau palais, œuvre de l’architecte vénitien Longhena, résidence de Querini ; et c’est le consul Le Blond qui avait négocié, traité et conclu le bail de l’ambassadeur. Le Blond insista d’autant plus auprès du comte en faveur de ce palais que le propriétaire lui avait promis cent ducats si le marché était accepté. Là encore, le consul fit une excellente affaire, car le noble Querini, bien qu’ayant majoré d’autant le prix de la location, eut à supporter des réparations onéreuses, et de son côté l’ambassadeur ne put pas s’installer avant la fin d’août. Quant aux fautes de goût de l’ambassadeur, elles sont indiscutables. Mais dans un temps où l’on revêtait de marbre les piliers de Notre-Dame, on pouvait revêtir de boiserie les murailles du palais Querini : le crime était moins grand.

Voilà quel était l’homme qui, toujours par le même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servais fidèlement. J’endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais traitements, tant qu’en y voyant de l’humeur je crus n’y pas voir de la haine ; mais dès que je vis le dessein formé de me priver de l’honneur que je méritais par mon bon service, je résolus d’y renoncer.

La première marque que je reçus de sa mauvaise volonté fut à l’occasion d’un dîner qu’il devait donner à M. le duc de Modène et à sa famille, qui étaient à Venise et dans lequel il me signifia que je n’aurais pas place à sa table.

Il se servit de lui (l’abbé de Binis) pour écrire à M. de Maurepas une relation de l’affaire du capitaine Olivet ; loin de lui faire aucune mention de moi, qui seul m’en étais mêlé, il m’ôtait même l’honneur du verbal dont il lui envoyait un double, pour l’attribuer à Patizel, qui n’avait pas dit un seul mot.

Il ressort assez nettement de ce qui précède que dans tous les rapports du secrétaire avec son maître le dédain, l’humeur, le dessein formé d’être désagréable vinrent de la part du secrétaire ; et de l’ambassadeur, au contraire, la bonté, la patience et la confiance.

L’affaire du capitaine Olivet excite encore les regrets de Rousseau ; l’eût-on attribuée entièrement à Jean-Jacques qu’il ne lui en serait revenu ni honneur ni avantage.

  1. Voir p. 30.
  2. L’ambassadeur n’était pas comme son secrétaire, qui n’avait guère de respect pour les femmes ; il a traité la fameuse Barbarine de légère mémoire avec une cérémonieuse gravité. Dans une lettre à Amelot, du 25 janvier 1744, il raconte qu’ayant promis ses bons offices à l’agent du roi de Prusse pour décider la danseuse à remplir son engagement, il l’a invitée à dîner, de même que l’ambassadeur d’Espagne, « pour donner plus de poids à nos discours ».
  3. M. de Montaigu, étant arrivé à Venise en octobre 1744, resta seul pendant environ quinze mois, ce qui lui parut long, comme le prouvent ses lettres.
  4. Le 19 novembre 1743, le comte de Montaigu écrivait plaisamment à son frère : « Je suis fâché de l’humeur du Sr Rousseau, et je souhaite que son clavessin et sa gondolle charment suffisamment ses ennuys. »
  5. Voir plus haut.
  6. Ibid.