Défense des fables dans la poésie

Défense des fables dans la poésie
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 234-241).

LXXV

Défense des fables dans la poésie.
Imitation du latin.

Cette pièce est imitée fort librement d’un petit poëme latin de Jean-Baptiste Santeul, que nous donnons, comme d’ordinaire, au bas des pages[trad 1]. Il avait été composé à l’occasion de la fameuse dispute sur l’emploi de la fable, que les uns permettaient aux poëtes chrétiens, tandis que d’autres le condamnaient. Dans cette dispute, où intervinrent, entre autres, Pellisson et Bossuet, et qui, renouvelée vingt ans plus tard par les remercîments à la Quintinie, intitulés Pomona, fut close par l’amende honorable, très-élégante et très-spirituelle, adressée par le chanoine de Saint-Victor à l’évêque de Meaux, Santeul eut pour adversaire son propre frère, Claude, plus âgé que Jean-Baptiste de près de deux ans, qui répondit par des vers « aussi latins que chrétiens[1], » à la pièce que Corneille a imitée. Les vers de Claude, comme ceux de Jean-Baptiste, parurent en 1670 ; mais une note de l’édition des Œuvres de Santeul publiée en 1729 nous apprend (tome II, p. 167) que Claude envoya les siens, le 24 août 1669, à l’abbé de Chavigny, depuis évêque de Troyes. Ceux de Jean-Baptiste, adressés à Pierre de Bellièvre, sont donc antérieurs à cette date.

On voyait figurer sous le no 328, dans le catalogue de vente que nous avons plus d’une fois cité (voyez tome IX, p. 605, note 2, et ci-dessus, p. 186), un exemplaire de l’édition originale in-4o, sans lieu ni date, de la traduction de notre poëte ; c’est une pièce de quatre pages intitulée : Défense des fables dans la poésie, imitation du latin de Mr de Santeuil, signée : P. Corneille, et contenant de curieuses variantes, que nous signalons en note. Elle a été acquise par M. Cousin. La bibliothèque de l’Arsenal possède, sous le no 3578B, A, un autre exemplaire de cette rare et curieuse édition. Nous suivons pour les vers de Corneille le texte publié à la suite des vers latins de Santeul (1729), texte qui, du reste, ne diffère point de celui de Granet (1738).


Qu’on fait d’injure à l’art de lui voler la fable !
C’est interdire aux vers ce qu’ils ont d’agréable[2],
Anéantir leur pompe, éteindre leur vigueur,
Et hasarder la Muse à sécher de langueur.
Ô vous qui prétendez qu’à force d’injustices 5
Le vieil usage cède à de nouveaux caprices,
Donnez-nous par pitié du moins quelques beautés

Qui puissent remplacer ce que vous nous ôtez ;
Et ne nous livrez pas aux tons mélancoliques
D’un style estropié par de vaines critiques. 10
Quoi ? bannir des enfers Proserpine et Pluton ?
Dire toujours le diable, et jamais Alecton ?
Sacrifier Hécate et Diane à la Lune,
Et dans son propre sein noyer le vieux Neptune ?
Un berger chantera ses déplaisirs secrets 15
Sans que la[4] triste Écho répète ses regrets ?
Les bois autour de lui n’auront point de dryades ?
L’air sera sans zéphyrs, les fleuves sans naïades,
Et par nos délicats les faunes assommés
Rentreront au néant dont on les a formés[5] ? 20
Pourras-tu, dieu des vers, endurer ce blasphème,

Toi qui fis tous ces dieux, qui fis Jupiter même ?
Pourras-tu respecter ces nouveaux souverains
Jusqu’à laisser périr l’ouvrage de tes mains ?
Ô digne de périr, si jamais tu l’endures ! 25
D’un si mortel affront sauve tes créatures ;
Confonds leurs ennemis, insulte à leurs tyrans ;
Fais-nous, en dépit d’eux, garder nos premiers rangs ;
Et retirant ton feu de leurs veines glacées,
Laisse leurs vers sans force, et leurs rimes forcées. 30
« La fable en nos écrits, disent-ils, n’est pas bien ;
La gloire des païens déshonore un chrétien. »
L’Église toutefois, que l’Esprit saint gouverne,
Dans ses hymnes sacrés nous chante encor l’Averne,
Et par le vieil abus le Tartare inventé 35
N’y déshonore point un Dieu ressuscité[6].

Ces rigides censeurs ont-ils plus d’esprit qu’elle,
Et font-ils dans l’Église une Église nouvelle[7] ?
Quittons cet avantage, et ne confondons pas
Avec des droits si saints de profanes appas. 40
L’œil se peut-il fixer sur la vérité nue ?
Elle a trop de brillant pour arrêter la vue ;
Et telle qu’un éclair qui ne fait qu’éblouir,
Elle échappe aussitôt qu’on présume en jouir.
La fable, qui la couvre, allume, presse, irrite[8] 45
L’ingénieuse ardeur d’en voir tout le mérite :
L’art d’en montrer le prix consiste à le cacher,
Et sa beauté redouble à se faire chercher.
Otez Pan et sa flûte, adieu les pâturages ;

Otez Pomone et Flore, adieu les jardinages ; 50
Des roses et des lis le plus superbe éclat[9],
Sans la fable, en nos vers, n’aura rien que de plat.
Qu’on y peigne en savant une plante nourrie
Des impures vapeurs d’une terre pourrie,
Le portrait plaira-t-il, s’il n’a pour agrément 55
Les larmes d’une amante ou le sang d’un amant ?
Qu’aura de beau la guerre, à moins qu’on y crayonne
Ici le char de Mars, là celui de Bellone ;
Que la Victoire vole, et que les grands exploits
Soient portés en tous lieux par la Nymphe à cent voix ? 60
Qu’ont la terre et la mer, si l’on n’ose décrire
Ce qu’il faut de tritons à pousser un navire,
Cet empire qu’Éole a sur les tourbillons,
Bacchus sur les coteaux, Cérès sur les sillons ?

Tous ces vieux ornements, traitez-les d’antiquailles : 65
Moi, si je peins jamais Saint-Germain ou Versailles[10],
Les nymphes, malgré vous, danseront tout autour ;
Cent demi-dieux follets leur parleront d’amour ;
Du satyre caché les brusques échappées
Dans les bras des sylvains feront fuir les napées ; 70
Et si je fais ballet pour l’un de ces beaux lieux[11],
J’y ferai, malgré vous, trépigner tous les Dieux.
Vous donc, encore un coup, troupe docte et choisie,
Qui nous forgez des lois à votre fantaisie,
Puissiez-vous à jamais adorer cette erreur 75
Qui pour tant de beautés inspire tant d’horreur,

Nous laisser à jamais ces charmes en partage,
Qui portent les grands noms au delà de notre âge ;
Et si le vôtre atteint quelque postérité,
Puisse-t-il n’y traîner qu’un vers décrédité ! 80


  1.  
    Ad illustrissimum virum D. P. Bellevræum[3],
    pro defensione fabularum.

    Ergo sacra novæ mutabunt carmina leges,
    Et suus antiquis præripietur honos ?
    Tot vatum monumenta, tot et decora alta peribunt ?
    Musarum tot opes auferet una dies ?
    Ah ! tantum prohibe facinus, pater optime vatum ;
    Non alla fueris tu mihi lege deus.
    Vos tantum prohibete nefas, prohihete, Camœnæ ;
    Non alia dicam vos ratione deas.

    Ecquis erit vestros posthac qui curet honores,
    Irrita si nullam numina fertis opem ?
    Non ita : tot veterum præclara inventa manebunt.
    Et quod sacravit fabula prisca melos.
    Numen habent Musæ, vos fontes numen habetis,
    Sunt etiam et silvis arboribusque deæ.
    Et nemora, et montes, vallesque, et inhospita saxa,
    Ipsaque cum rivis flumina numen habent.
    Nuper multa gemens in littore flebat Amyntas,
    Et fato raptum sæpe vocabat Hylam.
    Flebant et rupes, fontesque et littora flebant ;
    Flere etiam visa est conscia nympha loci ;
    Et montes doluisse, annosaque robora circum
    Corticibus ruptis ingemuisse ferunt.
    Quid non Pierides, quid non finxere poetæ ?

    Vidimus arguta mœnia structa lyra.
    Vidimus auritas motare cacumina quercus,
    Et cursus amnes sustinuisse suos.
    Dant vates vultus varios variosque colores,
    Eque solo ducunt quæ super astra ferant.
    Surda vocant, immota movent, mentem omnibus addunt :
    Artis opus summum, mille placere modis.
    Obscuris vera involvunt, celantque docendo,
    Sublustri et nebula splendidiora tegunt.
    Sol veluti, rutilis quando fulgoribus ardet,
    Nubibus obvolvi, qua videalur, amat ;
    Maxima sunt plerumque tegit quæ fabula, et illis
    E tenebris fulget pulchrius orta dies.
    Lector amat veros dubia sub imagine sensus,
    Quæsitasque diu cernere gaudet opes.
    Quin etiam humanis divina affingimus ora,

    Et sunt quæ proprio nomine sponte carent.
    Ignem Mulciberum, Cererem frumenta vocabo,
    Et pluvium, in terras dum cadit unda, Jovem
    Si Venetas describam arces, molimine magno
    Non hominen dicam, sed posuisse deos.
    Illie Adriacis surgat Neptunus ab undis,
    Atque novæe admirans hæreat urbis opus.
    Quod si bella canam, Jani Mars limina vellat,
    Et bellatores ducat in arma deos.
    Mulciber Ætnæis recoquat fornacibus arma,
    Thracibus, aut rigidis arma tremenda Getis.
    Tuni scelerum inventrix lacera Discordia palla
    Advocet infernas ex Acheronte deas.
    Mox amnes trepidare, imis pallere sub antris,

    Dum Bellona furens impia bella movet.
    Si decora hæc tollas, sine vi, sine pondere carmen
    Lectori fesso tædia mille feret.
    Quid memorem flores ? Si numina floribus absunt,
    Cur pallent violæ, cur, hyacinthe, rubes ?
    Cur sibi cognatos anemone deperit Euros ?
    Unde color calthis, et color unde rosis ?
    Non his terra putris det floribus unde rubescant,
    Sed pueri aut Veneris sanguine tingat Amor.
    Vos sine Pomona nusquam florebitis horti,
    Et mœsti, nisi Pan pascat, abite, greges.
    Sunt hæc magna quidem veterum mysteria vatum,
    Temporibus seris quæ violare nefas.
    Ergo tui, Belevræe, canam si gaudia ruris,
    Alloquar et nymphas silvicolasque deos ;
    Et Charites aderunt, zonis de more solutis,

    Alterno terram concutientque pede.
    Illuc pastores, illuc mihi rustica turba,
    Et pariter veniant dique deæque loci.
    Fauni cum satyris clavam thyrsumque relinquant,
    Tympana cum sistris æraque pulsa sonent :
    Pampinea incomptos redimiti fronde capillos,
    Lascivis celebrent orgia læta modis.
    Jam madidi vino media inter pocula, libent
    Et tibi, magna Pales, et tibi, Bàcche pater.
    Mænades hic ululent sparsis sine lege capillis,
    Et fuget attonitos turba proterva viros.
    Tum lector gaudebit, amat nam mille figuras,
    Se quoque festivis credet adesse choris.
    Quin etiam arridens jam tum mihi plaudit Apollo,
    Plaudit Apollinei docta caterva chori ;

    Et nymphæ properant alacres ambire poetam,
    Et viridi lauro tempora nostra tegunt.
    Ruris et ipse mihi dominus quoque plaudit amico
    Numine, et incœptis annuit usque meis.
    Exulet ergo procul sacris gens invida Musis,
    Et placuisse tibi sit, Belevræe, satis.


  1. Voici l’avertissement dont le poëme de Jean-Baptiste est précédé : « Lis erat apud litteratos utrum adhuc liceret figmentis paganorum et fabulis uti. Qui illas proscribere volunt his utuntur ferme rationibus : primo quod aniles fabulæ sint omnes ; deinde quod a moribus Christianis abhorreant ; postremo quod natura per se campus satis sit patens in quo exsultare possit poetica absque fabularum ope. In novos fabularum accusatores juvenile scripsi carmen ; sed meus frater consultior hoc christiano nec minus latino carmine me desipuisse hactenus monet, ut, abjurato Apolline cum Musis, ad sanctiora scribendi argumenta invitet. Non enim patent Apollini sacrata Christo pectora : sanctus Paulinus ad Ausonium. »
  2. Var. (édit. in-4o) :
    C’est interdire aux vers ce qu’ils ont d’admirable.
  3. Pierre de Bellièvre, marquis de Grignon, abbé de Saint-Vincent de Metz, conseiller d’honneur au parlement de Paris, et frère du premier président (voyez ci-dessus, p. 131, notice), était né en 1611, et mourut le 26 janvier 1683. C’était le principal protecteur de Santeul, qui lui dédia, en 1670, le premier recueil de ses poésies.
  4. Il n’y a la que dans l’édition in-4o. Toutes les autres portent le, mais c’est une faute évidente.
  5. Voyez dans le IIIe chant de l’Art poétique de Boileau (vers 163 et suivants) un assez long passage où l’auteur paraît se souvenir des vers de Santeul et de Corneille et défend la même opinion. Le vers 232 de Boileau : « D’ôter à Pan sa flûte, » rappelle notre 49e : « Otez Pan et sa flûte. »
  6. Voyez au tome IX la traduction des Hymnes du Bréviaire romain, que Corneille a publiée la même année que cette Défense des fables, c’est-à-dire en 1670. On lit dans une hymne des matines du dimanche (p. 451) : Averni ignibus ; et dans l’hymne des vêpres du temps de la passion (p. 510) : prædam Tartari. Il est à remarquer que dans ces deux passages Corneille a évité en français les mots mythologiques.
  7. Var. (édit. in-4o) :
    Et leur mépris pour nous va-t-il jusqu’à son zèle ?
  8. Var. (édit. in-4o) :
    La fable qui la couvre attache et facilite
    À son éclat moins vif l’effet de son mérite :
    L’art de le faire voir consiste à le cacher.
  9. Var. (édit. in-4o) :
    L’anémone, le lis, la tulipe et l’œillet,
    Sans la fable, en nos vers, n’auront rien que de laid.
  10. Corneille a substitué « Saint-Germain ou Versailles » à la maison de campagne de Bellièvre, dont parle Santeul. — Lefèvre et plusieurs autres éditeurs ont imprimé :
    Moi, si jamais je peins Saint-Germain et Versailles.
  11. Var. (édit. in-4o) :
    Je dirai plus encor, sans dire pourtant rien
    Qui ne soit avoué par un roi très-chrétien.