Délices royales, ou le Jeu des échecs/Poëme sur le jeu d’échecs

et Aben-Yé’Hia
Traduction par Léon Hollænderski.
Chez B. Créhange (p. 19-24).

POËME

SUR LE JEU D’ÉCHECS)

Par ABEN-YE’HIA.
(Traduction littérale.)

Quand les armées sont rangées, nous contemplons le Roi dans toute sa gloire ; il est placé à la tête de ses troupes, qui attendent ses ordres. Il triomphe, il est acclamé, il domine ses ennemis par son regard terrible et par l’énergie de son geste. Il est solidement établi dans sa forteresse, c’est-à-dire que la quatrième enceinte est le lieu de sa résidence.

Dès l’abord, la Reine est placée à côté du Roi, il la comble de ses faveurs. Auprès d’eux sont deux Cavaliers montés sur des chevaux équipés en guerre, et à droite et à gauche se trouvent deux Éléphants (Fous) ; deux Rou’hs (Tours) flanquent ces derniers. Ce sont leurs généraux, leurs préfets, dont le degré de courage et de force détermine le rang.

Devant eux sont deux rangées de guerriers aussi formidables, dont la position n’est pas couverte ; ce sont également des héros.

Tel est le champ de bataille, telle est la disposition des étendards suivant la dignité et l’origine de chacun. Je vais faire connaître maintenant la marche de ces guerriers, en traçant la route que doit suivre l’armée, et c’est en un langage pur que je raconterai cette guerre.

Le Roi, en marchant de case en case, fait tout ce qui lui plaît dans son domaine. Il marche droit ou obliquement, mais il ne s’enflamme point ; il ne marche que pas à pas, et ne s’avance point trop vite dans la guerre, de peur de succomber.

Les cases sur lesquelles les Éléphants peuvent marcher (au début) sans faire de détours sont au nombre de trois. Ils prennent ensuite d’autres chemins (plus longs), qui sont aussi tortueux. Les Cavaliers — élite de l’armée — sont placés près des portes elles-mêmes (Tours). Devant eux marche la terreur. En s’avançant, ils sautent obliquement sur la première enceinte, et de là sur la seconde, avant de s’arrêter. Ils sont aux aguets dans le camp.

Quant aux Rou’hs, leur chemin est direct, car il est droit (en long et en large). Chacun des Rou’hs avance ou recule en droite ligne : sa marche est régulière autant qu’un des guerriers ne se trouve en chemin. Cependant tout officier peut être pris par un simple soldat courageux, au moment même où il se croit le plus en sûreté.

En guerre, le Roi se tient loin des ennemis, il n’essaye pas même de trop s’éloigner de son camp. On ne le voit que là où l’un de ses soldats l’appelle et réclame le secours de son bouclier pour le défendre contre ses agresseurs. Quand dans sa fureur il est sorti des retranchements et s’est montré aux ennemis, il revient de suite derrière les murs et les remparts de sa forteresse, et de temps en temps il fait des sorties, mais toujours avec prudence.

Tels sont les droits et les devoirs du Roi, de ses officiers et des autres guerriers. Tels sont le charme et l’excellence de ce jeu innocent et profond. Mais nous avons parlé d’une Reine. Elle est placée aux endroits les plus élevés, pour apercevoir toutes les parties de l’État qu’elle gouverne ; elle est bouillante d’ardeur et de courage. Pour marcher contre les ennemis, elle se ceint de la force de ses reins, et ses pieds ne demeurent pas attachés à sa case ; elle parcourt les murailles dans toutes leurs directions, entourée de ses trois illustres guerriers. Et quand, au début du combat, elle obéit à son ardeur, combien sa marche est gracieuse ! Elle passe de rang en rang, même obliquement, et les parcourt l’un après l’autre. Le Roi, couvert de vêtements noirs, est placé (au début) sur la quatrième case, qui est blanche ; à son côté gauche se trouve son épouse sur la case noire. Le Roi ne se tient pas toujours (en marche) à côté d’elle, quoiqu’elle soit aussi Cushite (noire) et quoiqu’il n’y ait pas de différence entre eux ; car, quand ils marchent avec imprudence et témérité, ils courent le même péril : la mort les attend tous deux, et ils succombent en même temps.

Ce même Roi noir sera cependant plein de gloire quand il aura près de lui un peuple puissant et nombreux. Il s’avancera, précédé de ses serviteurs, gravissant les pentes de la route et bondissant de case en case avec un éclatant courage.

Quand les fantassins veulent faire du butin ou des prisonniers, ils peuvent sauter d’une case à l’autre, mais obliquement ; et celui d’entre eux qui, à force de courage, court avec l’agilité d’un cerf et parvient au but de ses désirs, c’est-à-dire à la dernière case, égale alors en légèreté l’aigle du ciel, vole où il lui plaît d’aller, et devient Reine.

Et les deux Rois se dressent des embûches, ils se poursuivent jusqu’à la mort. Mais l’un de ces deux Rois est embarrassé dans sa marche, car jusque dans son propre camp un des guerriers de son adversaire est venu le menacer ; il s’est vu forcé de quitter sa position pour chercher un autre refuge et éviter l’ennemi qui allait s’élancer sur lui. Et quand il s’efforce de sortir de sa case pour trouver une nouvelle retraite, des combattants courageux le poursuivent, prêts à le saisir, et ses pieds s’embarrassent dans un filet inextricable. Alors sa puissance se change en ruine. Hélas ! qu’est devenu ce Roi ? Comment s’est éclipsée sa gloire ? Et son peuple qu’on foule aux pieds, d’où pourra-t-il tirer du secours pour repousser les nouvelles attaques du vainqueur ? Il est humilié, flétri, courbé sous le joug. Il tombe ; et voici le temps où le Roi son ennemi l’a dépossédé de sa gloire, et aucun de ses sujets ne lui a survécu. Chassé de ses domaines, dépouillé de ses honneurs, il reste seul et sans appui. Comment peut-il échapper à la mort ? — Mais l’autre souverain reste dans ses États, comblé d’honneurs, tandis que celui-ci meurt dans la douleur et la honte.

C’est ainsi que périront les ennemis de ce monarque ; tel sera le sort de tous ceux qui lui voulaient du mal. Mais ses amis seront brillants comme le soleil dans tout son éclat.