Amyot (p. 292-306).
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XXIV

Retour du Sanglier sur la meute.

C’est à Guaymas que nous prions le lecteur de nous suivre un an environ après les événements que nous avons rapportés dans notre dernier chapitre.

Un homme, revêtu du costume militaire se rapprochant beaucoup de l’uniforme mexicain, se promenait de long en large, les bras derrière le dos, dans un salon somptueusement meublé.

Cet homme paraissait être fortement préoccupé ; ses sourcils se fronçaient, et parfois il jetait, d’un air d’impatience, les yeux sur une pendule placée sur une console.

Cet homme attendait évidemment quelqu’un qui n’arrivait pas, son impatience et sa mauvaise humeur croissaient d’instant en instant ; il venait de reprendre son chapeau jeté sur un meuble, probablement dans l’intention de se retirer, lorsqu’une porte s’ouvrit et un domestique annonça :

— Son Excellence le général don Sébastian Guerrero.

— Enfin ! grommela entre ses dents le visiteur.

Le général parut. Il était en grand uniforme.

— Pardonnez-moi, mon cher comte, dit-il d’un ton affectueux, pardonnez-moi de vous avoir fait aussi longtemps attendre ; j’ai eu une peine infinie à me débarrasser des importuns qui m’obsédaient ; enfin me voici tout à vous et prêt à écouter avec l’attention convenable les communications qu’il vous plaira de me faire.

— Général, répondit le comte, deux motifs m’amènent aujourd’hui : d’abord le désir d’obtenir de vous une réponse claire et catégorique au sujet des propositions que j’ai eu l’honneur de vous faire il y a déjà quelques jours ; ensuite les plaintes que j’ai à vous adresser au sujet de certains faits fort graves qui ont eu lieu au préjudice du bataillon français, et dont sans doute, ajouta-t-il avec une certaine ironie dans la voix, vous n’avez pas eu connaissance.

— En voici la première nouvelle, monsieur le comte ; croyez que je suis résolu à rendre bonne et entière justice au bataillon français, dont je n’ai eu qu’à me louer depuis son organisation, tant à cause de la bonne conduite de tous ses membres indistinctement, que pour les services qu’il n’a cessé de rendre.

— Voilà de bonnes paroles, général ; pourquoi faut-il qu’elles soient stériles ?

— Vous vous trompez, comte ; bientôt j’espère vous prouver le contraire. Mais laissons cela quant à présent et venons aux griefs dont vous avez à vous plaindre. Expliquez-vous.

Les deux personnes qui causaient sur ce ton amical et se prodiguaient les sourires étaient, l’un le général Guerrero, l’autre le comte Louis de Prébois-Crancé, ces deux hommes que nous avons vus ennemis si acharnés.

Que s’était-il donc passé depuis le traité de Guaymas ? Quelle raison assez puissante leur avait fait oublier leur haine ? Quelle communauté d’idées pouvait-il exister entre eux pour avoir produit un changement si extraordinaire et si inexplicable ?

C’est ce que nous demandons au lecteur la permission de lui expliquer avant d’aller plus loin, d’autant plus que les faits que nous allons rapporter montrent le caractère mexicain dans tout son jour.

Le général, après le succès du traité de Guaymas et la façon dont, grâce à la trahison de don Cornelio, le soulèvement des pueblos avait été arrêté, crut avoir complétement gagné sa cause et être à tout jamais débarrassé du comte de Prébois-Crancé.

Celui-ci, malade presqu’à l’extrémité, incapable de rassembler deux idées, avait reçu l’ordre de quitter immédiatement Guaymas.

Ses amis, rendus à la liberté après la signature du traité, s’étaient hâtés de se rendre auprès de lui. Valentin l’avait fait transporter à Mazatlan, où le comte s’était peu à peu rétabli ; puis tous deux étaient partis pour San-Francisco, laissant en Sonora Curumilla, chargé de les tenir au courant des événements.

Le général s’était fait un mérite auprès de sa fille de la générosité avec laquelle il avait traité le comte ; puis il l’avait, en apparence, laissée libre de ses actions, espérant qu’avec le temps elle oublierait son amour et consentirait à seconder certains projets qu’il ne lui laissait pas encore entrevoir, mais qui consistaient à la marier à un des personnages les plus influents du Mexique.

Cependant, des mois s’étaient écoulés ; le général, qui comptait sur l’absence du comte et surtout sur le manque de nouvelles de lui, pour guérir sa fille de ce qu’il nommait sa folle passion, fut tout étonné lorsqu’il voulut, un jour, causer avec elle des projets qu’il nourrissait en secret et du mariage qu’il projetait pour elle, de l’entendre lui répondre nettement ceci.

— Mon père, je vous ai dit que j’épouserai le comte de Prébois-Crancé, nul autre n’obtiendra ma main, vous-même aviez consenti à cette union, je me considère donc comme liée à lui, et tant qu’il vivra je lui demeurerai fidèle.

Le général fut d’abord assez interloqué de cette réponse. Bien qu’il connût la fermeté du caractère de sa fille, il était loin de s’attendre à une persistance si obstinée. Cependant au bout d’un instant il reprit sa présence d’esprit, et se penchant vers elle il la baisa au front en lui disant avec une feinte bonhomie :

— Allons, méchante enfant, le vois qu’il faut que je fasse ce que tu veux, quoiqu'il m’en coûte beaucoup, eh bien, je tâcherai, j’essaierai, il ne tiendra pas à moi que tu revoies celui que tu aimes.

— Oh ! mon père, serait-il possible ? s’écria-t-elle avec une joie qu’elle ne put contenir, parleriez-vous sérieusement ?

— On ne peut plus sérieusement, mauvaise, ainsi séchez vos larmes, reprenez votre gaîté et vos belles couleurs d’autrefois.

— Ainsi je le reverrai ?

— Je te le jure.

— Ici ?

— Oui, ici, à Guaymas.

— Oh ! s’écria-t-elle avec élan, en lui jetant les bras autour du cou, et l’embrassant avec tendresse, en même temps qu’elle fondait en larmes, oh ! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aimerai si vous faites cela !

— Je le ferais te dis-je, répondit-il, ému malgré lui de cet amour si vrai et si passionné.

Le général avait déjà formé son plan dans sa tête, plan que nous allons voir se dérouler dans toute sa laideur.

De la réponse que sa fille lui avait faite, don Sebastian n’avait retenu que ceci :

Tant que le comte vivra, je lui demeurerai fidèle.

La pauvre doña Angela venait sans s’en douter de faire germer dans le cerveau de son père le plus horrible projet qui se puisse imaginer.

Deux jours plus tard, Cumurilla partait pour San-Francisco, chargé d’une lettre de la jeune fille pour le comte, lettre qui devait avoir une influence immense sur les déterminations ultérieures de don Luis.

Les Mexicains avaient été si magnifiquement battus par les Français à Hermosillo, qu’ils avaient conservé d’eux le plus touchant et le plus respectueux souvenir. Le général Guerrero, qui, ainsi que le lecteur a été à même de le voir, était rempli d’imagination, avait fait une réflexion pleine de logique et de bon sens à ce sujet ; il s’était dit que si les Français avaient battu à plate couture les Mexicains, qui, on le sait, sont des soldats extrêmement redoutables, à plus forte raison ils battraient les Indiens, et même au besoin les yankees, ces gringos, comme les nomment les Sud-Américains, dont ils ont une terreur affreuse, et qu’ils s’attendent à chaque instant à voir envahir le Mexique. En conséquence de son raisonnement, le général Guerrero avait formé à Guaymas même un bataillon entièrement composé de volontaires français commandés par des officiers français, et dont le service se borna provisoirement à faire la police du port et à maintenir l’ordre dans la ville.

Malheureusement, le chef de ce bataillon, officier probe et bon soldat, n’était peut-être pas complétement l’homme qui aurait dû se trouver à la tête de ces volontaires. Ses idées un peu étroites et mesquines n’étaient pas à la hauteur de la position qu’il occupait, et des mésintelligences graves ne tardèrent pas à éclater entre les Mexicains et les étrangers, mésintelligences probablement encouragées en dessous main par certaines personnes influentes, mais qui placèrent le bataillon, malgré l’esprit conciliant de son chef et les efforts qu’il tenta pour rétablir le bon accord, dans une position assez difficile et qui naturellement devait s’aggraver de jour en jour.

Deux partis se formèrent dans le bataillon : l’un, hostile au commandant, parlait avec affection du comte, dont le souvenir était encore palpitant en Sonora, regrettait son absence et formait des vœux pour son retour ; l’autre, sans être dévoué au commandant, lui restait cependant attaché à cause de l’honneur du drapeau ; mais le dévouement était tiède, et nul doute que s’il arrivait un événement imprévu, ces hommes se laisseraient entraîner par les circonstances.

Sur ces entrefaites, le général Alvarez s’était prononcé contre Santa-Anna, président de la république, et appelait à la révolte tous les chefs de corps disséminés dans les provinces.

Le général Guerrero hésitait, ou du moins semblait hésiter à se déclarer pour l’un ou l’autre.

Tout à coup on apprit avec étonnement, presque avec stupeur, que le comte de Prébois-Crancé avait débarqué à Guaymas.

Voilà ce qui était arrivé :

Aussitôt après sa conversation avec sa fille, conversation que nous avons en partie rapportée, le général avait été faire une visite au señor don Antonio Mendez Pavo : cette visite avait été longue, les deux personnages avaient longtemps et secrètement causé ensemble ; puis le général avait regagné sa maison en se frottant les mains.

Cependant le comte était à San-Francisco, triste et sombre, honteux du résultat d’une expédition si bien commencée, furieux contre les traîtres qui l’avaient fait avorter, et, avouons-le, brûlant, malgré les sages exhortations de Valentin, de prendre sa revanche.

De plusieurs côtés à la fois, des personnes influentes engageaient le comte à faire une seconde expédition ; on lui proposait l’argent nécessaire pour acheter des armes et enrôler des volontaires ; Louis avait eu des entrevues secrètes avec deux aventuriers hardis, le colonel Walker et le colonel Fremont, qui plus tard se porta candidat à la présidence des États-Unis. Ces deux hommes lui avaient fait des offres avantageuses, mais le comte les avait repoussées, grâce à la toute-puissante intervention du chasseur.

Cependant le comte était tombé dans une mélancolie noire ; lui si doux et si bienveillant était devenu cassant, sardonique ; il doutait de lui et des autres. Les trahisons dont il avait été victime avaient aigri son caractère à un point tel que ses meilleurs amis commençaient à s’inquiéter sérieusement.

Jamais il ne parlait de doña Angela, jamais son nom n’arrivait de son cœur à ses lèvres ; mais sa main cherchait souvent sur sa poitrine la relique qu’elle lui avait donnée lors de leur première rencontre, et quand il était seul, il la baisait avec amour en versant des larmes.

L’arrivée de Curumilla à San-Francisco produisit un véritable coup de théâtre ; le comte parut subitement avoir recouvré toutes ses espérances et toutes ses illusions, le sourire reparut sur ses lèvres et de fugitifs reflets de gaîté éclairèrent son front.

À la suite de Curumilla arrivèrent deux hommes que nous ne nommerons pas afin de ne pas souiller les pages de ce livre.

En quelques jours ces hommes, suivant sans doute les instructions qu’ils avaient reçues, s’emparèrent complétement de l’esprit du comte et le rejetèrent dans le torrent dont son frère de lait avait eu tant de peine à le retirer.

Un soir que tous deux étaient assis dans la chambre d’une maison qu’ils habitaient en commun, ils fumaient après avoir pris leur repas.

— Tu viens avec moi, n’est-ce pas, frère ? dit le comte en se tournant vers Valentin.

— Tu pars donc décidément ? répondit celui-ci avec un soupir.

— Que faisons-nous ici ?

— Rien, c’est vrai ; la vie m’y pèse comme à toi, mais nous avons devant nous le désert sans bornes, les immenses horizons des prairies ; pourquoi ne pas reprendre notre heureuse vie de chasse et de liberté, au lieu de se fier aux fallacieuses promesses de ces Mexicains sans cœur, qui t’ont déjà fait tant souffrir et dont les infâmes trahisons t’ont conduit où tu en es ?

— Il le faut, reprit le comte avec résolution.

— Écoute, dit Valentin, tu n’as plus cet enthousiasme ardent qui te soutenait dans ta première expédition ; la foi te manque ; toi-même, tu ne crois pas à la réussite.

— Tu te trompes, frère ; aujourd’hui plus qu’à cette époque, je suis certain du succès, car j’ai pour auxiliaires ceux-là même qui jadis étaient mes ennemis les plus acharnés.

Valentin partit d’un éclat de rire railleur.

— Tu en es encore là ? lui dit-il.

Le comte rougit.

— Eh bien, non, dit-il, je ne te cacherai rien. Mon destin m’entraîne ; je sais que ce n’est pas à la conquête, mais à la mort que je marche ! Mais, peu m’importe, il le faut, je veux la revoir ! Tiens, lis.

Le comte tira de sa poitrine la lettre que lui avait apportée Curumilla et la remit à Valentin.

Celui-ci la lut.

— Bien, dit-il. Je préfère que tu sois franc avec moi. Je te suivrai.

— Merci ! mon Dieu, ajouta-t-il avec mélancolie, je ne me fais pas illusion ; je connais ce vieux proverbe latin qui dit : Non bis in idem ; ce qui une fois est manqué l’est pour toujours ; je ne me laisse pas tromper par les protestations hypocrites du général Guerrero et de son digne acolyte le señor Pavo ; je sais parfaitement que tous deux me trahiront à la première occasion. Eh bien, soit ! j’aurai revu celle qui m’attend, qui m’appelle, qui est tout pour moi, enfin ; si je tombe j’aurai une mort digne de moi, la route que j’aurai tracée, d’autres plus heureux la suivront et porteront la civilisation dans ces contrées que toi et moi nous avions rêvé de rendre libres.

Valentin ne put s’empêcher de sourire tristement à ces paroles, qui résumaient complétement pour lui le caractère du comte, composé étrange des éléments les plus divers et où la passion, l’enthousiasme et l’orgueil s’entre-choquaient comme à plaisir.

Le lendemain Louis ouvrit des bureaux d’enrôlement, et quelques jours plus tard il s’embarquait sur une goëlette avec ses volontaires.

Le voyage commença sous de mauvais auspices, les aventuriers firent naufrage ; sans Curumilla, qui le sauva au péril de sa vie, c’en était fait du comte.

Les aventuriers demeurèrent une douzaine de jours abandonnés sur un îlot.

— Des Romains auraient vu un présage dans notre naufrage, dit le comte en soupirant, et ils auraient renoncé à une expédition si malheureusement commencée.

— Nous serions sages de suivre leur exemple, répondit Valentin avec tristesse, il en est temps encore.

Le comte haussa les épaules sans répondre. Quelques jours plus tard ils arrivèrent à Guaymas.

Le señor Pavo reçut admirablement le comte et voulut lui-même le présenter au général.

— Je veux faire votre paix, lui dit-il.

Don Luis se laissa conduire. Le cœur lui battait en songeant qu’il allait peut-être revoir doña Angela.

Il n’en fut rien.

Le général fut extrêmement gracieux pour le comte ; il lui parla avec une feinte franchise et parut prêt à accepter ses propositions.

Don Luis lui amenait deux cents hommes, des armes, et mettait son épée à sa disposition, s’il avait l’intention de se joindre au gouverneur-général Alvarez.

Le général Guerrero, sans répondre positivement à ces avances, laissa cependant voir qu’elles ne lui déplaisaient pas ; il alla même plus loin, car il promit presque au comte de lui donner le commandement du bataillon français, promesse que le comte eut de son côté l’air d’accueillir avec le plus grand plaisir.

Cette entrevue fut suivie de plusieurs autres, où, à part les protestations sans nombre que le général prodigua au comte, celui-ci ne put rien obtenir, excepté une espèce d’autorisation tacite d’exercer, de concert avec le chef du bataillon, le commandement des volontaires.

Cette autorisation fut du reste plus nuisible qu’utile au comte, car elle indisposa contre lui une grande partie des Français, qui ne voyaient qu’avec peine le nouveau chef que le général prétendait leur imposer.

Depuis huit jours que le comte était à Guaymas, le général ne lui avait pas dit un mot de doña Angela, et il lui avait été impossible de la voir.

Le jour où nous le retrouvons chez don Sebastian, les choses, entre les habitants et les Français, en étaient arrivées à un tel point qu’une répression immédiate était urgente, afin d’arrêter peut-être de grands malheurs. Plusieurs Français avaient été insultés, deux avaient même été poignardés en pleine rue ; les civicos et les habitants proféraient de sourdes menaces contre les volontaires, il y avait dans l’air ce je ne sais quoi qui présage les grandes catastrophes, et que l’on ressent sans qu’il soit possible de l’expliquer.

Le général feignit de ressentir vivement l’insulte faite aux Français ; il promit au comte que bonne et prompte justice serait faite et que les assassins seraient arrêtés.

La vérité était que le général, avant que de frapper le grand coup qu’il méditait, voulait laisser arriver les nombreux renforts qu’il attendait d’Hermosillo afin d’écraser les Français et qu’il ne cherchait qu’à gagner du temps.

Le comte se retira.

Le lendemain les insultes recommencèrent ; les Français aperçurent, se promenant et se paradant dans les rues, les assassins que la veille le général avait promis de punir.

Alors une sourde fermentation commença à agiter le bataillon et une nouvelle députation, à la tête de laquelle fut placé le comte, fut envoyée au général.

Le comte demanda péremptoirement que justice fût rendue, que deux canons fussent livrés au bataillon pour sa sûreté, et que les civicos fussent immédiatement désarmés, car c’étaient surtout ces hommes, gens sans aveu, pour la plupart sortis de la lie du peuple, qui occasionnaient tous les désordres.

Encore une fois, le général protesta de son bon vouloir pour les Français, leur promit de leur remettre deux canons, mais il ne voulut pas entendre parler du désarmement des civicos, disant que cet acte pourrait indisposer la population et produire un mauvais effet.

En accompagnant les Français jusqu’à la porte de son salon, il leur annonça que pour leur prouver la confiance qu’il avait en eux, il irait lui-même et sans suite écouter leurs griefs à leur caserne.

La démarche que tentait le général était hardie, par cela même elle devait réussir, surtout avec des Français, connaisseurs en bravoure et justes appréciateurs de tout ce qui est audacieux.

Le général tint sa promesse, il se rendit en effet seul au quartier français, malgré les recommandations de ses officiers ; il répondit même à ce sujet un mot qui prouve combien il connaissait le caractère de notre nation et celui du comte.

Un colonel, entre autres, lui remontrait l’imprudence de se livrer ainsi sans défense entre les mains d’hommes exaspérés par les vexations de toutes sortes qu’ils souffraient depuis si longtemps.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, colonel, les Gaulois ne ressemblent nullement aux Mexicains ; chez eux le point d’honneur est tout. Je sais fort bien qu’on agitera la question de me retenir prisonnier ; mais il est un homme qui n’y consentira jamais et qui me défendra quand même ; cet homme est le comte de Prébois-Crancé.

Le général avait deviné juste, tout arriva comme il l’avait dit ; ce fut le comte qui s’opposa avec énergie à son arrestation, qui déjà était presque résolue.

Don Sébastian sortit comme il était entré, sans que nul osât faire entendre une parole de reproche contre lui ; au contraire, grâce à la mielleuse éloquence dont il était doué, il parvint à retourner si bien les esprits en sa faveur, que chacun l’accabla de protestations de dévouement et qu’on lui fit presque une ovation.

Le résultat de cette audacieuse visite fut immense pour le général ; car, grâce à l’effet qu’il était parvenu à produire sur la masse des volontaires, la division se mit entre eux aussitôt après son départ, et ils ne purent plus s’entendre ; les uns voulaient la paix quand même, les autres demandaient la guerre à grands cris, soutenant qu’on les trompait et qu’ils seraient encore une fois dupes des Mexicains.

Ceux-là avaient raison, ils voyaient juste ; mais, ainsi que cela arrive toujours, ils ne furent pas écoutés, et pour en finir on prit un moyen mixte, ce qui est toujours mauvais en pareille circonstance, c’est-à-dire qu’on institua une commission chargée de s’entendre avec le gouvernement pour régler les intérêts du bataillon.

Comme on le voit, la mine était bourrée ; une étincelle suffisait pour allumer un incendie immense.