Découverte de la Terre/Deuxième partie/Chapitre premier/III
III
La triple alliance. — François Pizarre et ses frères. — Don Diègue d’Almagro. — Premières tentatives. Le Pérou, son étendue, ses peuples, ses rois. — Prise d’Atahualpa, sa rançon et sa mort. — Pierre d’Alvarado. — Almagro au Chili — Lutte entre les conquérants. — Procès et exécution d’Almagro. — Expéditions de Gonzalo Pizarre et d’Orellana. — Assassinat de François Pizarre. — Révolte et exécution de son frère Gonzalo.
À peine les renseignements recueillis par Balboa sur la richesse des pays situés au sud de Panama avaient-ils été connus des Espagnols, que plusieurs expéditions s’étaient organisées pour en tenter la conquête. Mais toutes avaient échoué, soit que les chefs ne fussent pas à la hauteur de leur mission, soit que les moyens fussent insuffisants. Il faut reconnaître aussi que les localités explorées par ces premiers aventuriers, — ces pionniers, comme on dirait aujourd’hui, — ne répondaient en aucune façon à ce qu’en attendait l’avidité espagnole. En effet, tous s’étaient aventurés dans ce qu’on appelait alors la terre Ferme, pays éminemment insalubre, montagneux, marécageux, couvert de forêts, dont les rares habitants, très-belliqueux, avaient ajouté pour les envahisseurs un obstacle à tous ceux dont la nature avait été si prodigue dans cette contrée. Si bien que peu à peu l’enthousiasme s’était refroidi et qu’on ne parlait plus que pour les tourner en dérision des merveilleux récits faits par Balboa.
Cependant, il existait à Panama un homme bien à même d’être fixé sur la réalité des bruits qui avaient couru touchant la richesse des pays baignés par le Pacifique ; c’était Francisco Pizarro, qui avait accompagné Nuñez de Balboa à la mer du Sud, et qui s’associa avec deux autres aventuriers, Diego de Almagro et Fernand de Luque.
Disons tout d’abord quelques mots des chefs de l’entreprise. François Pizarre, né près de Truxillo entre 1471 et 1478, était le fils naturel d’un certain capitaine Gonzalo Pizarro qui ne lui avait appris qu’à garder les cochons. Bientôt las de cette existence et profitant de ce qu’il avait égaré l’un des animaux confiés à sa garde pour ne pas rentrer à la maison paternelle, où il était roué de coups à la moindre peccadille, Pizarre se fit soldat, passa quelques années à guerroyer en Italie et suivit Christophe Colomb en 1510 à l’Española. Il y servit avec distinction ainsi qu’à Cuba, accompagna Hojeda dans le Darien, découvrit, comme nous l’avons dit plus haut, l’océan Pacifique avec Balboa, et aida après l’exécution de ce dernier, Pedrarias Davila, dont il était devenu le favori, à conquérir tout le pays connu sous le nom de Castille d’Or.
Si Pizarre était un enfant naturel, Diego de Almagro était un enfant trouvé, recueilli en 1475 à Aldea del Rey, disent les uns, à Almagro, dont il aurait pris le nom, suivant les autres. Élevé au milieu des soldats, il passa de bonne heure en Amérique, où il avait réussi à amasser une petite fortune. Quant à Fernand de Luque, c’était un riche ecclésiastique de Tabago, qui exerçait les fonctions de maître d’école à Panama.
Le plus jeune de ces trois aventuriers avait alors plus de cinquante ans, et Garcilasso de la Vega raconte que, lorsqu’on connut leur projet, ils devinrent l’objet de la dérision générale ; mais c’était surtout de Fernand de Luque qu’on se moquait, si bien qu’on ne l’appelait plus que Hernando el Loco, Fernand le Fou.
L’association fut vite conclue entre ces trois hommes, dont deux au moins étaient sans peur, s’ils n’étaient tous trois sans reproches. Luque donna l’argent nécessaire à l’armement des vaisseaux et à la paye des soldats ; Almagro y participa également ; mais Pizarre, qui ne possédait que son épée, dut payer autrement sa contribution. Ce fut lui qui prit le commandement de la première tentative que nous allons raconter avec quelques détails, parce que là éclatent dans tout leur jour la persévérance et l’inflexible obstination du « conquistador. »
« Ayant donc demandé et obtenu permission de Pedro Arias d’Avila, rapporte Augustin de Zarate, un des historiens de la conquête du Pérou, François Pizarre équipa avec assez de peine un vaisseau, sur lequel il s’embarqua avec cent quatorze hommes. Il découvrit à cinquante lieues de Panama une petite et pauvre province nommée Pérou, ce qui depuis a fait donner improprement le même nom à tout le pays qu’on découvrit le long de cette côte par l’espace de plus de douze cents lieues de longueur. Passant outre, il découvrit un autre pays, que les Espagnols nommèrent le Peuple brûlé. Les Indiens lui tuèrent tant de monde qu’il fut contraint de se retirer fort en désordre au pays de Chinchama, qui n’est pas éloigné du lieu d’où il était parti. Cependant Almagro, qui était resté à Panama, y équipait un navire, sur lequel il s’embarqua avec soixante-dix Espagnols et descendit la côte jusqu’à la rivière San-Juan, à cent lieues de Panama. N’ayant pas rencontré Pizarre, il remonta jusqu’au Peuple brûlé, où, ayant reconnu par quelques marques qu’il y avait été, il débarqua son monde. Mais les Indiens, enflés de la victoire qu’ils avaient remportée sur Pizarre, résistèrent bravement, forcèrent les retranchements dont Almagro s’était couvert et le contraignirent à se rembarquer. Il retourna donc en suivant toujours la côte jusqu’à ce qu’il arrivât à Chinchama, où il trouva François Pizarre. Ils furent fort aises de se revoir, et, ayant joint leurs gens avec quelques nouveaux soldats qu’ils levèrent, ils se virent suivis de deux cents Espagnols et redescendirent encore une fois la côte. Ils souffrirent tellement de la disette des vivres et des attaques des Indiens, que don Diègue retourna à Panama pour y faire quelques recrues et en tirer des provisions. Il en ramena quatre-vingts hommes, avec lesquels et ceux qui leur restaient ils allèrent jusqu’au pays qu’on nomme Catamez, pays médiocrement peuplé et où ils trouvèrent abondamment des vivres. Ils remarquèrent que les Indiens de ces lieux, qui les attaquaient et leur faisaient la guerre, avaient le visage tout parsemé de clous d’or enchâssés dans des trous qu’ils se faisaient exprès pour porter ces ornements. Diego de Almagro retourna encore une fois à Panama tandis que son compagnon l’attendait avec les renforts qu’il devait amener dans la petite île du Coq, où il souffrit beaucoup par la disette où il se trouvait de toutes les choses nécessaires à la vie. »
À son arrivée à Panama, Almagro ne put obtenir de Los Rios, successeur d’Avila, de faire de nouvelles levées, car il ne devait pas permettre, disait-il, qu’un plus grand nombre de gens allassent inutilement périr dans une entreprise téméraire ; il envoya même à l’île du Coq un bâtiment pour ramener Pizarre et ses compagnons. Mais une telle décision ne pouvait plaire à Almagro et à de Luque. C’étaient des frais perdus ; c’était l’anéantissement des espérances que la vue des ornements d’or et d’argent des habitants de Catamez avaient pu leur faire concevoir. Ils dépêchèrent donc un affidé à Pizarre en lui recommandant de persévérer dans sa résolution et de refuser d’obéir aux ordres du gouverneur de Panama. Mais Pizarre eut beau se répandre en promesses séduisantes, le souvenir des fatigues endurées était trop récent, et tous ses compagnons, à l’exception de douze, l’abandonnèrent.
Avec ces hommes intrépides, dont les noms nous sont parvenus et parmi lesquels était Garcia de Xerès, un des historiens de l’expédition, Pizarre se retira dans une île moins voisine de la côte et inhabitée à laquelle il donna le nom de Gorgone.
Là, les Espagnols vécurent misérablement de mangles, de poissons et de coquillages et attendirent cinq mois durant les secours qu’Almagro et de Luque devaient leur envoyer.
Enfin, vaincu par les protestations unanimes de toute la colonie, qui s’indignait de voir périr ainsi misérablement et comme des malfaiteurs des gens dont le seul crime était de n’avoir pas désespéré de la réussite, Los Rios envoya à Pizarre un petit bâtiment chargé de le ramener. Afin que ce dernier n’eût pas la tentation de s’en servir pour reprendre son expédition, on avait eu soin de n’y embarquer aucun soldat. À la vue du secours qui leur arrivait, oublieux de toutes leurs privations, les treize aventuriers n’eurent rien de plus pressé que de convertir à leurs espérances les matelots qui venaient les chercher. Alors, tous ensemble, au lieu de reprendre la route de Panama, ils firent voile malgré vents et courants dans le sud-est, jusqu’à ce qu’ils arrivassent, après avoir découvert l’île Sainte-Claire, au port de Tumbez, situé au delà du 3e degré de latitude sud, où ils virent un temple magnifique et un palais appartenant aux souverains du pays, les Incas.
La contrée était peuplée et assez bien cultivée ; mais ce qui séduisit par-dessus tout les Espagnols, et ce qui leur fit croire qu’ils avaient atteint les pays merveilleux dont on avait tant parlé, c’était une abondance de l’or et de l’argent telle que ces métaux étaient employés, non-seulement à la parure et à l’ornement des habitants, mais encore à faire des vases et des ustensiles communs.
Pizarre fit reconnaître l’intérieur du pays par Pietro de Candia et Alonso de Molina, qui lui en rapportèrent une description enthousiaste, et il se fit livrer quelques vases d’or ainsi que des lamas, quadrupèdes domestiqués par les Péruviens. Enfin il prit à son bord deux naturels qu’il se proposait de faire instruire dans la langue espagnole et d’utiliser comme interprètes, lorsqu’il reviendrait dans le pays. Il mouilla ensuite successivement à Payta, à Saugarata et dans la baie de Santa-Cruz, dont la souveraine, Capillana, accueillit ces étrangers avec tant de démonstrations amicales que plusieurs d’entre eux ne voulurent plus se rembarquer. Après avoir descendu la côte jusqu’à Porto-Santo, Pizarre reprit la route de Panama, où il arriva après trois ans entiers passés en explorations dangereuses qui avaient complétement ruiné de Luque et Almagro.
Avant d’entreprendre la conquête du pays qu’il avait découvert et ne pouvant obtenir de Los Rios la permission d’engager de nouveaux aventuriers, Pizarre résolut de s’adresser à Charles-Quint. Il emprunta donc la somme nécessaire au voyage et passa en Espagne, en 1528, pour y rendre compte à l’empereur de ce qu’il avait entrepris. Il lui fit le tableau le plus séduisant des pays à conquérir et obtint en récompense de ses travaux les titres de gouverneur, capitaine général, et d’alguazil major du Pérou, à perpétuité pour lui et ses héritiers. En même temps, la noblesse lui était conférée avec mille écus de pension. Sa juridiction, indépendante du gouverneur de Panama, devait s’étendre sur un espace de deux cents lieues, au sud de la rivière de Santiago, le long de la côte, qui prendrait le nom de Nouvelle-Castille et dont le gouvernement lui appartiendrait, concessions qui ne coûtaient rien à l’Espagne, car c’était à lui de les conquérir. De son côté, il s’engageait à lever deux cent cinquante hommes, à se pourvoir de vaisseaux, d’armes et de munitions. Pizarre se rendit ensuite à Truxillo, où il détermina ses frères Fernand, Jean et Gonzalo à le suivre, ainsi qu’un de ses frères d’un autre lit nommé Martin d’Alcantara. Il profita de son séjour dans sa ville natale, à Caceres et dans toute l’Estramadure, pour essayer de faire des recrues, qui ne se présentèrent pas en foule cependant, malgré le titre de Caballeros de la Espada dorada qu’il promettait à ceux qui voudraient servir sous ses ordres. Puis, il revint à Panama, où les choses ne se passèrent pas aussi facilement qu’il l’espérait. Il avait bien réussi à faire nommer de Luque évêque protector de los Indios ; mais, pour Almagro, dont il redoutait l’ambition et dont il connaissait les talents, il n’avait demandé que la noblesse et une gratification de cinq cents ducats avec le gouvernement d’une forteresse à élever à Tumbez. Almagro, qui avait dépensé tout ce qu’il possédait dans les voyages préliminaires, peu satisfait de la maigre part qui lui était faite, refusa de participer à la nouvelle expédition, et voulut en organiser une à son compte. Il fallut toute l’adresse de Pizarre, aidée de la promesse que celui-ci lui fit de lui céder la charge d’adelantado, pour l’apaiser et le faire consentir à renouveler l’ancienne association.
Les ressources des trois associés étaient si bornées à ce moment qu’ils ne purent rassembler que trois petits bâtiments avec cent quatre-vingts soldats, dont trente-six cavaliers, qui partirent au mois de février 1531 sous le commandement de Pizarre et de ses quatre frères, tandis qu’Almagro restait à Panama pour organiser une expédition de secours. Au bout de treize jours de navigation, après avoir été emporté par un ouragan cent lieues plus bas qu’il se l’était proposé, Pizarre fut contraint de débarquer ses gens et ses chevaux dans la baie de San-Mateo et de suivre la côte. Cette marche, fut difficile, dans un pays hérissé de montagnes, peu peuplé et coupé de rivières qu’il fallut traverser à leur embouchure. Enfin, on arriva à un lieu nommé Coaqui, où l’on fit un grand butin, ce qui détermina Pizarre à renvoyer deux de ses navires. Ils emportaient à Panama et à Nicaragua une valeur de plus de 30,000 castellanos, ainsi qu’un grand nombre d’émeraudes, riche butin qui devait, selon Pizarre, déterminer beaucoup d’aventuriers à venir le rejoindre.
Puis, le conquérant continua sa marche dans le sud jusqu’à Porto-Viejo, où il fut rejoint par Sébastien Benalcazar et Juan Fernandez, qui lui amenèrent douze cavaliers et trente fantassins. L’effet que la vue des chevaux et les détonations des armes à feu avaient produit au Mexique se renouvela au Pérou, et Pizarre put arriver sans rencontrer de résistance jusqu’à l’île de Puna, dans le golfe de Guayaquil. Mais les insulaires, plus nombreux et plus belliqueux que leurs congénères de la terre ferme, résistèrent vaillamment pendant six mois à toutes les attaques des Espagnols. Bien que Pizarre eût reçu de Nicaragua un secours amené par Fernand de Soto, bien qu’il eût fait décapiter le cacique Tonalla et seize des principaux chefs, il ne put vaincre leur résistance. Il fut donc contraint de regagner le continent, où les maladies du pays frappèrent si cruellement ses compagnons qu’il dut séjourner trois mois à Tumbez, en butte aux attaques continuelles des indigènes. De Tumbez, il se porta ensuite sur le rio Puira, découvrit le port de Payta, le meilleur de toute cette côte, et fonda la colonie de San-Miguel, à l’embouchure du Chilo, afin que les vaisseaux qui viendraient de Panama trouvassent un port assuré. C’est dans ce lieu qu’il reçut quelques envoyés de Huascar, qui lui faisait connaître la révolte de son frère Atahualpa et lui demandait des secours.
Au moment où les Espagnols débarquèrent pour en faire la conquête, le Pérou bordait l’océan Pacifique sur une longueur de quinze cents milles et s’enfonçait à l’intérieur bien loin de la chaîne imposante des Andes. À l’origine, la population se trouvait divisée en tribus sauvages et barbares, n’ayant aucune idée de la civilisation, vivant continuellement en guerre les unes contre les autres. Pendant une longue série de siècles, les choses étaient restées dans le même état, et rien ne faisait présager la venue d’une ère meilleure, lorsque, sur les bords du lac Titicaca, un homme et une femme, qui se prétendaient enfants du soleil, apparurent aux Indiens. Ces deux personnages, d’une figure majestueuse, appelés, Manco-Capac et Mama-Oello, rassemblèrent, vers le milieu du douzième siècle, suivant Garcilasso de la Vega, un grand nombre de tribus errantes et jetèrent les fondements de la ville de Cusco. Manco-Capac avait appris aux hommes l’agriculture et les arts mécaniques, tandis que Mama-Oello enseignait aux femmes l’art de filer et de tisser. Lorsqu’il eut satisfait à ces premières nécessités de toutes les sociétés, Manco-Capac donna des lois à ses sujets et constitua un état politique régulier. C’est ainsi que s’était établie la domination de ces Incas ou seigneurs du Pérou. Leur empire, d’abord borné aux environs de Cusco, n’avait pas tardé à s’agrandir sous leurs successeurs et à s’étendre depuis le tropique du Capricorne jusqu’à l’île des Perles, sur une longueur de trente degrés. Leur pouvoir était devenu aussi absolu que celui des anciens souverains asiatiques : « Aussi, dit Zarate, n’y eut-il peut-être jamais pays au monde où l’obéissance et la soumission des sujets aient été plus loin. Les Incas étaient pour eux de quasi-divinités ; ils n’avaient qu’à mettre un fil tiré de leur bandeau royal entre les mains de quelqu’un pour qu’il fût respecté et obéi partout, jusque-là qu’on avait une déférence si absolue pour les ordres du roi qu’il portait, qu’il pouvait seul et sans aucun secours de soldats exterminer une province entière et y faire périr hommes et femmes, parce qu’à la seule vue de ce fil tiré de la couronne royale, ils s’offraient tous à la mort volontairement et sans aucune résistance. »
D’ailleurs, les vieux chroniqueurs s’accordent à dire que ce pouvoir sans bornes fut toujours employé par les Incas pour le bonheur de leurs sujets. D’une série de douze rois qui se succédèrent sur le trône du Pérou, il n’en est aucun qui n’ait laissé le souvenir d’un prince juste et adoré de ses peuples. Ne chercherait-on pas vainement dans le reste du monde une contrée dont les annales rapportent un fait analogue ? Ne faut-il pas, dès lors, regretter que les Espagnols aient apporté la guerre et ses horreurs, les maladies et les vices d’un autre climat et ce que, dans leur orgueil, ils appelaient la civilisation, chez des peuples heureux et riches, dont les descendants appauvris, abâtardis, n’ont même pas, pour les consoler de leur irrémédiable décadence, le souvenir de leur antique prospérité ?
« Les Péruviens, dit Michelet dans son admirable Précis d’histoire moderne, transmettaient les principaux faits à la postérité par des nœuds qu’ils faisaient à des cordes. Ils avaient des obélisques, des gnomons réguliers pour marquer les points des équinoxes et des solstices. Leur année était de trois cent soixante-cinq jours. Ils avaient élevé des prodiges d’architecture et taillé des statues avec un art surprenant. C’était la nation la plus policée et la plus industrieuse du nouveau monde. »
L’Inca Huayna-Capac, père d’Atahualpa sous qui ce vaste empire fut détruit, l’avait beaucoup augmenté et embelli. Cet Inca, qui conquit tout le pays de Quito, avait fait, par les mains de ses soldats et des peuples vaincus, un grand chemin de cinq cents lieues, de Cusco jusqu’à Quito, à travers des précipices comblés et des montagnes aplanies. Des relais d’hommes, établis de demi-lieue en demi-lieue, portaient les ordres du monarque dans tout l’empire.
Telle était leur police, et, si l’on veut juger de leur magnificence, il suffit de savoir que le roi était porté dans ses voyages sur un trône d’or qui pesait 25,000 ducats. La litière d’or, sur laquelle était le trône, était soutenue par les premiers personnages de l’État.
À l’époque où les Espagnols parurent pour la première fois sur la côte, en 1526, le douzième Inca venait d’épouser, au mépris de la loi antique du royaume, la fille du roi de Quito, qu’il avait vaincu, et en avait eu un fils, nommé Atahualpa, à qui il laissa ce royaume à sa mort, arrivée vers 1529. Son fils aîné Huascar, dont la mère était du sang des Incas, eut le reste de ses États. Mais ce partage, si contraire aux coutumes établies depuis un temps immémorial, excita à Cusco un tel mécontentement, que Huascar, encouragé par ses sujets, se détermina à marcher contre son frère, qui ne voulait pas le reconnaître pour son maître et seigneur, toutefois Atahualpa n’eut pas plus tôt goûté au pouvoir qu’il ne voulut plus l’abandonner. Il s’attacha, par des largesses, la plupart des guerriers qui avaient accompagné son père à la conquête de Quito, et, lorsque les deux armées se rencontrèrent, le sort favorisa l’usurpateur.
N’est-ce pas une curieuse remarque à faire que, au Pérou aussi bien qu’au Mexique, les Espagnols furent favorisés par des circonstances tout à fait exceptionnelles ? Au Mexique, des peuples récemment soumis à la race aztèque, foulés sans merci par leurs vainqueurs, les accueillent comme des libérateurs ; au Pérou, la lutte de deux frères ennemis, acharnés l’un contre l’autre, empêche les Indiens de tourner toutes leurs forces contre les envahisseurs qu’ils auraient facilement écrasés !
Pizarre, en recevant les envoyés d’Huascar qui venaient lui demander secours contre son frère Atahualpa, qu’il représentait comme un rebelle et un usurpateur, avait aussitôt compris tout le parti qu’il pouvait tirer des circonstances. Il comptait bien qu’en prenant la défense de l’un des compétiteurs, il pourrait plus facilement les opprimer tous les deux. Il s’avança aussitôt dans l’intérieur du pays, à la tête de forces peu considérables, soixante-deux cavaliers et cent vingt fantassins dont une vingtaine seulement étaient armés d’arquebuses et de mousquets, car il avait fallu laisser une partie de ses troupes à la garde de San-Miguel, où Pizarre comptait trouver un refuge en cas d’insuccès et où devaient, en tout cas, débarquer les secours qui pourraient lui arriver.
Pizarre se dirigea sur Caxamalca, petite ville située à une vingtaine de journées de marche de la côte. Il dut, pour cela, traverser un désert de sables brûlants, sans eau et sans arbres, qui s’étendait sur vingt lieues de long jusqu’à la province de Motupé, et où la moindre attaque d’un ennemi, jointe aux souffrances endurées par sa petite armée, aurait pu d’un seul coup anéantir l’expédition. Puis, il s’enfonça dans les montagnes, et s’engagea dans des défilés étroits où auraient pu l’écraser des forces peu considérables. Il reçut pendant cette marche un envoyé d’Atahualpa, lui apportant des souliers peints et des manchettes d’or, qu’il était invité à porter lors de sa prochaine entrevue avec l’Inca. Naturellement, Pizarre fut prodigue de promesses d’amitié et de dévouement. Il déclara à l’ambassadeur indien qu’il ne ferait que suivre les ordres du roi son maître en respectant la vie et les biens des habitants. Dès son arrivée à Caxamalca, Pizarre logea prudemment ses troupes dans un temple et un palais de l’Inca, à l’abri de toute surprise. Puis, il envoya un de ses frères avec de Soto et une vingtaine de cavaliers au camp d’Atahualpa, qui n’était éloigné que d’une lieue, pour lui faire connaître son arrivée. Les envoyés du gouvernement, reçus avec magnificence, furent émerveillés de la multitude d’ornements, de vases d’or et d’argent qu’ils virent partout dans le camp indien. Ils revinrent avec la promesse qu’Atahualpa viendrait le lendemain faire visite à Pizarre et lui souhaiter la bienvenue dans son royaume. En même temps, ils rendirent compte des richesses merveilleuses qu’ils avaient vues, ce qui confirma Pizarre dans le projet qu’il avait formé de s’emparer par trahison du malheureux Atahualpa et de ses trésors.
Plusieurs auteurs espagnols, et Zarate notamment, déguisent les faits, qui leur ont sans doute paru trop odieux, et rejettent la trahison sur Atahualpa. Mais on possède aujourd’hui trop de documents pour ne pas être forcé de reconnaître avec Roberston et Prescott toute la perfidie de Pizarre. Il était très-important pour lui d’avoir l’inca en sa possession et d’en user comme d’un instrument, ainsi que Cortès avait fait de Montézuma. Il profita donc de la simplicité et de l’honnêteté d’Atahualpa, qui avait ajouté une entière céance à ses protestations d’amitié et ne se tenait pas sur ses gardes, pour organiser un guet-apens dans lequel ce dernier ne pouvait manquer de tomber. Au reste, pas un scrupule dans l’âme déloyale du conquérant, autant de sang-froid que s’il allait livrer bataille à des ennemis prévenus, et, cependant, cette infâme trahison sera un éternel déshonneur pour sa mémoire.
Pizarre divisa donc sa cavalerie en trois petits escadrons, laissa en un seul corps toute son infanterie, cacha ses arquebusiers sur le chemin que devait parcourir l’Inca et garda auprès de lui une vingtaine de ses plus déterminés compagnons.
Atahualpa, voulant donner aux étrangers une haute idée de sa puissance, s’avançait avec toute son armée. Lui-même était porté sur une sorte de lit décoré de plumes, recouvert de plaques d’or et d’argent, orné de pierres précieuses. Entouré de baladins et de danseurs, il était accompagné de ses principaux seigneurs, portés comme lui sur les épaules de leurs serviteurs. Une telle marche était plutôt celle d’une procession que celle d’une armée.
Dès que l’Inca fut arrivé près du quartier des Espagnols, suivant Robertson, le père Vincent Valverde, aumônier de l’expédition, qui reçut plus tard le titre d’évêque en récompense de sa conduite, s’avança le crucifix d’une main et son bréviaire de l’autre. Dans un interminable discours, il exposa au monarque la doctrine de la création, la chute du premier homme, l’incarnation, la passion et la résurrection de Jésus-Christ, le choix que Dieu avait fait de saint Pierre pour être son vicaire sur la terre, le pouvoir de ce dernier transmis aux papes et la donation faite au roi de Castille par le pape Alexandre de toutes les régions du nouveau monde. Après avoir développé toute cette doctrine, il somma Atahualpa d’embrasser la religion chrétienne, de reconnaître l’autorité suprême du pape et de se soumettre au roi de Castille comme à son souverain légitime. S’il se soumettait immédiatement, Valverde lui promettait que le roi, son maître, prendrait le Pérou sous sa protection et lui permettrait de continuer d’y régner ; mais il lui déclarait la guerre et le menaçait d’une terrible vengeance, s’il refusait d’obéir et persévérait dans son impiété.
C’était là, pour le moins, une singulière mise en scène et une étrange harangue, faisant allusion à des faits inconnus des Péruviens et de la vérité desquels un orateur plus habile que Valverde n’aurait pas réussi à les persuader. Si l’on ajoute à cela que l’interprète connaissait si mal l’espagnol qu’il était dans l’impossibilité presque absolue de traduire ce qu’il comprenait à peine lui-même, et que la langue péruvienne devait manquer de mots pour exprimer des idées si étrangères à son génie, on sera peu surpris de savoir que du discours du moine espagnol Atahualpa ne comprit presque rien. Il est certaines phrases, cependant, qui, s’attaquant à son pouvoir, le frappèrent de surprise et d’indignation. Il n’en fut pas moins modéré dans sa réponse. Il dit que, maître de son royaume par droit de succession, il ne comprenait pas qu’on eût pu en disposer sans son consentement ; il ajouta qu’il n’était nullement disposé à renier la religion de ses pères pour en adopter une dont il entendait parler pour la première fois ; à l’égard des autres points du discours, il n’y comprenait rien ; c’était chose, pour lui, toute nouvelle, et il serait bien aise de savoir où Valverde avait appris tant de choses merveilleuses. — « Dans ce livre, » répondit Valverde, en lui présentant son bréviaire. Atahualpa le prit avec empressement, en tourna curieusement quelques feuillets et, l’approchant de son oreille : « Ce que vous me montrez là, dit-il, ne me parle pas et ne me dit rien ! » Puis il jeta le livre à terre.
Ce fut le signal du combat ou plutôt du massacre. Les canons et les mousquets entrèrent en jeu, les cavaliers s’élancèrent, et l’infanterie tomba l’épée à la main sur les Péruviens stupéfaits. En quelques instants, le désordre fut à son comble. Les Indiens s’enfuirent de tous les côtés sans essayer de se défendre. Quant à Atahualpa, bien que ses principaux officiers s’efforçassent, en l’entraînant, de lui faire un rempart de leur corps, Pizarre fondit sur lui, dispersa ou renversa ses gardes, et, le saisissant par sa longue chevelure, le précipita à bas de la litière qui le portait. La nuit seule put arrêter le carnage. Quatre mille Indiens étaient tués, un plus grand nombre blessés et trois mille faits prisonniers. Ce qui prouve bien jusqu’à l’évidence qu’il n’y eut pas combat, c’est que, de tous les Espagnols, Pizarre seul fut atteint, et encore le fut-il par un de ses soldats, qui voulut trop précipitamment s’emparer de l’Inca.
Le butin, ramassé sur les morts et dans le camp, dépassa tout ce que les Espagnols avaient pu imaginer. Aussi leur enthousiasme fut-il proportionné à la conquête de tant de richesses.
Tout d’abord, Atahualpa supporta avec assez de résignation sa captivité, d’autant plus que Pizarre faisait tout pour l’adoucir, en paroles du moins. Mais, ayant bientôt compris quelle était la convoitise effrénée de ses geôliers, il proposa à Pizarre de lui payer rançon et de faire remplir, jusqu’à la hauteur qu’il pouvait atteindre avec la main, une chambre de vingt deux pieds de longueur sur seize de largeur, de vases, d’ustensiles et d’ornements en or. Pizarre y consentit avec empressement, et l’Inca prisonnier expédia aussitôt, dans toutes les provinces, les ordres nécessaires, qui furent exécutés promptement et sans murmures. Bien plus, les troupes indiennes furent licenciées, et Pizarre put envoyer Soto et cinq Espagnols à Cusco, ville située à plus de deux cents lieues de Caxamalca, tandis que lui-même soumettait le pays à cent lieues à la ronde.
Sur ces entrefaites, Almagro débarqua avec deux cents soldats. On mit à part pour lui et pour ses hommes, — avec quels regrets, il est facile de l’imaginer, — cent mille pesos ; on réserva le quint du roi, et il resta encore, 528,500 pesos à partager entre Pizarre et ses compagnons. Ce produit du pillage et du massacre fut solennellement réparti entre les ayants-droit, le jour de saint Jacques, patron de l’Espagne, après une fervente invocation à la divinité. Déplorable mélange de religion et de profanation, malheureusement trop fréquent en ces temps de superstition et d’avarice !
Chaque cavalier reçut pour sa part 8,000 pesos et chaque fantassin 4,000, soit quelque chose comme 40,000 et 20,000 francs. Il y avait là de quoi satisfaire les plus difficiles, après une campagne qui n’avait été ni longue ni pénible. Aussi, beaucoup de ces aventuriers, désireux de jouir en paix et dans leur patrie d’une fortune inespérée, s’empressèrent-ils de demander leur congé. Pizarre le leur accorda sans peine, car il comprenait que le bruit de leur rapide fortune ne tarderait pas à lui amener de nouvelles recrues. Avec son frère Fernand, qui allait en Espagne porter à l’empereur la relation de son triomphe et des présents magnifiques, soixante Espagnols partirent, lourds d’argent, mais légers de remords.
Aussitôt sa rançon payée, Atahualpa réclama sa liberté. Pizarre, qui ne lui avait conservé la vie que dans le but de se couvrir de l’autorité et du prestige que l’empereur avait gardé sur ses sujets et de ramasser tous les trésors du Pérou, fut bientôt obsédé des réclamations du prisonnier. Il le soupçonnait aussi depuis quelque temps d’avoir ordonné secrètement de lever des troupes dans les provinces éloignées de l’empire. De plus, Atahualpa, s’étant aperçu que Pizarre n’était pas plus instruit que le dernier de ses soldats, en avait conçu pour le gouverneur un mépris qu’il ne sut malheureusement pas dissimuler. Tels sont les motifs, bien futiles pour ne pas dire plus, qui déterminèrent Pizarre à faire instruire le procès de l’Inca.
Rien de plus odieux que ce procès dans lequel Pizarre et Almagro furent à la fois juges et parties. Des chefs d’accusation, les uns sont si ridicules, les autres si absurdes, qu’on ne sait vraiment s’il faut le plus s’étonner de l’effronterie ou de l’iniquité de Pizarre, qui soumettait à de telles informations le chef d’un puissant empire sur lequel il n’avait aucune juridiction. Atahualpa, déclaré coupable, fut condamné à être brûlé vif ; mais comme il avait fini, pour se débarrasser des obsessions de Valverde, par demander le baptême, on se contenta de l’étrangler. Digne pendant de l’exécution de Guatimozin ! Forfait des plus atroces et des plus odieux qu’aient commis les Espagnols en Amérique, où ils se sont pourtant souillés de tous les crimes imaginables !
Il y avait encore cependant dans cette tourbe d’aventuriers quelques hommes qui avaient conservé le sentiment de l’honneur et de leur propre dignité. Ils protestèrent hautement au nom de la justice indignement bafouée et vendue ; mais leurs voix généreuses furent étouffées par les déclamations intéressées de Pizarre et de ses dignes acolytes.
Le gouverneur investit alors de la royauté, sous le nom de Paul Inca, un des fils d’Atahualpa. Mais la guerre entre les deux frères et les événements qui s’étaient passés depuis l’arrivée des Espagnols avaient considérablement relâché les liens qui attachaient les Péruviens à leurs rois, et ce jeune homme, qui devait bientôt périr honteusement, n’eut guère plus d’autorité que Manco-Capac, fils d’Huascar, qui fut reconnu par les peuples de Cusco. Bientôt même, quelques-uns des principaux du pays cherchèrent à se tailler des royaumes dans l’empire du Pérou : tel fut Ruminagui, commandant à Quito, qui fit massacrer le frère et les enfants d’Atahualpa, et se déclara indépendant.
La discorde régnait au camp péruvien. Les Espagnols résolurent d’en profiter. Pizarre s’avança rapidement sur Cusco, car, s’il avait jusque-là tardé de le faire, c’est qu’il n’avait sous la main que peu de forces. Maintenant qu’une foule d’aventuriers, alléchés par les trésors rapportés à Panama, se précipitaient à l’envi vers le Pérou, maintenant qu’il pouvait réunir cinq cents hommes, après avoir laissé une garnison importante à San-Miguel sous le commandement de Benalcazar, Pizarre n’avait plus de raisons pour attendre. En chemin, quelques combats furent livrés à de gros corps de troupes ; mais ils se terminèrent, comme toujours, par des pertes très-sérieuses pour les indigènes et insignifiantes pour les Espagnols. Lorsqu’ils entrèrent dans Cusco et qu’ils prirent possession de cette ville, ceux-ci se montrèrent étonnés du peu d’or et de pierres précieuses qu’ils y trouvèrent, bien que cela passât de beaucoup la rançon d’Atahualpa. Est-ce parce qu’ils étaient déjà familiarisés avec les richesses du pays, ou parce qu’ils étaient un plus grand nombre à les partager ?
Pendant ce temps, Benalcazar, fatigué de son inaction, profitait de l’arrivée d’un renfort, venu de Nicaragua et de Panama, pour se diriger vers Quito, où, selon le dire des Péruviens, Atahualpa avait laissé la plus grande partie de ses trésors. Il se mit à la tête de quatre-vingts cavaliers et de cent vingt fantassins, battit, en plusieurs occasions, Ruminagui, qui lui barrait la route, et, grâce à sa prudence et à son habileté, put entrer victorieux à Quito ; mais il n’y trouva pas ce qu’il cherchait, c’est-à-dire les trésors d’Atahualpa.
À la même époque, Pierre d’Alvarado, qui s’était si fort distingué sous Cortès et qui avait été nommé gouverneur du Guatemala en récompense de ses services, feignit de croire que la province de Quito n’était pas sous le commandement de Pizarre et organisa une expédition forte de cinq cents hommes, dont plus de deux cents servaient à cheval. Débarqué à Porto-Viejo, il voulut gagner Quito, sans guide, en remontant le Guyaquil et en traversant les Andes. Ce chemin a été, de tout temps, un des plus mauvais et des plus pénibles qu’il fût possible de choisir. Avant d’avoir atteint la plaine de Quito, après avoir horriblement souffert de la soif et de la faim, sans parler des cendres brûlantes du Chimborazo, volcan voisin de Quito, et des neiges qui les assaillirent, le cinquième des aventuriers et la moitié des chevaux avaient péri ; le reste était complétement découragé et dans l’impuissance absolue de combattre. Ce fut donc avec la plus vive surprise, en même temps qu’avec un sentiment d’inquiétude, que les compagnons d’Alvarado se virent tout à coup en présence, non pas d’un corps d’Indiens comme ils s’y attendaient, mais d’un corps d’Espagnols sous les ordres d’Almagro. Ces derniers se disposaient à les charger, lorsque certains officiers plus modérés firent adopter un arrangement en vertu duquel Alvarado devait se retirer dans son gouvernement, après avoir touché cent mille pesos pour ses frais d’armement.
Tandis que ces événements se passaient au Pérou, Fernand Pizarre faisait voile pour l’Espagne, où la prodigieuse quantité d’or, d’argent et de pierres précieuses qu’il apportait ne pouvait manquer de lui procurer un excellent accueil. Il obtint pour son frère François la confirmation de ses fonctions de gouverneur avec des pouvoirs plus étendus ; lui-même fut nommé chevalier de Saint-Jacques ; quant à Almagro, il fut confirmé dans son titre d’adelantado, et sa juridiction fut étendue de deux cents lieues, sans être cependant délimitée exactement, ce qui laissait une porte ouverte aux contestations et aux interprétations arbitraires.
Fernand Pizarre n’avait pas encore regagné le Pérou qu’Almagro, ayant reçu la nouvelle qu’un gouvernement spécial lui avait été confié, prétendit que Cusco en dépendait et prit ses dispositions pour en faire la conquête. Mais Jean et Gonzalo Pizarre n’entendaient point se laisser dépouiller. On était sur le point d’en venir aux mains, lorsque François Pizarre, qu’on appelle souvent le Marquis ou le grand Marquis, arriva dans la capitale.
Jamais Almagro n’avait pu pardonner à ce dernier la duplicité dont il avait fait preuve dans ses négociations avec Charles-Quint, ni la désinvolture avec laquelle il s’était fait attribuer aux dépens de ses deux associés la plus grosse part d’autorité et le gouvernement le plus étendu. Mais, comme il rencontra une grande opposition à ses desseins, comme il n’était pas le plus fort, il dissimula son mécontentement, fit bonne mine à mauvais jeu et parut joyeux d’un raccommodement.
« Ils renouèrent donc alors leur société, dit Zarate, à cette condition que don Diègue d’Almagro irait pour découvrir le pays du côté du sud, et que, s’il en trouvait quelqu’un qui fût bon, ils en demanderaient pour lui le gouvernement à Sa Majesté ; que, s’il ne trouvait rien qui l’accommodât, ils partageraient entre eux le gouvernement de don François. Cet accord fut fait d’une manière solennelle, et ils prêtèrent serment sur l’hostie consacrée de ne rien entreprendre à l’avenir l’un contre l’autre. Quelques-uns rapportent qu’Almagro jura qu’il n’entreprendrait jamais rien ni sur Cusco, ni sur le pays qui est par delà jusqu’à cent trente lieues de distance, quand même Sa Majesté lui en donnerait le gouvernement. On ajoute que, s’adressant au Saint-Sacrement, il prononça ces paroles : « Seigneur, si je viole le serment que je fais maintenant, je veux que tu me confondes et me punisses et dans mon corps et dans mon âme. »
Après cet accord solennel qui devait être observé avec aussi peu de fidélité que le premier, Almagro prépara toutes choses pour son départ. Grâce à sa libéralité bien connue autant qu’à sa réputation de courage, il réunit cinq cent soixante-dix hommes, tant cavalerie qu’infanterie, avec lesquels il s’avança par terre vers le Chili. Le trajet fut excessivement pénible, et les aventuriers eurent particulièrement à souffrir des rigueurs du froid dans leur passage des Andes ; de plus, ils eurent affaire à des peuples très-belliqueux, qu’aucune civilisation n’avait amollis, et qui les assaillirent avec une furia dont rien au Pérou n’avait pu leur donner une idée. Almagro ne put créer aucun établissement, car à peine était-il depuis deux mois dans le pays, qu’il apprit que les Indiens du Pérou s’étaient révoltés et avaient massacré la plupart des Espagnols. Il revint aussitôt sur ses pas.
Après la signature du nouvel accord intervenu entre les conquérants (1534), Pizarre avait regagné les provinces voisines de la mer, dans lesquelles il put établir, puisqu’il n’avait plus à craindre de résistance, un gouvernement régulier. Pour un homme qui jamais n’avait étudié la législation, il avait édicté de sages règlements sur l’administration de la justice, sur la perception des impôts, la répartition des Indiens et le travail des mines. Si le « conquistador » avait quelques côtés dans le caractère qui prêtaient facilement à la critique, il est juste de reconnaître qu’il ne manquait pas d’une certaine élévation d’idées et qu’il avait la conscience du rôle qu’il jouait de fondateur d’un grand empire. C’est cela même qui le fit longtemps hésiter sur le choix de la future capitale des possessions espagnoles. Cusco avait bien pour elle d’avoir été la résidence des Incas ; mais cette ville, située à plus de quatre cents milles de la mer, se trouvait fort loin de Quito, dont l’importance paraissait extrême à Pizarre. Il fut bientôt frappé de la beauté et de la fertilité d’une grande vallée arrosée par un cours d’eau, le Rimac. Il y établit en 1536 le siége de sa puissance. Bientôt, grâce au magnifique palais qu’il s’y fit construire, aux somptueuses demeures de ses principaux officiers, la ville des rois (de los Reyes) ou Lima, comme on l’appelle, par corruption du nom du fleuve qui coule à ses pieds, ne tarda pas à prendre l’aspect d’une grande cité. Pendant que ces soins retenaient Pizarre loin de sa capitale, de petits corps de troupes, envoyés dans diverses directions, s’enfonçaient dans les provinces les plus reculées de l’empire, afin d’anéantir les derniers foyers de résistance, de telle sorte qu’il ne restait à Cusco même qu’une quantité peu considérable de troupes. L’Inca, qui était demeuré entre les mains des Espagnols, crut le moment opportun pour fomenter un soulèvement général, dans lequel il espérait bien que sombrerait la domination étrangère. Bien qu’il fût gardé de fort près, il sut prendre ses mesures avec une telle habileté qu’il n’éveilla point les soupçons des oppresseurs. Il reçut même la permission d’assister à une grande fête qui devait se célébrer à quelques lieues de Cusco, et pour laquelle les personnages les plus considérables de l’empire s’étaient réunis. Aussitôt que l’Inca parut, l’étendard de la révolte fut levé. Des confins de la province de Quito jusqu’au Chili le pays fut bientôt en armes, et nombre de petits détachements espagnols furent surpris et exterminés. Cusco, défendue par les trois frères Pizarre avec cent soixante-dix Espagnols seulement, fut pendant huit mois consécutifs en butte aux attaques incessantes des Péruviens, qui s’étaient exercés au maniement des armes enlevées à leurs adversaires. Les conquérants résistèrent vaillamment, mais éprouvèrent des pertes sensibles et notamment celle de Jean Pizarre. Lorsqu’il apprit ces nouvelles, Almagro quitta précipitamment le Chili, traversa le désert montueux, pierreux et sablonneux d’Atacama, où il souffrit autant de la chaleur et de la sécheresse qu’il avait souffert dans les Andes de la neige et du froid, pénétra sur le territoire péruvien, défit Manco-Capac dans une grande bataille et parvint jusqu’auprès de la ville de Cusco, après avoir chassé les Indiens. Il essaya alors de se faire livrer la ville sous prétexte qu’elle n’était pas comprise dans le gouvernement de Pizarre, et, violant une trêve pendant laquelle les partisans du Marquis prenaient un peu de repos, il pénétra dans Cusco, s’empara de Fernand et de Gonzalo Pizarre, et se fit reconnaître pour gouverneur.
Pendant ce temps, un corps considérable d’Indiens investissait Lima, interceptait toute communication et anéantissait les divers petits corps de troupes qu’à plusieurs reprises Pizarre envoya au secours de Cusco. À cette époque, ce dernier expédiait tous ses navires à Panama pour obliger ses compagnons à faire une résistance désespérée ; il rappelait de Truxillo les forces sous les ordres d’Alonzo d’Alvarado et confiait à ce dernier une colonne de cinq cents hommes, qui s’avança jusqu’à quelques lieues de la capitale, sans soupçonner le moins du monde que celle-ci fût entre les mains de compatriotes parfaitement décidés à lui en barrer le chemin. Mais Almagro désirait bien plutôt attirer à lui ces nouveaux adversaires que les détruire ; il s’arrangea donc pour les surprendre et les fit prisonniers. Il avait alors entre les mains une belle occasion de terminer la guerre, et de se rendre, d’un seul coup, maître des deux gouvernements. C’est ce que lui firent observer plusieurs de ses officiers, et notamment Orgoños, qui auraient voulu qu’il fît périr les deux frères du « conquistador », et qu’il s’avançât à marches forcées avec ses forces victorieuses contre Lima, où Pizarre surpris ne pourrait lui résister. Mais ceux que Jupiter veut perdre, a dit un poëte latin, il les affole. Almagro, qui, dans tant d’autres circonstances, avait secoué tout scrupule, ne voulut pas se donner le tort d’envahir le gouvernement de Pizarre à la façon d’un rebelle, et il reprit tranquillement le chemin de Cusco.
A se placer au point de vue exclusif de ses intérêts, Almagro commettait là une lourde faute dont il ne devait pas être longtemps à se repentir. Mais, si nous considérons, ce qu’on ne devrait jamais perdre de vue, c’est-à-dire l’intérêt de la patrie, ces actes d’agression qu’il avait déjà commis et la guerre civile qu’il soulevait en face d’un ennemi tout prêt à en profiter, constituaient un crime capital. Ses adversaires ne devaient pas tarder à l’en faire souvenir.
S’il fallait à Almagro une prompte décision pour se rendre maître de la situation, Pizarre avait tout à espérer du temps et de l’occasion. En attendant les renforts qu’on lui promettait du Darien, il entama avec son adversaire des négociations qui durèrent plusieurs mois, et pendant lesquelles un de ses frères ainsi qu’Alvarado trouvèrent le moyen de s’évader avec plus de soixante-dix hommes. Bien qu’il eût été tant de fois dupé, Almagro consentit encore à recevoir le licencié Espinosa, chargé de lui représenter que, si l’empereur savait ce qui se passait entre les deux compétiteurs et apprenait l’état où leurs démêlés réduisaient les choses, sans doute il les rappellerait l’un et l’autre et les remplacerait. Enfin, après la mort d’Espinosa, il fut décidé par le frère François de Bovadilla, à qui Pizarre et Almagro avaient remis la décision de leur différend, que Fernand Pizarre serait incontinent rendu à la liberté, que Cusco serait remis entre les mains du Marquis, et qu’on enverrait en Espagne plusieurs officiers des deux partis, chargés de faire valoir les droits réciproques des compétiteurs et d’en remettre la décision a l’empereur.
À peine le dernier de ses frères venait-il d’être mis en liberté, que Pizarre, rejetant toute idée de paix et d’arrangement amiable, déclara que les armes seules décideraient qui, de lui ou d’Almagro, serait le maître du Pérou. Il réunit en peu de temps sept cents hommes, dont il confia le commandement à ses deux frères. Dans l’impossibilité où ils se trouvèrent de traverser les montagnes pour gagner Cusco par une route directe, ils suivirent le bord de la mer jusqu’à Nasca et pénétrèrent dans une branche des Andes, qui devait les mener en peu de temps à la capitale.
Peut-être Almagro eût-il dû défendre les défilés des montagnes, mais il n’avait que cinq cents hommes, et il comptait beaucoup sur sa brillante cavalerie, qu’il n’aurait pu déployer dans un terrain resserré. Il attendit donc l’ennemi dans la plaine de Cusco. Les deux partis s’attaquèrent, le 26 avril 1538, avec un égal acharnement ; mais la victoire fut décidée par deux compagnies de mousquetaires, que l’empereur avait envoyées à Pizarre, quand il avait appris la révolte des Indiens. Cent quarante soldats périrent dans ce combat, qui reçut le nom de las Salinas. Orgoños et plusieurs officiers de distinction furent tués de sang-froid après la bataille. Almagro, vieux et malade, ne put échapper aux Pizarre.
Les Indiens, qui, réunis en armes sur les montagnes environnantes, s’étaient promis de tomber sur le vainqueur, n’eurent rien de plus pressé que de s’enfuir. « Rien, dit Robertson, ne prouve peut-être mieux l’ascendant que les Espagnols avaient pris sur les Américains, que de voir ceux-ci, témoins de la défaite et de la dispersion d’un des partis, n’avoir pas le courage d’attaquer l’autre, affaibli et fatigué par sa victoire même, et n’oser tomber sur leurs oppresseurs lorsque la fortune leur offrait une occasion si favorable de les combattre avec avantage. »
À cette époque, une victoire, non suivie de pillage, n’était pas complète. Aussi la ville de Cusco fut-elle mise à sac. Toutes les richesses qu’y trouvèrent les compagnons de Pizarre ne suffirent pas à les contenter. Ils avaient tous une si haute idée de leurs mérites et des services qu’ils avaient rendus, qu’à chacun il aurait fallu une place de gouverneur. Fernand Pizarre les dispersa donc et les envoya conquérir de nouveaux territoires avec quelques partisans d’Almagro, qui s’étaient ralliés et qu’il importait d’éloigner.
Quant à ce dernier, Fernand Pizarre, convaincu qu’un foyer d’agitation permanent couvait à l’abri de son nom, il résolut de s’en défaire. Il lui fit donc faire son procès, qui se termina, comme il était facile de le prévoir, par une condamnation à mort. À cette nouvelle et après quelques moments d’un trouble bien naturel, pendant lesquels Almagro fit valoir et son grand âge et la façon toute différente dont il en avait usé à l’égard de Fernand et Gonzalo Pizarre, lorsqu’ils étaient ses prisonniers, il recouvra son sang-froid et attendit la mort avec le courage d’un soldat. Il fut étranglé dans sa prison et décapité publiquement (1538).
Après plusieurs expéditions heureuses, Fernand Pizarre partit pour l’Espagne afin de rendre compte à l’empereur de ce qui s’était passé. Il trouva les esprits étrangement prévenus contre lui et ses frères. Leur cruauté, leurs violences, leur mépris des engagements les plus sacrés, avaient été exposés dans toute leur nudité et sans ménagement par quelques partisans d’Almagro. Aussi fallut-il à Fernand Pizarre une habileté merveilleuse pour faire revenir l’empereur. Hors d’état de juger de quel côté était la justice, puisqu’il n’était éclairé que par les intéressés, Charles-Quint ne voyait que les conséquences, déplorables pour son gouvernement, de la guerre civile. Il se décida donc à envoyer sur les lieux un commissaire auquel il remit les pouvoirs les plus étendus, et qui, après s’être fait rendre compte des événements, devait établir la forme de gouvernement qu’il jugerait la plus utile. Cette mission délicate fut confiée à un juge de l’audience de Valladolid, Christoval de Vaca, qui ne se montra pas au-dessous de sa tâche. Chose digne de remarque ! On lui recommanda d’user des plus grands égards envers François Pizarre, au moment même où son frère Fernand était arrêté et jeté dans une prison où il devait être oublié pendant vingt ans.
Tandis que ces événements se passaient en Espagne, le Marquis partageait le pays conquis, gardait pour lui et ses affidés les districts les plus fertiles ou les mieux situés, et n’accordait aux compagnons d’Almagro, à ceux du Chili comme on les appelait, que des territoires stériles et éloignés. Puis, il confiait à l’un de ses maîtres de camp, Pedro de Valdivia, l’exécution du projet qu’Almagro n’avait pu qu’ébaucher, la conquête du Chili. Parti le 28 janvier 1540 avec cent cinquante Espagnols, parmi lesquels devaient s’illustrer Pedro Gomez, Pedro de Miranda et Alonso de Monroy, Valdivia traversa d’abord le désert d’Atacama, entreprise considérée encore aujourd’hui comme des plus pénibles, et arriva à Copiapo au milieu d’une belle vallée. Reçu très-cordialement d’abord, il eut à soutenir, dès que la récolte fut faite, de nombreux combats contre une race différente des Indiens du Pérou, les Araucans, braves et infatigables guerriers. Il n’en fonda pas moins la ville de Santiago, le 12 février 1541. Valdivia passa huit ans au Chili, présidant à la conquête et à l’organisation du pays. Moins avide que les autres « conquistadores » ses contemporains, il ne recherchait les richesses minérales que pour assurer le développement de la prospérité de sa colonie, dans laquelle il sut tout d’abord encourager l’agriculture. « La plus belle mine que je sache, c’est du blé et du vin, avec la nourriture du bestail. Qui a de ceci, il a de l’argent. Et de mines, nous n’en vivons point, quant à leur substance. Et tel bien souvent a belle mine qui n’a pas bon jeu. » Ces sages paroles de Lescarbot, dans son Histoire de la Nouvelle France, Valdivia aurait pu les prononcer, car elles expriment, on ne peut mieux, ses sentiments. Sa valeur, sa prudence, son humanité, cette dernière surtout, qui brille étrangement à côté de la cruauté de Pizarre, lui assurent un rang à part et l’un des plus élevés parmi les « conquistadores » du XVIe siècle.
À l’époque où Valdivia partait pour le Chili, Gonzalo Pizarre, à la tête de trois cent quarante Espagnols, dont la moitié étaient montés, et de quatre mille Indiens, traversait les Andes au prix de fatigues telles que la plupart de ces derniers périrent de froid ; puis, il s’enfonça à l’est dans l’intérieur du continent, à la recherche d’un pays où abondaient, disait-on, la cannelle et les épices. Accueillis, dans ces vastes savanes, coupées de marais et de forêts vierges, par des pluies torrentielles qui ne durèrent pas moins de deux mois, ne rencontrant qu’une population rare, peu industrieuse et hostile, les Espagnols eurent souvent à souffrir de la faim dans un pays où n’existaient alors ni les bœufs, ni les chevaux, où les plus grands quadrupèdes étaient les tapirs et les lamas, et encore ne rencontrait-on que rarement ces derniers sur ce versant des Andes. En dépit de ces difficultés qui auraient découragé des explorateurs moins énergiques que les descubridores du XVIe siècle, ils persistèrent dans leur tentative et descendirent le Rio Napo ou Coca, affluent de gauche du Marañon, jusqu’à son confluent. Là, ils construisirent, à grand’peine, un brigantin, qui fut monté par cinquante soldats, sous le commandement de Francisco Orellana. Mais, soit que la violence du courant ait emporté celui-ci, soit que, n’étant plus sous les yeux de son chef, il ait voulu devenir, à son tour, commandant d’une expédition de découverte, il n’attendit pas Gonzalo Pizarre au rendez-vous fixé et continua de descendre le fleuve jusqu’à ce qu’il arrivât à l’Océan. Une pareille navigation, à travers près de deux mille lieues de régions inconnues, sans guide, sans boussole, sans provisions, avec un équipage qui murmura plus d’une fois contre la folle tentative de son chef, au milieu de populations presque constamment hostiles, est vraiment merveilleuse. De l’embouchure du fleuve qu’il venait de descendre avec sa barque mal construite et délabrée, Orellana parvint à gagner l’île de Cubagua, d’où il fit voile pour l’Espagne. Si le proverbe : « a beau mentir qui vient de loin », n’avait été connu depuis longtemps, Orellana l’aurait fait inventer. Il débita en effet les fables les plus saugrenues sur l’opulence des pays qu’il avait traversés. Les habitants étaient si riches, que les toits des temples étaient formés de plaques d’or, assertion qui donna naissance à la légende de l’El-Dorado. Orellana avait appris l’existence d’une république de femmes guerrières qui avaient fondé un vaste empire, ce qui a fait donner au Marañon le nom fleuve des Amazones. Que si l’on dépouille, cependant, cette relation de tout ce ridicule et ce grotesque qui devaient plaire aux imaginations de ses contemporains, il n’en demeure pas moins établi que l’expédition d’Orellana est une des plus remarquables de cette époque si féconde en entreprises gigantesques, et qu’elle fournit les premiers renseignements sur l’immense zone de pays qui s’étend entre les Andes et l’Atlantique.
Mais revenons à Gonzalo Pizarre. Son embarras et sa consternation avaient été grands, lorsqu’en arrivant au confluent du Napo et du Marañon, il n’avait pas trouvé Orellana, qui devait l’y attendre. Craignant qu’un accident fût arrivé à son lieutenant, il avait descendu le cours du fleuve pendant cinquante lieues jusqu’à ce qu’il rencontrât un malheureux officier, abandonné pour avoir fait à son chef quelques représentations sur sa perfidie. À la nouvelle du lâche abandon et du dénûment dans lequel on les laissait, les plus braves furent découragés. Il fallut céder à leurs instances et revenir vers Quito, dont on était éloigné de plus de douze cents milles. Pour exprimer quelles furent leurs souffrances dans ce voyage de retour, il suffira de dire qu’après avoir mangé chevaux, chiens et reptiles, racines et bêtes sauvages, après avoir même mâché tout ce qui était cuir dans leur équipement, les malheureux survivants, déchirés par les broussailles, hâves et décharnés, regagnèrent Quito au nombre de quatre-vingts. Quatre mille Indiens et deux cent dix Espagnols avaient perdu la vie dans cette expédition, qui n’avait pas duré moins de deux ans.
Pendant que Gonzalo Pizarre conduisait la malheureuse expédition que nous venons de raconter, les anciens partisans d’Almagro, qui n’avaient jamais pu se rallier franchement à Pizarre, se groupaient autour du fils de leur ancien chef et complotaient la mort du Marquis. C’est en vain que François Pizarre fut plusieurs fois instruit de ce qui se tramait contre lui, jamais il ne voulut ajouter foi aux avertissements. Il disait : « Soyez tranquilles, je serai en sûreté tant qu’il n’y aura personne au Pérou qui ne sache que je puis en un moment ôter la vie à celui qui oserait concevoir le projet d’attenter à la mienne. »
Le dimanche 26 juin 1541, au moment de la sieste, Jean de Herrada et dix-huit conjurés sortent de la maison d’Almagro, l’épée nue à la main, armés de pied en cap. Ils courent vers la maison de Pizarre en criant : « Mort au tyran ! mort à l’infâme ! » Ils envahissent le palais, tuent François de Chaves, qui accourait au bruit, et pénètrent dans la salle où se tenaient, avec François Pizarre, son frère François-Martin, le docteur Juan Velasquez et une douzaine de serviteurs. Ceux-ci sautent par les fenêtres, à l’exception de Martin Pizarre, de deux autres gentilshommes et de deux grands pages, qui se font tuer en défendant la porte de l’appartement du gouverneur. Lui-même, qui n’a pas eu le temps d’attacher sa cuirasse, saisit son épée et un bouclier, se défend vaillamment, tue quatre de ses adversaires, en blesse plusieurs. L’un des assaillants se dévoue, attire sur lui les coups de Pizarre. Pendant ce temps, les autres trouvent le moyen d’entrer et le chargent avec tant de furie qu’il ne peut parer tous les coups, étant même si las qu’à peine pouvait-il mouvoir son épée. Ainsi, « ils en vinrent à bout, dit Zarate, et achevèrent de le tuer d’une estocade dans la gorge. En tombant, il demanda à haute voix confession, et, ne pouvant plus parler, il fit à terre une figure de croix qu’il baisa, et ainsi il rendit son âme à Dieu. » Des nègres traînèrent son corps à l’église, où Juan Barbazan, son ancien domestique, osa seul venir le réclamer. Ce fidèle serviteur fit en secret les honneurs de ses funérailles, car les conjurés avaient pillé sa maison et n’avaient pas laissé de quoi payer les cierges.
Ainsi finit François Pizarre, assassiné dans la capitale même du vaste empire que l’Espagne devait à sa vaillance et à sa persévérance infatigable, mais qu’il lui donnait, il faut bien l’avouer, ravagé, décimé, noyé dans un déluge de sang. Souvent comparé à Cortès, il eut autant d’ambition, de courage, de capacité militaire ; mais il poussa à l’extrême les défauts du marquis della Valle, la cruauté et l’avarice, auxquels il joignit la perfidie et la duplicité. Si l’on est porté à expliquer par l’époque où il vécut certains côtés du caractère de Cortès qui sont peu estimables, on est du moins séduit par cette grâce et cette noblesse de manières, par ces façons de gentilhomme au-dessus des préjugés qui le firent tant aimer du soldat. Dans Pizarre, on reconnaît, au contraire, une rudesse, une âpreté de sentiments peu sympathique, et ses qualités chevaleresques disparaissent entièrement derrière cette rapacité et cette perfidie qui sont les traits saillants de sa personnalité.
Si Cortès rencontra dans les Mexicains des adversaires braves et résolus qui lui opposèrent des difficultés presque insurmontables, Pizarre n’eut aucune peine à vaincre les Péruviens, amollis et craintifs, qui ne résistèrent jamais sérieusement à ses armes. Des conquêtes du Pérou et du Mexique, la moins difficile procura le plus d’avantages métalliques à l’Espagne. Aussi fut-elle la plus appréciée.
La guerre civile allait éclater encore une fois après la mort de Pizarre, lorsqu’arriva le gouverneur délégué par le gouvernement métropolitain. Dès qu’il eut réuni les troupes nécessaires, il marcha vers Cusco. Il s’empara sans peine d’Almagro, le fit décapiter avec quarante de ses affidés, et gouverna le pays avec fermeté jusqu’à l’arrivée du vice-roi Blasco Nuñez Vela. Notre intention n’est pas d’entrer dans le détail des démêlés que celui-ci eut avec Gonzalo Pizarre, qui, profitant du mécontentement général causé par de nouveaux règlements sur les repartimientos, se révolta contre le représentant de l’empereur. Après de nombreuses péripéties qui ne peuvent ici trouver leur place, la lutte se termina par la défaite et l’exécution de Gonzalo Pizarre, qui eut lieu en 1548. Son corps fut porté à Cusco et enterré tout habillé, « personne, dit Garcilasso de la Vega, ne voulant donner un pauvre drap. » Ainsi finit l’assassin juridique d’Almagro. N’est-ce pas le cas de répéter cette parole de l’Écriture : « Celui qui frappe de l’épée, périt par l’épée ? »