Découverte des mines du roi Salomon/Chapitre XIII. La chambre des trésors


Traduction par C. Lemaire.
Hetzel (p. 200-215).


CHAPITRE XIII

la chambre des trésors


Tandis que nous contemplions avec horreur le spectacle que je viens de décrire, Gagoul, grimpée sur la table, s’empressait auprès de Touala, pour voir, dit Good, s’il était de bonne garde. Puis, elle fit le tour de chacun des hôtes, comme pour leur faire un bout de causette, histoire de renouveler connaissance. Elle alla ensuite s’accroupir devant la Mort, et parut lui adresser des prières. Cette vieille et cet entourage étaient si affreux à voir que nous nous hâtâmes de sortir.

« Allons, viens, dis-je à demi-voix, viens, Gagoul, conduis-nous. »

Elle glissa vivement au bas de la table.

« Mes seigneurs n’ont pas peur ? dit-elle avec son ricanement féroce.

— Ne t’inquiète pas de ça, va toujours.

— Oui, seigneurs, allons ! — Préparez votre lampe et entrez. »

J’allumai la mèche de roseau qui trempait dans une gourde d’huile ; je ne vis que le roc.

« Il ne s’agit pas de plaisanter, » dis-je tout en colère.

Elle s’appuya contre le mur, et, nous montrant le rocher juste devant nous :

« Je ne plaisante pas, voyez ! »

Et à l’endroit désigné, je vis, en effet, que le mur se soulevait. Une partie des masses rocheuses de cette caverne se détachait, s’élevait et laissait béante une ouverture de la largeur d’une porte ordinaire. Quand la pierre qui montait eut disparu, probablement dans une cavité préparée à cet effet, nous nous trouvâmes devant un grand trou noir.

Par quel ressort mystérieux ce roc était-il mu ? Par un mécanisme tout simple, sans doute, comme celui des fenêtres à châssis. J’espérais m’en rendre compte plus tard ; mais, pour le moment, la chambre des trésors était ouverte ! Cette idée me fit oublier toutes nos frayeurs. Était-ce une mystification ou bien allions-nous prendre possession des trésors convoités par don Sylvestra ? Tout à l’heure, peut-être, nous serions les gens les plus riches de la terre !

« Écoutez, fils du soleil, dit Gagoul, vous allez voir les pierres brillantes ; je sais d’où elles viennent. Elles ont été tirées par des hommes blancs, au puits où veillent les Silencieux, il y a longtemps. On ne sait pas pourquoi ceux qui les amassaient se sont enfuis, laissant là tant de trésors. Vous verrez la maçonnerie qu’ils préparaient pour mieux cacher leurs richesses ; ce travail de sûreté est resté inachevé.

« La tradition de ces richesses existait parmi nous, mais le secret de la porte que vous avez vue disparaître était perdu. Une femme le trouva par hasard. Elle conduisit ici un homme blanc. Il venait de loin, peut-être de votre pays ; le roi l’avait bien reçu. Le blanc trouva ici des pierres. Il en avait déjà rempli une petite peau de chèvre, quand…

— Eh bien ! quoi ? dis-je avec impatience.

— On ne sait pas ce qui arriva, dit Gagoul. Le fait est que le blanc jeta ce qu’il avait à la main et s’enfuit. Il avait une pierre serrée dans ses doigts ; celle-là il l’emporta avec lui ; mais le roi la lui prit et tu l’as vue au diadème de Touala. Vous verrez la peau de chèvre à terre, et vous saurez si Gagoul dit la vérité.

— Tu prétends que personne n’a franchi cette porte depuis lors ?

— Non, personne, mon seigneur. Chaque roi a appris à ouvrir et à fermer cette porte ; mais aucun n’en a dépassé le seuil. On dit que ceux qui le font meurent avant de voir se renouveler une autre lune. Celui que vous avez rencontré dans la caverne n’a pas vécu longtemps après, et vous saurez par vous-même si je me trompe. »

Elle me regardait d’une façon si étrange et si menaçante, que j’en restai tout interdit.

Good qui ne comprenait pas ce qu’elle disait, s’impatienta.

« Mille trompettes ! allons-nous prendre racine ici ? Voyons, Quatremain, dites donc à cette mégère d’avancer. »

Gagoul disparut dans l’ouverture, portant le lampion. J’avoue que je n’étais pas rassuré ; je suivis cependant les autres, et nous nous engageâmes dans un passage étroit et obscur.

Bientôt Gagoul s’arrêta, et nous fit remarquer des blocs qui paraissaient préparés pour faire un mur. Évidemment on avait eu l’intention de murer la porte. Chose curieuse, il y avait encore là une quantité de mortier desséché et une truelle semblable à celles qu’on emploie maintenant.

Faoulata, qui ne nous avait pas quittés, et qui n’avait pas cessé de montrer beaucoup de craintes, déclara qu’elle se sentait incapable d’aller plus loin. Nous la laissâmes assise adossée contre un bloc de pierre, avec le petit panier de provisions, et nous suivîmes notre guide.

Une porte de bois, artistement travaillée, nous barra bientôt le passage ; elle était entr’ouverte ; un sac de peau, qui paraissait plein, était jeté en travers du seuil.

« Tenez, hommes blancs, dit Gagoul en l’indiquant, ne vous l’avais-je pas dit ? »

Good souleva le sac, il était lourd et résonnait d’un bruit de cailloux.

« Par Jupiter ! s’écria-t-il, c’est peut-être des diamants que tout cela !

— Venez toujours, dit sir Henry, nous ramasserons cela en sortant. Donne la lampe, vieille mégère ! »

Il prit la lampe des mains de Gagoul et franchit le seuil de la porte.

Nous le suivîmes de près, négligents de ce sac de diamants.

La pâle lueur de la lampe nous montra une petite salle taillée dans le roc. D’un côté était échafaudée une superbe collection de défenses d’éléphants. Nous ne pouvions pas l’évaluer, car nous ne voyions pas la profondeur de cet amas ; mais je comptai au moins quatre ou cinq cents pointes qui dépassaient. Cette seule trouvaille suffisait à enrichir l’un de nous. C’était peut-être le magasin d’ivoire d’où Salomon avait tiré de quoi faire ce trône incomparable où il siégeait pour juger son peuple.

Une vingtaine de boîtes peintes en rouge et fermées attirèrent aussi nos regards.

« Ah ! voici les diamants ! » s’écria sir Henry.

Un des coffres avait été ouvert. Je plongeai la main par l’ouverture et je la retirai pleine, non pas de diamants, mais de pièces d’or d’une forme toute particulière.

« En tout cas, dis-je en remettant l’or, nous ne nous en irons pas les mains vides. S’il y a là deux mille pièces, et autant dans les autres coffres, c’est déjà quelque chose.

— C’était peut-être, dit Good, l’argent préparé pour payer les travailleurs ; la caisse était bien pourvue. Mais… et nos diamants ? Est-ce que le pauvre Sylvestra aurait tout mis dans son sac ? »

Gagoul vit que nous avions l’air de chercher ; elle devina quoi.

« Regarde dans le coin le plus obscur, dit-elle, regarde ; il y a là trois coffres ; l’un est ouvert, les autres sont fermés.

— Comment sais-tu cela, dis-je, puisque personne n’est venu ici depuis trois cents ans ?

— Il y en a qui voient sans leurs yeux, Macoumazahne, tu dois savoir cela, toi qui es avisé. »

J’avais indiqué le coin à mes camarades. Sir Henry avait plongé la main dans une des petites caisses.

« Nous y sommes ! s’écria-t-il. Cette fois ce sont des diamants. »

Une niche était pratiquée dans le roc, et là se trouvaient trois coffres d’environ un mètre carré ; l’un était ouvert et au tiers vide ; les autres étaient fermés et scellés. Je brisai le sceau, non sans un sentiment de profanation.

Que de temps s’était passé depuis que le trésorier avait apposé son cachet ! Le coffre était rempli de diamants ! Pas d’erreur possible ! C’était bien ce toucher savonneux du diamant brut ! Le troisième coffre n’était qu’à moitié plein, mais c’étaient de grosses pierres triées et choisies.

« Eh bien ! dis-je avec un soupir de satisfaction, nous pouvons nous dire riches ! Monte-Christo n’était qu’un indigent en comparaison.

— Nous allons rendre ces diamants communs comme le strass, dit Good.

— Mais, d’abord, il faudrait les avoir tirés d’ici, » objecta sir Henry avec son gros bon sens.

Nous nous regardions tout pâles, à la lueur de cette méchante lampe vacillante ; nous avions plutôt l’air d’être des voleurs en train de dévaliser une victime que des hommes qui viennent de faire la plus riche des trouvailles.

« Ah ! ah ! ricanait la mégère, tournant comme un vampire autour de la salle ; vous les avez vos pierres ; amusez-vous avec ; faites-les couler dans vos doigts ; mangez-les, buvez-les ! Ah ! ah ! »

Nous regardions toujours. Oui ! ces diamants amassés là par Salomon, convoités par don Sylvestra, ils étaient à nous ! Plus heureux que les autres, nous allions les emporter de cet antre, et nous serions colossalement riches. Ce qu’il y avait autour de nous de choses précieuses : or, ivoire, diamants, c’était incalculable comme valeur ! »

Et, tandis que nous essayions de supputer approximativement notre fortune, que nous bâtissions de beaux rêves, nous ne vîmes pas Gagoul se glisser furtivement hors de la chambre des trésors, puis, sans bruit, se faufiler le long du passage pour retourner à la porte de roc toujours béante.

Un cri rompit le silence souterrain.

« Au secours ! Bougouen ! Au secours ! »

C’était la voix de Faoulata.

« Au secours ! répétait-elle. Vite, vite, la porte s’abaisse ! »

Nous nous précipitâmes vers la porte, et, de loin, instinctivement, nous vîmes comme une lutte. Je compris bientôt ce qui s’était passé : Gagoul s’était faufilée dehors ; elle avait touché le ressort qui faisait descendre la porte ; puis, comme pour s’assurer que nous ne soupçonnions aucun danger, elle était rentrée un instant. À ce moment, Faoulata, comprenant le dessein infernal de la sorcière, l’avait saisie à bras le corps et l’empêchait de s’échapper. Gagoul, pour se dégager, avait plongé un poignard dans le cœur de l’infortunée, et, quand nous arrivâmes, il était trop tard ; nous vîmes que la sorcière, débarrassée de Faoulata, essayait de passer par cette porte qui tombait toujours plus vite.

Il était trop tard pour nous et pour elle aussi ; la misérable, la porte la touchait, entravait ses mouvements, l’écrasait, pesant davantage à chaque seconde. Les cris aigus de Gagoul nous pénétraient d’horreur ; un craquement sinistre résonna… ce fut tout. La mégère était écrasée sous la porte mystérieuse ! Quelques secondes avaient suffi pour tout ce drame.

Nous nous tournâmes vers Faoulata mourante.

« Je ne la voyais pas, balbutiait la pauvre enfant. Elle m’a frappée ! Je meurs ! Je n’y vois plus ! Adieu, Bougouen ! Hélas ! Je n’ai pu vous avertir à temps. Vous êtes sages, vous déjouerez ses plans ! Adieu ! Adieu ! »

Good, assis à terre, la tenait dans ses bras, essayait de lui réchauffer les mains. Elle leva sur lui ses beaux yeux doux et expressifs.

« Nous nous reverrons dans un autre monde, dit-elle. Peut-être y serai-je blanche, moi aussi ! »

Et avec ce souhait, elle exhala son dernier soupir.

Nous restions émus, désolés, consternés. Good avait la figure inondée de larmes.

« Ne vous désolez pas tant, dit sir Henry. Il n’y a pas de quoi.

— Pas de quoi ? répondit vivement Good offensé.

— Elle est plus heureuse que nous, car elle ne souffre plus ; mais nous, quelles angoisses nous attendent ! Vous ne voyez donc pas que nous sommes enterrés vifs ? »

Non, nous n’avions pas encore réfléchi à cela. En effet, comment sortir de cet antre ? Le seul être qui connût le secret de la porte, était écrasé dessous, et toutes les armées d’Ignosi, en admettant que le roi sût où était cette porte, n’auraient pas pu en forcer l’entrée.

Au premier abord, l’idée de cette mort lente, de ce long supplice, nous accabla. La scélérate de Gagoul ! C’était donc là le sel de sa plaisanterie, quand elle nous disait de boire et de manger les diamants. Depuis qu’elle avait consenti à nous conduire ici, elle avait tramé ce projet diabolique ; et c’était sans doute un tour de la même sorte qu’on avait voulu jouer à don Sylvestra. Lui, plus heureux, avait échappé au piège.

« Tout à l’heure, dit sir Henry, l’huile va manquer. Cherchons donc, pendant que nous y voyons encore, si nous ne trouverons pas un ressort quelconque. »

Nous suivîmes ce conseil ; mais le roc ne portait aucune trace de ressort. Il n’était pas probable que ce ressort jouât des deux côtés. Gagoul ne se serait pas glissée sous la porte au risque de sa vie, si elle avait pu faire mouvoir la porte de l’intérieur du passage.

« Inutile ! dit sir Henry d’une voix altérée. Rentrons dans la chambre des trésors ; nous aurons au moins un peu d’espace pour mourir. »

En passant, nous dîmes adieu à la pauvre Africaine. La petite corbeille, avec le peu de provisions que nous avions apportées, était sur une pierre ; je la pris et nous nous retrouvâmes dans la salle. Nous nous assîmes contre ces coffres pleins d’or, richesse maintenant vaine à nos yeux.

« Partageons cette nourriture afin qu’elle dure plus longtemps, » dit sir Henry.

Nous en fîmes quatre parts pour chacun. C’était de quoi ne pas mourir pendant deux jours.

« À présent, dit sir Henry, mangeons et buvons, car, dans trois jours, nous devrons mourir. »

Sans appétit, mais par raison, nous prîmes un peu de viande séchée et quelques gorgées d’eau. Cette nourriture releva nos forces au moral comme au physique.

« Nous ferions bien, dit ensuite sir Henry, de chercher si cette chambre n’a pas une issue.

— Ce n’est guère probable, dis-je ; on n’aurait pas ménagé dans cette chambre même une entrée aux maraudeurs. Mais regardons toujours ! »

Nous fîmes le tour de la petite salle. Sir Henry tenait la lampe, nous scrutions tous les endroits du haut en bas ; nous ne vîmes rien ; pas la plus petite fissure ! Le roc, toujours le roc, solide et massif.

La lampe faiblissait.

« Quelle heure avez-vous, Quatremain ? » demanda sir Henry.

Il était six heures ; nous étions entrés à onze heures dans cette caverne.

« Infadous sera inquiet, dis-je, il enverra à notre recherche.

— La belle avance ! dit sir Henry ; où voulez-vous qu’on nous cherche ? Mes amis, nous n’avons qu’une chose à faire : nous en remettre à la Providence et attendre la mort. La poursuite des richesses a été fatale à beaucoup d’hommes : à nous comme aux autres. »

La flamme de la lampe grandit et dansa ; elle éclaira vivement le monceau d’ivoire, les coffres d’or, les diamants, nos figures hagardes, décomposées ; puis elle vacilla, grandit encore et expira.