Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre VIII/II

J. Hetzel (1p. 286-323).
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II

Alvarès Cabral. — Découverte du Brésil. — La côte d’Afrique. — Arrivée à Calicut, Cochin. Cananor. — Joao da Nova. — Seconde expédition de Gama. — Le roi de Cochin. — Les commencements d’Albuquerque. — Da Cunha. — Premier siège d’Ormuz. — Almeida, ses victoires, ses démêlés avec Albuquerque. — Prise de Goa. — Siège et prise de Malacca. — Seconde expédition contre Ormuz. — Ceylan. — Les Moluques. — Mort d’Albuquerque. — Destinées de l’empire portugais aux Indes.

Le 9 mars 1500, une flotte de treize bâtiments quittait le Rastello sous les ordres de Pedro Alvarès Cabral ; elle comptait comme volontaire Luiz de Camoëns qui devait illustrer dans son poëme des Lusiades la valeur et l’esprit aventureux de ses compatriotes. On sait bien peu de chose de Cabral, et l’on ignore complètement ce qui lui avait valu le commandement de cette importante expédition.

Cabral appartenait à l’une des plus illustres familles du Portugal, et son père Fernando Cabral, seigneur de Zurara da Beira, était alcaïde mõr de Belmonte. Quant à Pedr’Alvarès, il avait épousé Isabel de Castro, première dame de l’infante dona Maria, fille de Jean III. Cabral s’était-il fait un nom par quelque importante découverte maritime ? il n’y a pas lieu de le croire, car les historiens nous en auraient conservé le récit. Il est cependant assez difficile d’admettre que la faveur seule lui ait valu le commandement en chef d’une expédition dans laquelle des hommes, comme Bartholomeu Dias, Nicolas Coelho, le compagnon de Gama, Sancho de Thovar étaient sous ses ordres. Pourquoi cette mission n’avait elle pas été confiée à Gama, revenu depuis six mois, et qui, par sa connaissance des pays parcourus, aussi bien que des mœurs des habitants, semblait tout naturellement indiqué ? N’était-il pas encore remis de ses fatigues ? La douleur de la perte de son frère mort presque en vue des côtes de Portugal l’avait-elle si profondément affecté qu’il voulût se tenir à l’écart ? Ne serait-ce pas plutôt que le roi Emmanuel, jaloux de la gloire de Gama, ne voulut pas lui fournir l’occasion d’accroître sa renommée ? Autant de problèmes que l’histoire sera peut-être toujours impuissante à résoudre.

On croit facilement à la réalisation de ce qu’on désire vivement. Emmanuel s’était figuré que le zamorin de Calicut ne s’opposerait pas à l’établissement dans ses États de comptoirs et de factories portugaises, et Cabral, qui emportait des présents dont la magnificence devait faire oublier la mesquinerie de ceux que Gama lui avait présentés, reçut l’ordre d’obtenir qu’il interdît aux Maures tout commerce dans sa capitale. En outre, le nouveau capitam mõr devait relâcher à Mélinde, offrir au roi des cadeaux somptueux et reconduire auprès de lui le Maure qui avait pris passage sur la flotte de Gama. Enfin seize religieux, embarqués sur la flotte, devaient aller répandre dans les lointaines contrées de l’Asie la connaissance de l’Évangile.

Après treize jours de navigation, la flotte avait dépassé les îles du cap Vert, lorsqu’on s’aperçut que le navire commandé par Vasco d’Attaïde ne marchait plus de conserve. On mit quelque temps en panne pour l’attendre, mais ce fut en vain, et les douze autres bâtiments continuèrent leur navigation en pleine mer et non plus de cap en cap sur les rivages de l’Afrique, comme on l’avait fait jusqu’alors. Cabral espérait éviter ainsi les calmes qui avaient retardé les expéditions précédentes dans le golfe de Guinée. Peut-être même le capitam mõr, qui devait être au courant, comme tous ses compatriotes, des découvertes de Christophe Colomb, avait-il le secret espoir d’atteindre en s’enfonçant dans l’ouest quelque région échappée au grand navigateur ?

Qu’il faille attribuer ce fait à la tempête ou à quelque dessein caché, toujours est-il que la flotte était hors de la route à suivre pour doubler le cap de Bonne-Espérance, lorsque, le 22 avril, on découvrit une haute montagne et bientôt après une longue suite de côtes qui reçut le nom de Vera-Cruz, nom changé plus tard en celui de Santa-Cruz. C’était le Brésil et l’endroit même où s’élève aujourd’hui Porto-Seguro.

Dès le 28, après une habile reconnaissance du littoral par Coelho, les marins portugais accostaient la terre américaine et constataient une douceur de température et une exubérance de végétation qui laissaient bien loin derrière elles tout ce qu’ils avaient vu sur les côtes d’Afrique ou de Malabar.

Les indigènes, presque complètement nus, portant sur le poing un perroquet apprivoisé, à la façon dont les seigneurs d’Europe tenaient leur faucon ou leur gerfaut, se groupaient curieusement autour des nouveaux débarqués, sans le moindre signe de frayeur. Le dimanche de Pâques, 26 avril, on célébra la messe à terre devant les Indiens, dont le silence et l’attitude respectueuse firent l’admiration des Portugais. Le 1er mai, une grande croix et un padraõ furent plantés sur la plage, et Cabral prit solennellement possession du pays au nom du roi de Portugal. Son premier soin, dès que cette formalité eût été accomplie, fut d’expédier à Lisbonne Gaspard de Lemos pour annoncer la découverte de cette riche et fertile contrée. Lemos emportait en même temps le récit de l’expédition, écrit par Pedro Vaz de Caminha, et un important document astronomique, dû à maître Joao, qui relatait sans doute la position de la nouvelle conquête. Avant de partir pour l’Asie, Cabral débarqua deux malfaiteurs qu’il chargea de s’enquérir des ressources, et des richesses du pays, ainsi que des mœurs et des usages des habitants.

Ces mesures si sages, si remplies de prévoyance, témoignent hautement de la prudence et de la sagacité de Cabral.

Ce fut le 2 mai que la flotte perdit de vue les terres du Brésil. Tous, joyeux de cet heureux commencement du voyage, croyaient à un facile et rapide succès, lorsque l’apparition pendant huit jours consécutifs d’une brillante comète vint frapper de terreur ces esprits ignorants et naïfs, qui y virent quelque funeste présage. Les événements devaient pour cette fois donner raison à la superstition.

Une horrible tempête s’éleva, des vagues hautes comme des montagnes fondirent sur les navires, tandis que le vent soufflait avec rage et que la pluie tombait sans discontinuer. Lorsque le soleil parvenait à percer l’épais rideau de nuages qui interceptait presque complètement sa lumière, c’était pour éclairer un horrible tableau. La mer paraissait noire et bourbeuse, de grandes taches d’un blanc livide en marbraient les vagues aux crêtes écumeuses, et, pendant la nuit, des lueurs phosphorescentes zébrant l’immense plaine humide, marquaient d’une traînée de feu le sillage des navires.

Durant vingt-deux jours, sans trêve ni merci, les éléments en fureur battirent les navires portugais. Les matelots épouvantés, arrivés au comble de la prostration, après avoir vainement épuisé leurs prières et leurs vœux, n’obéissaient plus que par habitude aux commandements de leurs officiers. Ils avaient fait dès le premier jour le sacrifice de leur vie et s’attendaient à tout moment à être submergés.

Lorsque la lumière revint enfin, lorsque les flots se calmèrent, chaque équipage, croyant être le seul à survivre, jeta les yeux sur la mer et chercha ses compagnons. Trois navires se retrouvèrent avec une joie que vint bien vite abattre la triste réalité. Huit bâtiments manquaient. Quatre, avaient été engloutis corps et biens par une trombe gigantesque pendant les derniers jours de la tempête. L’un d’eux était commandé par Bartholomeu Dias, qui, le premier, avait découvert le cap de Bonne-Espérance ; Il avait été submergé par ces flots meurtriers, défenseurs, comme dit Camoëns, de l’empire d’Orient, contre les peuples de l’Ouest qui depuis tant de siècles convoitaient ses merveilleuses richesses.

Pendant cette série de tempêtes, le Cap avait été doublé et l’on approchait des côtes d’Afrique. Le 20 juillet, Mozambique fut signalée. Les Maures firent preuve cette fois de dispositions plus bienveillantes qu’à l’époque du voyage de Gama, et ils fournirent aux Portugais des pilotes qui les conduisirent à Quiloa, île fameuse par le commerce de poudre d’or qu’elle faisait avec Sofala. Là, Cabral retrouva deux de ses navires, qu’un coup de vent y avait jetés, et, après avoir déjoué par un prompt départ un complot qui avait pour but le massacre général des Européens, il arriva sans incident fâcheux à Mélinde.

Le séjour de la flotte dans ce port fut l’occasion de fêtes et de réjouissances sans nombre, et, bientôt, ravitaillés, radoubés, munis d’excellents pilotes, les navires portugais partirent pour Calicut, où ils arrivèrent le 13 décembre 1509.

Cette fois, grâce à la puissance de leur armement, ainsi qu’à la richesse des présents offerts au zamorin, l’accueil fut différent, et ce prince versatile consentit à tout ce que réclamait Cabral : privilège exclusif du commerce des aromates et de l’épicerie et droit de saisie sur les navires qui enfreindraient cette prescription. Pendant quelque temps, les Maures dissimulèrent leur mécontentement ; mais, lorsqu’ils eurent bien exaspéré la population contre les étrangers, ils se précipitèrent, à un signal donné, dans la factorie que dirigeait Ayrès Correa et massacrèrent une cinquantaine de Portugais qu’ils y surprirent.

La vengeance ne se fit pas attendre. Dix bâtiments, mouillés dans le port, furent pris, pillés, brûlés sous les yeux des Hindous, impuissants à s’y opposer ; et la ville, bombardée, fut à demi ensevelie sous ses ruines.

Puis Cabral, continuant l’exploration de la côte de Malabar, arriva à Cochin dont le radjah, vassal du zamorin, se hâta de faire alliance avec les Portugais et saisit avec empressement cette occasion de se déclarer indépendant.

Bien que sa flotte fût déjà richement chargée, Cabral visita encore Cananor, où il conclut un traité d’alliance avec le radjah du pays ; puis, impatient de revenir en Europe, il mit à la voile.

En côtoyant le rivage de l’Afrique, baigné par la mer des Indes, il découvrit Sofala, qui avait échappé aux recherches de Gama, et rentra, le 13 juillet 1501, à Lisbonne, où il eut le plaisir de retrouver les deux derniers navires qu’il croyait perdus.

On se plaît à croire qu’il reçut l’accueil que méritaient les importants résultats obtenus dans cette mémorable expédition. Si les historiens contemporains sont muets sur les particularités de son existence depuis son retour, des recherches toutes modernes ont fait retrouver son tombeau à Santarem, et d’heureuses trouvailles de M. Ferd. Denis ont prouvé qu’il reçut, comme Vasco da Gama, la qualification de dom, en récompense de ses glorieux services.

Tandis qu’il revenait en Europe, Alvarès Cabral aurait pu rencontrer une flotte de quatre caravelles, sous le commandement de Joao da Nova, que le roi Emmanuel envoyait pour donner un nouvel essor aux relations commerciales que Cabral avait dû établir aux Indes. Cette nouvelle expédition doubla sans encombre le cap de Bonne-Espérance, découvrit, entre Mozambique et Quiloa, une île inconnue qui reçut le nom du commandant, et arriva à Mélinde, où elle apprit les événements qui s’étaient passés à Calicut.

Da Nova ne disposait pas de forces assez redoutables pour aller châtier le zamorin. Ne voulant pas risquer de compromettre par un échec le prestige des armes portugaises, il se dirigea vers Cochin et Cananor, dont les rois tributaires du zamorin avaient fait alliance avec Alvarès Cabral. Il avait déjà chargé sur ses bâtiments mille quintaux de poivre, cinquante de gingembre et quatre cent cinquante de cannelle, lorsqu’il fut averti qu’une flotte considérable, paraissant venir de Calicut, s’avançait avec des dispositions hostiles. Si da Nova s’était jusqu’ici plus soucié de commerce que de guerre, il ne se montra pas, dans cette circonstance critique, moins hardi et moins brave que ses prédécesseurs. Il accepta le combat, malgré la supériorité apparente des Hindous, et, grâce aux habiles dispositions qu’il sut prendre, grâce à la puissance de son artillerie, il dispersa, prit ou coula les navires ennemis.

Peut-être aurait-il dû profiter de l’épouvante que sa victoire avait jetée sur toute la côte et de l’épuisement momentané des ressources des Maures pour frapper un grand coup en s’emparant de Calicut ?

Mais nous sommes trop loin des événements, nous en connaissons trop peu le détail pour apprécier avec impartialité les raisons qui engagèrent da Nova à revenir immédiatement en Europe.

Ce fut dans cette dernière partie du voyage qu’il découvrit, au milieu de l’Atlantique, la petite île de Sainte-Hélène. Une curieuse légende se rattache à cette découverte. Un certain Fernando Lopès, qui avait suivi Gama aux Indes, avait dû, pour épouser une Hindoue, renoncer au christianisme et se faire mahométan. Au passage de da Nova, soit qu’il eût assez de la femme ou de la religion, il demanda à être rapatrié et reprit son ancien culte. Lorsqu’on visita Sainte-Hélène, Lopès, pour obéir à une idée subite qu’il prit pour une inspiration d’en haut, demanda à y être débarqué afin d’expier, disait-il, sa détestable apostasie et la réparer par son dévouement à l’humanité. Sa volonté parut si bien arrêtée que da Nova dut y consentir, et il lui laissa, comme il le demandait, des semences de fruits et de légumes. Nous devons ajouter que cet étrange ermite, pendant quatre ans, travailla au défrichement et à la plantation de l’île avec un tel succès, que les navires y trouvèrent bientôt à se ravitailler pendant la longue traversée d’Europe au cap de Bonne-Espérance.

Les expéditions successives de Gama, de Cabral et de da Nova avaient prouvé jusqu’à l’évidence qu’il ne fallait pas compter sur un commerce suivi, ni sur un échange continu de marchandises avec les populations de la côte de Malabar, qui s’étaient à chaque fois liguées contre les Portugais, tant qu’on respecterait leur indépendance et leur liberté. Ce commerce, qu’elles se refusaient si énergiquement à faire avec les Européens, il fallait le leur imposer, et, pour cela, fonder des établissements militaires permanents, capables de tenir en respect les mécontents, et même, au besoin, s’emparer du pays.

Mais à qui confier une mission si importante ? Le choix ne pouvait être douteux, et Vasco da Gama fut, à l’unanimité, désigné pour prendre le commandement du formidable armement qu’on préparait.

Sous son commandement immédiat, Vasco avait dix bâtiments ; son second frère ou cousin, Étienne da Gama, Vincent Sodres en avaient chacun cinq sous leurs ordres, mais ils devaient reconnaître Vasco da Gama pour chef suprême.

Les cérémonies qui précédèrent le départ de Lisbonne furent d’un caractère particulièrement grave et solennel. Le roi Emmanuel, suivi de toute sa cour, se rendit à la cathédrale au milieu d’une foule immense, appela les bénédictions du Ciel sur cette expédition à la fois religieuse et militaire, et l’archevêque bénit lui-même l’étendard qui fut remis à Gama. Le premier soin de l’amiral fut de se rendre à Sofala et à Mozambique, villes dont il avait eu à se plaindre lors de son premier voyage. Désireux de se créer des ports de relâche et de ravitaillement, il y installa des comptoirs et y jeta les premiers fondements de forteresses. il tira aussi du cheikh de Quiloa un important tribut ; puis, il fit voile pour la côte de l’Hindoustan.

Il était à la hauteur de Cananor, lorsqu’il aperçut, le 3 octobre 1502, un bâtiment d’assez fort tonnage qui lui parut richement chargé. C’était le Merii, qui ramenait de la Mecque quantité de pèlerins venus de toutes les contrées de l’Asie. Gama l’attaqua sans provocation, s’en empara et mit à mort plus de trois cents hommes qui le montaient. Vingt enfants seulement furent sauvés et amenés à Lisbonne, où. baptisés, ils prirent du service dans les armées du Portugal. Cet épouvantable massacre, d’ailleurs bien dans les idées de l’époque, devait, suivant Gama, jeter la terreur dans l’esprit des Hindous : il n’en fut rien. Cette, odieuse cruauté, parfaitement inutile, a imprimé une tache sanglante sur la renommée jusque-là si pure du grand amiral.

Dès son arrivée à Cananor, Gama obtint du radjah une entrevue, dans laquelle il reçut l’autorisation d’établir un comptoir et de construire un fort. En même temps fut conclu un traité d’alliance offensive et défensive. Après avoir mis à l’œuvre les ouvriers, et installé son facteur, l’amiral mit à la voile pour Calicut, où il entendait demander compte au zamorin de sa déloyauté ainsi que du massacre des Portugais surpris dans la factorie.

Bien qu’il eût appris l’arrivée aux Indes de ses redoutables ennemis, le radjah de Calicut n’avait pris aucune précaution militaire. Aussi, lorsque Gama se présenta devant la ville, put-il s’emparer, sans trouver de résistance, des bâtiments mouillés dans le port et faire une centaine de prisonniers ; puis, il accorda au zamorin un délai de quatre jours pour donner satisfaction aux Portugais du meurtre de Correa, et pour payer la valeur des marchandises qui avaient été pillées en cette circonstance.

Le délai accordé venait à peine d’expirer que les corps de cinquante prisonniers se balançaient aux vergues des navires, où ils restèrent exposés à la vue de la ville pendant toute la journée. Le soir venu, les pieds et les mains de ces victimes expiatoires furent coupés et portés à terre avec une lettre de l’amiral annonçant que sa vengeance ne se bornerait pas à cette exécution.

En effet, à la faveur de la nuit, les bâtiments s’embossèrent à courte distance de la ville et la canonnèrent pendant trois jours. On ne saura jamais quel fut le nombre des victimes, mais il dut être considérable. Sans compter ceux qui tombèrent sous les décharges de l’artillerie et de la mousqueterie, un grand nombre d’Hindous furent ensevelis sous les ruines des édifices ou brûlés dans l’incendie qui détruisit une partie de Calicut. Un des premiers, le radjah avait fui sa capitale, et bien lui en prit, car son palais fut au nombre des édifices démolis.

Enfin, satisfait d’avoir transformé en un amas de décombres cette cité naguère si riche et si populeuse, jugeant sa vengeance assouvie et pensant que la leçon serait profitable, après avoir laissé devant le port pour en continuer le blocus Vincent Sodres avec quelques navires, Gama reprit la route de Cochin.

Triumpara, le souverain de cette ville, lui apprit qu’il avait été vivement sollicité par le zamorin de profiter de la confiance que les Portugais avaient en lui pour s’emparer d’eux par surprise, et l’amiral, afin de récompenser cette droiture et cette loyauté qui exposaient son allié à l’inimitié du radjah de Calicut, lui donna, en partant pour Lisbonne avec un riche chargement, quelques bâtiments qui devaient lui permettre d’attendre en sûreté l’arrivée d’une nouvelle escadre.

Le seul incident qui marqua le retour de Gama en Europe, où il arriva le 20 décembre 1503, avait été la défaite d’une nouvelle flotte malabare.

Cette fois encore, les services éminents que ce grand homme venait de rendre à sa patrie furent méconnus, ou plutôt ne furent pas appréciés comme ils le méritaient. Lui, qui venait de jeter les bases de l’empire colonial portugais dans l’Inde, il eut besoin des sollicitations du duc de Bragance pour obtenir le titre de comte de Vidigueyra, et resta vingt et un ans sans être employé. Exemple d’ingratitude trop fréquent, mais qu’il est toujours à propos de stigmatiser.

A peine Vasco da Gama avait-il repris la route d’Europe que le zamorin, toujours poussé par les musulmans, qui voyaient leur puissance commerciale de plus en plus compromise, assembla ses alliés à Pani, dans le but d’attaquer le roi de Cochin et de le punir des secours et des avis qu’il avait donnés aux Portugais. Dans cette circonstance, la fidélité du malheureux radjah fut mise à une dure épreuve. Assiégé dans sa capitale par des forces imposantes, il se vit tout à coup privé du secours de ceux pour lesquels il venait cependant de se lancer dans cette aventure.

Sodres et quelques-uns de ses capitaines, désertant le poste où l’honneur et la reconnaissance leur commandaient de mourir, si besoin était, abandonnèrent Triumpara pour aller croiser dans les parages d’Ormuz et à l’entrée de la mer Rouge, où ils comptaient que le pèlerinage annuel de la Mecque ferait tomber entre leurs mains quelque riche butin. En vain le facteur portugais leur reprocha-t-il l’indignité de leur conduite, ils partirent à la hâte pour éviter cette censure gênante.

Bientôt le roi de Cochin, trahi par certains de ses naïres qu’avait gagnés le zamorin, vit sa capitale emportée d’assaut et dut se réfugier, avec les Portugais qui lui étaient restés fidèles, sur un rocher inaccessible de la petite île de Viopia. Lorsqu’il fut réduit aux dernières extrémités, le zamorin lui dépêcha un émissaire, qui lui promit, au nom de son maître, l’oubli et le pardon s’il voulait livrer les Portugais. Mais Triumpara, dont on ne saurait assez exalter la fidélité, répondit « que le zamorin pouvait user des droits de sa victoire ; qu’il n’ignorait pas de quels périls il était menacé, mais qu’il n’était au pouvoir d’aucun homme de le rendre traître et parjure. » On ne pouvait plus noblement répondre à l’abandon et à la lâcheté de Sodres.

Celui-ci arrivait au détroit de Bab-el-Mandeb, lorsque, dans une épouvantable tempête, il périt avec son frère, dont le navire fut brisé sur des écueils, et les survivants, voyant dans cet événement une punition providentielle de leur conduite, reprirent, à force de voiles, la route de Cochin. Retenus par les vents aux îles Laquedives, ils se virent rejoints par une nouvelle escadre portugaise, sous le commandement de Francisco d’Albuquerque. Celui-ci avait quitté Lisbonne presque en même temps que son cousin Alfonso, le plus grand capitaine de l’époque, qui, sous le titre de capitam mõr, était parti de Belem au commencement d’avril 1503.

L’arrivée de Francisco d’Albuquerque rétablit les affaires des Portugais, si gravement compromises par la faute criminelle de Sodres, et sauva du même coup leur seul et fidèle allié Triumpara. Les assiégeants s’enfuirent, sans même essayer de résistance, à la vue de l’escadre des Portugais, et ceux-ci, appuyés par les troupes du roi de Cochin, ravagèrent la côte de Malabar. À la suite de ces événements, Triumpara permit à ses alliés de construire une seconde forteresse dans ses États et les autorisa à augmenter le nombre et l’importance de leurs comptoirs. C’est à ce moment qu’arriva Alphonse d’Albuquerque, celui qui devait être le véritable créateur de la puissance portugaise aux Indes. Dias, Cabral, Gama avaient préparé les voies, mais Albuquerque fut le grand capitaine aux vastes conceptions, qui sut déterminer quelles étaient les villes principales dont il fallait s’emparer pour asseoir sur des basses solides et définitives la domination portugaise, Aussi, tout ce qui a trait à l’histoire de ce grand génie colonisateur est d’un intérêt de premier ordre, et nous dirons quelques mots de sa famille, de son éducation, de ses premiers exploits.

Alfonso d’Alboquerque ou d’Albuquerque naquit en 1453, à six lieues de Lisbonne, à Alhandra. Par son père, Gonçalo de Albuquerque, seigneur de Villaverde, il descendait, d’une façon illégitime, il est vrai, du roi Diniz ; par sa mère, des Menezes, les grands explorateurs. Élevé à la cour d’Alphonse V, il y reçut une éducation aussi variée, aussi étendue que l’époque le comportait. Il étudia surtout les grands écrivains de l’antiquité, ce qui se reconnaît à la grandeur et à la précision de son style, et les mathématiques, dont il sut tout ce qu’on savait de son temps. Après un séjour de plusieurs années en Afrique, dans la ville d’Arzila, tombée au pouvoir d’Alphonse V, il revint en Portugal et fut nommé grand écuyer de Jean II, dont toutes les préoccupations étaient d’étendre au delà des mers le nom et la puissance du Portugal. C’est évidemment à la fréquentation assidue du roi, imposée par les devoirs de sa charge, qu’Albuquerque dut de voir son esprit tourné vers les études géographiques et qu’il rêva aux moyens de donner à sa patrie l’empire des Indes. Il avait pris part à l’expédition envoyée pour secourir le roi de Naples contre une incursion des Turcs, et, en 1489, avait été chargé de ravitailler et de défendre la forteresse de Graciosa, sur les côtes de Larache.

Il ne fallut que peu de jours à Alphonse d’Albuquerque pour se rendre compte de la situation ; il comprit que, pour pouvoir se développer, le commerce portugais devait s’appuyer sur des conquêtes. Mais sa première entreprise fut proportionnée à la faiblesse de ses moyens ; il mit le siège devant Raphelim, dont il voulait faire une place d’armes pour ses compatriotes, puis opéra lui-même avec deux navires une reconnaissance des côtes de l’Hindoustan. Attaqué à l’improviste sur terre et sur mer, il allait succomber, lorsque l’arrivée de son cousin Francisco rétablit le combat et amena la fuite des troupes du zamorin. L’importance de cette victoire fut considérable ; elle procura aux vainqueurs un immense butin et quantité de pierres précieuses, ce qui n’était pas peu fait pour exciter la convoitise portugaise ; en même temps elle affermit Albuquerque dans ses desseins, pour l’exécution desquels il avait besoin de l’assentiment du roi et de ressources plus considérables. Il partit donc pour Lisbonne, où il arriva en juillet 1504.

Cette même année, le roi Emmanuel, voulant constituer aux Indes un gouvernement régulier, avait remis les provisions de vice-roi à Tristan da Cunha, mais celui-ci, devenu momentanément aveugle, avait dû résigner ses fonctions avant de les avoir exercées. Le choix du roi était alors tombé sur Francisco d’Almeida, qui partit en 1505 avec son fils. Nous verrons tout à l’heure quels étaient les moyens qu’il crut devoir employer pour amener le triomphe de ses compatriotes.

Le 6 mars 1506, seize bâtiments quittaient Lisbonne sous le commandement de Tristan da Cunha, alors revenu à la santé. Avec lui partait Alphonse d’Albuquerque, emportant sans le savoir sa patente de vice-roi de l’Inde. Il ne devait ouvrir le pli cacheté qui lui avait été remis qu’au bout de trois ans, lorsqu’Almeida serait arrivé au terme de sa mission.

Cette nombreuse flotte, après avoir relâché aux îles du cap Vert et reconnu le cap Saint-Augustin, au Brésil, s’enfonça résolument dans les régions inexplorées du sud de l’Atlantique, si profondément, disent les anciennes chroniques, que plusieurs matelots, trop légèrement vêtus, moururent de froid, tandis que les autres avaient peine à exécuter les manœuvres. Par 37° 8′ de latitude sud et par 14° 21′ de longitude ouest, da Cunha découvrit trois petites îles inhabitées, dont la plus grande porte encore son nom. Une tempête l’empêcha d’y débarquer et dispersa si complètement sa flotte qu’il ne put réunir ses bâtiments qu’à Mozambique. En remontant cette côte d’Afrique, il reconnut l’île de Madagascar ou de Sam-Lorenço, qui venait d’être découverte par Soarès à la tête d’une flotte de huit vaisseaux que d’Almeida renvoyait en Europe, mais il ne crut pas devoir y fonder d’établissement.

Après avoir hiverné à Mozambique, il débarqua à Mélinde trois ambassadeurs qui, par l’intérieur du continent, devaient gagner l’Abyssinie ; puis, il mouilla à Brava, dont Coutinho, un de ses lieutenants, ne put obtenir la soumission. Les Portugais mirent alors le siège devant cette ville, qui résista héroïquement, mais qui finit cependant par succomber, grâce au courage et à l’armement perfectionné de ses adversaires. La population fut massacrée sans pitié et la ville livrée aux flammes.

A Magadoxo, toujours sur la côte d’Afrique, da Cunha essaya, mais en vain, d’imposer son autorité. La force de la ville, dont la population nombreuse se montra très-résolue, ainsi que l’approche de l’hiver, le forcèrent à lever le siège. Il tourna alors ses armes contre l’île de Socotora, à l’entrée du golfe d’Aden, dont il emporta la forteresse. Toute la garnison fut passée au fil de l’épée ; on n’épargna qu’un vieux soldat aveugle qui avait été découvert caché dans un puits. À ceux qui lui demandaient comment il y avait pu descendre, il avait répondu : « Les aveugles ne voient que le chemin qui conduit à la liberté. »

A Socotora, les deux chefs portugais construisirent le fort de Çoco, destiné, dans l’esprit d’Albuquerque, à commander le golfe d’Aden et la mer Rouge par le pas de Bab-el-Mandeb ; à couper, par conséquent, une des lignes de navigation les plus suivies de Venise avec les Indes.

C’est là que se séparèrent da Cunha et Albuquerque ; le premier se rendait aux Indes pour y chercher un chargement d’épices ; le second, officiellement revêtu du titre de capitam mõr et tout entier à la réalisation de ses vastes plans, partait le 10 août 1507 pour Ormuz, après avoir laissé dans la nouvelle forteresse son neveu, Alphonse de Noronha. Successivement, et comme pour se faire la main, il prit Calayate, où se trouvaient d’immenses approvisionnements, Curiate et Mascate, qu’il livra au pillage, à l’incendie et à la destruction, afin de se venger d’une série de trahisons bien compréhensibles pour qui connaît la duplicité de ces populations.

Le succès qu’il venait de remporter à Mascate, tout important qu’il fût, ne suffisait pas à Albuquerque. Il rêvait d’autres projets plus grandioses, dont l’exécution fut gravement compromise par la jalousie des capitaines sous ses ordres, et notamment de Joao da Nova, qui voulait abandonner son chef et qu’Albuquerque dut aller arrêter sur son propre navire. Après avoir mis ordre à ces tentatives de désobéissance et de rébellion, le capitam mõr gagna Orfacate, qui fut enlevée après une assez vigoureuse résistance.

Chose curieuse, depuis longtemps Albuquerque entendait parler d’Ormuz mais il en ignorait encore la position. Il savait que cette ville servait d’entrepôt à toutes les marchandises qui passaient d’Asie en Europe. Sa richesse et sa puissance, le nombre de ses habitants, la beauté de ses monuments, étaient alors célèbres dans tout l’Orient, si bien qu’on disait communément : « Si le monde est un anneau, Ormuz en est la pierre précieuse. »

Or, Albuquerque avait résolu de s’en emparer, non-seulement parce qu’elle constituait une proie désirable, mais encore parce qu’elle commandait tout le golfe Persique, la seconde des grandes routes de commerce entre l’Orient et l’Occident. Sans rien révéler aux capitaines de sa flotte, qui se seraient sans doute révoltés à la pensée de s’attaquer à une ville si forte, capitale d’un puissant empire, Albuquerque leur fit doubler le cap Mocendon, et la flotte entra bientôt dans le détroit d’Ormuz, porte du golfe Persique, d’où l’on vit s’étager dans toute sa magnificence une ville animée, bâtie sur une île rocheuse, dont le port renfermait une flotte plus nombreuse qu’on ne pouvait le soupçonner au premier abord, pourvue d’une artillerie formidable, et protégée par une armée qui ne s’élevait pas à moins de quinze à vingt mille hommes.

À cette vue, les capitaines adressèrent au capitam mõr de vives représentations sur le danger qu’il y avait à attaquer une ville si bien armée, et firent valoir l’influence fâcheuse que pourrait produire un échec. À ces discours, Albuquerque répondit qu’en effet « c’était une fort grande affaire, mais qu’il était trop tard pour reculer et qu’il avait plus besoin de détermination que d’un bon conseil. »

À peine l’ancre avait-elle mordu le fond qu’Albuquerque posait son ultimatum. Quoiqu’il n’eût sous ses ordres que des forces bien disproportionnées, le capitam mõr exigeait impérieusement qu’Ormuz reconnût la suzeraineté du roi de Portugal et se soumît à son envoyé, si elle ne voulait pas être traitée comme Mascate.

Le roi Seif-Ed-din, qui régnait alors sur Ormuz, était encore un enfant. Son premier ministre Kodja-Atar, diplomate habile et rusé, gouvernait sous son nom.

Sans repousser en principe les prétentions d’Albuquerque, le premier ministre voulut gagner du temps pour permettre à ses contingents d’arriver au secours de la capitale ; mais l’amiral, devinant son projet, ne craignit pas, au bout de trois jours d’attente, d’attaquer avec ses cinq vaisseaux et la Flor de la Mar, le plus beau et le plus grand navire de l’époque, la flotte formidable réunie sous le canon d’Ormuz.

Le combat fut sanglant et longtemps indécis ; mais, lorsqu’ils virent la fortune tourner contre eux, les Maures, abandonnant leurs vaisseaux, essayèrent de gagner la côte à la nage. Les Portugais, sautant alors dans leurs chaloupes, les poursuivirent vigoureusement et en firent un épouvantable carnage,

Albuquerque tourna ensuite ses efforts contre une grande jetée en bois, défendue par une nombreuse artillerie et par des archers, dont les flèches, habilement dirigées, blessèrent nombre de Portugais et le général lui-même, ce qui ne l’empêcha pas de débarquer et d’aller brûler les faubourgs de la ville.

Convaincus que toute résistance allait devenir impossible, et que leur capitale courait risque d’être détruite, les Maures hissèrent le drapeau parlementaire et signèrent un traité par lequel Seif-Ed-din se reconnaissait vassal du roi Emmanuel, s’engageait à lui payer un tribut annuel de 15,000 séraphins ou xarafins, et concédait aux vainqueurs l’emplacement d’une forteresse qui, malgré la répugnance et les récriminations des capitaines portugais, fut bientôt mise en état de résister.

Malheureusement, des déserteurs portèrent bientôt ces dissentiments coupables à la connaissance de Kodaj-Atar, qui en profita pour se dérober sous divers prétextes à l’exécution des articles du nouveau traité. Quelques jours après, Joao da Nova et deux autres capitaines, jaloux des succès d’Albuquerque et foulant aux pieds l’honneur, la discipline et le patriotisme, le quittèrent pour gagner les Indes ; lui-même se vit alors forcé par ce lâche abandon de se retirer sans pouvoir même garder la forteresse qu’il avait mis tous ses soins à construire.

Il se rendit alors à Socotora. dont la garnison avait besoin de secours, revint croiser devant Ormuz, mais, se jugeant toujours impuissant à rien entreprendre, il se retira provisoirement à Goa, qu’il atteignit à la fin de 1508.

Que s’était-il passé à la côte de Malabar pendant cette longue et aventureuse campagne ? Nous allons le résumer en quelques lignes.

On se rappelle qu’Almeida était parti de Belem, en 1805, avec une flotte de vingt-deux voiles portant quinze cents hommes de troupes. Tout d’abord il s’empara de Quiloa, puis de Mombaça, dont « les chevaliers, comme les habitants se plaisaient à le répéter, ne se rendirent pas aussi facilement que les poules de Quiloa. » De l’immense butin qui tomba dans cette ville entre les mains des Portugais, Almeida ne prit qu’une flèche pour sa part de butin, donnant ainsi un rare exemple de désintéressement.

Après avoir relâché à Mélinde, il atteignit Cochin, où il remit au radjah la couronne d’or qu’Emmanuel lui envoyait, tout en prenant lui-même, avec cette présomptueuse vanité dont il donna tant de preuves, le titre de vice-roi.

Puis, étant allé fonder à Sofala une forteresse destinée à tenir en respect tous les musulmans de cette côte, Almeida et son fils coururent les mers de l’Inde, détruisant les flottes malabares, s’emparant des navires de commerce, faisant un mal incalculable à l’ennemi, dont ils interceptaient ainsi les anciennes routes.

Mais, pour pratiquer cette guerre de croisières, il fallait une flotte à la fois considérable et légère, car elle n’avait guère, sur le littoral asiatique, d’autre port de refuge que Cochin. Combien était préférable le système d’Albuquerque, qui, s’établissant dans le pays d’une façon permanente, en créant partout des forteresses, en s’emparant des cités les plus puissantes d’où il était facile de rayonner dans l’intérieur du pays, en se rendant maître des clefs des détroits, s’assurait avec bien moins de risques et bien plus de solidité le monopole du commerce de l’Inde !

Cependant, les victoires d’Almeida, les conquêtes d’Albuquerque, avaient profondément inquiété le Soudan d’Égypte. La route d’Alexandrie abandonnée, c’était une diminution considérable dans le rendement des impôts et des droits de douane, d’ancrage et de transit qui frappaient les marchandises asiatiques traversant ses États. Aussi, avec le concours des Vénitiens qui lui fournirent les bois de construction nécessaires, ainsi que d’habiles matelots, il arma une escadre de douze navires de haut bord, qui vint chercher jusqu’auprès de Cochin la flotte de Lourenço d’Almeida et la défit dans un sanglant combat où celui-ci fut tué.

Si la douleur du vice-roi fut grande à cette triste nouvelle, du moins il n’en laissa rien paraître et mit tout en œuvre pour tirer une prompte vengeance des Roumis, appellation sous laquelle perce la longue terreur causée par le nom des Romains et commune alors sur la côte de Malabar à tous les soldats musulmans venus de Byzance. Avec dix-neuf voiles, Almeida se rendit d’abord devant le port où son fils avait été tué et remporta une grande victoire, souillée, nous devons l’avouer, par de si épouvantables cruautés qu’il fut bientôt à la mode de dire : « Puisse la colère des Franguis tomber sur toi comme elle est tombée sur Daboul ». Non content de ce premier succès, Almeida anéantit quelques semaines plus tard devant Diu les forces combinées du Soudan d’Égypte et du radjah de Calicut.

Cette victoire eut un prodigieux retentissement dans l’Inde, et mit fin à la puissance des Mahumetistes d’Égypte.

Joao da Nova et les capitaines qui avaient abandonné Albuquerque devant Ormuz, s’étaient alors décidés à rejoindre Almeida ; ils avaient expliqué leur désobéissance par des calomnies à la suite desquelles des informations judiciaires venaient d’être commencées contre Albuquerque, lorsque le vice-roi reçut la nouvelle de son remplacement par ce dernier. Tout d’abord, Almeida avait déclaré qu’il fallait obéir à cette décision souveraine ; mais, influencé par les traîtres qui craignaient de se voir sévèrement punis lorsque l’autorité serait passée entre les mains d’Albuquerque, il regagna Cochin, au mois de mars 1509, avec la détermination bien arrêtée de ne pas remettre le commandement à son successeur. Il y eut entre ces deux grands hommes de fâcheux et pénibles démêlés, où tous les torts appartinrent à Almeida, et Albuquerque allait être renvoyé à Lisbonne, les fers aux pieds, lorsque entra dans le port une flotte de quinze voiles sous le commandement du grand maréchal de Portugal, Fernan Coutinho. Celui-ci se mit à la disposition du prisonnier, qu’il délivra aussitôt, signifia encore une fois à d’Almeida les pouvoirs qu’Albuquerque tenait du roi, et le menaça de toute la colère d’Emmanuel s’il n’obéissait pas. Almeida n’avait qu’à céder, il le fit noblement. Quant à Joao da Nova, l’auteur de ces tristes malentendus, il mourut quelque temps après abandonné de tous, et n’eut guère, pour le conduire à sa dernière demeure, que le nouveau vice-roi, qui oubliait généreusement ainsi les injures faites à Alphonse d’Albuquerque.

Aussitôt après le départ d’Almeida, le grand maréchal Coutinho déclara que, venu dans l’Inde avec la mission de détruire Calicut, il entendait mettre à profit l’éloignement du zamorin de sa capitale. En vain le nouveau vice-roi voulut-il modérer son ardeur et lui faire prendre quelques sages mesures commandées par l’expérience : Coutinho ne voulut rien entendre, et Albuquerque dut le suivre.

Tout d’abord Calicut, surprise, fut facilement incendiée ; mais les Portugais s’étant attardés au pillage du palais du zamorin, furent vivement ramenés en arrière par les naïres, qui avaient rallié leurs troupes. Coutinho, emporté par sa bouillante valeur, fut tué, et il fallut toute l’habileté, tout le sang-froid du vice-roi pour permettre aux troupes de se rembarquer sous le feu de l’ennemi, et empêcher la destruction complète des forces envoyées par Emmanuel.

Revenu à Cintagara, port de mer dépendant du roi de Narsingue, dont les Portugais avaient su se faire un allié, Albuquerque apprit que Goa, capitale d’un puissant royaume, était en proie à l’anarchie politique et religieuse. Plusieurs chefs s’y disputaient le pouvoir. L’un d’eux, Melek Çufergugi, était sur le point de s’emparer du trône, et il fallait profiter des circonstances et attaquer la ville avant qu’il eût pu réunir sous sa main des forces capables de résister aux Portugais. Le vice-roi comprit toute l’importance de cet avis. La situation de Goa, qui conduisait au royaume de Narsingue et dans le Dekkan, l’avait déjà vivement frappé. Il n’hésita pas, et bientôt les Portugais comptèrent une conquête de plus. Goa-la-Dorée, — ville cosmopolite où se coudoyaient, avec toutes les sectes de l’islam, des Parsis, adorateurs du feu, et même des chrétiens, — subit le joug d’Albuquerque, et devint bientôt, sous sa sage et sévère administration, qui sut se concilier les sympathies des sectes ennemies, la capitale, la forteresse par excellence, le siège de commerce principal de l’empire portugais aux Indes.

Insensiblement et avec les années, la lumière s’était faite sur ces riches contrées. Des informations nombreuses avaient été réunies par tous ceux qui, de leurs hardis vaisseaux, avaient sillonné ces mers ensoleillées, et l’on savait maintenant quel était le centre de production de ces épices, qu’on était venu chercher de si loin et à travers tant, de périls. Déjà depuis plusieurs années, Almeida avait fondé les premiers comptoirs portugais à Ceylan, l’antique Taprobane. Lee îles de la Sonde et la presqu’île de Malacca excitaient maintenant l’envie de ce roi Emmanuel, déjà surnommé le Fortuné. Il résolut d’envoyer une flotte pour les explorer, car Albuquerque avait assez à faire dans l’Inde pour contenir les radjahs frémissants et les musulmans, — les Maures, comme on disait alors, — toujours prêts à secouer le joug. Cette expédition, sous le commandement de Diego Lopes Sequeira, fut, suivant la politique traditionnelle des Maures, tout d’abord amicalement reçue à Malacca. Puis, lorsque la méfiance de Lopes Sequeira eut été endormie par des protestations réitérées d’alliance, il vit se soulever contre lui toute la population et fut forcé de se rembarquer, non sans laisser, toutefois, entre les mains des Malais, une trentaine de ses compagnons.

Ces derniers événements s’étaient déjà passés depuis quelque temps lorsque la nouvelle de la prise de Goa parvint à Malacca. Le bendarra ou ministre de la justice, qui exerçait pour son neveu encore enfant le pouvoir royal, craignant la vengeance que les Portugais allaient sans doute tirer de sa trahison, résolut de les apaiser. Il alla donc trouver ses prisonniers, s’excusa auprès d’eux en leur jurant que tout s’était fait à son insu et contre sa volonté, car il ne désirait rien tant que de voir les Portugais venir commercer à Malacca ; d’ailleurs, il allait donner l’ordre de rechercher et de châtier les auteurs de la trahison.

Les prisonniers n’ajoutèrent naturellement aucune créance à ces déclarations mensongères, mais, profitant de la liberté relative qui leur fut octroyée dès lors, ils surent habilement faire parvenir à Albuquerque des renseignements précieux sur la position et la force de la ville.

Albuquerque réunit à grand’peine une flotte de dix-neuf bâtiments de guerre, qui portait quatorze cents hommes, parmi lesquels il n’y avait que huit cents Portugais. Devait-il alors, comme le lui demandait le roi Emmanuel, se diriger sur Aden, la clef de la mer Rouge, dont il importait de se rendre maître, si l’on voulait s’opposer à la venue d’une nouvelle escadre que le soudan d’Égypte se proposait d’envoyer dans l’Inde ? Il hésitait, lorsqu’un renversement de la mousson vint fixer son irrésolution. En effet, il était impossible de gagner Aden avec les vents régnants, tandis qu’ils étaient favorables pour descendre jusqu’à Malacca.

Cette ville, alors dans toute sa splendeur, ne contenait pas moins de cent mille habitants. Si bien des maisons étaient construites en bois et couvertes avec des feuilles de palmiers, il n’y en avait pas moins nombre d’édifices importants, de mosquées et de tours en pierre, dont le panorama se développait sur une lieue de longueur. L’Inde, la Chine, les royaumes malais des îles de la Sonde se donnaient rendez-vous dans son port, où de nombreux vaisseaux, venus de la côte de Malabar, du golfe Persique, de la mer Rouge et de la côte d’Afrique, échangeaient des marchandises de toute provenance et de toute espèce.

Lorsqu’il vit arriver la flotte portugaise dans ses eaux, le radjah de Malacca comprit qu’il fallait donner une apparente satisfaction aux étrangers en sacrifiant le ministre qui avait excité leur colère et déterminé leur venue. Son envoyé vint donc apprendre au vice-roi la mort du bendarra et s’informer des intentions des Portugais.

Albuquerque répondit en réclamant les prisonniers restés entre les mains du radjah ; mais celui-ci, désireux de gagner du temps pour permettre au changement de mousson de se produire, — changement qui forcerait les Portugais à regagner la côte de Malabar sans avoir rien obtenu ou qui les obligerait à rester à Malacca, où il comptait bien les exterminer, — inventa mille prétextes dilatoires, et, pendant ce temps, mit en batterie huit mille canons, disent les anciennes relations, et réunit vingt mille hommes de troupes.

Albuquerque, perdant patience, fit incendier quelques maisons et plusieurs navires guzarates, commencement d’exécution qui amena aussitôt la reddition des prisonniers ; puis, il réclama trente mille cruzades d’indemnité pour le dommage causé à la flotte de Lopes Sequeira ; enfin, il exigea qu’on lui laissât bâtir, dans la ville même, une forteresse qui devait servir en même temps de comptoir. Cette exigence ne pouvait être acceptée, Albuquerque le savait bien. Il résolut donc de s’emparer de la ville. Le jour de saint Jacques fut fixé pour l’attaque. Malgré une défense très-énergique qui dura neuf jours entiers, malgré l’emploi de moyens extraordinaires, tels qu’éléphants de guerre, pieux et flèches empoisonnés, trappes habilement dissimulées et barricades, la ville fut prise quartier par quartier, maison par maison, après une lutte véritablement héroïque. Un butin immense fut distribué aux soldats. Albuquerque ne se réserva que six lions de bronze disent les uns, de fer disent les autres, qu’il destinait à orner son tombeau et à éterniser le souvenir de sa victoire.

La porte qui donnait sur l’Océanie et la haute Asie était désormais ouverte. Bien des peuples, inconnus jusqu’à ce jour, allaient entrer en relations avec les Européens. Les mœurs étranges, l’histoire fabuleuse de tant de nations allaient être dévoilées à l’Occident émerveillé. Une ère nouvelle s’ouvrait, et ces résultats immenses étaient dus à l’audace effrénée, au courage indomptable d’une nation dont la patrie était à peine visible sur la carte du monde !

Grâce à la tolérance religieuse dont Albuquerque fit preuve, tolérance qui tranche si étrangement avec le fanatisme cruel des Espagnols, grâce aux mesures habiles qu’il sut prendre, la prospérité de Malacca résista à cette rude secousse. Quelques mois plus tard il n’y avait plus d’autre trace des épreuves qu’elle avait traversées que le pavillon portugais qui flottait fièrement sur cette immense cité, devenue la tête et l’avant-garde de l’empire colonial de ce petit peuple, si grand par la valeur et l’esprit d’entreprise.

Cette nouvelle conquête, pour merveilleuse qu’elle fût, n’avait pas fait oublier à Albuquerque ses anciens projets. S’il semblait y avoir renoncé, c’est que les circonstances ne lui avaient pas jusqu’alors semblé favorables. Avec cette décision et cette ténacité qui formaient le fond de son caractère, de l’extrémité méridionale de l’empire qu’il fondait, ses regards étaient fixés sur le nord. Ormuz, qu’au commencement de sa carrière la jalousie et la trahison de ses subordonnés l’avaient forcé d’abandonner, et au moment même où le succès allait couronner ses efforts et sa constance, Ormuz le tentait toujours.

Le bruit de ses exploits et la terreur de son nom avaient déterminé Kodja Atar à lui faire des avances, à demander un traité et à envoyer ce qui restait arriéré du tribut anciennement imposé. Tout en n’ajoutant aucune créance à ces déclarations d’amitié répétées, à cette foi maure qui méritait de devenir aussi célèbre que la foi punique, le vice-roi les avait cependant accueillies, en attendant de pouvoir établir sa domination d’une façon permanente dans ces contrées.

En 1513 ou 1514, — on n’est pas fixé sur la date, — alors que la conquête de Malacca et la tranquillité dont jouissaient ses autres possessions rendaient libres sa flotte et ses soldats, Albuquerque cingla vers le golfe Persique.

Dès son arrivée, bien qu’une série de révolutions eût changé le gouvernement d’Ormuz et que le pouvoir fût alors aux mains d’un usurpateur nommé Rais-Nordim ou Noureddin, Albuquerque exigea la remise immédiate entre ses mains de la forteresse autrefois commencée. Après l’avoir fait réparer et terminer, il prit parti contre le prétendant Rais-Named dans la querelle qui divisait la ville d’Ormuz et allait la faire tomber au pouvoir de la Perse, il s’en empara et la remit à celui qui avait d’avance accepté ses conditions et qui lui paraissait présenter les plus sérieuses garanties de soumission et de fidélité. D’ailleurs, il ne serait plus difficile dorénavant de s’en assurer, car Albuquerque laissait dans la nouvelle forteresse une garnison parfaitement en état de faire repentir Rais-Nordim de la moindre tentative de soulèvement ou velléité d’indépendance. À cette expédition d’Ormuz se rattache une anecdote bien connue, mais qu’on nous reprocherait, par cela même, de ne pas rapporter.

Comme le roi de Perse faisait réclamer à Noureddin le tribut que les souverains d’Ormuz avaient coutume de lui payer, Albuquerque fit apporter de ses navires quantité de boulets, de balles et de bombes, et les montrant aux envoyés, il leur dit que telle était la monnaie avec laquelle le roi de Portugal était accoutumé de payer tribut. Il ne paraît pas que les ambassadeurs de Perse aient réitéré leur demande.

Avec sa sagacité ordinaire, Albuquerque sut ne pas blesser les habitants, qui revinrent bien vite dans la ville. Loin de les pressurer comme devaient bientôt le faire ses successeurs, il établit une administration intègre, qui sut faire aimer et respecter le nom portugais.

En même temps qu’il accomplissait lui-même ces merveilleux travaux, Albuquerque avait confié à quelques lieutenants la mission d’explorer les régions mystérieuses dont il leur avait ouvert l’accès en s’emparant de Malacca. C’est ainsi qu’il remit à Antonio et à Francisco d’Abreu le commandement d’une petite escadre portant deux cent vingt hommes, avec laquelle ils explorèrent tout l’archipel de la Sonde, Sumatra, Java, Anjoam, Simbala, Jolor, Galam, etc. ; puis, arrivés non loin de la côte d’Australie, ils remontèrent au nord, après avoir fait un voyage de plus de cinq cents lieues à travers des archipels dangereux, semés d’écueils et de récifs de corail, au milieu de populations souvent hostiles, jusqu’aux îles Buro et Amboine, qui font partie des Moluques. Après y avoir chargé leurs bâtiments de girofle, de muscade, de bois de sandal, de macis et de perles, ils mirent à la voile en 1512 pour regagner Malacca. Cette fois, le véritable pays des épices était atteint ; il ne restait plus qu’à y fonder des établissements, à en prendre définitivement possession, ce qui ne devait pas se faire beaucoup attendre.

La roche Tarpéienne est près du Capitole, a-t-on dit souvent. Alphonse d’Albuquerque devait en faire l’expérience, et ses derniers jours allaient être attristés par une disgrâce imméritée, résultat de calomnies et de mensonges, trame artistement ourdie qui, si elle porta momentanément atteinte à sa réputation auprès du roi Emmanuel, n’est pas parvenue à obscurcir aux yeux de la postérité la gloire de cette grande figure. Autrefois déjà, on avait voulu faire croire au roi de Portugal que la prise de possession de Goa était une lourde faute ; son climat malsain devait, disait-on, décimer en peu de temps la population européenne. Confiant dans l’expérience et la prud’homie de son lieutenant, le roi n’avait pas voulu écouter ses ennemis, ce dont Albuquerque l’avait publiquement remercié en disant : « Je dois savoir bien plus de gré au roi Emmanuel d’avoir défendu Goa contre les Portugais, qu’à moi-même de l’avoir conquis deux fois. » Mais, en 1514, Albuquerque avait demandé au roi de lui accorder en récompense de ses services le titre de duc de Goa, et c’était cette démarche imprudente que devaient exploiter ses adversaires.

Soarez d’Albergavia et Diogo Mendes, qu’Albuquerque avait envoyés prisonniers en Portugal, après qu’ils s’étaient publiquement déclarés ses ennemis, parvinrent non-seulement à se laver de l’accusation qu’il avait portée contre eux, mais ils persuadèrent à Emmanuel que le vice-roi voulait se constituer un duché indépendant dont la capitale serait Goa, et ils finirent par obtenir sa disgrâce.

La nouvelle de la nomination d’Albergavia à la charge de capitaine général de Cochin parvint à Albuquerque lorsqu’il sortait du détroit d’Ormuz pour rallier la côte de Malabar. Déjà profondément atteint par la maladie, « il leva les mains au ciel, dit M. F. Denis dans son excellente histoire de Portugal, et prononça ce peu de mots : « Voici, je suis mal avec le roi pour l’amour des hommes, mal avec les hommes pour l’amour du roi. Vieillard, tourne-toi vers l’Église, achève de mourir, car il importe à ton honneur que tu meures, et jamais tu n’as négligé de faire ce qui importait à ton honneur. »

Puis, arrivé en rade de Goa, Alphonse d’Albuquerque régla les affaires de sa conscience avec l’Église, se fit revêtir de l’habit de Saint-Jacques, dont il était commandeur, et, « le dimanche 16 décembre 1515, une heure avant l’aurore, il rendit son âme à Dieu. Là finirent tous ses travaux, sans qu’ils lui eussent jamais apporté aucune satisfaction. »

Albuquerque fut enterré en grande pompe. Les soldats qui avaient été les fidèles compagnons de ses merveilleuses aventures et les témoins de ses douloureuses tribulations se disputèrent, en pleurant, l’honneur de porter ses dépouilles jusqu’à la dernière demeure qu’il s’était choisie. Dans leur douleur, les Hindous eux-mêmes se refusaient à croire qu’il fût mort et prétendaient qu’il était allé commander les armées du ciel.

La découverte relativement récente d’une lettre d’Emmanuel prouve que, si ce roi fut momentanément trompé par les faux rapports des ennemis d’Albuquerque, il ne tarda cependant pas à lui rendre pleine et entière justice. Malheureusement, cette lettre réparatrice n’est jamais parvenue au second vice-roi de l’Inde ; elle aurait adouci l’amertume de ses derniers moments, tandis qu’il mourut avec la douleur de trouver ingrat envers lui un souverain, à la gloire et à la puissance duquel il avait consacré son existence.

Avec lui, dit Michelet, disparut chez les vainqueurs toute justice, toute humanité. Longtemps après, les Indiens allaient au tombeau du grand Albuquerque lui demander justice des vexations de ses successeurs.

Parmi les nombreuses causes qui amenèrent assez rapidement la décadence et le morcellement de cet immense empire colonial, dont Albuquerque avait doté sa patrie et qui, même après sa ruine, a laissé dans l’Inde des souvenirs ineffaçables, il faut citer, avec Michelet, l’éloignement et l’éparpillement des comptoirs, la faiblesse de la population du Portugal, peu proportionnée à l’étendue de ses établissements, l’amour du brigandage et les exactions d’une administration en désordre, mais par-dessus tout cet indomptable orgueil national qui empêcha le mélange des vainqueurs et des vaincus.

Cette décadence fut toutefois arrêtée par deux héros, Juan de Castro, si pauvre, après avoir manié tant de richesses, qu’il n’avait même pas de quoi s’acheter une poule pendant sa dernière maladie, et Ataïde, qui donnèrent encore une fois à ces populations corrompues l’exemple des plus mâles vertus et de l’administration la plus intègre. Mais, après eux, l’effondrement se produisit ; cet immense empire tomba entre les mains des Espagnols et des Hollandais, qui ne surent pas eux-mêmes le garder intact. Tout passe, tout se transforme. N’est-ce pas le cas de répéter, avec le dicton espagnol, mais en l’appliquant aux empires : la vie n’est qu’un songe ?