Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 64-68).

VIII

Sans préciser autrement la date de sa venue, Mr. Robert Wellstone a parlé de la mi-août. Depuis lors, deux semaines ont passé. Le 15 août approche. On y touche presque et Liette, dont l’impatience grandit de jour en jour, ne sait que faire de son importante petite personne. Pour tromper l’attente, elle échafaude projets sur projets.

Robert, suppute-t-elle, ne pourra faire autrement que de lui consacrer la moitié de son congé. Les bonnes, les délicieuses parties que l’on fera ! N’est-ce pas, Nise ? On ira aux Charmettes, pèlerinage obligatoire des fiancés chambériens. On ira aussi à Aix-les-Bains, il va sans dire, et au Bourget, et plus loin, si c’est possible, à la Grande-Chartreuse, aux gorges du Fier, tout au moins jusqu’au Granier. Des amoureux, rien ne les arrête. Ils ont des ailes.

Des ailes ! Liette est sûre qu’il lui en pousse, et elle ne doute pas davantage d’avoir, quand il le faudra, le don d’ubiquité.

Qu’il est gentil.
Mon p’tit pioupiou
C’est mon chéri,
C’est mon bijou…

Tout cela est joli, en effet. Mais, avant de voler par monts et par vaux, dans le plus merveilleux pays du monde (après le Devonshire), avec le beau lieutenant du Royal Artillery, il importe de laisser venir celui-ci. Or, il ne vient pas vite. Et puis M. le curé s’en mêle, taquinant Liette, qui, il est vrai, ne s’en émeut pas beaucoup. Un anglican ? Hem ! À en croire l’abbé Divoire, ça ne l’enchante guère, ces fiançailles-là.

— Si Mr. Wellstone se convertit, parfait ! On s’entendra sans peine. Sinon, dame, ce sera plus difficile…

— Bien, monsieur le curé, répond tranquillement l’imperturbable Liette, j’en fais mon affaire.

— Oui, oui… nous ne sommes plus en temps de paix. Il faut être « large ». Mais si l’un de vous deux doit faire des concessions sur ce chapitre, autant que ce ne soit pas toi.

En réalité, le brave homme n’est pas sans inquiétude. Sur son conseil, avant que les jeunes gens ne se soient formellement engagés, M. Daliot, en répondant à l’officier, a fait allusion à leurs confessions respectives. S’y serait-il pris maladroitement et Mr. Wellstone, blessé au vif de ses susceptibilités religieuses, lui en garderait-il rancune ? Mr. Wellstone n’a plus récrit en tout cas. Et le temps passe, et Liette se met à bouder aussi de son côté. Piquée, elle entend demeurer sur ses positions et ne veut pas que Nise fasse des avances. La correspondance chôme donc de part et d’autre, et M. le curé en tire d’assez fâcheux augures. Il n’y a pas que lui. Que dire de Nise ?

Tous les matins, à l’heure du courrier, dès que le facteur s’engage dans le couloir du rez-de-chaussée où les locataires ont leurs boîtes à lettres, la pauvre enfant dégringole quatre à quatre les deux étages de l’escalier. Et, chaque fois qu’un sourd grondement signale un train venant de Modane, c’est une nouvelle émotion, elle se précipite à la fenêtre. Le train franchit le passage à niveau de la rue Nézin avant d’enfiler la profonde tranchée du pare. Pressés aux portières pour ne rien perdre de l’admirable point de vue qu’offre l’entrée de la ville, les voyageurs entrevoient la silhouette quasi-aérienne de cette jeune fille qui se penche à son balcon. Et il y en a qui lui sourient en agitant galamment la main. Elle n’en a cure, le regard tendu vers ces figures inconnues qui défilent rapidement dans son champ de vision, cherchant, avec un espoir toujours déçu, toujours renaissant, le cher visage qu’elle ne distingue pas. Le train prend la courbe proche de la gare, et on ne le voit plus, on ne l’entend plus, que Denise, l’œil fixe et le cerveau vide, reste là, immobile, tournée vers l’est, vers l’Alpe dont la barrière, cette fois encore, ne s’est pas ouverte devant celui qu’elle attend. Que devient-il dans la si proche et si lointaine Italie, qui pour lui n’est pas le royaume du soleil et de l’amour, mais le pays des neiges et de la mort ? Le revoir ou avoir de ses nouvelles est son unique pensée. Cette obsession la laisse indifférente à tout le reste. La vie sans lui n’est pas une vie. Petits calculs, petites occupations, petits soucis — tout y est si petit !

— Le revoir, ne serait-ce qu’une heure ! Après… eh bien ! c’est vrai, tout serait fini. Mais est-ce que je serais plus à plaindre que maintenant ? Et j’aurais été heureuse une heure !

Quelquefois, elle a maille à partir avec Liette, qui peut d’autant moins se passer d’elle qu’elle meurt elle-même d’ennui.

— Enfin, Nise, qu’est-ce que tu as ? Comme tu es étrange !… Si triste, si fuyante, on ne dirait plus toi !

— Mais non, je n’ai rien, prétend invariablement Nise.

— Mais si, insiste non moins invariablement Liette.

Et Liette en réfère à M. et à Mme Daliot, qu’alarment de plus en plus les longues rêveries de leur fille aînée, ses distractions continuelles et surtout l’espèce de langueur qui s’en mêle et qui les persuade que sa santé n’est pas ce qu’elle devrait être. Dans leur sollicitude inquiète, ils insistent pour la conduire au médecin. Elle résiste, puis cède. Pour comble de malchance, l’homme de l’art, prenant le change à son tour, parle de chloronémie et préconise une cure thermale et climatérique aux eaux de la Bauche, où elle refuse d’ailleurs obstinément d’aller subir les six semaines du traitement.

Et un jour enfin elle n’y tient plus. C’en est trop, et puisque Liette, par orgueil, s’entête dans son veto, Nise passera outre, prendra sur elle de griffonner clandestinement quelques lignes à celui dont sa sœur, décidément froissée, en vient à ne plus vouloir entendre parler. Ah ! ce n’est pas long et elle n’a pas besoin de se mettre en frais de style.

Elle est seule dans sa chambre. Elle peut y exhaler librement le cri de détresse qu’elle retient et qui l’étouffe. Personne, sauf Robert, ne l’entendra :

« Mon cher Robert,

« Que devenez-vous ?

« Pourquoi mes dernières lettres sont-elles demeurées sans réponse et où en est votre projet de vous arrêter à Chambéry en allant en Angleterre ?

« Je tremble qu’il ne vous soit arrivé quelque accident.

« De grâce, rassurez-moi ! Rendez-moi la vie !

« Votre pauvre petite.

« Liette. »

Mais des sanglots la secouent et elle doit s’enfouir le visage dans ses mains. Liette ! Toujours Liette ! Toujours ce nom d’emprunt, cette fausse signature qui lui coûte comme une apostasie ! Que ne donnerait-elle pas pour pouvoir mettre le sien au bas de cette page toute baignée de ses larmes !

Elle a de plus noirs pressentiments que M. le curé. Son imagination enfiévrée l’emporte vers le front austro-italien, vers ces cimes farouches des Dolomites que l’officier décrivait encore récemment et qu’elle se représente, telles qu’elles sont, avec leurs glaces et leurs neiges jadis vierges, aujourd’hui toutes éclaboussées d’un sang généreux. Dire que Robert a quitté son riant et clément petit Sidmouth pour ces mornes et hostiles solitudes ! En reviendra-t-il jamais ? À l’heure qu’il est, n’expire-t-il pas à l’abandon, sur quelque icefield ou au fond de quelque crevasse ? Elle a beau faire, d’affreuses hallucinations le lui montrent mourant de mille morts, tantôt surpris et massacré par d’implacables ennemis, tantôt balayé par une avalanche avec ses hommes et ses pièces. Et, chaque fois, c’est vers elle qu’il se retourne pour l’invoquer in extremis, pour lui demander pardon de s’être trompé, de n’avoir pas su deviner à temps son amour et son subterfuge.

Dieu grand ! Serait-ce qu’elle ne le devait gagner que pour mieux le perdre, elle qui donnerait tout ce qu’elle peut donner, sa vie, son bonheur, si, à ce prix, elle le pouvait sauver ? Et, à genoux, elle supplie avec égarement :

— On ! non, pas cela, pas cela, mon Dieu !