Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre V

J. Hetzel (1p. 126-136).

CHAPITRE V

Ibn Batuta (1328-1353).

Ibn Batuta. — Le Nil. — Gaza, Tyr, Tiberias, le Liban, Balbek, Damas, Meshed, Bassorah, Bagdad, Tébriz, Médine, la Mecque. — L’Yemen. — L’Abyssinie. — Le pays des Berbères. — Le Zanguebar. — Ormuz. — La Syrie. — L’Anatolie. — L’Asie Mineure. — Astrakan. — Constantinople. — Le Turkestan. — Hérat. — L’Indus. — Delhi. — Le Malabar. — Les Maldives. —Ceylan. —Le Coromandel. — Le Bengale. — Les Nicobar.— Sumatra. — La Chine. — L’Afrique. — Le Niger. — Tembouctou.

Marco Polo avait revu sa patrie depuis vingt-cinq ans environ, lorsqu’un frère mineur de l’ordre de Saint François traversa toute l’Asie, de 1313 à 1330, depuis la mer Noire jusqu’aux extrêmes limites de la Chine, en passant par Trébizonde, le mont Ararat, Babel et l’île de Java. Mais sa relation est si confuse et sa crédulité si évidente, qu’on ne peut attacher aucune importance à ses récits. Il en est de même des voyages fabuleux de Jean de Mandeville, dont Cooley dit qu’il publia « un ouvrage tellement rempli de mensonges, qu’il n’en existe peut-être pas un semblable dans aucune des langues connues. »

Pour trouver au voyageur vénitien un successeur digne de lui, il faut citer un voyageur arabe qui fit pour l’Égypte, l’Arabie, l’Anatolie, la Tartarie, l’Inde, la Chine, le Bengale et le Soudan, ce que Marco Polo avait fait pour une portion relativement considérable de l’Asie centrale. Cet homme, ingénieux et audacieux à la fois, doit être mis au rang des plus hardis explorateurs.

C’était un théologien. Il se nommait Abd Allah El Lawati, mais il se rendit célèbre sous le surnom de Ibn Batuta. En l’an 1324, dans la 725e année de l’Hégire, il résolut de faire le pèlerinage de la Mecque, et, quittant Tanger, sa ville natale, il se rendit à Alexandrie, puis au Caire. Pendant son séjour en Égypte, il étudia particulièrement le Nil, surtout à son embouchure ; puis il essaya d’en remonter le cours ; mais, arrêté par des troubles sur les frontières de la Nubie, il dut redescendre le grand fleuve et fit voile pour l’Asie Mineure.

Après avoir visité Gaza, les tombeaux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Tyr, alors très-fortifiée et inattaquable sur trois côtés, Tiberias, qui n’était qu’une ruine et dont les bains célèbres étaient entièrement détruits, Ibn Batuta fut attiré par les merveilles du mont Liban, rendez-vous de tous les ermites de l’époque, qui avaient judicieusement choisi l’une des plus belles contrées de la terre pour y finir leurs jours. Alors, traversant Balbek et touchant à Damas, en l’an 1345, il trouva cette ville décimée par la peste. L’horrible fléau dévorait jusqu’à « vingt-quatre mille » personnes par jour, s’il faut en croire le voyageur, et sans doute Damas eût été promptement dépeuplée sans l’intervention du ciel, qui, suivant lui, céda aux prières du peuple réuni dans cette mosquée vénérée, où se voit cette précieuse pierre qui conserve l’empreinte du pied de Moïse.

Le théologien arabe, en quittant Damas, se rendit à la ville de Meshed, où il visita le tombeau d’Ali. Ce tombeau attire un grand nombre de pèlerins paralytiques auxquels il suffit de passer une nuit en prières pour se guérir de leurs infirmités. Batuta ne paraît pas mettre en doute l’authenticité de ce miracle, qui est connu dans tout l’Orient sous la dénomination de « nuit du rétablissement. »

Après Meshed, Ibn Batuta, toujours infatigable et entraîné par son impérieux désir de voir, se rendit à Bassorah et s’enfonça dans le royaume d’Ispahan, puis dans la province de Shiraz, où il voulait s’entretenir avec le célèbre faiseur de miracles, Magd Oddin. De Shiraz il passa à Bagdad, à Tébriz, puis à Médine, où il pria sur le tombeau du prophète, et enfin à la Mecque, où il se reposa pendant trois ans.

On sait que de cette ville sainte partent incessamment des caravanes qui sillonnent tout le pays environnant. Ce fut en compagnie de quelques-uns de ces audacieux marchands que Ibn Batuta put visiter toutes les villes de l’Yémen. Il poussa sa reconnaissance jusqu’à Aden, à l’extrémité de la mer Rouge, et s’embarqua pour Zeïla, l’un des ports de l’Abyssinie. Il remettait donc le pied sur la terre africaine. S’avançant dans le pays des Berbères, il étudia les mœurs, les habitudes de ces tribus sales et repoussantes, qui ne vivent que de poissons et de chair de chameau. Ibn Batuta, cependant, trouva dans la ville de Makdasbu un certain luxe, nous dirions presque un confort, dont il conserva un bon souvenir. Les habitants de cette ville étaient très gras ; chacun d’eux « mangeait autant qu’un couvent tout entier » et appréciait fort de délicates friandises, telles que plantain bouilli dans le lait, citrons confits, cosses de poivre frais et gingembre vert.

Après avoir pris une certaine connaissance de ce pays des Berbères, principalement sur le littoral, Ibn Batuta résolut de gagner le Zanguebar, et, traversant la mer Rouge, il se rendit, en suivant la côte arabique, à Zafar, ville située sur la mer des Indes. La végétation de cette contrée était magnifique ; le bétel, le cocotier, l’arbre a encens y formaient des forêts magnifiques ; mais, toujours poussé par son esprit aventureux, le voyageur arabe alla plus avant et arriva à Ormuz, sur le golfe Persique. Il parcourut quelques provinces persanes. Nous le retrouvons une seconde fois à la Mecque en l’année 1332. Il rentrait donc à la ville sainte trois ans après l’avoir quittée.

Mais ce n’était qu’une halte dans l’existence voyageuse d’Ibn Batuta, un instant de repos, car, abandonnant l’Asie pour l’Afrique, cet intrépide savant se hasarda de nouveau au milieu des régions peu connues de la haute Égypte et redescendit jusqu’au Caire. De ce point, il s’élance en Syrie, court à Jérusalem, à Tripoli, et pénètre jusque chez ces Turcomans de l’Anatolie, où la « confrérie des jeunes gens » lui fit l’accueil le plus hospitalier.

Après l’Anatolie, c’est l’Asie Mineure dont parle la relation arabe. Ibn Batuta s’avança jusqu’à Erzeroum, où on lui montra un aérolithe pesant six cent vingt livres. Puis, traversant la mer Noire, il visita Crim et Kafa, Bulgar, ville déjà assez élevée en latitude pour que l’inégalité des jours et des nuits y fût très-marquée, et enfin il arriva à Astrakan, à l’embouchure du Volga, où résidait le khan tartare pendant la saison d’hiver.

La princesse Bailun, femme de ce chef et fille de l’empereur de Constantinople, se disposait à visiter son père. C’était une occasion toute naturelle pour Ibn Batuta d’explorer la Turquie d’Europe. Il obtint la permission d’accompagner la princesse, qui partit, accompagnée de cinq mille hommes et suivie d’une mosquée portative que l’on dressait à chaque station. La réception de la princesse à Constantinople fut magnifique, et les cloches furent sonnées avec un entrain tel « que l’horizon même était ébranlé par le bruit. »

L’accueil fait au théologien par les princes du pays fut digne de sa renommée. Il put visiter la ville en détail, et il y resta pendant trente-six jours.

On le voit, à une époque où les communications étaient difficiles et dangereuses entre les divers pays, Ibn Batuta s’était posé en explorateur audacieux. L’Égypte, l’Arabie, la Turquie d’Asie, les provinces du Caucase avaient été parcourues par lui. Après tant de fatigues, il avait droit au repos. Sa renommée était grande et eût satisfait un esprit moins ambitieux. Il était, sans conteste, le plus célèbre voyageur du quatorzième siècle ; mais son insatiable passion l’entraîna encore, et le cercle de ses explorations devait s’agrandir considérablement.

En quittant Constantinople, Ibn Batuta se rendit de nouveau à Astrakan. De là, traversant les arides déserts du Turkestan actuel, il gagna la ville de Chorasm, qui lui parut grande et populeuse, puis Boukharah, à demi détruite encore par les armées de Gengis-Khan. Quelque temps après, nous le retrouvons à Samarkand, ville religieuse qui plut beaucoup au savant voyageur, puis à Balk, qu’il ne put atteindre qu’après avoir franchi le désert de Khoraçan. Cette ville n’était que ruine et désolation. Les armées barbares avaient passé là. Ibn Batuta ne put y séjourner. Il voulut revenir dans l’ouest, sur la frontière de l’Afghanistan. Le pays montagneux du Kusistan se présentait à lui. Il n’hésita pas à s’y engager, et, après de grandes fatigues surmontées avec autant de bonheur que de patience, il atteignit l’importante ville d’Hérat.

Ce fut le point extrême auquel Ibn Batuta s’arrêta dans l’ouest. Il résolut alors de reprendre sa route vers l’Orient, et de toucher les extrêmes limites de l’Asie jusqu’aux rivages de l’océan Pacifique. S’il réussissait, il dépasserait ainsi le cercle des explorations de l’illustre Marco Polo.

Il se mit donc en route en suivant le Caboul et la frontière de l’Afghanistan, et il parvint jusqu’aux rivages de Sindhi, l’Indus moderne, qu’il descendit jusqu’à son embouchure. De la ville de Lahari, il se dirigea vers Delhi, la grande et belle cité que ses habitants avaient alors désertée, pour échapper aux fureurs de l’empereur Mohammed.

Ce tyran, généreux et magnifique à ses heures, accueillit très favorablement le voyageur arabe. Il ne lui épargna pas ses faveurs, et le nomma juge à Delhi avec concession de terres et avantages pécuniaires attachés à cette charge. Ces honneurs ne devaient pas durer longtemps. Ibn Batuta, compromis dans une prétendue conspiration, crut devoir abandonner sa place, et il se fit faquir pour échapper à la colère de l’empereur. Mais Mohammed eut le bon goût de lui pardonner et de le nommer son ambassadeur en Chine.

La fortune souriait donc encore au courageux théologien ; il allait pouvoir gagner ces pays lointains dans des conditions exceptionnelles de bien-être et de sécurité. Il était chargé de présents pour l’empereur de la Chine, et deux mille cavaliers devaient l’accompagner.

Mais Ibn Batuta comptait sans les insurgés qui occupaient les contrées environnantes. Un combat eut lieu entre les gens de son escorte et les Hindous. Ibn Batuta, séparé de ses compagnons, fut pris, dépouillé, garrotté et entraîné. Où ? il ne le savait. Cependant, ne perdant ni espoir ni courage, il parvint à s’échapper des mains de ces pillards. Il erra pendant sept jours, fut recueilli par un nègre, et enfin ramené à Delhi, au palais de l’empereur.

Mohammed fit aussitôt les frais d’une nouvelle expédition et confirma le voyageur arabe dans sa position d’ambassadeur. Cette fois, l’escorte traversa sans encombre le pays insurgé, et par Kanoge, Merwa, Gwalior et Barun, elle arriva au Malabar. Quelque temps après, Ibn Batuta entrait à Calicut, qui devint plus tard le chef-lieu de la province de Malabar, port important dans lequel il attendit pendant trois mois des vents favorables pour prendre la mer. Il profita de cette halte involontaire pour étudier la marine marchande des Chinois qui fréquentaient cette ville. Il parle avec admiration de ces jonques, véritables jardins flottants, sur lesquels on cultivait le gingembre et les herbes potagères, sortes de villages indépendants dont quelques riches particuliers possédaient un grand nombre.

La saison favorable arriva. Ibn Batuta choisit, pour le transporter, une petite jonque commodément aménagée, sur laquelle il fit mettre ses richesses et ses bagages. Treize autres jonques devaient recevoir les présents envoyés par le souverain de Delhi à l’empereur de la Chine. Mais, pendant la nuit, une violente tempête fit périr tous les bâtiments. Fort heureusement, Ibn Batuta était resté à terre pour assister aux prières de la mosquée. Sa piété le sauva. Mais il avait tout perdu ; il ne lui restait que « le tapis sur lequel il faisait ses dévotions, » et, après cette seconde catastrophe, il n’osa plus se représenter devant le souverain de Delhi. Il y avait de quoi indisposer un empereur moins impatient.

Ibn Batuta prit son parti ; il abandonna le service de l’empereur et les avantages attachés à sa qualité d’ambassadeur ; puis, il s’embarqua pour les îles Maldives, alors gouvernées par une femme, et qui faisaient un grand commerce de fils de coco. Là encore le théologien arabe fut investi de la dignité de juge ; il épousa trois femmes, encourut la colère du vizir, jaloux de sa réputation, et dut bientôt s’enfuir. Son espoir était de gagner la côte de Coromandel ; mais les vents poussèrent son navire vers l’île de Ceylan. Ibn Batuta fut reçu avec de grands égards, et il obtint du roi la permission de gravir la montagne sacrée de Serendid ou pic d’Adam. Son but était de voir l’empreinte miraculeuse située au sommet du mont, que les Hindous nomment « Pied de Bouddha, » et les Mahométans « Pied d’Adam. » Il prétend, dans sa relation, que cette empreinte mesure onze palmes en longueur, estimation très-inférieure à celle d’un historien du neuvième siècle, qui ne lui donne pas moins de soixante-dix-neuf coudées. Cet historien ajoute même que pendant que l’un des pieds de notre premier père reposait sur la montagne, l’autre trempait dans l’océan Indien. Ibn Batuta parle aussi de grands singes barbus, formant une partie importante de la population de l’île, qui serait soumise à un gouvernement monarchique, représenté par un roi cynocéphale, couronné de feuilles d’arbres. On sait ce qu’il faut penser de toutes ces fables propagées par la crédulité des Hindous.

De Ceylan, le voyageur passa sur la côte de Coromandel, non sans avoir éprouvé de violentes tempêtes. De cette côte, il atteignit le rivage opposé, en traversant l’extrémité inférieure de la péninsule indienne, où il s’embarqua de nouveau. Mais son navire fut pris par des pirates, et dépouillé, presque nu, exténué de fatigues, Ibn Batuta arriva à Calicut. Cependant, aucun malheur ne pouvait le rebuter. Il était de cette forte race des grands voyageurs qui se retrempent dans l’infortune. Dès que l’hospitalité généreuse de quelques marchands de Delhi lui eut permis de reprendre son bâton de voyageur, il s’embarqua de nouveau pour les Maldives, courut au Bengale, dont il admira les richesses naturelles, fit voile pour Sumatra, relâcha, après cinquante jours d’une détestable traversée, sur une des îles Nicobar, situées dans le golfe du Bengale, et, quinze jours après, il atteignit enfin Sumatra, dont le roi l’accueillit avec grande faveur, comme il faisait, d’ailleurs, pour tous les Mahométans. Mais Ibn Batuta n’était pas un homme ordinaire ; il plut au souverain de l’île, qui lui fournit généreusement les moyens de se rendre en Chine.

Une jonque transporta le voyageur arabe sur la « mer tranquille », et, soixante et onze jours après avoir quitté Sumatra, il atteignit le port de Kailuka, capitale d’un pays assez problématique, dont les habitants, beaux et courageux, excellaient dans le métier des armes. De Kailuka, Ibn Batuta passa dans les provinces chinoises, et visita d’abord la magnifique ville de Zaitem, probablement le Tsuen-tcheou des Chinois, qui est situé un peu au nord de Nan-king. Il parcourut ainsi diverses cités de ce grand empire, étudiant les coutumes de ces peuples, dont il admira partout les richesses, l’industrie et la civilisation, mais il ne s’avança pas jusqu’à la grande muraille, qu’il appelle « l’obstacle de Gog et de Magog. » C’est en explorant ainsi ces pays immenses, qu’il séjourna dans la grande cité de Chensi, qui comprenait six villes fortifiées. Les hasards de ses pérégrinations lui permirent d’assister aux funérailles d’un khan qui fut enterré en compagnie de quatre esclaves, de six favoris et de quatre chevaux.

Sur ces entrefaites, des troubles éclatèrent à Zaïtem, et obligèrent Ibn Batuta à quitter cette ville. Le voyageur arabe s’embarqua pour Sumatra, et de là, touchant à Calicut et à Ormuz, il rentra à la Mecque en l’an 1348, après avoir fait le tour de la Perse et de la Syrie.

L’heure du repos n’avait pas encore sonné pour cet infatigable explorateur. L’année suivante, il revoyait Tanger, sa ville natale : puis, après avoir visité les contrées méridionales de l’Espagne, il revenait au Maroc, s’enfonçait dans le Soudan, parcourait les pays arrosés par le Niger, traversait le grand désert, entrait à Tembouctou, faisant ainsi un trajet qui eût suffi à illustrer un voyageur moins ambitieux.

Ce devait être sa dernière expédition. En 1353, vingt-neuf ans après avoir quitté Tanger pour la première fois, il rentrait au Maroc et se fixait à Fez. ibn Batuta mérite la réputation du plus intrépide explorateur du quatorzième siècle, et la postérité n’est que juste en inscrivant immédiatement son nom après celui de Marco Polo, l’illustre Vénitien.