Découverte de la Terre/Deuxième partie/Chapitre III/II

J. Hetzel (2p. 195-239).
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II

Jean Verrazzano. — Jacques Cartier et ses trois voyages au Canada. — La ville de Hochelaga. — Le tabac à fumer. — Le scorbut. — Voyage de Roberval. — Martin Frobisher et ses voyages. — John Davis. — Barentz et Heemskerke. — Le Spitzberg. — Hivernage à la Nouvelle-Zemble. — Retour en Europe. — Reliques de l’expédition.

Depuis 1492 jusqu’à 1524, la France s’était tenue, officiellement du moins, à l’écart des entreprises de découverte et de colonisation. Mais François Ier ne pouvait voir d’un œil tranquille la puissance de son rival Charles-Quint recevoir un accroissement considérable par la conquête du Mexique. Il chargea donc le Vénitien Jean Verrazzano, qui était à son service, de faire un voyage d’exploration. Nous nous y arrêterons un peu, bien que les lieux visités aient été déjà reconnus à plusieurs reprises, parce que, pour la première fois, le pavillon de la France flotte sur les rivages du Nouveau-Monde. Cette exploration, d’ailleurs, allait préparer celles de Jacques Cartier et de Champlain au Canada, aussi bien que les malheureuses expériences de colonisation en Floride de Jean Ribaut et de Laudonnière, le sanglant voyage de représailles de Gourgues et la tentative d’établissement au Brésil de Villegagnon.

On ne possède aucun détail biographique sur Verrazzano. Dans quelles circonstances entra-t-il au service de la France ? Quels étaient ses titres au commandement d’une telle expédition ? Rien n’est connu du voyageur vénitien, car on ne possède de lui que la traduction italienne de son rapport à François Ier, publiée dans le recueil de Ramusio. La traduction française de cette traduction italienne existe, en abrégé, dans l’ouvrage de Lescarbot sur la Nouvelle France et dans l’Histoire des Voyages. Nous nous servons, pour ce résumé très-rapide, du texte italien de Ramusio, sauf en quelques passages, où la traduction de Lescarbot nous a paru pouvoir donner une idée de cette langue si riche, si originale, si merveilleusement modulée du XVIe siècle.

Parti avec quatre navires pour faire des découvertes dans l’Océan, dit Verrazzano dans une lettre adressée de Dieppe, le 8 juillet 1524, à François Ier, il fut forcé par la tempête de se réfugier avec deux de ses navires, la Dauphine et la Normande, en Bretagne, où il put réparer ses avaries. De là, il fit voile pour les côtes d’Espagne, sur lesquelles il semble avoir donné la chasse à quelques vaisseaux espagnols. Nous le voyons quitter avec la Dauphine seulement, le 17 janvier 1524, un petit îlot inhabité dans le voisinage de Madère, et se lancer sur l’Océan avec un équipage de cinquante hommes, bien fournis de vivres et de munitions pour huit mois de voyage.

Vingt-cinq jours plus tard, il a fait cinq cents lieues dans l’ouest, lorsqu’il est assailli par une terrible tempête, et vingt-cinq jours après, c’est-à dire le 8 ou le 9 mars, ayant fait quatre cents lieues environ, il découvre, par 30° de latitude nord, une terre qu’il pensait ne pas avoir été explorée jusque-là. « D’arrivée, elle nous sembla fort basse, mais approchant à un quart de lieue, nous reconnûmes par les grands feux que l’on faisait le long des havres et orées de la mer, qu’elle était habitée, et, nous mettant en peine de prendre port pour surgir et avoir connaissance du pays, nous navigâmes plus de cinquante lieues en vain, si que voyant que toujours la côte tournait au midi nous délibérâmes de rebrousser chemin. » Les Français, trouvant un lieu propre au débarquement, aperçurent beaucoup d’indigènes qui venaient à eux, mais qui s’enfuirent, lorsqu’ils leur virent prendre terre. Ramenés bientôt par les signes et les démonstrations amicales des Français, ils se montrèrent grandement émerveillés de leurs habits, de leur figure et de la blancheur de leur peau. Les indigènes étaient entièrement nus, sauf le milieu du corps, couvert de peaux de martre, suspendues à une étroite ceinture d’herbes gentillement tissée et ornée de queues d’autres animaux qui leur tombaient jusqu’aux genoux. Quelques-uns portaient des couronnes de plumes d’oiseaux. « Ils sont bruns de peau, dit la relation, et tout semblables aux Sarrazins ; leurs cheveux sont noirs, pas très-longs, liés ensemble derrière la tête en forme de petite queue. Ils ont les membres bien proportionnés, sont de médiocre stature, bien qu’un peu plus grands que nous, et n’ont d’autre défaut que d’avoir le visage assez large ; ils sont peu forts, mais agiles et des plus grands et des plus vîtes coureurs de la terre. » Il fut impossible à Verrazzano de recueillir des détails sur les mœurs et le genre de vie de ces peuples, à cause du peu de temps qu’il demeura avec eux. Le rivage était, en cet endroit, formé de menu sablon. bossué çà et là de petites collines aréneuses, derrière lesquelles étaient semés « bocages et forêts très-touffues si plaisantes à voir que c’est merveille. » Il y avait dans ce pays, autant qu’il fut possible d’en juger, abondance de cerfs, de daims et de lièvres, des lacs et des étangs d’eau vive ainsi que quantité d’oiseaux.

Cette terre gît par 34°. C’est donc la partie des États-Unis qui porte aujourd’hui le nom de Caroline. L’air y est pur et salubre, le climat tempéré, la mer est partout sans écueils, et, malgré le manque de ports, elle n’est pas fâcheuse aux navigateurs.

Pendant tout le mois de mars, les Français longèrent la côte, qui leur sembla habitée par des peuples nombreux. Le défaut d’eau les força plusieurs fois à aborder, et ils purent constater que ce qui plaisait le plus aux sauvages, c’étaient des miroirs, des sonnettes, des couteaux, des feuilles de papier. Un jour, ils envoyèrent à terre une chaloupe avec vingt-cinq hommes. Un jeune marinier sauta à l’eau, « pour ce qu’il ne pouvait prendre terre à cause des flots et courants, afin de donner quelques petites denrées à ce peuple, et les leur ayant jetées de loin, pour ce qu’il se méfiait d’eux, il fut poussé violemment par les vagues sur la rive. Les Indiens, le voyant en cet état, le prennent et le portent bien loin de la marine, au grand étonnement du pauvre matelot, lequel s’attendait qu’on l’allât sacrifier. L’ayant mis au pied d’un coteau, à l’object du soleil, ils le dépouillèrent tout nu, s’ébahissant de la blancheur de sa chair, et allumant un grand feu, le firent revenir et reprendre de la force, et ce fut lors, que tant ce pauvre jeune homme que ceux qui étaient au bateau estimaient que ces Indiens le dussent massacrer et immoler, faisant rôtir sa chair en ce grand brasier et puis en prendre leur curée ainsi que font les cannibales. Mais il en advint tout autrement ; car ayant témoigné le désir de revenir à l’embarcation, ils le reconduisirent à l’orée de la mer, et, l’ayant baisé très-amoureusement, ils se retirèrent sur une colline pour le voir rentrer dans la barque. »

Continuant à suivre le rivage vers le nord pendant plus de cinquante lieues, les Français atteignirent une terre qui leur parut plus belle, étant couverte de bois épais. Dans ces forêts, vingt hommes s’enfoncèrent de plus de deux lieues et ne regagnèrent le rivage que dans la crainte de s’égarer. Ayant, dans ce trajet, rencontré deux femmes, une jeune et une vieille avec des enfants, ils se saisirent d’un de ces derniers, qui pouvait avoir huit ans, dans le but de l’emmener en France ; mais ils ne purent en faire autant de la jeune femme, qui se mit à crier de toutes ses forces, appelant à son secours ses compatriotes qui étaient cachés dans les bois. En cet endroit, les sauvages étaient plus blancs que tous ceux qu’on avait rencontrés jusque-là ; ils prenaient les oiseaux au lacet et faisaient usage d’un arc en bois très-dur et de flèches armées d’os de poisson. Leurs canots, longs de vingt pieds et larges de quatre, étaient creusés au feu dans un tronc d’arbre. Les vignes sauvages étaient nombreuses et escaladaient les arbres en longs festons, ainsi qu’elles font en Lombardie. Avec un peu de culture, elles auraient sans doute produit un excellent vin, « car le fruit en était suave et doux, semblable au nôtre, et nous pensâmes que les indigènes n’y étaient pas insensibles, car partout où ces vignes poussaient, ils avaient soin d’enlever les branches des arbres environnants afin que le fruit pût mûrir. » Des roses sauvages, des lis, des violettes et toute sorte de plantes et de fleurs odoriférantes, nouvelles pour des Européens, tapissaient partout le sol et répandaient dans l’air des parfums embaumés.

Après être restés pendant trois jours dans ces lieux enchanteurs, les Français continuèrent à suivre la côte vers le nord, naviguant le jour et jetant l’ancre la nuit. Comme la terre tournait à l’est, ils firent encore une cinquantaine de lieues dans cette direction, et découvrirent une île de forme triangulaire, éloignée du continent d’une dizaine de lieues, semblable comme grandeur à l’île de Rhodes, et à laquelle on donna le nom de la mère de François Ier, Louise de Savoie. Puis, ils atteignirent une autre île éloignée d’une quinzaine de lieues, qui possédait un port magnifique et dont les habitants vinrent en foule visiter les navires étrangers. Deux rois, surtout, étaient d’une belle stature et d’une grande beauté. Vêtus d’une peau de cerf, la tête nue, les cheveux ramenés en arrière et liés en bouquet, ils portaient au cou une large chaîne, ornée de pierres de couleur. C’était la plus remarquable nation qu’on eût jusqu’alors rencontrée. « Les femmes sont gracieuses, dit la relation publiée par Ramusio. Les unes portaient sur les bras des peaux de loup cervier ; leur tête était ornée de leurs cheveux tressés, et de longues nattes leur pendaient des deux côtés de la poitrine ; les autres avaient des coiffures qui rappelaient celles des femmes d’Égypte et de Syrie ; c’étaient les plus âgées et les femmes mariées qui portaient des pendants d’oreilles en cuivre travaillé. Cette terre est située sous le parallèle de Rome, par 41 degrés deux tiers, mais le climat en est bien plus froid. »

Le 5 mai, Verrazzano quitta ce port et longea le littoral pendant cent cinquante lieues. Enfin il arriva à un pays dont les habitants ne ressemblaient guère à ceux qu’il avait rencontrés jusqu’alors. Ils étaient si sauvages qu’il fut impossible d’entretenir avec eux aucun commerce, aucune relation suivie. Ce qu’ils paraissaient estimer par-dessus tout, c’étaient les hameçons, les couteaux et tout objet en métal, n’attachant aucun prix à toutes les babioles qui avaient jusqu’alors servi aux échanges. Vingt-cinq hommes armés descendirent et s’enfoncèrent de deux ou trois lieues dans l’intérieur du pays. Ils furent accueillis par les naturels à coups de flèches ; après quoi ceux-ci se retirèrent dans les immenses forêts qui semblaient couvrir toute la contrée.

Cinquante lieues plus loin s’étale un vaste archipel, composé de trente-deux îles, toutes voisines de la terre, séparées par d’étroits canaux, qui rappelèrent, au navigateur vénitien, les archipels qui, dans l’Adriatique, bordent les côtes de l’Esclavonie et de la Dalmatie. Enfin, cent cinquante lieues plus loin encore, par 50 degrés de latitude, les Français parvinrent aux terres autrefois découvertes par les Bretons. Se trouvant alors à court de provisions, et ayant reconnu la côte d’Amérique sur une longueur de 700 lieues, ils regagnèrent la France et débarquèrent heureusement à Dieppe au mois de juillet 1524.

Quelques historiens racontent que Verrazzano, fait prisonnier par les sauvages qui habitent les côtes du Labrador, aurait été mangé. Fait matériellement impossible, puisqu’il adressa de Dieppe à François Ier le récit de voyage que nous venons de résumer. D’ailleurs, les Indiens de ces régions n’étaient pas anthropophages. Certains auteurs, nous n’avons pu découvrir sur la foi de quels documents ni dans quelles circonstances, racontent que Verrazzano, tombé au pouvoir des Espagnols, aurait été mené en Espagne, où il aurait été pendu. Il est plus sage d’avouer que nous ne savons rien de certain sur Verrazzano, et que nous ignorons totalement quelles récompenses son long voyage a pu lui procurer. Peut-être, lorsqu’un érudit aura compulsé nos archives, dont le dépouillement et l’inventaire sont loin d’être terminés, recouvrera-t-on quelque nouveau document ; mais, pour le moment, il faut nous en tenir au récit de Ramusio.

Dix ans plus tard, un capitaine malouin du nom de Jacques Cartier, né le 21 décembre 1484, conçut le projet d’établir une colonie dans les parties septentrionales de l’Amérique. Favorablement accueilli par l’amiral Philippe de Chabot et par François Ier, qui demandait à voir l’article du testament d’Adam qui le déshéritait du Nouveau-Monde au profit des rois d’Espagne et du Portugal, Cartier quitta Saint-Malo avec deux navires, le 20 avril 1534. Le bâtiment qui le portait ne jaugeait que soixante tonneaux et avait soixante et un hommes d’équipage. Au bout de vingt jours seulement, tant la navigation fut heureuse, Cartier découvrit Terre-Neuve au cap Bonne-Vue. Il remonta alors dans le nord jusqu’à l’île aux Oiseaux, qu’il trouva environnée d’une glace toute rompue et déliquescente, mais sur laquelle il put, cependant, faire une provision de cinq ou six tonneaux de guillemots, de macareux et de pingouins, sans compter ceux qui furent consommés frais. Il explora ensuite toute la côte de l’île, qui portait à cette époque quantité de noms bretons, ce qui prouve la fréquentation assidue de nos compatriotes dans ces parages. Puis, pénétrant dans le détroit de Belle-Ile, qui sépare le continent de l’île de Terre-Neuve, Cartier parvint au golfe de Saint-Laurent. Sur toute cette côte les ports sont excellents. « Si la terre correspondait à la bonté des ports, dit le navigateur malouin, ce serait un grand bien ; mais on ne la doit point appeler terre ; ce sont bien plutôt cailloux et rochers sauvages et lieux propres aux bêtes farouches : d’autant qu’en toute la terre vers le nord, je n’y vis pas tant de terre qu’il en pourrait tenir en un benneau (tombereau). » Après avoir côtoyé le continent, Cartier fut rejeté par la tempête sur la côte occidentale de Terre-Neuve, où il explora les caps Royal, de Lait, les îles Colombaires, le cap Saint-Jean, les îles de la Madeleine, et la baie de Miramichi sur le continent. En cet endroit, il eut quelques relations avec les sauvages, qui montrèrent « une grande merveilleuse allégresse d’avoir des ferrements et autres choses, dansant toujours et faisant plusieurs cérémonies, et, entre autres, ils se jetaient de l’eau de mer sur la tête avec les mains ; si bien qu’ils nous donnèrent tout ce qu’ils avaient, ne retenant rien. » Le lendemain, le nombre des sauvages fut encore plus considérable, et nos marins français firent ample récolte de fourrures et de peaux d’animaux. Après avoir exploré la baie des Chaleurs, Cartier arriva à l’entrée de l’estuaire du Saint-Laurent, où il vit des naturels qui n’avaient ni les façons ni le langage des premiers. « Ceux-ci peuvent être vraiment appelés sauvages, d’autant qu’il ne se peut trouver gens plus pauvres au monde, et je crois que, tous ensemble, ils n’eussent pu avoir la valeur de cinq sous, excepté leurs barques et leurs rets. Ils portent la tête entièrement rasée, hormis un floquet de cheveux au plus haut de la tête, lesquels ils laissent croître longs comme une queue de cheval, et qu’ils lient sur la tête avec des aiguillettes de cuir. Ils n’ont d’autre demeure que dessous leurs barques lesquelles ils renversent et s’étendent dessous sur la terre, sans aucune couverture. » Après avoir planté une grande croix en ce lieu, Jacques Cartier obtint du chef qu’il emmènerait avec lui deux de ses enfants et qu’il les ramènerait à son prochain voyage. Puis, il reprit la route de France et débarqua à Saint-Malo, le 5 septembre 1534.

L’année suivante, le 19 mai, Cartier quitta Saint-Malo, à la tête d’un armement composé de trois navires appelés la Grande et la Petite Hermine et l’Emerillon, sur lesquels avaient pris passage quelques gentilshommes des plus qualifiés, entre lesquels il convient de citer Charles de la Pommeraye et Claude de Pont-Briant, fils du sieur de Moncevelles et échanson du Dauphin. Tout d’abord, l’escadre fut dispersée par la tempête et ne put se réunir qu’à Terre-Neuve. Après avoir abordé à l’île des Oiseaux, au havre du Blanc-Sablon, qui est dans la baie des Châteaux, Cartier pénétra dans la baie Saint-Laurent. Il y découvrit l’île Natiscotec, que nous appelons Anticosti, et pénétra dans un grand fleuve appelé Hochelaga, qui mène au Canada. Sur les bords du fleuve est le pays de Saguenay, d’où vient le cuivre rouge, appelé caquetdazé par les deux sauvages qu’il avait pris à son premier voyage. Mais, avant de pénétrer dans le Saint-Laurent, Cartier voulut reconnaître tout le golfe pour voir s’il n’existait aucun passage vers le nord. Il revint ensuite à la baie des Sept-Iles, remonta le fleuve et gagna bientôt la rivière de Saguenay, qui se jette dans le Saint-Laurent sur sa rive septentrionale. Un peu plus loin, après avoir dépassé quatorze îles, il entra sur les terres du Canada, que jamais voyageur n’avait visitées avant lui.

« Le lendemain, le seigneur de Canada, nommé Donnaconna, vint avec douze barques près des bâtiments, accompagné de seize hommes. Il commença par le travers du plus petit de nos navires à faire une prédication et prêchement à leur mode, en agitant son corps et ses membres d’une merveilleuse sorte, ce qui est une cérémonie de joie et assurance. Et lorsqu’il fut arrivé à la nef générale, où étaient les deux Indiens ramenés de France, ledit seigneur parla à eux, et eux à lui. Et ils commencèrent à lui conter ce qu’ils avaient vu en France, et le bon traitement qui leur avait été fait, de quoi fut ledit seigneur fort joyeux et pria le capitaine de lui bailler ses bras pour les baiser et accoler, ce qui est leur mode de faire chère en ladite terre. Le pays de Stadaconé ou de Saint-Charles est fertile et plein de bien beaux arbres de la nature et sorte de France, comme chênes, ormes, pruniers, ifs, cèdres, vignes, aubépines, qui portent des fruits aussi gros que des prunes de dame, et autres arbres, sous lesquels croît aussi bon chanvre que celui de France. » Cartier parvint ensuite, avec ses barques et son galion, jusqu’à un endroit qui est le Richelieu d’aujourd’hui, puis jusqu’à un grand lac formé par le fleuve, le lac Saint-Pierre, et arriva enfin à Hochelaga ou Montréal, c’est-à-dire à deux cent dix lieues de l’embouchure du Saint-Laurent. En ce lieu sont « terres labourées et belles grandes campagnes pleines de blé de leurs terres, qui est comme mil de Brésil, aussi gros ou plus que pois, duquel ils vivent ainsi que nous faisons du froment. Et parmi ces campagnes est située et assise la dite ville de Hochelaga près et joignant une montagne qui est alentour d’elle, bien labourée et fort petite, de dessus laquelle on voit fort loin. Nous nommâmes cette montagne le Mont-Royal. »

L’accueil fait à Jacques Cartier fut on ne peut plus cordial. Le chef ou Agouhanna, qui était tout perclus de ses membres, pria le capitaine de les toucher comme s’il lui eût demandé guérison. Puis des aveugles, des borgnes, des boiteux, des impotents vinrent s’asseoir auprès de Jacques Cartier, pour qu’il les touchât, tellement il semblait que ce fût un Dieu descendu pour les guérir. « Ledit capitaine, voyant la piété et foi de ce dit peuple, dit l’évangile de Saint-Jean, savoir : In principio, faisant le signe de la croix sur les pauvres malades, priant Dieu qu’il leur donnât connaissance de notre sainte foi et grâce de recouvrer chrétienté et baptême. Puis ledit capitaine prit un livre d’heures et tout hautement lut la passion de Notre-Seigneur, si bien que tous les assistants le purent ouïr, tout ce pauvre peuple faisant un grand silence, regardant le ciel et faisant pareilles cérémonies qu’ils nous voyaient faire. » Après avoir pris connaissance du pays qu’on découvrait à trente lieues à la ronde du haut du Mont-Royal et avoir recueilli certains renseignements sur les sauts et rapides du Saint-Laurent, Jacques Cartier reprit la route du Canada, où il ne tarda pas à rejoindre ses navires. Nous lui devons les premiers renseignements sur le tabac à fumer, qui ne paraît pas avoir été en usage dans toute l’étendue du nouveau monde. « Ils ont une herbe, dit-il, dont ils font grand amas durant l’été pour l’hiver ; ils l’estiment fort, et les hommes seulement en usent de la façon qui suit : ils la font sécher au soleil et la portent à leur cou en une petite peau de bête, en guise de sac, avec un cornet de pierre ou de bois ; puis à toute heure ils font poudre de ladite herbe et la mettent à l’un des bouts dudit cornet ; puis ils mettent un charbon de feu dessus et soufflent par l’autre bout, tant qu’ils s’emplissent le corps de fumée, tellement qu’elle leur sort par la bouche et les narines, comme par un tuyau de cheminée. Nous avons expérimenté ladite fumée, après laquelle avoir mis dans notre bouche, il semble y avoir de la poudre de poivre, tant elle est chaude. » Au mois de décembre, les habitants de Stadaconé furent atteints d’une maladie contagieuse, qui n’était autre que le scorbut. « Ladite maladie prit tellement en nos navires qu’à la mi-février, de cent dix hommes que nous étions, il n’y en avait pas dix sains. » Ni prières, ni oraisons, ni vœux à Notre-Dame de Roquamadour n’amenèrent de soulagement. Vingt-cinq Français périrent jusqu’au 18 avril, et il n’y en avait pas quatre qui ne fussent atteints de la maladie. Mais, à cette époque, un chef sauvage apprit à Jacques Cartier que la décoction des feuilles et le jus d’un certain arbre qu’on croit être le sapin du Canada ou l’épine-vinette étaient très-salutaires. Dès que deux ou trois en eurent éprouvé les effets bienfaisants, « il y eut une telle presse qu’on se voulait tuer sur ladite médecine à qui en aurait la premier ; de sorte qu’un arbre aussi gros et aussi grand que je vis jamais a été employé en moins de huit jours, lequel a fait telle opération, que si tous les médecins de Louvain et de Montpellier y eussent été avec toutes les drogues d’Alexandrie, ils n’en eussent pas tant fait en un an que ledit arbre a fait en huit jours. »

Quelque temps après, Cartier, ayant remarqué que Donnacona tâchait à exciter quelque sédition contre les Français, le fit saisir ainsi que neuf autres sauvages pour les emmener en France, où ils moururent. Il mit à la voile du havre Sainte-Croix le 6 mai, descendit le Saint-Laurent, et, après une navigation qui ne fut marquée par aucun incident, il débarqua à Saint-Malo le 16 juillet 1536.

François Ier, à la suite du rapport que le capitaine malouin lui fit de son voyage, résolut de prendre possession effective du pays. Après avoir nommé François de la Roque, sieur de Roberval, vice-roi du Canada, il fit armer cinq navires, qui, chargés de provisions et de munitions pour deux ans, devaient transporter, dans la nouvelle colonie qu’on allait établir, Roberval et un certain nombre de soldats, d’artisans et de gentilshommes. Les cinq navires mirent à la voile le 23 mai 1541. Ils furent si contrariés des vents qu’il leur fallut plus de trois mois pour gagner Terre-Neuve. Cartier n’atteignit le havre Sainte-Croix que le 23 août. Dès qu’il eut débarqué ses provisions, il renvoya en France deux de ses bâtiments, avec des lettres au roi, lui rendant compte de ce qui avait été fait et comme quoi le sieur de Roberval n’avait pas encore paru et qu’on ne savait ce qui lui était arrivé. Puis, il fit commencer des travaux de défrichement, bâtir un fort et jeter les premiers fondements de la ville de Québec. Il prit ensuite avec lui Martin de Paimpont et d’autres gentilshommes, gagna Hochelaga et alla examiner les trois sauts de Sainte-Marie, de la Chine et de Saint-Louis. À son retour à Sainte-Croix, il trouva Roberval qui venait d’arriver, et il rentra à Saint-Malo au mois d’octobre 1542, où il mourut vraisemblablement dix ans plus tard. Quant à la nouvelle colonie, Roberval ayant péri dans un second voyage, elle végéta et ne fut plus qu’un comptoir jusqu’en 1608, époque de la fondation de Québec par M. de Champlain, dont nous raconterons un peu plus loin les services et les découvertes.

Nous venons de voir comment Cartier, d’abord parti à la recherche du passage du nord-ouest, avait été amené à prendre possession du pays et à jeter les bases de la colonie du Canada. En Angleterre, un mouvement semblable se produisait, entretenu par les écrits de sir Humphrey Gilbert et de Richards Wills. Ils finirent par entraîner l’opinion publique, et démontrer qu’il n’était pas plus difficile de trouver ce passage qu’il ne l’avait été de découvrir le détroit de Magellan. Un des plus ardents partisans de cette recherche était un hardi marin, nommé Martin Frobisher, qui, après s’être maintes fois adressé à de riches armateurs, trouva enfin dans Ambroise Dudley, comte de Warwick, favori de la reine Élisabeth, un protecteur dont les secours pécuniaires lui permirent d’armer une pinasse et deux méchantes barques de vingt à vingt-cinq tonneaux. C’est avec d’aussi faibles moyens que l’intrépide navigateur allait affronter les glaces dans des parages qui n’avaient plus été fréquentés depuis les Northmen. Parti de Deptford le 8 juin 1576, il reconnut le sud du Groenland, qu’il prit pour le Frisland de Zeno. Bientôt arrêté par les glaces, il dut rétrograder jusqu’au Labrador sans pouvoir y aborder, et pénétra dans le détroit d’Hudson. Après avoir côtoyé les îles Savage et Résolution, il entra dans un détroit qui a reçu son nom, mais également appelé par quelques géographes entrée de Lunley. Il descendit sur la terre de Cumberland, prit possession du pays au nom de la reine Élisabeth et noua quelques relations avec les indigènes. Le froid augmentant rapidement, il fut contraint de rentrer en Angleterre. Frobisher ne rapportait que des détails scientifiques et géographiques assez vagues sur les contrées qu’il avait visitées ; il reçut cependant un accueil des plus flatteurs, lorsqu’il montra une pierre noire et lourde dans laquelle on trouva un peu d’or. Les imaginations s’enflammèrent aussitôt. Plusieurs seigneurs, la reine elle-même, contribuèrent aux frais d’un nouvel armement, composé d’un bâtiment de deux cents tonneaux et de cent hommes d’équipage, et de deux barques plus petites, qui emportaient pour six mois de provisions de guerre et de bouche. Sous ses ordres, Frobisher avait des marins expérimentés, Fenton, York, Georges Beste et C. Hall. Le 31 mai 1577, l’expédition mit à la voile, revit le Groenland, dont les montagnes étaient couvertes de neige, et dont le rivage était défendu par un boulevard de glace. Le temps était mauvais. Des brouillards excessivement intenses, épais comme de la purée de pois, diraient des matelots anglais, des îles de glace d’une demi-lieue de tour, des montagnes flottantes qui plongeaient de soixante-dix à quatre-vingts brasses dans la mer, tels furent les obstacles qui empêchèrent Frobisher d’atteindre, avant le 9 août, le détroit qu’il avait découvert pendant la campagne précédente. On prit possession du pays et l’on poursuivit sur terre et sur mer quelques pauvres Esquimaux, qui, blessés « en cette rencontre, sautèrent en désespérés du haut des rochers dans la mer, dit Forster dans ses Voyages dans le nord, ce qui ne serait pas arrivé s’ils s’étaient montrés plus soumis, ou si nous avions pu leur faire comprendre que nous n’étions pas leurs ennemis. » On découvrit bientôt une grande quantité de pierres semblables à celle qui avait été rapportée en Angleterre. C’était de la marcassite d’or, et l’on se hâta d’en recueillir deux cents tonnes. Dans leur joie, les marins anglais dressèrent une colonne commémorative sur un pic auquel ils donnèrent le nom de Warwick-Mount, et rendirent des actions de grâces solennelles. Frobisher s’éleva ensuite d’une trentaine de lieues dans le même détroit, jusqu’à une petite île qui reçut le nom de Smith’s Island. Les Anglais y trouvèrent deux femmes ; ils en prirent une avec son enfant et laissèrent l’autre à cause de son extrême laideur. Soupçonnant, tant la superstition et l’ignorance florissaient à cette époque, que cette femme avait les pieds fourchus, ils lui firent retirer sa chaussure pour s’assurer qu’elle avait bien les pieds faits comme eux. Puis, Frobisher voyant le froid augmenter et voulant mettre en sûreté les trésors qu’il pensait avoir recueillis, renonça pour cette fois à chercher plus longtemps le passage du nord-ouest. Il fit donc voile pour l’Angleterre, où il arriva, après une tempête qui dispersa sa flotte, à la fin du mois de septembre. L’homme, la femme et l’enfant, dont on s’était emparé, furent présentés à la reine. On raconte, à ce propos, que le sauvage, voyant, à Bristol, le trompette de Frobisher à cheval, voulut en faire autant et s’y mit, la tête tournée du côté de la queue de l’animal. Accueillis avec curiosité, ces sauvages obtinrent de la reine la permission de tirer, sur la Tamise, toutes sortes d’oiseaux, même des cygnes, ce qui était défendu à tout le monde sous les peines les plus sévères. Au reste, ils ne vécurent pas longtemps et moururent avant que l’enfant eût quinze mois.

On n’avait pas tardé à reconnaître que les pierres rapportées par Frobisher contenaient réellement de l’or. Une fièvre qui tenait du délire s’empara aussitôt de la nation, mais surtout des hautes classes. On avait trouvé un Pérou, un Eldorado ! La reine Élisabeth, malgré son grand sens pratique, céda au courant. Elle résolut de bâtir un fort dans le pays nouvellement découvert, auquel elle donna le nom de Meta incognita (borne inconnue), et d’y laisser, avec cent hommes de garnison, sous le commandement des capitaines Fenton, Beste et Filpot, trois bâtiments qui prendraient chargement de pierres aurifères. Ces cent hommes furent soigneusement choisis ; c’étaient des boulangers, des charpentiers, des maçons, des raffineurs d’or et autres appartenant à tous les corps de métiers. La flotte se composait de quinze vaisseaux, qui appareillèrent d’Harwich, le 31 mai 1578. Vingt jours après, les côtes du Frisland occidental furent découvertes. Les baleines, en troupes innombrables, se jouaient autour des navires. On raconte même qu’un des bâtiments poussé par un bon vent, donna si fort contre une baleine, que la violence du choc l’arrêta subitement, et que celle-ci, après avoir jeté un grand cri, aurait fait un saut hors de l’eau et se serait enfoncée subitement. Deux jours plus tard, la flotte rencontra une baleine morte qu’on crut être celle qui avait été frappée par la Salamandre. Lorsque Frobisher se présenta à l’entrée du détroit qui avait reçu son nom, il le trouva encombré de glaces flottantes. La barque Dennis de cent tonnes, dit la vieille relation de Georges Beste, « reçut d’un écueil de glace un tel choc qu’elle coula à pic en vue de toute la flotte. » À la suite de cette catastrophe, « soudain une horrible tempête s’éleva du S.-E., les bâtiments furent entourés de tous côtés par la glace, ils en laissèrent beaucoup derrière eux, à travers laquelle ils purent passer, en trouvèrent encore plus devant eux, qu’il leur fut impossible de traverser. Certains, soit qu’ils aient trouvé un endroit moins encombré de glaces et rencontré une place où courir, carguèrent leurs voiles et s’en allèrent à la dérive ; des autres, plusieurs s’arrêtèrent et jetèrent l’ancre sur une grande île de glace. Les derniers furent si rapidement enfermés au milieu d’un nombre infini d’îlots de glace et de fragments de banquise, que les Anglais furent obligés de s’en remettre, eux et leurs navires, à la merci de la glace, et de protéger les flancs des bâtiments avec des câbles, des coussins, des mâts, des planches et toute espèce d’objets, qui furent suspendus aux bordages, afin de les défendre des chocs furieux et des assauts de la glace. » Frobisher lui-même fut jeté hors de sa route. Dans l’impossibilité de rallier son escadre, il longea la côte occidentale du Groenland par le détroit qui devait bientôt recevoir le nom de Davis, et pénétra jusqu’à la baie de la Comtesse-Warwick. Dès qu’il eut réparé ses bâtiments avec les bois qui devaient servir à la construction de l’habitation, il chargea cinq cents tonneaux de pierres semblables à celles qu’il avait déjà rapportées. Jugeant alors la saison trop avancée, considérant aussi que les provisions avaient été consommées ou perdues avec le Dennis, que les bois de construction avaient été employés à réparer les navires, ayant perdu quarante hommes, il reprit la route d’Angleterre le 31 août. Les tempêtes et les ouragans l’accompagnèrent jusqu’au rivage de sa patrie. Quant aux résultats de son expédition, ils étaient à peu près nuls comme découvertes, et les pierres qu’il était allé charger au milieu de tant de dangers étaient sans valeur.

C’est le dernier voyage arctique auquel ait pris part Frobisher. Nous le retrouvons, en 1585, vice-amiral de Drake ; en 1588, il se distingue contre l’invincible Armada ; en 1590, il fait partie de la flotte de Walter Raleigh sur les côtes d’Espagne ; enfin, dans une descente sur les côtes de France, il est si grièvement blessé qu’il n’a que le temps de ramener son escadre à Portsmouth avant de mourir.

Si les voyages de Frobisher n’eurent que l’intérêt pour but, il faut s’en prendre, non au navigateur, mais aux passions de l’époque. Il n’en est pas moins vrai que, dans des circonstances difficiles et avec des moyens dont l’insuffisance fait sourire, il fit preuve de courage, d’habileté et de persévérance. À Frobisher revient, en un mot, la gloire d’avoir montré la route à ses compatriotes et d’avoir fait les premières découvertes dans les parages où devait s’illustrer le nom anglais.

S’il fallait renoncer à l’espoir de trouver dans les régions circumpolaires des contrées où l’or fût aussi abondant qu’au Pérou, ce n’était pas un motif pour ne pas continuer à y chercher un passage vers la Chine. Des marins très-habiles soutenaient cette opinion, qui rencontra auprès des marchands de Londres d’assez nombreux adhérents. Avec l’aide de plusieurs hauts personnages, deux navires furent équipés : le Sunshine, de cinquante tonneaux et de vingt-trois hommes d’équipage, et le Moonshine, de trente-cinq tonneaux. Ils quittèrent Portsmouth, le 7 juin 1585, sous le commandement de John Davis.

Celui-ci découvrit l’entrée du détroit qui reçut son nom, et dut traverser d’immenses champs de glace en dérive, après avoir rassuré son équipage, effrayé du choc des banquises et de l’éclatement des blocs, au milieu d’un brouillard intense. Le 20 juillet, Davis découvrit, sans pouvoir y aborder, la terre de Désolation. Neuf jours plus tard, il donnait dans la baie Gilbert, où il échangeait, avec une population pacifique, des peaux de veaux marins et des fourrures contre quelques bagatelles. Ces indigènes, quelques jours après, vinrent en si grand nombre, qu’il n’y eut pas moins de trente-sept canots autour des bâtiments de Davis. En cet endroit, le navigateur constata la présence d’une énorme quantité de bois flottés, parmi lesquels il cite un arbre entier qui n’aurait pas eu moins de soixante pieds de long. Le 6 août, il jetait l’ancre près d’une montagne de couleur d’or, qui reçut le nom de Raleigh, dans une belle baie appelée Tottness ; en même temps, il donnait à deux caps de cette terre de Cumberland les noms de Dyer et de Walsingham.

Pendant onze jours, Davis fit encore voile vers le nord, dans une mer libre de glaces, largement ouverte et dont l’eau avait la couleur de l’Océan. Déjà, il se croyait à l’entrée de la mer qui communiquait avec le Pacifique, lorsque le temps changea tout à coup et devint si brumeux, qu’il se vit forcé de regagner Yarmouth, où il débarqua le 30 septembre.

Davis eut l’habileté de faire partager à ses armateurs l’espoir qu’il avait conçu. Aussi, le 7 mai suivant (1586), repartait-il avec les deux navires qui avaient fait la campagne précédente. On leur adjoignit la Mermaid, de cent vingt tonneaux, et la pinasse North-Star. Lorsqu’il atteignit la pointe méridionale du Groenland, le 25 juin, Davis dépêcha le Sunshine et le North-Star vers le nord afin de chercher un passage sur la côte orientale, tandis qu’il faisait la même route que l’année précédente et s’enfonçait dans le détroit qui porte son nom jusqu’au 69e degré. Mais les glaces étaient bien plus nombreuses cette année, et, le 17 juillet, l’expédition rencontra un « icefield » d’une telle dimension, qu’elle mit treize jours à le côtoyer. Le vent, après avoir passé sur cette plaine de glace, était si froid, que les agrès et les voiles furent gelés et que les matelots refusèrent d’aller plus loin. Il fallut donc redescendre dans l’est-sud-est. Là, Davis explora la terre de Cumberland sans trouver le détroit qu’il cherchait, et, après une escarmouche avec les Esquimaux, dans laquelle il eut trois morts et deux blessés, il reprit, le 19 septembre, la route de l’Angleterre.

Bien que, cette fois encore, ses recherches n’eussent pas été couronnées de succès, Davis avait toujours bon espoir, comme en témoigne la lettre qu’il écrivit à la Compagnie, dans laquelle il disait qu’il avait réduit le passage à une espèce de certitude. Prévoyant, toutefois, qu’il aurait plus de peine à décider l’envoi d’une nouvelle expédition, il ajoutait que les frais de l’entreprise seraient amplement couverts par le profit de la pêche des morses, des phoques et des baleines, si nombreux en ces parages qu’ils semblaient y avoir établi leur quartier général. Le 13 mai 1587, il mit à la voile avec le Sunshine, l’Elisabeth, de Darmouth, et l’Hélène, de Londres. Cette fois, il remonta encore plus haut qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, puisqu’il atteignit 72° 12’, c’est-à-dire à peu près la latitude d’Upernavik, et qu’il signala le cap Handerson’s Hope. Arrêté par les glaces, forcé de rebrousser chemin, il navigua dans le détroit de Frobisher, et, après avoir traversé un large golfe, il arriva, par 61°10’ de latitude, en vue d’un cap auquel il donna le nom de Chudleigh. Ce cap fait partie de la côte du Labrador et forme l’entrée méridionale du détroit d’Hudson. Après avoir côtoyé les rivages d’Amérique jusqu’au 32e degré, Davis reprit le chemin de l’Angleterre, où il arriva le 15 septembre.

Bien que la solution du problème ne fût pas trouvée, on avait néanmoins obtenu des résultats précieux, mais auxquels on n’attachait pas alors grand prix. Près de la moitié de la baie de Baffin était reconnue, et l’on avait des notions précises sur ces rivages et sur les peuples qui les habitent. C’étaient, au point de vue géographique, des acquisitions considérables, mais qui n’étaient guère faites pour toucher les marchands de la Cité. Aussi les tentatives par le nord-ouest furent-elles abandonnées des Anglais pendant une assez longue période.

Un nouveau peuple venait de naître. Les Hollandais, à peine délivrés du joug espagnol, inaugurèrent la politique commerciale, qui devait faire la grandeur et la prospérité de leur patrie, par l’envoi successif de plusieurs expéditions à la recherche, par le nord-est, d’une route vers la Chine ; projet autrefois formé par Sébastien Cabot, et qui avait donné à l’Angleterre le commerce de la Russie. Avec leur instinct pratique, les Hollandais s’étaient tenus au courant de la navigation anglaise. Ils avaient même établi des comptoirs à Kola et à Arkhangel, mais ils voulaient aller au delà chercher de nouveaux débouchés. La mer de Kara leur semblant trop difficile, ils résolurent, d’après les conseils du cosmographe Plancius, de tenter une nouvelle voie par le nord de la Nouvelle-Zemble. Les marchands d’Amsterdam s’adressèrent alors à un marin expérimenté, à Wilhelm Barentz, né dans l’île de Terschelling, près du Texel. Ce navigateur partit du Texel, en 1594, sur le Mercure, doubla le cap Nord, vit l’île de Waigatz, et se trouva le 4 juillet en vue de la côte de la Nouvelle-Zemble par 73°25’. Il navigua le long du littoral, doubla le cap Nassau le 10 juillet, et fut en contact avec les glaces trois jours plus tard. Jusqu’au 3 août, il tenta de se frayer un passage, tâtant la banquise de côtés différents, remontant jusqu’aux îles Orange à l’extrémité de la Nouvelle-Zemble, parcourant dix-sept cents milles et virant de bord jusqu’à quatre-vingt-une fois.

Nous ne croyons pas que jusqu’alors aucun navigateur ait fait preuve d’une telle persévérance. Ajoutons qu’il mit à profit cette longue croisière pour fixer astronomiquement et avec une rare précision la latitude d’une série de positions. Enfin, lassé de cette lutte infructueuse, l’équipage demanda merci, et il fallut rentrer au Texel.

Les résultats obtenus furent jugés si importants que, l’année suivante, les États de Hollande confièrent à Jacques Van Heemskerke le commandement d’une flotte de sept bâtiments, dont Barentz fut nommé pilote en chef. Après avoir touché en différents points les côtes de la Nouvelle-Zemble et de l’Asie, cette escadre fut forcée par les glaces de rétrograder, sans avoir fait de découverte importante, et de rentrer en Hollande le 18 septembre.

En général, les gouvernements n’ont pas la persévérance des simples particuliers. L’armement considérable de l’année 1595 n’avait rien produit et avait coûté une grosse somme. Ce fut assez pour décourager les États de Hollande. Les commerçants d’Amsterdam, substituant alors leur action à celle du gouvernement, qui se contentait de promettre une prime à celui qui découvrirait le passage du nord-est, armèrent deux bâtiments, dont ils confièrent le commandement à Heemskerke et à Jean Corneliszoon-Rijp. Barentz n’avait en réalité que le titre de pilote, mais c’était lui le véritable commandant. L’historien du voyage, Gerrit de Veer, était aussi embarqué comme contre-maître.

Les Hollandais partirent d’Amsterdam le 10 mai 1596, passèrent par les Shetland et les Feroë, et, le 5 juin, ils virent les premières glaces, « dont nous fûmes bien ébahis, croyant premièrement que c’étaient des cygnes blancs. » C’était au sud du Spitzberg, dans les parages de l’île aux Ours, qu’ils ne tardèrent pas à atteindre et sur laquelle ils débarquèrent le 11 juin. Ils y récoltèrent un grand nombre d’œufs de mouettes et tuèrent à grand’peine, à quelque distance de la mer, un ours blanc qui devait donner son nom à la terre que Barentz venait de découvrir. Le 19 juin, ils débarquèrent sur une grande terre qu’ils crurent faire partie du Groenland, et à laquelle ils donnèrent le nom de Spitzberg à cause de ses montagnes aiguës ; ils en explorèrent une bonne partie de la côte occidentale. Forcés par les glaces de redescendre à l’île aux Ours, ils se séparèrent à cette hauteur de Jean Rijp, qui devait essayer encore une fois de faire route par le nord. Le 11 juillet, ils étaient dans les parages du cap Kanin, et, cinq jours plus tard, ils avaient gagné la côte occidentale de la Nouvelle-Zemble, qui portait le nom de Terre de Willoughby. Ils changèrent alors de direction, et, remontant au nord, ils arrivèrent le 19 à l’île des Croix, où la glace, encore attachée au rivage, leur barra la route. Ils demeurèrent en cet endroit jusqu’au 4 août, et, deux jours plus tard, ils doublèrent le cap Nassau. Après plusieurs péripéties qu’il serait trop long de raconter, ils atteignirent les îles Orange, à l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Zemble. Ils commencèrent à descendre le long de la côte orientale, mais ils furent bientôt obligés d’entrer dans un havre, où ils se trouvèrent complétement bloqués par les glaces et où « ils furent forcés, en grand froid, pauvreté et tristesse, de demeurer tout l’hiver. » On était au 26 août. « Le 30, les glaçons commencèrent à s’entasser l’un sur l’autre contre le navire avec une neige volante. Le navire fut soulevé et environné, de manière que tout ce qui était auprès et alentour commença à craquer et à crever. Il semblait que le navire dût se crever en mille pièces, chose épouvantable à voir et à ouïr et à faire dresser les cheveux. Le navire fut depuis en semblable péril, quand la glace vint dessous, le dressant et poussant comme s’il eût été levé par quelque instrument. » Bientôt le bâtiment craqua tellement que la prudence commanda de débarquer quelques provisions, des voiles, la poudre à canon, le plomb, les arquebuses ainsi que les autres armes, et de dresser une tente ou cabane pour se mettre à l’abri de la neige et des atteintes des ours. Quelques jours plus tard, des matelots qui s’étaient avancés de deux ou trois lieues dans l’intérieur du pays, trouvèrent auprès d’une rivière d’eau douce quantité de bois flotté ; ils y découvrirent en outre des traces de chevreaux sauvages et de rennes. Le 11 septembre, voyant que la baie s’était remplie de blocs énormes, entassés les uns sur les autres et soudés ensemble, les Hollandais comprirent qu’ils allaient être obligés d’hiverner en ce lieu, et résolurent, « afin d’être mieux gardés contre la froidure et armés contre les bêtes féroces, » d’y bâtir une maison qui fût en état de les contenir tous, tandis qu’on abandonnerait à lui-même le navire, qui devenait tous les jours moins sûr et confortable. Par bonheur, ils trouvèrent sur le rivage des arbres entiers, venus sans doute de Sibérie et poussés là par le courant, en nombre tel qu’ils suffirent non-seulement à la construction de leur habitation, mais encore à leur chauffage pendant tout l’hiver.

Jamais Européen n’avait encore hiverné dans ces régions, au milieu de cette mer paresseuse et immobile, qui, suivant les expressions si fausses de Tacite, forme la ceinture du monde, où l’on entend la rumeur du soleil qui se lève. Aussi les dix-sept Hollandais ne pouvaient-ils s’imaginer les souffrances dont ils étaient menacés. Ils les supportèrent d’ailleurs avec une patience admirable, sans un mot de murmure, sans la moindre tentative d’indiscipline ou de révolte. La conduite de ces braves matelots, ignorants de ce qu’un avenir si sombre leur réservait et qui avaient remis avec une confiance admirable « leurs affaires entre les mains de Dieu, » pourra toujours être donnée comme exemple, même aux marins d’aujourd’hui. On peut dire qu’ils avaient bien réellement au cœur l’æs triplex dont parle Horace. C’est grâce à l’habileté, à la science, à la prévoyance de leur chef Barentz, autant qu’à leur esprit de discipline, qu’ils durent de sortir de la Nouvelle-Zemble, leur tombeau probable, et de revoir les plages de leur patrie.

Les ours, extrêmement nombreux à cette époque de l’année, firent de fréquentes visites à l’équipage. Plus d’un fut tué, mais les Hollandais se contentèrent de les écorcher pour prendre leur fourrure et ne les mangèrent pas, sans doute parce qu’ils en croyaient la chair malsaine. C’eût été, pourtant, un supplément considérable de nourriture, qui leur aurait permis de ne pas toucher à leurs viandes salées et d’éviter plus longtemps les atteintes du scorbut. Mais n’anticipons pas et continuons à suivre le journal de Gerrit de Veer.

Le 23 septembre, le charpentier mourut et fut enterré le lendemain dans la fente d’une montagne, parce qu’il était impossible de bêcher la terre, tant le froid était grand. Les jours suivants furent consacrés au transport des bois flottés et à la construction de la maison. Il fallut, pour la couvrir, démolir les chambres d’avant et d’arrière du navire ; elle fut montée le 2 octobre, et l’on y planta, en guise de mai, une pièce de neige gelée. Le 31, il fit grand vent du nord-ouest ; la mer était entièrement ouverte et sans glace, si avant que la vue pouvait s’étendre. « Mais nous demeurâmes comme pris et arrêtés en la glace, et le navire était bien de deux ou trois pieds élevé sur la glace, et nous ne pouvions penser autre chose, si ce n’est que l’eau était gelée jusqu’au fond, quoiqu’il y eût une profondeur de trois brasses et demie. »

Le 12 octobre, on commença à coucher dans la maison, bien qu’elle ne fût pas terminée. Le 21, la meilleure partie des vivres, les meubles et tout ce dont on pouvait avoir besoin, fut tiré du navire, car on sentait que le soleil allait bientôt disparaître. Une cheminée avait été élevée sur le toit de la maison ; à l’intérieur une pendule hollandaise fut pendue ; des lits se dressèrent le long des murs et un tonneau se transforma en baignoire, car le chirurgien avait sagement recommandé l’usage fréquent des bains pour maintenir la santé des hommes. Ce qui tomba de neige pendant cet hiver est vraiment merveilleux. La maison disparut tout entière sous cet épais manteau, qui éleva d’ailleurs sensiblement la température intérieure. Chaque fois qu’ils avaient besoin de sortir, les Hollandais étaient obligés de creuser un long corridor sous la neige. Toutes les nuits, ils entendaient les ours d’abord, puis les renards qui se promenaient sur le toit de l’habitation et tâchaient d’enlever quelques planches du toit pour pénétrer dans l’intérieur. Aussi prirent-ils l’habitude de grimper dans la cheminée, d’où, comme d’une guérite, ils pouvaient les tirer et les chasser. Ils avaient confectionné un grand nombre de piéges, dans lesquels tombèrent quantité de renards bleus, dont la précieuse fourrure leur servait à se garantir du froid et dont la chair leur permettait d’économiser leurs provisions. Toujours gais et de bonne humeur, ils supportèrent tant bien que mal l’ennui de la longue nuit polaire et la rigueur du froid. Il fut tel, que, pendant deux ou trois jours, comme ils n’avaient pu faire autant de feu qu’auparavant à cause de la fumée rabattue par le vent, il gela si fort dans la maison, que les parois et les sol furent glacés à la profondeur de deux doigts, même dans les cabanes où ces pauvres gens étaient couchés. Il fallut faire dégeler le vin de Xérès, lors de la distribution qui s’en faisait tous les deux jours par mesure d’une demi-pinte.

« Le 7 décembre, continua le rude temps avec une tempête violente, venant du nord-est, qui produisit un froid horrible. Comme nous ne savions aucun moyen pour nous en garantir, et que nous délibérions ensemble sur ce que nous pourrions faire de mieux, l’un des nôtres, en cette extrême nécessité, proposa d’user de la houille, que nous avions apportée de notre navire en la maison, et d’en faire du feu, parce que le feu en est ardent et de longue durée. Sur le soir, nous fîmes un grand feu de cette houille, qui donna une grande chaleur ; mais nous ne prîmes pas garde à ce qui pouvait en advenir ; car, comme la chaleur nous ranima entièrement, nous cherchâmes à la retenir longtemps. À cette fin, nous trouvâmes bon de bien étouper tous les huis et la cheminée, pour tenir la douce chaleur enclose. Et ainsi, chacun alla dormir en sa cabane, bien animé par cette chaleur acquise, et nous discourûmes longtemps ensemble. Mais à la fin, il nous prit un tournoiement de tête, toutefois à l’un plus qu’à l’autre ; et nous nous en aperçûmes premièrement à l’un des nôtres qui était malade, et qui, par cette raison, le pouvait moins endurer. Et aussi par nous-mêmes ; nous sentîmes qu’une grande angoisse nous surprit, de manière que quelques-uns, qui furent les plus vaillants, sortirent de leur cabane et commencèrent par déboucher la cheminée, puis après ouvrirent l’huis. Mais celui qui ouvrit l’huis s’est évanoui et tomba sans connaissance sur la neige, ce qu’apercevant, j’y courus et le trouvai couché tout évanoui. Je m’en allai en hâte chercher du vinaigre et lui en frottai la face jusqu’à ce qu’il revînt de sa pamoison. Puis après, quand nous fûmes revenus à nous, le capitaine donna à chacun un peu de vin pour nous réconforter le cœur.

« Le 11, continua le temps clair avec une extrême froidure, telle que celui qui ne l’a pas éprouvée ne voudrait le croire ; même les souliers, gelés à nos pieds, étaient aussi durs que de la corne, et intérieurement ils étaient couverts de glace, de manière que nous ne pouvions plus nous en servir. Les vêtements sur nos corps étaient tout blancs de la gelée et de la glace. »

Le 25 décembre, jour de Noël, le temps fut aussi rude que les jours précédents. Les renards faisaient rage sur la maison, ce que l’un des matelots dit être de mauvais présage, et comme on lui demandait pourquoi, il répondit : « Parce qu’on ne pouvait les mettre en un pot ou à la broche, ce qui eût été bon présage. »

Si l’année 1596 avait fini par un froid extrême, le commencement de 1597 ne fut pas plus agréable. Tempêtes de neige et gelées très-violentes ne permirent pas aux Hollandais de sortir de la maison. Ils y célébrèrent gaiement la fête des Rois, comme le rapporte le naïf et touchant récit de Gerrit de Veer. « C’est pourquoi, nous avons demandé au capitaine qu’au milieu de notre misère, nous pussions nous divertir un peu, y employant une partie du vin qu’on devait nous distribuer de deux en deux jours. Ayant deux livres de farine, nous fîmes des crêpes à l’huile. Et chacun apporta un biscuit de pain blanc, que nous avons trempé dans le vin et mangé. Et il nous sembla que nous étions en notre patrie et entre nos parents et amis ; et nous en fûmes autant récréés que si nous eussions fait un banquet d’honneur, tant nous en trouvâmes bonne saveur. Nous fîmes aussi un roi à l’aide de billets, et notre maître-canonnier fut roi de la Nouvelle-Zemble, pays enclos entre deux mers et bien long de deux cents lieues. »

À partir du 21 janvier, les renards devinrent moins nombreux, les ours reparurent, et le jour commença à s’accroître, ce qui permit aux Hollandais, depuis si longtemps reclus, de sortir quelque peu. Le 24, un des matelots, qui était depuis longtemps malade, mourut et fut enterré dans la neige à quelque distance de la maison. Le 28, par un très-beau temps, tous sortirent, se promenèrent, s’exercèrent à courir, à jeter la boule pour assouplir leurs membres, car ils étaient d’une extrême faiblesse et presque tous malades du scorbut. Ils étaient si débilités qu’ils furent obligés de s’y prendre à plusieurs fois pour apporter à leur maison le bois qui leur était nécessaire. Enfin, dans les premiers jours de mars, après plusieurs tempêtes et chasses de neige, ils purent constater qu’il n’y avait plus nulle glace en mer. Malgré cela, le temps était encore rude et le froid glacial. Il ne fallait pas encore songer à reprendre la mer, d’autant plus que le navire était toujours engagé dans la glace. Le 15 avril, ils y firent une visite et le trouvèrent en assez bon état.

Au commencement de mai, les matelots commencèrent à s’impatienter et demandèrent à Barentz s’il ne comptait pas bientôt prendre les dispositions nécessaires au départ. Mais celui-ci leur répondit qu’il fallait attendre jusqu’à la fin du mois, et qu’alors, s’il était impossible de dégager le navire, on s’arrangerait pour disposer la chaloupe et le grand canot, et les rendre propres à naviguer en mer. Le 20 du mois, les préparatifs du départ furent commencés ; on peut deviner avec quelle joie et quelle ardeur. La chaloupe fut radoubée, les voiles furent raccommodées, le canot et la chaloupe traînés à la mer, les provisions embarquées. Puis, voyant que l’eau était ouverte et qu’il ventait fort, Heemskerke alla trouver Barentz, qui avait été longtemps malade, et lui déclara « qu’il lui semblait bon de partir de là et de commencer, au nom de Dieu, le voyage pour abandonner la Nouvelle-Zemble. »

« Guillaume Barentz avait auparavant écrit un billet expliquant comment nous étions partis de Hollande pour aller vers le royaume de Chine, et tout ce qui était advenu, afin que si, par aventure, quelqu’un venait après nous, il pût savoir ce qui nous était arrivé. Il a mis ce billet dans le fourreau d’un mousquet et l’a pendu à la cheminée. »

Le 13 juin 1597, les Hollandais abandonnèrent donc le navire, qui n’avait pas bougé de sa prison de glace, et, se mettant sous la garde de Dieu, les deux chaloupes prirent la mer. Elles gagnèrent les îles Orange et redescendirent la côte occidentale de la Nouvelle-Zemble au milieu de périls sans cesse renaissants.

« Le 20 juin, Nicolas Andrieu devint très-faible, et nous vîmes bien qu’il expirerait bientôt. Le lieutenant du gouverneur vint en notre chaloupe et nous dit que Nicolas Andrieu était fort mal disposé, et qu’il était bien apparent qu’il finirait bientôt ses jours. Sur quoi, Guillaume Barentz dit : « Il me semble aussi que ma vie ne durera guère. » Nous ne pensions pas que Barentz fût si malade, car nous causions ensemble, et Guillaume Barentz regardait la petite carte que j’avais faite de notre voyage. Nous eûmes ensemble divers propos. À la fin, il déposa la carte et me dit : « Gérard, donne-moi à boire. » Après qu’il eut bu, il lui survint une telle faiblesse qu’il tournait les yeux dans sa tête, et il mourut si subitement que nous n’eûmes pas le temps d’appeler le capitaine, qui était sur l’autre barque. Cette mort de Guillaume Barentz nous contrista grandement, vu qu’il était notre principal conducteur et notre seul pilote, en qui nous avions mis toute notre confiance. Mais nous ne pouvions résister à la volonté de Dieu, et cette pensée nous calma quelque peu. »

Ainsi mourut au milieu de ses découvertes, comme ses successeurs Franklin et Hall, l’illustre Barentz. Dans les termes si mesurés et si sobres de la courte oraison funèbre de Gerrit de Veer, on sent percer l’affection, la sympathie et la confiance que ce hardi marin avait su inspirer à ses malheureux compagnons. Barentz est une des gloires de la Hollande, si féconde en braves et habiles navigateurs. Nous dirons, tout à l’heure, ce qui a été fait pour honorer sa mémoire.

Après avoir été plusieurs fois obligés de tirer de l’eau les embarcations, sur le point d’être broyées entre les glaçons, après avoir vu à mainte reprise la mer s’ouvrir et se refermer devant eux, après avoir souffert de la soif et de la faim, les Hollandais gagnèrent le cap Nassau. Forcés, un jour, de tirer sur la banquise leur canot qui menaçait d’être défoncé, ils perdirent une partie de leurs provisions et faillirent être tous noyés, car la glace se rompait sous leurs pieds. Au milieu de tant de misères, ils avaient quelquefois de bonnes aubaines. C’est ainsi qu’ayant gagné sur la glace l’île des Croix, ils y trouvèrent soixante-dix œufs de canard de montagne. « Mais ils ne savaient dans quoi les mettre pour les porter. Finalement, l’un d’eux ôta ses braies, les liant par en bas, et, y ayant mis les œufs, ils les ont portés à deux sur une pique, et le troisième portait le mousquet. Ils revinrent ainsi après avoir été douze heures partis, ce qui nous faisait craindre que quelque malheur leur fût arrivé. Les œufs furent les bienvenus, et nous en mangeâmes comme des seigneurs. » À partir du 19 juillet, les Hollandais voguèrent sur une mer, sinon libre de glaces, tout au moins débarrassée de ces grands bancs qui leur avaient donné tant de mal à franchir. Le 28 juillet, en entrant dans le golfe Saint-Laurent, ils rencontrèrent deux barques russes, dont ils n’osèrent tout d’abord s’approcher. Mais, lorsqu’ils virent les matelots venir à eux, sans armes et avec des démonstrations d’amitié, ils bannirent toute crainte, d’autant plus qu’ils les reconnurent pour les avoir rencontrés l’année précédente dans les environs de Waigatz. Ils en reçurent quelque secours, et reprirent leur voyage en continuant à longer, d’aussi près que la glace le permettait, le rivage de la Nouvelle-Zemble. Dans une descente à terre, ils découvrirent la cochléaria, plante dont les feuilles et les semences sont un des plus puissants anti-scorbutiques connus. Aussi en mangèrent-ils à pleines mains et en éprouvèrent-ils presque aussitôt un grand soulagement. Cependant, leurs provisions s’épuisaient ; ils n’avaient plus qu’un peu de pain et presque plus de viande. Ils se décidèrent alors à prendre le large, afin de raccourcir la distance qui les séparait des côtes de Russie, où ils espéraient trouver quelques barques de pêcheurs qui pourraient les secourir. Leur espoir ne fut pas trompé, quoiqu’ils aient encore eu bien des maux à souffrir. Les Russes se montrèrent très-touchés de leur infortune, et consentirent à leur céder à plusieurs reprises des vivres, qui les empêchèrent de mourir de faim. Par un épais brouillard, les deux embarcations avaient été séparées. Elle ne se retrouvèrent que bien au delà du cap Kanine, de l’autre côté de la mer Blanche, à l’île Kildyn, où des pêcheurs apprirent aux Hollandais qu’à Kola se trouvaient trois navires de leur nation, prêts à mettre à la voile pour retourner dans leur patrie. Ils dépêchèrent donc un des leurs, accompagné d’un Lapon, qui revint trois jours après, avec une lettre signée Jean Rijp. Grande fut la stupéfaction des Hollandais à la vue de cette signature. Ce n’est qu’en comparant la lettre qu’ils venaient de recevoir avec plusieurs autres qu’Heemskerke avait en sa possession, qu’ils furent persuadés qu’elle émanait bien du capitaine qui les avait accompagnés l’année précédente. Quelques jours après, le 30 septembre, Rijp vint lui-même, avec une barque chargée de provisions, pour les chercher et les amener dans la rivière de Kola, où était ancré son navire.

Rijp fut grandement émerveillé de tout ce qu’ils lui racontèrent, et du terrible voyage d’environ quatre cents lieues qu’ils avaient fait et qui n’avait pas duré moins de cent quatre jours, du 13 juin au 25 septembre. Quelques jours de repos, une nourriture saine et abondante, suffirent pour faire disparaître les dernières traces du scorbut et remettre les marins de leurs fatigues. Le 17 septembre, Jean Rijp sortit de la rivière de Kola, et, le 1er novembre, l’équipage hollandais arriva à Amsterdam. « Nous avions, dit Gerrit de Veer, les mêmes vêtements que nous portions dans la Nouvelle-Zemble, ayant en tête des bonnets de renard blanc, et nous allâmes à l’hôtel de Pierre Hasselaer, qui avait été l’un des curateurs de la ville d’Amsterdam, chargé de présider à l’appareil des deux navires de Jean Rijp et de notre capitaine. Arrivés à cet hôtel, au milieu de l’étonnement général, parce que depuis longtemps nous passions pour morts et que le bruit s’en était répandu par la ville, la nouvelle de notre arrivée parvint aussi à l’hôtel du prince, où étaient alors à table monseigneur le chancelier et l’ambassadeur du très-illustre roi de Danemark, Norvége, des Goths et des Vandales. En sorte que nous avons été amenés près d’eux par M. L’Écoutets et deux seigneurs de la ville, et nous avons fait audit seigneur ambassadeur et aux seigneurs bourgmestres le récit de notre voyage. Puis, chacun de nous s’est retiré dans sa maison. Ceux qui n’étaient pas de la ville furent logés dans une hôtellerie pendant quelque temps, jusqu’à ce que nous reçûmes notre argent, alors chacun s’en est allé. Voici les noms de ceux qui revinrent de ce voyage : Jacques Heemskerke, commis et capitaine, Pierre Peterson Vos, Gérard de Veer, maître, Jean Vos, chirurgien, Jacques Jansen Sterrenburg, Léonard Henri, Laurent Guillaume, Jean Hillebrants, Jacques-Jansen Hoochwout, Pierre Corneille, Jacques de Buisen et Jacques Everts. »

De tous ces braves marins nous n’avons plus rien à dire, sinon que de Veer publia, l’année suivante, le récit de son voyage ; et qu’Heemskerke, après avoir fait plusieurs campagnes dans l’Inde, reçut en 1607 le commandement d’une flotte de vingt-six vaisseaux, à la tête de laquelle il livra, le 25 avril, aux Espagnols, sous le canon de Gibraltar, un rude combat, dans lequel les Hollandais furent vainqueurs, mais où il perdit la vie.

Ce n’est qu’en 1871, près de trois cents ans plus tard, que fut revu le lieu d’hivernage de l’infortuné Barentz et de ses compagnons. Le premier, il avait doublé la pointe septentrionale de la Nouvelle-Zemble, et il était resté le seul jusqu’à cette époque. Le 7 septembre 1871, le capitaine norvégien Elling Carlsen, connu par de nombreuses courses dans la mer du Nord et dans l’océan Glacial, arriva au Havre de Grâce de Barentz, et, le 9, il découvrit la maison qui avait abrité les Hollandais. Elle semblait avoir été construite la veille, tant elle était dans un étonnant état de conservation. Tout se trouvait dans la même position qu’au départ des naufragés. Seuls, les ours, les renards et les autres habitants de ces régions inhospitalières avaient visité cet endroit. Autour de la maison étaient épars de grands tonneaux, des amas d’os de phoques, de morses et d’ours. Dans l’intérieur, tout se trouvait en place. C’était la reproduction fidèle de la curieuse gravure de Gerrit de Veer. Les lits étaient rangés le long de la cloison comme ils sont figurés dans le dessin, ainsi que l’horloge, les mousquets, la hallebarde. Parmi les ustensiles de ménage, les armes et les différents objets rapportés par le capitaine Carlsen, nous citerons deux casseroles marines de cuivre, des gobelets, des canons de fusil, des gouges et des limes, une paire de bottes, dix-neuf cartouchières, dont quelques-unes encore pleines de poudre, la pendule, une flûte, des serrures et cadenas, vingt-six chandeliers d’étain, des fragments de gravures et trois livres hollandais, dont une Histoire de Chine, la dernière édition de Mendoza, qui montre le but que Barentz poursuivait dans cette expédition, et un Manuel de la navigation, qui prouve tout le soin que le pilote mettait à se tenir au courant des choses de sa profession.

À son retour au port d’Hammerfest, le capitaine Carlsen rencontra un Hollandais, M. Lister Kay, qui acheta les reliques de Barentz et les transmit au gouvernement néerlandais. Ces objets ont été déposés au musée de la marine de la Haye, et une maison, ouverte par devant, a été construite, entièrement semblable à celle que reproduit le dessin de Gerrit de Veer. Chacun des objets ou des instruments rapportés a pris la place qu’il occupait dans la maison de la Nouvelle-Zemble. Entourés de tout le respect et de toute l’affection qu’ils méritent, ces précieux témoignages d’un événement maritime important, du premier hivernage dans les mers arctiques, ces touchants souvenirs de Barentz, de Heemskerke et de ses rudes compagnons, constituent un des monuments les plus intéressants du musée. À côté de l’horloge, figure un cadran de cuivre au milieu duquel un méridien est tracé. Ce curieux cadran, inventé par Plancius et qui servait sans doute à déterminer les déviations de la boussole, est aujourd’hui le seul modèle existant d’un instrument nautique qui n’a jamais dû être très-répandu. À ce titre encore, il est aussi précieux que le sont, à un autre point de vue, la flûte qui servait à Barentz et les souliers du pauvre matelot décédé pendant l’hivernage. On ne peut voir sans une émotion poignante cette curieuse collection.