Délices royales, ou le Jeu des échecs/Chant en vers sur le jeu Sha’h-Mat (Échecs)

et Aben-Yé’Hia
Traduction par Léon Hollænderski.
Chez B. Créhange (p. 15-18).

CHANT EN VERS

SUR LE JEU SHA’H-MAT (Échecs)

Par Rabbi ABEN-EZRA.
(Traduction littérale.)

Je chante dans mes vers une bataille en règle, dont l’idée remonte aux temps les plus reculés. Ce sont des hommes de sagesse et de science qui l’ont conçue et qui en ont donné le plan au moyen de huit rangées de cases divisées chacune en huit carrés placés les uns à côté des autres.

Deux camps sont en présence. Dans chacun d’eux le Roi prend place, pour diriger le combat qu’il va livrer à son ennemi.

Tous les guerriers se préparent à l’action ; on les voit ou sortir dans la plaine, ou rentrer au camp. Mais dans leur marche ils ne brandissent pas leurs glaives, car c’est une lutte toute fictive.

Les guerriers se distinguent par des marques et des insignes particuliers. Quand on les voit fondre tumultueusement les uns sur les autres, on pense aux Éduméens et aux Cushéens.

Voilà les Cushéens qui lancent leurs cohortes dans la bataille, tandis que les fils d’Edom se portent bravement à la rencontre de leurs adversaires. Ce sont les fantassins qui commencent la bataille dans la plaine. Le fantassin doit marcher droit devant lui, mais il peut se tourner de côté pour prendre son ennemi. Dans toute autre circonstance, il lui est interdit de changer de direction ou de rétrograder. Mais au début, il peut d’un seul bond franchir trois cases ; et si, dans sa course, il dépasse les limites du camp ennemi et arrive jusqu’à la huitième rangée, il pourra comme Pherz (la Reine) circuler partout et combattre comme lui.

Et quand Pherz (la Reine) se met en marche, il s’avance dans celle des quatre directions qu’il lui plaît.

Puis, après lui, l’Éléphant (le Fou) sort du camp ; il s’avance aux côtés de Pherz comme un dresseur d’embûches. Sa marche (quoique diagonale) est semblable à celle de Pherz, qui cependant a sur lui la préséance, puisque l’Éléphant n’occupe que la troisième place.

Dans cette guerre, le Cheval (Cavalier) a le pied très-léger, aussi il s’avance par une route sinueuse.

Ses mouvements sont tortueux, toujours irréguliers. Dans sa course, il ne peut dépasser trois cases.

Rou’h (la Tour) suit la ligne droite, toujours en plaine, soit en long, soit en large, et ne peut prendre les chemins obliques ; sa marche n’est ni tortueuse ni irrégulière.

Le Roi marche pas à pas dans toutes les directions, pour porter secours à ses sujets. Mais il sait quand il doit se tenir à l’écart, comme lorsqu’il doit sortir pour combattre, ou se renfermer dans son camp. Si un ennemi s’avance contre lui et le prévient, alors il quitte sa place ; et s’il y a danger, le Rou’h peut changer sa place contre celle de son maître (roquer).

Il y a des moments où le Roi doit fuir, et d’autres où il doit s’environner de ses troupes.

Les combattants s’attaquent dans leur fureur, ils cherchent tous à terrasser leurs adversaires ; mais si les défenseurs des deux Rois sont tués (pris), c’est sans effusion de sang. Tantôt les Cushéens remportent la victoire et mettent en fuite les enfants d’Édom ; tantôt ce sont les Éduméens qui triomphent des Cushéens et de leur chef. Enfin le Roi tombe dans une embuscade et il est fait prisonnier, ne pouvant trouver une seule issue ou un seul refuge : privé de ses forteresses, il est au pouvoir de ses ennemis ; isolé et ne pouvant trouver de libérateur, il est mis à mort, c’est-à-dire devient mat.

Avec le Roi périssent toutes ses troupes, qui ne peuvent ressusciter qu’avec le souverain : elles perdent l’honneur à la mort du chef. Cependant elles peuvent combattre encore, et les guerriers peuvent reprendre leurs rangs.