Découverte de la Terre/Deuxième partie/Chapitre IV

J. Hetzel (2p. 240-269).

CHAPITRE IV

Les voyages d’aventures et la guerre de course.
Drake. — Cavendish. — De Noort. — Walter Raleigh.

Une chaumière bien misérable de Tavistock dans le Devonshire, tel fut, en 1540, le lieu de naissance de Francis Drake, qui devait, par son courage indomptable, gagner des millions, qu’il perdit avec autant de facilité, d’ailleurs, qu’il les avait gagnés. Edmund Drake, son père, était un de ces prêtres qui s’adonnent à l’éducation du peuple. Sa pauvreté n’avait d’égale que l’estime qu’on professait pour son caractère. Chargé de famille, le père de François Drake se vit dans la nécessité de laisser son fils embrasser la profession maritime, pour laquelle il avait d’ailleurs une vive passion, et servir comme mousse à bord d’un caboteur qui faisait le transit avec la Hollande. Laborieux, actif, opiniâtre, économe, le jeune Francis Drake eut bientôt acquis les connaissances théoriques nécessaires à la conduite d’un bâtiment. Lorsqu’il eut réalisé quelques économies, grossies par la vente d’une embarcation que lui avait léguée son premier patron, il fit quelques voyages plus étendus, visita la baie de Biscaye, le golfe de Guinée, et dépensa tout son avoir pour se procurer une cargaison qu’il devait vendre aux Indes occidentales. Mais il ne fut pas plus tôt arrivé au rio de la Hacha, que navire et chargement furent confisqués, on ne sait sous quel futile prétexte. Toutes les réclamations de Drake, qui se voyait ruiné, furent inutiles. Il jura de se venger d’une telle injustice et tint parole.

En 1567, c’est-à-dire deux ans après cette aventure, une petite flotte de six bâtiments, dont le plus fort jaugeait 700 tonneaux, quitta Plymouth, avec l’approbation de la reine, pour faire une expédition sur les côtes du Mexique. Drake commandait un navire de 50 tonneaux. Tout d’abord, on captura quelques nègres au cap Vert, sorte de répétition générale de ce qui devait se passer au Mexique. Puis, on assiégea la Mina, où l’on prit encore des nègres, qu’on alla vendre aux Antilles. Hawkins, sans doute sur les conseils de Drake, s’empara de la ville de Rio-de-la-Hacha ; puis, il gagna Saint-Jean d’Ulloa, après une terrible tempête. Mais le port renfermait une flotte nombreuse et était armé d’une puissante artillerie. La flotte anglaise fut défaite, et Drake eut grand peine à regagner les côtes d’Angleterre en janvier 1568.

Drake fit ensuite deux expéditions aux Indes occidentales pour étudier le pays. Lorsqu’il crut avoir réuni les connaissances nécessaires, il arma à ses frais deux navires : le Swan, de 25 tonneaux, que commanda son frère John, et le Pacha de Plymouth, de 70 tonneaux. Les deux bâtiments avaient pour équipage soixante-treize loups de mer, sur lesquels on pouvait compter. De juillet 1572 à août 1573, tantôt seul, tantôt de concert avec un certain capitaine Rawse, Drake fit une fructueuse croisière sur les côtes du Darien, attaqua les villes de Vera-Cruz et de Nombre-de-Dios et fit un butin considérable. Malheureusement, ces excursions n’allèrent pas sans bien des cruautés, des actes de violence, dont on rougirait aujourd’hui. Mais nous n’insisterons pas sur des scènes de piraterie et de barbarie qui ne sont que trop fréquentes au XVIe siècle.

Après avoir coopéré à la répression de la révolte d’Irlande, Drake, dont le nom commençait à être connu, se fit présenter à la reine Élisabeth. Il lui exposa son projet d’aller ravager les côtes occidentales de l’Amérique du Sud, en passant par le détroit de Magellan, et obtint, avec le titre d’amiral, une flotte de cinq bâtiments, sur laquelle furent embarqués cent soixante matelots d’élite.

Parti de Plymouth le 15 novembre 1577, Francis Drake eut des relations avec les Maures de Mogador, dont il n’eut pas à se louer, fit quelques captures de peu d’importance avant de gagner les îles du cap Vert, où il prit des rafraîchissements, et mit cinquante-six jours pour traverser l’Atlantique et gagner la côte du Brésil. Il la suivit, alors, jusqu’à l’estuaire de la Plata, où il fit provision d’eau, atteignit la baie des Phoques, en Patagonie, trafiqua avec les sauvages et tua un grand nombre de pingouins et de loups marins, pour l’approvisionnement de ses équipages. « Quelques-uns des Patagons, qui furent vus le 13 mai, un peu au-dessous de la baie des Phoques, dit la relation originale, portaient sur leur tête une apparence de corne et presque tous avaient pour chapeaux force belles plumes d’oiseaux. Ils avaient aussi le visage peint et diversifié de plusieurs sortes de couleurs, et ils tenaient chacun un arc dans la main, duquel, à chaque coup qu’ils tiraient, ils décochaient deux flèches. Ce sont des hommes fort agiles et, à ce que nous avons pu voir, assez bien entendus au fait de la guerre, car ils tenaient un bon ordre en marchant et avançant, et, de peu d’hommes qu’ils étaient, ils se faisaient paraître en grand nombre. » M. Charton, dans ses Voyageurs anciens et modernes, fait remarquer que Drake n’insiste pas sur la taille extraordinaire que Magellan avait attribuée aux Patagons. Il y a pour cela plus d’une bonne raison. Il existe en Patagonie plus d’une tribu, et la description que Drake nous donne ici des sauvages qu’il rencontra ne ressemble guère à celle que fait Pigafetta des Patagons du port Saint-Julien. S’il existe, comme cela paraît aujourd’hui prouvé, une race d’hommes à la taille élevée, son habitat paraît fixé sur les bords du détroit, à l’extrémité méridionale de la Patagonie, et non à quinze jours de navigation du port Désiré, où Drake arriva le 2 juin. Le jour suivant, il atteignit le havre Saint-Julien, où il trouva une potence jadis dressée par Magellan pour punir quelques rebelles de son équipage. Drake, à son tour, choisit ce lieu pour se débarrasser d’un de ses capitaines, nommé Doughty, depuis longtemps accusé de trahison et de détournement, et qui, à plusieurs reprises, s’était séparé de la flotte. Quelques matelots ayant avoué qu’il les avait sollicités de se joindre à lui pour rompre le voyage, il fut convaincu du crime de rébellion et d’embauchage, et, suivant les lois d’Angleterre, condamné par un conseil de guerre à avoir la tête tranchée. Cette sentence fut incontinent exécutée, bien que Doughty eût jusqu’au dernier moment énergiquement protesté de son innocence. La culpabilité du capitaine Doughty était-elle bien prouvée ? Si Drake fut accusé, à son retour en Angleterre, et malgré la modération dont il fit toujours preuve envers les siens, d’avoir profité de l’occasion pour se débarrasser d’un rival qu’il redoutait, il est difficile d’admettre que les quarante juges qui prononcèrent la sentence se soient concertés pour obéir aux secrets desseins de leur amiral et condamner un innocent.

Le 20 août, la flotte, réduite à trois navires, par suite d’avaries survenues à deux bâtiments bientôt détruits par l’amiral, donna dans le détroit, qui n’avait pas été franchi depuis Magellan. S’il rencontra de beaux havres, Drake constata qu’il était difficile d’y mouiller à cause de la profondeur de l’eau près de la terre, en même temps que des vents violents, soufflant par rafales subites, qui rendaient la navigation dangereuse. Dans une tourmente qui l’assaillit à la sortie du détroit dans le Pacifique, Drake vit périr un de ses navires, tandis que son dernier compagnon était séparé de lui, quelques jours après, sans qu’il le revît jusqu’à la fin de la campagne. Entraîné par les courants, au sud du détroit jusque par 55° 1/3 Drake n’avait plus que son seul bâtiment ; mais, par le mal qu’il fit aux Espagnols, il montra les ravages qu’il aurait pu exercer s’il avait eu sous ses ordres la flotte avec laquelle il avait quitté l’Angleterre. Dans une descente dans l’île de la Mocha, les Anglais eurent deux tués, plusieurs blessés, et Drake lui-même, atteint de deux flèches à la tête, se vit dans l’impossibilité absolue de punir les Indiens de leur perfidie. Dans le port de Valparaiso, il s’empara d’un bâtiment richement chargé de vins du Chili et de lingots d’or estimés à 37,000 ducats ; puis il pilla la ville, abandonnée précipitamment par ses habitants. À Coquimbo, sa présence avait été signalée ; aussi trouva-t-il des forces imposantes qui le forcèrent à se rembarquer. À Arica, il pilla trois petites barques, dans l’une desquelles on trouva cinquante-sept barres d’argent estimées à 50,160 livres. Dans le port de Lima, où étaient mouillés douze navires ou barques, le butin fut considérable. Mais ce qui réjouit le plus Drake, ce fut d’apprendre qu’un galion, nommé le Cagafuego, très-richement chargé, faisait voile pour Paraca. Il s’élança aussitôt à sa poursuite, captura, chemin faisant, une barque portant quatre-vingts livres d’or, soit 14,080 écus de France, et n’eut pas de peine, à la hauteur du cap San-Francisco, à s’emparer du Caga-Fuego, sur lequel il trouva quatre-vingts livres d’or. Cela fit dire en riant au pilote espagnol : « Capitaine, notre navire ne doit plus se nommer Caga-Fuego (crache-feu), mais bien Caga Plata (crache-argent), c’est le vôtre qui doit s’appeler Caga-Fuego. » Après un certain nombre d’autres prises plus ou moins riches sur la côte du Pérou, Drake, apprenant qu’un armement considérable se préparait contre lui, pensa qu’il était temps de rentrer en Angleterre. Pour cela, trois routes s’ouvraient devant son navire : repasser par le détroit de Magellan, ou traverser la mer du Sud et doubler le cap de Bonne-Espérance pour revenir par l’Atlantique, ou bien remonter la côte de Chine et rentrer par la mer Glaciale et le cap Nord. C’est à ce dernier parti, comme au plus sûr, que Drake s’arrêta. Il prit donc le large, gagna le 38e degré de latitude nord et débarqua dans la baie de San-Francisco, qui avait été vue trois ans auparavant par Bodega. On était alors au mois de juin. La température était très-basse et la terre couverte de neige. Les détails que Drake donne sur sa réception par les indigènes sont assez curieux : « Quand nous sommes arrivés, les sauvages ont témoigné une grande admiration de nous voir, et, pensant que nous étions des dieux, ils nous ont reçus avec une grande humanité et révérence.

« Tant que nous sommes demeurés, ils ont continué de nous venir revoir, nous apportant tantôt de beaux panaches faits de plumes de diverses couleurs, et tantôt du petun (tabac), qui est une herbe dont les Indiens usent ordinairement. Mais, avant que de nous les présenter, ils s’arrêtaient un peu loin, en un lieu où nous avions dressé nos tentes. Puis ils faisaient de longs discours en façon de harangue, et, quand ils avaient fini, ils laissaient leurs arcs et flèches en cette place, et s’approchaient de nous pour nous offrir leurs présents.

« La première fois qu’ils y sont venus, leurs femmes se sont arrêtées en la même place et se sont égratigné et arraché la peau et la chair de leurs joues, se lamentant d’une manière admirable, de quoi nous nous sommes étonnés. Mais nous avons appris que c’était une forme de sacrifice qu’elles nous faisaient. »

Les détails que Drake donne à propos des Indiens de la Californie sont à peu près les seuls qu’il fournisse sur les mœurs et les usages des nations qu’il a visitées. Nous ferons remarquer, à ce sujet, cette habitude des longues harangues que le voyageur a bien soin de noter, et que nous retrouvons chez les Indiens du Canada, comme Cartier l’avait constaté une quarantaine d’années plus tôt.

Drake ne remonta pas plus haut dans le nord et renonça à son projet de revenir par la mer Glaciale. Lorsqu’il mit à la voile, ce fut pour redescendre vers la ligne, gagner les Moluques et revenir en Angleterre par le cap de Bonne-Espérance. Comme cette partie du voyage se fait dans des pays déjà connus et que les observations rapportées par Drake ne sont ni nombreuses ni nouvelles, nous la raconterons assez rapidement.

Le 13 octobre 1579, Drake atteignit, par 8° de latitude nord, un groupe d’îles dont les habitants avaient les oreilles fortement allongées par le poids des ornements qui y étaient suspendus ; leurs ongles, qu’ils laissaient croître, semblaient leur servir d’armes défensives ; leurs dents, « noires comme poix de navires, » contractaient cette couleur par l’usage du bétel. Après s’y être reposé, Drake passa par les Philippines, et arriva le 14 novembre à Ternate. Le roi de cette île vint à son bord avec quatre canots chargés de ses principaux officiers, revêtus de leurs costumes de cérémonie. Après un échange de politesses et de présents, les Anglais reçurent du riz, des cannes à sucre, des poules, du figo, des clous de girofle et de la farine de sagou. Le lendemain, quelques matelots, descendus à terre, assistèrent au conseil. « Lorsque le roi est arrivé, on portait devant lui une riche ombrelle ou parasol tout brodé d’or. Il était vêtu selon la mode du pays, mais d’un habillement extrêmement magnifique, car il était couvert depuis les épaules jusqu’en terre d’un long manteau de drap d’or. Il avait pour ornement de tête une forme de turban tout ouvragé de fin or et enrichi de pierreries et de houppes, de même étoffe. De son col lui pendait une belle chaîne d’or avec de larges boucles doublées et redoublées. En ses doigts, il avait six bagues de pierres extrêmement précieuses et ses pieds étaient chaussés de souliers de maroquin. »

Après être resté quelque temps dans le pays pour refaire son équipage, Drake reprit la mer ; mais il échoua, le 9 janvier 1580, sur une roche, et fut forcé, pour se renflouer, de jeter par-dessus bord huit pièces de canon et une grande quantité de provisions. Un mois après, il arrivait à Baratène, où il réparait son navire. Cette île produisait à profusion de l’argent, de l’or, du cuivre et du soufre, des épices, des limons, concombres, cocos et autres fruits délicieux. « Nous en avons chargé nos navires abondamment, pouvant confesser que, depuis notre partement d’Angleterre, nous n’avons passé par aucun lieu où nous avons trouvé plus de commodité de vivres et de rafraîchissements qu’en cette île et celle de Ternate. »

En quittant cette île si riche, Drake fit terre à Java major, où il fut très-chaleureusement accueilli par les cinq rois qui se partageaient l’île et par la population. « Ce peuple est de belle corpulence, il est aussi très-curieux et bien garni d’armes, comme épées, dagues et rondaches, et toutes ces armes sont faites d’une artificielle façon. » Drake était depuis peu de temps à Java, lorsqu’il apprit que non loin de là était à l’ancre une flotte puissante, qu’il soupçonna être une flotte espagnole. Pour l’éviter, il mit à la voile précipitamment. Il doubla le cap de Bonne-Espérance dans les premiers jours de juin, s’arrêta à Sierra-Leone pour faire de l’eau, et rentra à Plymouth le 3 novembre 1580, après une absence de trois ans moins quelques jours.

L’accueil qu’il reçut en Angleterre fut tout d’abord extrêmement froid. Ses coups de main sur les villes et les navires espagnols, alors que les deux nations étaient en pleine paix, le faisaient à juste titre considérer par une partie de la société comme un pirate qui foule aux pieds le droit des gens. Pendant cinq mois, la reine elle-même, retenue par des nécessités diplomatiques, feignit d’ignorer son retour. Mais, au bout de ce temps, soit que les circonstances eussent changé, soit qu’elle ne voulût pas tenir plus longtemps rigueur à cet habile marin, elle se rendit à Deptford, où était ancré le bâtiment de Drake, monta à bord et conféra au navigateur le titre de chevalier.

À partir de cette époque, son rôle de découvreur est fini, et sa vie d’homme de guerre et d’ennemi implacable des Espagnols ne nous appartient plus. Chargé d’honneurs, investi de commandements importants, Drake mourut en mer, le 28 janvier 1596, pendant une expédition contre les Espagnols.

A lui revient l’honneur d’avoir, le second, passé le détroit de Magellan et d’avoir vu la Terre de Feu jusque dans les parages du cap Horn. Il remonta également, sur la côte de l’Amérique du Nord, plus haut que ne l’avaient fait ses devanciers et reconnut plusieurs îles et archipels. Très-habile navigateur, il se tira fort rapidement du détroit de Magellan, et si on lui attribue peu de découvertes, c’est vraisemblablement parce qu’il négligea de les enregistrer dans son journal, ou parce qu’il les désigne souvent d’une manière si inexacte qu’on a peine à les retrouver. C’est lui qui inaugura cette guerre de course dans laquelle les Anglais et plus tard les Hollandais devaient faire tant de mal aux Espagnols. Les profits considérables qu’il en retira encouragèrent ses contemporains et firent naître en eux l’amour des longues navigations aventureuses.

Entre tous ceux qui prirent exemple sur Drake, le plus illustre est, sans contredit, Thomas Cavendish ou Candish. Entré fort jeune dans la marine militaire anglaise, Cavendish eut une jeunesse très-orageuse, pendant laquelle il dissipa rapidement sa petite fortune. Ce que le jeu lui avait enlevé, il résolut de le regagner sur les Espagnols. Ayant obtenu en 1585 des lettres de marque, il fit la course dans les Indes orientales et rentra en Angleterre avec un butin considérable. Encouragé par ce succès facile de détrousseur de grands chemins maritimes, il se dit qu’acquérir un peu d’honneur et de gloire, tout en faisant sa fortune, cela ne valait que mieux. Il acheta donc trois navires, le Désir de 20, le Content de 60, et le Hugh-Gallant de 40 tonneaux, sur lesquels il embarqua cent vingt-trois soldats et matelots. Ayant mis à la voile le 22 juillet 1586, il passa par les Canaries, descendit à Sierra-Leone, attaqua et pilla la ville, puis remit à la voile, traversa l’Atlantique, releva le cap Saint-Sébastien au Brésil, longea la côte de Patagonie et arriva le 27 novembre au port Désiré. Il y trouva une prodigieuse quantité de chiens marins, très-grands et si forts que quatre hommes avaient peine à les tuer, et une masse d’oiseaux que leur manque d’ailes empêchait de voler et qui se nourrissaient de poissons. On les désigne généralement sous les noms de manchots et de pingouins. Dans ce port très-sûr, les navires furent tirés à sec pour être réparés. Pendant cette relâche, Cavendish eut quelques escarmouches avec les Patagons « hommes d’une taille gigantesque et dont les pieds avaient 18 pouces de long », qui lui blessèrent deux matelots, avec des flèches armées d’un caillou tranchant.

Le 7 janvier 1597. Cavendish donna dans le détroit de Magellan et recueillit, dans la partie la plus étroite du canal, vingt et un Espagnols et deux femmes, seuls survivants de la colonie fondée trois ans auparavant, sous le nom de Philippeville, par le capitaine Sarmiento. Construite pour empêcher le passage du détroit, cette ville ne comptait pas moins de quatre forts et plusieurs églises. Cavendish put apercevoir la forteresse alors déserte et déjà tombant en ruines. Ses habitants, mis par les attaques continuelles des sauvages dans l’impossibilité absolue de faire leurs récoltes, étaient morts de faim ou avaient péri en essayant de regagner les établissements espagnols du Chili. Cavendish, à la suite de ce lamentable récit, changea le nom de Philippeville en celui de Port-Famine, sous lequel cet endroit est encore aujourd’hui désigné. Le 21, il entra dans une belle baie, qui reçut le nom d’Élisabeth et dans laquelle fut enterré le charpentier du Hugh-Gallant. Non loin de là débouchait une belle rivière, sur les bords de laquelle habitaient les anthropophages, qui avaient fait une si rude guerre aux Espagnols, et qui essayèrent vainement d’attirer les Anglais dans l’intérieur du pays.

Le 24 février, comme la petite escadre débouquait dans la mer du Sud, elle fut assaillie par une violente tempête qui la dispersa. Le Hugh-Gallant, resté seul, faisant eau de toutes parts, eut toutes les peines du monde à être maintenu à flot. Rallié le 15 par ses conserves, Cavendish essaya vainement de débarquer à l’île de la Mocha, où Drake avait été si maltraité par les Araucans. Cette contrée, riche en or et en argent, n’avait pu être jusqu’alors asservie par les Espagnols, et ses habitants, décidés à tout pour garder leur liberté, repoussaient à main armée toute tentative de descente. Il fallut donc gagner l’île Sainte-Marie, où les Indiens, prenant les Anglais pour des Espagnols, leur fournirent en abondance du maïs, des poules, des patates, des cochons et d’autres provisions.

Le 30 du même mois, Cavendish jeta l’ancre par 32° 50’ dans la baie de Quintero. Des bœufs, des vaches, des chevaux sauvages, des lièvres, des perdrix en abondance, tels furent les animaux que rencontrèrent, en s’avançant dans le pays, une trentaine de mousquetaires. Attaqué par les Espagnols, Cavendish dut regagner ses bâtiments, après avoir perdu douze hommes. Il ravagea ensuite, pilla ou brûla les villes de Paraca, Cincha, Pisca, Païta, et dévasta l’île de Puna, où il fit un butin de 645,000 livres d’or monnayé. Après avoir coulé le Hugh-Gallant vu l’impossibilité absolue où il était de tenir la mer, Cavendish continua sa fructueuse croisière, brûla, à la hauteur de la Nouvelle-Espagne, un bâtiment de 120 tonneaux, pilla et incendia Aguatulio, et s’empara, après six heures de combat, d’un vaisseau de 708 tonneaux, chargé de riches étoffes et de 122,000 pesos d’or. Alors, « victorieux et content », Cavendish voulut mettre à l’abri d’un revers les dépouilles opimes qu’il emportait. Il gagna les îles des Larrons, les Philippines, Java major, doubla le cap de Bonne-Espérance, se rafraîchit à Sainte-Hélène, et mouilla, le 9 septembre 1588, à Plymouth, après deux ans de voyage, de courses et de combats. Un dicton affirme qu’il est plus difficile de conserver que d’acquérir : Cavendish fit ce qu’il fallait pour le confirmer. Deux ans après son retour, de l’immense fortune qu’il avait rapportée, il ne possédait plus que la somme nécessaire à l’armement d’une troisième expédition. Ce devait être la dernière.

Parti avec cinq bâtiments, le 6 août 1591, Cavendish vit sa flottille dispersée par la tempête sur la côte de Patagonie, et ne put la rallier qu’au port Désiré. Assailli dans le détroit de Magellan par des ouragans terribles, il fut obligé de rebrousser chemin, après s’être vu abandonné par trois de ses bâtiments. Le manque de vivres frais, le froid, les privations de toute sorte qu’il eut à subir et qui avaient décimé son équipage, le contraignirent à remonter le littoral du Brésil, où les Portugais s’opposèrent à toute tentative de descente. Il dut donc reprendre la mer sans avoir pu se ravitailler. De chagrin peut-être autant que de privations, Cavendish mourut, avant d’avoir pu regagner les côtes d’Angleterre.

Un an après le retour des compagnons de Barentz, deux vaisseaux, le Mauritius et le Hendrick-Fredrick, ainsi que les deux yachts Eendracht et Espérance, montés par deux cent quarante-huit hommes d’équipage, quittèrent Amsterdam, le 2 juillet 1598. Le commandant en chef de cette escadre était Olivier de Noort, alors âgé de trente ans ou environ, homme connu par plusieurs voyages au long cours. Il avait pour second, pour vice-amiral, Jacques Claaz d’Ulpenda, et pour pilote un certain Melis, habile marin d’origine anglaise. Cette expédition, armée par plusieurs marchands d’Amsterdam avec l’aide et le concours des États de Hollande, devait poursuivre un double but ; elle était à la fois commerciale et militaire. Autrefois, les Hollandais se contentaient de prendre en Portugal les marchandises qu’ils transportaient, avec leurs caboteurs, dans l’Europe entière ; ils étaient aujourd’hui réduits à aller les chercher dans leur centre même de production. Pour cela, de Noort devait montrer à ses compatriotes la route inaugurée par Magellan et faire, sur son chemin, le plus de mal possible aux Espagnols et aux Portugais. À cette époque, Philippe II, dont les Hollandais avaient secoué le joug et qui venait de réunir le Portugal à ses États, avait défendu à ses sujets toute relation commerciale avec les révoltés des Pays-Bas. Il y avait donc pour la Hollande, si elle ne voulait pas être ruinée, et par cela même retomber sous la domination espagnole, nécessité absolue de se frayer un chemin vers les îles aux épices. La route la moins fréquentée par les navires ennemis était celle du détroit de Magellan ; elle fut prescrite à de Noort.

Après avoir touché à Gorée, les Hollandais relâchèrent, dans le golfe de Guinée, à l’île do Principe. Les Portugais, feignant d’accueillir avec amitié les hommes descendus à terre, profitèrent d’une occasion favorable pour se jeter sur eux et les massacrer sans pitié. Au nombre des morts, furent Cornille de Noort, frère de l’amiral, Melis, Daniel Gœrrits et Jean de Bremen ; seul, le capitaine Pierre Esias put échapper. C’était une triste entrée en campagne, un funeste présage qui ne devait pas être trompeur. Furieux de ce guet-apens, de Noort débarqua cent vingt hommes ; mais il trouva les Portugais si bien fortifiés, qu’après une vive escarmouche, dans laquelle il eut encore dix-sept hommes tués ou blessés, il dut lever l’ancre, sans avoir pu tirer vengeance de l’indigne et lâche trahison dont son frère et douze de ses compagnons avaient été victimes. Le 25 décembre, un des pilotes, nommé Jean Volkers, fut abandonné sur la côte d’Afrique à cause de ses menées déloyales, du découragement qu’il cherchait à semer dans les équipages et de sa rébellion bien constatée. Le 5 janvier, l’île d’Annobon, située un peu audessous de la ligne, dans le golfe de Guinée, fut reconnue, et l’on changea de route pour traverser l’Atlantique. À peine de Noort venait-il de mouiller dans la baie de Rio-Janeiro, qu’il envoya à terre des matelots pour faire de l’eau et acheter aux naturels quelques provisions. Mais les Portugais s’opposèrent à la descente et tuèrent onze hommes. Alors, chassés de la côte du Brésil par les Portugais et les indigènes, repoussés par les vents contraires. ayant vainement essayé d’atteindre l’île Sainte-Hélène, où ils comptaient prendre des rafraîchissements, dont ils avaient le plus pressant besoin, les Hollandais, privés de leur pilote, errent à l’aventure sur l’Océan. Ils débarquent aux îles désertes de Martin-Vaz, regagnent la côte du Brésil, au Rio-Doce, qu’ils prennent pour l’île de l’Ascension, et sont finalement forcés d’hiverner dans l’île déserte de Santa-Clara. Cette relâche fut signalée par plusieurs événements fâcheux. Le vaisseau amiral toucha contre un écueil avec tant de violence, que, par une mer un peu forte, il eût été perdu. Il y eut aussi quelques exécutions sanglantes et barbares de matelots rebelles, notamment celle d’un pauvre homme qui, ayant blessé un pilote d’un coup de couteau, fut condamné à avoir la main clouée au grand mât. Les malades, nombreux sur la flotte, furent débarqués, et presque tous guérirent au bout de quinze jours. Du 2 au 21 juin, de Noort demeura dans cette île, qui n’était éloignée que d’une lieue du continent. Mais, avant de reprendre la mer, il fut forcé d’incendier l’Eendracht, car il n’avait plus assez de matelots pour le manœuvrer. Ce n’est que le 20 décembre, après avoir été drossé par mainte tempête, qu’il put mouiller au port Désiré, où l’équipage tua en quelques jours quantité de chiens et de lions de mer, ainsi que plus de cinq mille pingouins. « Le général est allé à terre, dit la traduction française du récit de de Noort, publiée par de Bry, avec un parti de gens armés, mais ils n’aperçurent personne, bien aucunes sépultures auxquelles ils mettent leurs morts, posées en hautes levées de rochers où ils mettent beaucoup de pierres, toutes teintes en rouge dessus là sépulture, ayant en outre orné leurs sépultures avec dards, pennaches et autres étrangetés qu’ils usent pour armes. »

Les Hollandais virent aussi, mais de trop loin pour pouvoir les tirer, des buffles, des cerfs et des autruches, et ramassèrent, dans un seul nid, dix œufs de cet oiseau. Le capitaine Jacques-Iansz Huy de Cooper mourut pendant cette relâche et fut enterré au port Désiré. Le 23 novembre, la flotte donna dans le détroit de Magellan. Pendant une descente à terre, trois Hollandais ayant été tués par des Patagons, leur mort fut vengée par le massacre de toute une tribu d’Enoos. Cette longue navigation, à travers les défilés et les lacs du détroit de Magellan, fut encore signalée par la rencontre de deux navires hollandais, sous la conduite de Sebald de Weerdt, qui avait hiverné non loin de la baie Mauritius, et par l’abandon du vice-amiral Claaz, qui s’était, dit-on, rendu plusieurs fois coupable d’insubordination. N’y a-t-il pas, dans ces actes que nous voyons commettre si fréquemment à cette époque par des navigateurs espagnols, anglais et hollandais, un signe des temps ? Ce que nous traiterions aujourd’hui de barbarie épouvantable semblait sans doute une peine relativement douce à ces hommes habitués à faire peu de cas de la vie humaine. Et cependant est-il rien de plus cruel que d’abandonner un homme, sans armes et sans provisions, dans un pays désert ? Le débarquer dans une contrée peuplée de féroces cannibales qui doivent se repaître de sa chair, n’est-ce pas le condamner à une mort horrible ?

Le 29 février 1600, de Noort déboucha dans le Pacifique, après avoir mis quatre-vingt-dix-neuf jours à traverser le détroit. Quinze jours plus tard, une tempête le séparait du Handrik-Fredrick, dont on n’entendit plus jamais parler. Pour lui, resté seul avec un yacht, il relâcha à l’île de la Mocha, et, contrairement à ses devanciers, fut bien accueilli par les naturels. Puis, il longea la côte du Chili, où il put se procurer des vivres en abondance en échange de couteaux de Nuremberg, de cognées, de chemises, de chapeaux et d’autres objets sans grande valeur. Après avoir ravagé, pillé et brûlé nombre de villes sur cette côte et sur celle du Pérou, après avoir coulé tous les bâtiments qu’il rencontra et ramassé un butin considérable, de Noort, apprenant qu’une escadre sous les ordres du frère du vice-roi, don Luis de Velasco, avait été envoyée à sa poursuite, jugea à propos de cingler vers les îles des Larrons, où il atterrit le 16 septembre. « Les habitants vinrent avec plus de deux cents canots autour de notre navire, étant trois, quatre ou cinq hommes dans chaque canot, criant à grande foule : Hierro, hierro (du fer, du fer), qui est fort requis d’eux. Ils vivent aussi bien dans l’eau que sur terre et savent dextrement plonger, ce que nous vîmes en jetant cinq pièces de fer à la mer, qu’un seul homme alla quérir. » De Noort put constater, à ses dépens, que ces îles méritaient bien leur nom. Les insulaires cherchèrent, en effet, à arracher les clous du navire et s’emparèrent de tout ce qui leur tombait sous la main. L’un d’eux, étant parvenu à grimper le long d’un cordage, eut même l’audace de pénétrer dans une cabine et de se saisir d’une épée, avec laquelle il se jeta à la mer.

Le 14 octobre suivant, de Noort traversa l’archipel des Philippines, où il opéra plusieurs descentes et brûla, pilla ou coula nombre de navires espagnols ou portugais et de jonques chinoises. Il croisait dans le détroit de Manille, lorsqu’il fut attaqué par deux gros vaisseaux espagnols. Dans le combat qui s’ensuivit, les Hollandais eurent cinq tués et vingt-cinq blessés et perdirent leur brigantin, qui fut pris avec ses vingt-cinq hommes d’équipage. Les Espagnols perdirent plus de deux cents hommes, car le feu prit à leur vaisseau amiral, qui fut coulé. Loin de recueillir les blessés et les hommes valides qui essayaient de se sauver à la nage, les Hollandais, « cinglant avec le trinquet au travers des têtes nageantes, en percèrent encore aucunes à coups de lance et y délâchèrent aussi le canon dessus. » De Noort, à la suite de cette sanglante et stérile victoire, alla se réparer à Bornéo, prit une riche cargaison d’épices à Java, et, ayant doublé le cap de Bonne-Espérance, débarqua le 26 août à Rotterdam, après un voyage de près de trois années, n’ayant plus qu’un seul navire et quarante-huit hommes d’équipage. Si les négociants qui avaient fait les frais de l’armement approuvèrent la conduite de de Noort, qui rapportait une cargaison les couvrant bien au delà de leurs déboursés et qui avait montré à ses compatriotes la route de l’Inde, nous devons, tout en louant ses qualités de marin, faire de grandes réserves sur la façon dont il exerça le commandement et jeter un blâme sévère sur la barbarie qui a marqué d’une tache sanglante le premier voyage autour du monde exécuté par les Hollandais.

Nous allons maintenant parler d’un homme qui, doué de qualités éminentes et de défauts au moins égaux, poussa sa vie dans des directions différentes, souvent même opposées, et qui, après être arrivé au comble des honneurs auxquels peut prétendre un gentilhomme, porta sa tête sur un échafaud, accusé de trahison et de félonie. Il s’agit de sir Walter Raleigh. S’il doit trouver une place dans cette galerie des grands voyageurs, ce n’est ni comme fondateur de la colonisation anglaise, ni comme marin, c’est comme découvreur, et ce que nous devons dire de lui n’est pas à son avantage. Walter Raleigh, étant resté cinq ans en France à guerroyer contre la Ligue, au milieu de tous ces Gascons qui formaient le fond des armées d’Henri de Navarre, perfectionna dans un tel milieu les habitudes de hâblerie et de mensonge qui lui étaient naturelles. En 1577, après une campagne aux Pays-Bas contre les Espagnols, il rentre en Angleterre et prend un vif intérêt aux questions qui passionnaient ses trois frères utérins, Jean, Onfroy et Adrien Gilbert. À cette époque, l’Angleterre subissait une crise économique très-grave. L’agriculture se transformait. Partout le pacage était substitué au labourage, et le nombre des ouvriers agricoles s’en trouva singulièrement réduit. De là une misère générale, et par cela même un surcroît de population qui ne tarda pas à devenir inquiétant. En même temps, aux longues guerres succède la paix, qui doit durer pendant tout le règne d’Élisabeth, si bien qu’un grand nombre d’aventuriers ne savent plus comment donner satisfaction à leurs goûts pour les émotions violentes. À ce moment, il y a donc nécessité d’une émigration, qui délivre le pays de sa population, qui permette à tous les misérables mourant de faim de subvenir à leur existence dans une terre vierge, et qui accroisse par cela même l’influence et la prospérité de la mère patrie. Tous les bons esprits, qui suivent en Angleterre le mouvement des idées, Hackluyt, Thomas Harriot, Carlyle, Peckham et les frères Gilbert, sont frappés de cette nécessité. Mais c’est à ces derniers qu’il appartient d’avoir su désigner l’endroit favorable à l’établissement de colonies. Raleigh ne fit que s’associer à ses frères, imiter leur exemple, mais il n’a ni conçu ni commencé, comme on lui en fait beaucoup trop souvent l’honneur, l’exécution de ce fécond projet : la colonisation des rivages américains sur l’Atlantique. Si Raleigh, tout-puissant auprès de la reine Elisabeth, changeante et cependant jalouse dans ses affections, encourage ses frères, s’il dépense lui-même 40,000 livres sterling dans ses tentatives de colonisation, il a cependant bien soin de ne pas quitter l’Angleterre, car la vie de patience et de dévouement du colonisateur ne peut lui convenir. Il abandonne et vend sa patente, en n’oubliant pas de se réserver le cinquième des bénéfices éventuels de la colonie, dès qu’il s’aperçoit de l’inutilité de ses efforts.

En même temps, Raleigh arme des navires contre les possessions espagnoles ; lui-même prend bientôt part à la lutte et aux combats qui sauvèrent l’Angleterre de l’invincible Armada, puis il va soutenir les droits du prieur de Crato au trône de Portugal. C’est peu de temps après son retour en Angleterre qu’il tombe dans la disgrâce de sa royale maîtresse, et qu’après sa sortie de prison, lorsqu’il est enfermé dans son château princier de Sherborne, il conçoit le projet de son voyage en Guyane. Pour lui, c’est une entreprise gigantesque, dont les résultats merveilleux doivent attirer les regards du monde entier et lui ramener la faveur de sa souveraine. Comment la découverte et la conquête de l’Eldorado, de ce pays où, suivant Orellana, les temples sont couverts de lames d’or, où tous les instruments, même les plus vils, sont en or, où l’on marche sur les pierres précieuses, ne procurerait-elle pas « plus de gloire — ce sont les termes mêmes que Raleigh emploie dans sa relation — que n’en acquirent Cortès au Mexique, Pizarre au Pérou ? Il aura sous lui plus de villes et de peuples et d’or que le roi des Espagnes, que le sultan des Turcs et que n’importe quel empereur ! » Nous avons parlé des fables qu’Orellana avait débitées en 1539 et qui avaient enfanté plus d’une légende. Humboldt nous dévoile ce qui leur avait donné naissance, en nous peignant la nature du sol et des rochers qui entourent le lac Parima, entre le rio Essequibo et le rio Branco. « Ce sont, dit ce grand voyageur, des roches d’ardoise micacée et de talc étincelant qui resplendissent au milieu d’une nappe d’eau miroitant sous les feux du soleil des tropiques. » Ainsi s’expliquent ces dômes d’or massif, ces obélisques d’argent et toutes ces merveilles que l’esprit enthousiaste et hâbleur des Espagnols leur fit entrevoir. Raleigh croyait-il à l’existence de cette ville d’or pour la conquête de laquelle il allait sacrifier tant d’existences ? Était-il lui-même bien persuadé, et ne céda-t-il pas aux illusions de son esprit avide de gloire ? On ne saurait le dire, mais ce qui est indiscutable, c’est que, pour employer les expressions propres de M. Philarète Chasles, « au moment même où il s’embarquait, on ne croyait pas à ses promesses, on se défiait de ses exagérations, on craignait les résultats d’une expédition dirigée par un esprit aussi hasardeux et d’une moralité aussi équivoque. »

Cependant, il semblait que Raleigh eût tout prévu pour cette œuvre et qu’il eût fait les études nécessaires. Non-seulement il parlait de la nature du sol de la Guyane, de ses productions et de ses peuples avec un aplomb imperturbable, mais il avait eu soin d’envoyer à ses frais un navire commandé par le capitaine Whiddon, afin de préparer les voies à la flotte qu’il allait conduire en personne sur les bords de l’Orénoque. Toutefois, ce qu’il se garda bien de confier au public, c’est qu’il ne reçut de son émissaire que des renseignements défavorables à l’entreprise. Lui-même partit de Plymouth, le 9 février 1595, avec une petite flotte de cinq vaisseaux et cent soldats, sans compter les marins, les officiers et les volontaires. Après s’être arrêté quatre jours à Fuertaventura, l’une des Canaries, pour y faire du bois et de l’eau, il gagna Ténériffe, où devait le rejoindre le capitaine Brereton. L’ayant vainement attendu huit jours, Raleigh partit pour la Trinité, où il rallia Whiddon. L’île de la Trinité était alors gouvernée par don Antonio de Berreo, qui, disait-on avait recueilli sur la Guyane des renseignements précis. Il ne vit pas avec plaisir l’arrivée des Anglais et dépêcha immédiatement à Cumana et à l’île Marguerite des émissaires chargés de réunir des troupes pour les attaquer. En même temps, il défendait sous peine de la vie aux Indiens et aux Espagnols d’entretenir aucune relation avec les Anglais. Raleigh, averti, résolut de le prévenir. La nuit venue, il descendit secrètement à terre avec cent hommes, s’empara sans coup férir de la ville de Saint-Joseph, à laquelle les Indiens mirent le feu, et emmena à son bord Berreo et les principaux personnages. En même temps arrivèrent les capitaines Georges Gifford et Knynin, dont il avait été séparé sur les côtes d’Espagne. Il fit aussitôt voile pour l’Orénoque, pénétra dans la baie Capuri avec une grosse galère et trois embarcations chargées d’une centaine de matelots et de soldats, s’engagea dans le labyrinthe inextricable d’îles et de canaux qui forment son embouchure, et remonta le fleuve sur un parcours de cent dix lieues. Les renseignements que Raleigh donne sur sa campagne sont tellement fabuleux, il entasse, avec la désinvolture d’un Gascon transporté sur les bords de la Tamise, tant de mensonges les uns sur les autres, qu’on serait tenté de ranger son récit au nombre des voyages imaginaires. Quelques Espagnols, qui avaient vu la ville de Manoa, appelée Eldorado, lui racontèrent, dit-il, que cette ville dépasse par sa grandeur et sa richesse toutes les villes du monde et tout ce que les « conquistadores » ont vu en Amérique. « Là, point d’hiver, ajoute-t-il, un sol sec et fertile, du gibier et des oiseaux de toute espèce en grande abondance ; des oiseaux remplissaient l’air de chants inconnus, c’était pour nous un véritable concert. Mon capitaine, envoyé à la recherche des mines, aperçut des veines d’or et d’argent ; mais, comme il n’avait que son épée pour instrument, il ne put détacher ces métaux pour les examiner en détail, il en emporta cependant plusieurs morceaux qu’il se réservait d’examiner plus tard. Un Espagnol de Caracas appela cette mine Madre del Oro (mère de l’or). » Puis, comme Raleigh sent bien que le public est en garde contre ses exagérations, il ajoute : « On pensera peut-être qu’une fausse et trompeuse illusion m’a joué, mais, pourquoi aurais-je entrepris un voyage aussi pénible, si je n’avais eu la conviction que sur la terre il n’y avait pas un pays plus riche en or que la Guyane ? Whiddon et Milechappe, notre chirurgien, rapportèrent plusieurs pierres qui ressemblaient beaucoup aux saphirs. Je montrai ces pierres à plusieurs habitants de l’Orénoque, qui m’ont assuré qu’il en existait une montagne entière. » Un vieux cacique de cent dix ans, qui cependant pouvait faire encore dix milles à pied sans se fatiguer, vint le voir, lui vanta la puissance formidable de l’empereur de Manoa et lui prouva que ses forces étaient insuffisantes. Il lui dépeignit ces peuples comme très-civilisés, portant des habits, possédant de grandes richesses, notamment en plaques d’or ; enfin il lui parla d’une montagne d’or pur. Raleigh raconte qu’il voulut en approcher, mais, fâcheux contre-temps, elle était à ce moment à demi submergée. « Elle avait la forme d’une tour et me parut plutôt blanche que jaune. Un torrent qui s’en précipitait, encore gonflé par les pluies, faisait un bruit formidable, qu’on entendait de plusieurs lieues et qui assourdissait notre monde. Je me rappelai la description que Berreo avait faite de l’éclat du diamant et des autres pierres précieuses disséminées dans les différentes parties du pays. J’avais bien quelque doute sur la valeur de ces pierres ; cependant leur blancheur extraordinaire me surprit. Après un moment de repos sur les bords du Vinicapara et une visite au village du cacique, ce dernier me promit de me conduire au pied de la montagne par un détour ; mais, à la vue des nombreuses difficultés qui se présentaient, je préférai retourner à l’embouchure du Cumana, où les caciques des environs venaient d’apporter différents présents consistant en productions rares du pays. » Nous ferons grâce au lecteur de la description de peuples trois fois plus grands que les hommes ordinaires, de cyclopes, d’indigènes qui avaient les yeux sur les épaules, la bouche sur la poitrine et les cheveux plantés au milieu du dos, — toutes affirmations, relatées sérieusement, mais qui donnent à la relation de Raleigh une ressemblance singulière avec un conte de fée. On croirait, en la lisant, que c’est une page détachée des Mille et une Nuits.

Si nous mettons de côté tous ces contes d’une imagination en délire, que reste-t-il pour le géographe ? Rien, ou presque rien. Ce n’était vraiment pas la peine d’annoncer à grand fracas, à grand renfort de réclame, cette expédition fantaisiste, et ne pourrions-nous pas dire avec le fabuliste :

Je me figure un auteur
Qui dit : Je chanterai la guerre
Que firent les Titans au maître du tonnerre !
C’est promettre beaucoup : mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent.