Décaméron, nouvelle IX de la 2e journée

Boccace
(traduction par Antoine Lemaçon ; notes par François-Victor Hugo)
Extraits du Décaméron
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome V : Les jaloux — II
Paris, Pagnerre, 1868
p. 427-442
La Tragédie d’Othello Extraits du Hécatommithi

EXTRAIT DU DÉCAMÉRON DE BOCCACE

TRADUIT PAR MAÎTRE ANTOINE LEMAÇON.

NOUVELLE IX
De la Deuxième Journée.

Il y eut à Paris, dans une hôtellerie, quelques gros marchands italiens, les uns pour une affaire, et les autres pour une autre, selon leurs coutumes ; et ayant un soir entre les autres soupé joyeusement tous ensemble, ils commencèrent à deviser de plusieurs choses, et de propos à autre, ils vinrent à parler de leurs femmes, qu’ils avaient laissées dans leurs maisons, dont l’un d’eux en se gaussant commença à dire : « Je ne sais pas ce que la mienne fait, mais de moi je sais bien que quand il me peut tomber ici entre mains quelque jeune garce qui me plaise, je laisse à part l’amour que je porte à ma femme, et prends de celle-ci le plaisir que je puis. » L’autre répondit : « Je n’en fais pas moins, car si je crois que ma femme pourchasse son aventure, elle le fait ; et si je ne le crois, aussi bien le fait-elle, et c’est par ainsi à qui mieux mieux. » Le troisième conclut quasi en cette même sentence, et à la fin il semblait que tous s’accordassent en ceci, que les femmes laissées de leurs maris ne voulussent point perdre de temps. Il y en eut un seulement, lequel avait nom Bernard Lomellin[1] de Gênes, qui dit le contraire, affirmant qu’il avait, par grâce spéciale de Dieu, une femme la plus accomplie que dame de chevalier ou écuyer qui fût par aventure dans toute l’Italie, parce qu’elle était de beau corsage, et encore fort jeune, adroite et agile de sa personne, et qu’il n’était aucune chose qui appartînt à femme, comme travailler d’ouvrages de soie et semblables choses, qu’elle ne fît mieux que nulle autre : et outre il disait qu’il ne se trouvait écuyer, ou serviteur comme nous le voudrions dire, qui mieux servît, ni plus adroitement à la table d’un seigneur qu’elle faisait, comme celle qui était de bonne grâce, sage et fort discrète ; après ceci, il la loua de savoir très-bien manier, piquer et chevaucher un cheval, porter un oiseau, et davantage, savait lire et écrire, et tenir un papier de raison, comme si elle eût été un marchand ; et de ceci, après plusieurs louanges, il tomba sur le propos que l’on devisait, affirmant par serment qu’on n’en saurait trouver une autre plus honnête et plus chaste qu’elle, au moyen de quoi il croyait certainement que, s’il demeurait dix ans, ou bien toute sa vie hors de la maison, elle n’entendrait jamais à telle méchanceté avec un autre homme.

Or, il y avait entre ces marchands qui ainsi devisaient un autre jeune marchand appelé Ambroise de Plaisance[2], qui commença à rire le plus fort du monde de cette dernière louange que Bernard avait donnée à sa femme, et se moquant lui demanda si l’empereur lui avait donné ce privilége plutôt qu’à tous les hommes mariés : Bernard, un peu courroucé, répondit que ce n’était pas l’empereur, mais Dieu, qui pouvait un peu plus que l’empereur, qui lui avait fait cette grâce.

— À l’heure, dit Ambroise à Bernard, je ne doute point que tu ne penses dire vérité ; mais, à ce qu’il me semble, tu as bien peu regardé à la nature des choses : parce que si tu y avais regardé, je ne te sens point de si gros entendement que tu n’eusses connu en icelle des choses qui te feraient parler plus correctement sur cette matière ; et afin que tu ne croies pas que nous autres qui avons parlé fort ouvertement de nos femmes, pensions avoir autre femme, ou faire autrement que toi, et qu’autre chose nous ait mus d’en parler ainsi, sinon un naturel avertissement, je veux un peu deviser avec toi sur cette matière. J’ai toujours ouï dire que l’homme est le plus noble animal que Dieu créa jamais entre les mortels, et la femme après. Mais l’homme, comme chacun généralement croit, et aussi qu’il se voit par effet, est le plus parfait : ayant donc plus de perfection, il doit sans faute avoir plus de fermeté et de constance : aussi a-t-il, parce que universellement les femmes sont plus variables, et la raison pourquoi, on la pourra montrer par plusieurs raisons naturelles, lesquelles pour le présent je suis résolu de laisser à part. Si donc l’homme est de plus grande fermeté, et toutefois il ne se peut tenir qu’il ne condescende, je ne dis pas à une qui le prie, mais à en désirer une qui lui plaise, et à faire ce qu’il peut pour en pouvoir jouir (chose qui lui advient, non-seulement une fois, mais mille le jour), qu’espères-tu que puisse faire une femme fragile de sa nature, aux prières, aux flatteries, aux dons et à mille autres moyens dont usera un homme avisé qui l’aimera ? Penses-tu qu’elle se puisse contenir ? Certainement combien que tu nous le persuades, si ne crois-je point toutefois que tu le croies ; et toi-même tu confesses que ta femme est femme, et qu’elle est de chair et d’os comme sont les autres : par quoi, s’il en est ainsi, les mêmes désirs et les mêmes forces que les autres ont pour résister à tels appétits naturels doivent être les siens ; au moyen de quoi il n’est pas impossible qu’elle soit très-honnête, qu’elle ne fasse ce que les autres font, et n’y a chose possible qui se doive ainsi nier, ou affirmer son contraire si opiniâtrement comme tu fais.

À qui Bernard répondit et dit :

— Je suis marchand et non philosophe, et comme marchand je répondrai et te dirai que je connais ce que tu dis pouvoir advenir aux folles qui n’ont point de honte ; mais celles qui sont sages ont tant de soin de leur honneur qu’elles deviennent plus constantes que les hommes qui ne se soucient point de le garder, et ma femme est de celles-là.

— Véritablement, dit Ambroise, si pour chaque fois qu’elles font ces folies leur venait une corne au front qui rendît témoignage de ce qu’elles auraient fait, je crois qu’il y en aurait peu qui le voulussent faire ; mais non-seulement il ne leur vient point de corne au front, mais à celles qui sont sages il n’y en paraît aucune marque ; et quant à ce qui est de la honte et perte de leur honneur, cela ne consiste sinon aux choses qui sont sues ; par quoi je ne fais aucun doute que, quand elles le peuvent faire secrètement, elles le font, ou bien que si elles s’en abstiennent, c’est sottise, et tiens ceci pour tout certain que celle est seule chaste, laquelle n’a jamais été priée de personne, ou si elle a prié, qu’elle ait été éconduite ; et combien que je connaisse par vraies et naturelles raisons qu’elles doivent être ainsi, toutefois je n’en parlerais si amplement comme je fais, si je n’en avais fait beaucoup de fois la preuve avec plusieurs femmes ; et si je dis davantage que, si j’étais auprès de cette tienne femme, et si sainte comme tu la fais, je penserais la conduire bientôt à ce que j’ai autrefois conduit des autres.

Bernard fâché répondit :

— Le débattre par parole pourrait trop durer ; car je parlerais et tu y contredirais, et à la fin tout cela ne monterait à rien ; mais puisque tu dis que toutes sont ainsi pitoyables et que tu es si grand, je suis content, afin que je te rende certain de l’honnêteté de ma femme, qu’on me tranche la tête, si jamais tu la peux conduire à tel acte de chose qui te plaise ; et si tu ne le peux faire, je ne veux que tu perdes autre chose que mille ducats d’or.

Ambroise, déjà échauffé en ce propos, répondit :

— Bernard, je ne sais ce que je ferais de ta tête, si j’avais gagné la gageure ; mais, si tu as volonté de voir la preuve de ceci que j’ai dit, mets cinq mille ducats d’or des tiens, qui te doivent être moins que ta tête, contre mille des miens ; et là où tu ne me limites aucun terme, je me veux obliger d’aller à Gênes, et dedans trois mois du jour que je partirai d’ici, avoir fait ma volonté de ta femme, et pour témoignage de ce en apporter avec moi de ses plus précieuses choses, et tels et si grands indices que toi-même confesseras qu’il sera vrai : pourvu que tu me promettes sur ta foi que tu ne viendras cependant à Gênes et que tu ne lui écriras aucune chose de cette matière.

Bernard dit qu’il était content ; et combien que les autres marchands qui étaient là s’essayassent de détourner cette gageure, connaissant qu’il en pouvait advenir grand mal, toutefois la colère des deux marchands était si allumée que, malgré que les autres en eussent, ils s’obligèrent par belle écriture de leurs mains l’un à l’autre.

Quand l’obligation fut faite, Bernard demeura à Paris, et Ambroise s’en vint à Gênes le plus tôt qu’il put ; et quand il y eut demeuré quelques jours, et qu’il se fut informé finement du nom de la rue, et des conditions de la dame[3], il en ouït dire ce que Bernard lui en avait dit et encore plus, au moyen de quoi il lui sembla avoir fait une folle entreprise ; mais à la fin, s’étant accointé d’une pauvre femme qui fréquentait souvent chez elle et que la dame aimait bien, ne la pouvant conduire à autre chose, il la corrompit par argent et se fit mettre en un coffre fait artificieusement à son plaisir, puis se fit porter par elle non-seulement en la maison, mais en la chambre de l’honnête femme ; et là, comme si la bonne femme s’en voulait aller en quelque lieu dehors, elle pria, selon l’ordre qu’avait donné Ambroise, qu’on lui gardât son coffre pour quelques jours. Lequel étant ainsi demeuré en la chambre, et la nuit venue, Ambroise, lorsqu’il pensa que la dame dormait, ouvrit le coffre avec certains engins qu’il avait portés sur lui, et sortit en la chambre, où il trouva une lumière allumée avec laquelle il commença à regarder la situation de cette chambre, les peintures et toutes les autres choses notables qui y étaient, qu’il retint en sa mémoire. De là il s’approcha du lit, et sentant que la dame et une petite fille qui était avec elle dormaient fort, il la découvrit toute, tout bellement, et vit qu’elle était aussi belle nue comme vêtue ; mais il ne vit aucun signe sur elle, pour en pouvoir faire rapport, sinon un qu’elle avait sous la mamelle gauche, c’est à savoir un porreau autour duquel il y avait quelques petits poils blonds comme de l’or. Et ayant vu ceci, il la recouvrit tout bellement : combien que la voyant ainsi belle, il lui vînt volonté de hasarder sa vie, et de se coucher auprès d’elle ; mais ayant ouï dire qu’elle était si farouche et sauvage en telles matières, et voyant qu’il avait été à son bel aise la plus grande partie de la nuit par la chambre, il tira d’un coffre de la dame une bourse, une méchante robe, quelque anneau et une ceinture ; et quand il eut tout mis en son coffre, il s’y en retourna, et le ferma comme il était premièrement, et en cette manière il fut deux nuits sans que la dame s’aperçût de rien.

Quand le troisième jour fut venu, la bonne femme, suivant la conclusion qu’ils avaient prise, vint pour requérir son coffre, et le rapporta au lieu où elle l’avait pris ; duquel quand Ambroise fut sorti et eut contenté la bonne femme comme il lui avait promis, il s’en retourna avec les choses susdites le plus tôt qu’il put à Paris, où il arriva avant le terme qu’il avait pris ; et là appelés les marchands qui avaient été présents aux paroles et à la gageure, il dit en la présence de Bernard qu’il avait gagné la gageure qu’ils avaient faite, parce qu’il avait accompli ce dont il s’était vanté, et pour que nul ne doutât qu’il ne fût vrai, il déclara la forme de la chambre et les peintures d’icelle, et après il montra les choses de la dame qu’il avait apportées avec soi, affirmant qu’il les avait eues d’elles.

Bernard confessa que la chambre était ainsi faite comme il disait ; et outre ce, il reconnut que véritablement ces choses qu’il montrait avaient été à sa femme ; mais il disait qu’il l’avait bien pu savoir de quelque serviteur la qualité de sa chambre, et même avoir eu ces choses susdites : parquoi, s’il ne disait autre chose, il lui semblait que cela ne suffisait pour devoir avoir gagné.

Lors Ambroise dit :

— En vérité, ceci devrait suffire ; mais puisque tu veux que j’en dise plus avant, je le dirai. Et je te dis derechef que Mme Genèvre, ta femme, a sous le tétin gauche un porreau assez grandelet, autour duquel y a par aventure six petits poils blonds, de telle couleur que fil d’or.

Quand Bernard ouït ceci, il sembla qu’on lui eût donné d’un couteau au travers du cœur, tant grande douleur il sentit, et ayant sitôt changé de couleur, il donna signe assez manifeste ; voire quand encore il n’eut répondu mot que ce qu’Ambroise disait était vrai. Et quelque peu après il dit : Messieurs, tout ce qu’Ambroise dit est vrai, et pourtant qu’il vienne quand il lui plaira, et qu’il soit payé. Ce qu’il fit le lendemain jusques à un denier. Puis avec un courage félon contre sa femme, il partit de Paris et s’en vint à Gênes. Toutefois, quand il fut près de la ville, il ne voulut entrer dedans, mais demeura bien dix lieues loin d’icelle en une sienne maison ; et quand il y fut arrivé, il envoya à Gênes un sien serviteur[4] en qui il se fiait grandement, avec deux chevaux, et écrivit à sa femme, comme il était de retour et qu’elle s’en vînt avec lui le voir ; mais il commanda secrètement au serviteur qu’aussitôt qu’il serait en quelque lieu avec elle, il la tuât, comme mieux il aviserait, sans miséricorde, puis qu’il s’en vînt à lui.

Quand donc le serviteur fut arrivé à Gênes et qu’il eut baillé les lettres et fait son message, il fut reçu de la dame avec grande chère ; et le lendemain elle monta à cheval avec le serviteur, et prit son chemin pour s’en venir à sa maison ; et cheminant ensemble, et devisant de plusieurs choses, ils arrivèrent en une vallée fort profonde et solitaire, couverte de hautes carrières et de grands arbres ; et semblant avis au serviteur que le lieu était propre pour faire sûrement le commandement et service de son maître, lors il dégaina son épée, et, ayant pris la dame par le bras, lui dit :

— Madame, recommandez votre âme à Dieu, car il vous faut mourir, sans passer plus outre.

La dame, voyant l’épée et oyant ces paroles, dit toute épouvantée :

— Pour Dieu merci ! dis-moi, avant que tu me tues, en quoi je t’ai offensé, par quoi tu doives me tuer.

— Madame, dit le serviteur, vous ne m’avez en rien offensé ; mais en quoi vous avez offensé votre mari, je ne le sais, sinon qu’il m’a commandé que, sans aucune miséricorde, je vous tue en chemin ; et si je ne le faisais, il m’a menacé de me faire pendre par la gorge. Vous savez combien je lui suis tenu et comme il n’est possible que je lui contredise en chose qu’il me commande. Dieu me soit à témoin si je n’ai pas compassion de vous, mais je n’y puis faire autre chose.

À qui la dame dit en pleurant :

— Hélas, pour Dieu merci ! ne veuille point devenir homicide d’une personne qui jamais ne t’a offensé pour complaire à autrui. Dieu, qui connaît tout, sait que je ne fis jamais chose pour laquelle je doive recevoir une telle récompense de mon mari ; mais laissons maintenant ceci. Tu peux, quand il te plaira, satisfaire en une même heure à ton maître et à moi, en la manière que je te dirai. C’est que tu prennes mes habillements et me donnes ton pourpoint et un chaperon d’homme et t’en retournes avec mes dits habillements à ton maître, et lui dises que tu m’as tuée ; et je te jure par cette vie que tu m’auras donnée que je m’éloignerai et m’en irai si loin que jamais ni lui, ni toi, ni personne pareillement qui soit en ce pays, n’entendra nouvelle de moi.

Le serviteur, qui n’avait pas grande volonté de la tuer, devint aisément pitoyable. Par quoi, ayant pris ses habillements et lui ayant baillé un méchant pourpoint, et un chaperon, il lui laissa quelque argent qu’elle avait, et la pria qu’elle s’éloignât de ce pays, la laissant à pied en cette vallée ; puis s’en alla vers son maître, auquel il dit n’avoir seulement accompli son commandement, mais aussi qu’il avait laissé le corps mort d’elle à la gueule de plusieurs loups. Bernard, quelque temps après, s’en retourna à Gênes, et étant le fait découvert, fut fort blâmé.

La dame demeurée seule, et déconsolée, sitôt que la nuit fut venue, s’étant contrefaite le plus qu’elle put, s’en alla en un petit village près de là, où, ayant recouvré d’une vieille femme ce qui lui était nécessaire, elle racoutra le pourpoint à son dos, et l’acourcit ; puis ayant fait de sa chemise une paire de chausses à la marine, et s’étant tondue, et déguisée toute en habit d’un marinier, s’en alla vers la mer, où elle trouva par fortune un gentilhomme catalan qui se nommait seigneur Encarach, le quel était descendu d’un sien navire qui était arrivé un peu loin de là à Albe, et était venu pour se rafraîchir à une fontaine, avec lequel seigneur elle entra en parole, et s’accorda de le servir, puis monta sur le navire, se faisant appeler Sicuran du Final ; et là fut mise en meilleur ordre d’accoutrement, par le gentilhomme, lequel elle commença à servir si bien et si à propos, qu’elle lui fut agréable outre mesure.

Il advint de là à peu de temps que ce Catalan navigua avec une sienne charge à Alexandrie et porta certains faucons passagers qu’il présenta au soudan, lequel fît quelquefois dîner ce Catalan à sa table ; et ayant vu les façons de faire de Sicuran, qui toujours servait son maître, dont il lui plut fort, le demanda au Catalan, lequel, encore que ce fût mal volontiers, le lui laissa. Sicuran, en peu de temps, fit si bien, qu’il acquit non moins la grâce du soudan qu’il avait fait celle du Catalan. Parquoi advint par succession de temps, qu’en certaine saison de l’année en laquelle il se faisait en la ville d’Acre, qui était sous la sujétion du soudan, une grande assemblée de marchands chrétiens et sarrasins, comme si c’eût été une foire où le soudan avait de coutume, afin que les marchands et les marchandises fussent en sûreté, d’envoyer outre ses officiers ordinaires, aucun des siens plus grands amis avec des gens qui eussent la charge de la garde ; quand le temps fut venu, il délibéra d’y envoyer Sicuran, qui savait déjà parfaitement la langue, et ainsi se fit-il.

Quand donc Sicuran fut venu à Acre, seigneur et capitaine de la garde des marchands et de la marchandise, y faisant bien et soigneusement ce qui appartenait à son office, allant et regardant çà et là, il y vit plusieurs marchands siciliens, pisans, génois, vénitiens et autres italiens, desquels il s’apprivoisait volontiers, en souvenance de son pays. Or, advint une fois entre autres qu’étant lui descendu en une boutique de Vénitiens, il y va voir entre autres joyaux une bourse et une ceinture qu’il connut soudainement avoir été siennes, dont il s’ébahit fort. Mais, sans faire autre semblant, demanda gracieusement à qui elles étaient, et si on les voulait vendre. Ambroise de Plaisance était venu avec beaucoup de marchandises sur un navire de Vénitiens, lequel oyant le capitaine de la garde demander à qui elles étaient, s’avança et dit en riant : — Monsieur, elles sont à moi, et ne veux point les vendre ; mais si elles vous plaisent, je vous les donnerai volontiers. Sicuran, le voyant rire, entra en soupçon si celui-ci ne l’avait point remarqué en quelque sien geste ; toutefois, avec un visage assuré, il lui dit : — Tu ris par aventure, parce que tu vois que moi qui suis homme de guerre, va ainsi demandant de ces vétilles à femme.

Ambroise répondit : — Monsieur, je ne ris point de cela, mais je ris du moyen par lequel je les gagnai.

À qui Sicuran dit : — Hé ! si Dieu me donne bonne aventure, et si c’est chose qui se doive dire, dis-moi comment tu les gagnas. — Monsieur, dit Ambroise, ces choses-ci me furent données avec plusieurs autres par une gentille femme de Gênes, nommée Mme Genèvre, femme de Bernard Lomellin, une nuit que je couchai avec elle, me priant que je les gardasse pour l’amour d’elle ; maintenant je m’en suis mis à rire, parce qu’il me souvient de la sottise de son mari, lequel fut si fol qu’il gagea cinq mille ducats d’or contre mille que je ne ferais point ma volonté de sa femme, ce que je fis et gagnai la gageure ; et lui qui plutôt devait punir soi-même de sa brutalité qu’elle d’avoir fait ce que toutes les femmes font, s’en retournant de Paris à Gênes, la fit tuer, ainsi que je l’ai depuis ouï dire.

Sicuran oyant ceci connut incontinent que cela avait été l’occasion du courroux et de la haine de son mari envers elle, et s’aperçut clairement que celui-ci était entièrement occasion de tout son mal. Si pensa en soi-même de ne le laisser impuni. Sicuran donc fit semblant d’être fort aise de cette nouvelle, et prit une telle et si grande familiarité avec Ambroise que, par ses persuasions, il s’en alla, quand la foire fut finie, avec Sicuran, et porta tout ce qu’il avait en Alexandrie, où il lui fit lever une boutique et lui mit de ses deniers entre mains. Par quoi lui voyant qu’il y profitait grandement, y demeurait volontiers.

Sicuran, soigneux de vouloir rendre son mari Bernard certain de son innocence, ne cessa jamais jusqu’à ce que par le moyen d’aucuns grands marchands génois qui étaient à Alexandrie, il ne l’eût fait venir par nouvelles occasions qu’il inventa. Lequel étant venu en assez pauvre ordre, il le fit recevoir secrètement par aucun sien ami, jusqu’à ce qu’il lui sembla être temps de faire ce qu’il entendait. Sicuran avait déjà fait conter la nouvelle par Ambroise devant le soudan, et lui en avait fait prendre plaisir. Mais depuis qu’elle vit Bernard son mari, elle, ayant pris temps convenable, impétra tant de faveur du soudan que l’on ferait venir devant lui Ambroise et Bernard, et qu’en la présence de Bernard, si Ambroise ne voulait dire sans contrainte la vérité de ce qu’il se vantait avoir eu de la femme de Bernard, on la lui ferait confesser par force.

Au moyen de quoi, quand Ambroise et Bernard furent venus, le soudan, en la présence de plusieurs, avec un rude visage, commanda à Ambroise qu’il dît la vérité, comme il avait gagné à Bernard cinq mille ducats d’or ; et là était présent Sicuran, auquel Ambroise se fiait plus, qui, avec un visage plus que courroucé, le menaçait de très-griefs tourments, s’il ne le disait. Par quoi Ambroise, étonné d’un côté et d’autre, et encore se voyant aucunement contraint, raconta entièrement, et au vrai, en la présence de Bernard et de plusieurs autres, comme le tout avait été fait, ne pensant encourir autre peine qu’à rendre les cinq mille ducats d’or et les besognes qu’il avait prises. Et, quand il eut tout dit, Sicuran, comme exécuteur du soudan sur ce point, se tourna vers Bernard et lui dit : — Et toi, que fis-tu pour l’occasion de tel mensonge de ta femme ?

À qui Bernard répondit : — Me voyant convaincu de courroux pour la perte de mon argent, et de la honte et vergogne qu’il me semblait que je recevais de ma femme, je la fis tuer par un mien serviteur, et, selon qu’il me rapporta, elle fut soudainement dévorée des loups.

Ces choses ainsi dites en la présence du soudan, et toutes par lui ouïes et entendues, sans savoir encore pour quelle occasion Sicuran avait ordonné et pourchassé ceci, ni à quelle fin il voulait tendre, Sicuran lui dit : — Monseigneur, vous pouvez assez clairement connaître combien cette bonne dame se peut vanter d’être bien pourvue et d’ami et de mari, quand l’ami, en un instant, l’a privée d’honneur par mensonge, et a gâté sa renommée et détruit son mari, et que le mari, plus crédule à la fausseté d’autrui qu’à la vérité qu’il a par longue expérience pu connaître, l’a fait tuer et manger aux loups ; et outre tout ceci, le bien et l’amour que le mari et l’ami lui portent sont tels, qu’ayant longuement demeuré avec elle, nul ne la reconnaît. Mais, pour ce que vous connaissez parfaitement ce que chacun de ceux-ci a mérité, s’il vous plaît de grâce spéciale faire punir le trompeur, et pardonner à celui qui a été trompé, je le ferai venir en votre présence et la leur.

Le soudan, délibéré de vouloir en ceci complaire du tout à Sicuran, dit qu’il en était content, et qu’il fît venir la femme, dont Bernard fut fort étonné, car il croyait pour certain qu’elle fût morte. Et Ambroise, prévoyant déjà son malheur, avait peur d’avoir pis que de rendre l’argent, ne sachant s’il devait plus espérer ou craindre que la dame dût venir là ; toutefois, il attendait sa venue avec grande merveille. Ayant donc Sicuran obtenu cette permission du soudan, et s’étant jeté à ses genoux en pleurant, il perdit quasi en un même instant la voix masculine, ensemble la volonté de ne plus vouloir sembler homme, et dit : — Monseigneur, je suis la misérable et infortunée Genèvre, qui suis allée six ans durant, coquinant par le monde en guise d’homme, blâmée faussement et méchamment de ce traître Ambroise, et par ce cruel et mauvais homme baillée à tuer par un sien serviteur et à manger aux loups ; puis, déchirant ses habillements de devant, et montrant son sein, se fît connaître au soudan et à toute l’assistance qu’elle était femme, et, se tournant vers Ambroise, lui demanda injurieusement quand ce fut que jamais il avait couché avec elle, ainsi qu’il s’était vanté auparavant. Lequel la reconnaissant déjà et devenu presque muet de honte, ne disait mot.

Le soudan, qui avait toujours réputé cette femme pour homme, voyant et oyant ceci, devint si fort ébahi, que plusieurs fois il crut que ce qu’il voyait et oyait fût plutôt un songe que vérité. Mais toutefois après que l’étonnement fut cessé, connaissant la vérité, il éleva avec grandes louanges la vie, la constance, les conditions et la vertu de Mme Genèvre qui, jusques à cette heure, avait été appelée Sicuran ; et, lui ayant fait apporter de très-honnêtes habillements de femme et fait venir des femmes pour lui tenir compagnie, pardonna à Bernard son mari, suivant la requête qu’elle avait faite, la mort qu’il avait bien méritée ; lequel l’ayant reconnue, se jeta à ses pieds en pleurant, et lui requit pardon, qu’elle lui octroya bénignement, combien qu’il en fût mal digne, et le fit lever debout, l’embrassant tendrement comme son mari.

Le soudan commanda incontinent après qu’Ambroise fût lié en quelque haut lieu de la ville, à un pal et oint de miel, et qu’il ne fût jamais ôté de là, jusques à tant que de soi-même il tombât en pièces, et ainsi fut fait. Après ceci, il commanda aussi que tout son bien fût donné à la dame, qui n’était si petit qu’il ne valût plus de dix mille ducats. Puis fît apprêter un très-beau festin, et en icelui fit honneur à Bernard comme mari de Mme Genèvre, et à Mme Genèvre comme très-honnête femme, et lui donna tant en bagues, comme en vaisselle d’or et d’argent, et en deniers comptant, ce qui valait plus d’autres dix mille doubles ducats, et leur ayant fait apprêter un vaisseau, après que la fête fut finie, il leur donna licence de s’en pouvoir retourner à Gênes quand il leur plairait : où ils retournèrent très-riches en grande joie, et y furent reçus avec grand honneur, et mêmement Mme Genèvre, laquelle chacun croyait être morte ; et toujours depuis, tant qu’elle vécut, elle fut réputée grandement vertueuse.

Mais Ambroise, le même jour qu’il fut empalé et oint de miel, fut non-seulement tué, mais aussi dévoré jusqu’aux os, avec très-grands tourments par les mouches, guêpes et taons dont le pays abonde, lesquels os demeurés blancs et attachés aux nerfs longtemps après, sans être remués, rendaient témoignage, à quiconque les voyait, de sa méchanceté.

Et ainsi le trompeur demeura aux pieds de celui qui avait été trompé.


  1. Posthumus, dans Cymbeline.
  2. Iachimo
  3. Imogène, dans Cymbeline.
  4. Pisanio, dans Cymbeline.
La Tragédie d’Othello Extraits du Hécatommithi
Extraits du Décaméron