Amyot (p. 173-184).
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XIV

Le Combat de coqs.

En marchant sur la Magdalena, le comte de Prébois-Crancé avait un double but : d’abord, celui de s’aboucher avec les riches hacienderos et les alcades des pueblos mécontents du gouvernement de Mexico, et tâcher de les entraîner dans son parti en faisant briller à leurs yeux les avantages de l’indépendance qu’il leur offrait ; ensuite, à cause de la position stratégique de la Magdalena, d’inquiéter le général Guerrero et de le tenir en haleine en feignant à la fois des mouvements agressifs sur chacune des trois capitales sonoriennes.

Le général, aussitôt la guerre déclarée, avait fait appel aux populations avec cette pompeuse et verbeuse éloquence mexicaine, qui ne trompe que les

Les habitants de la Sonora, assez indifférents pour le gouvernement et ne se souciant pas de se mêler à la querelle particulière du général, qui cherchait vainement à la métamorphoser en question nationale, étaient tranquillement demeurés chez eux et n’avaient nullement répondu à l’appel soi-disant patriotique de leur chef ; d’autant plus que, depuis près de quatre mois que les Français étaient débarqués en Sonora et qu’ils parcouraient les routes, leur conduite envers les populations avait toujours été exemplaire, et que jamais la moindre plainte ne s’était élevée contre eux.

Le général, désappointé du mauvais succès de ses machinations, avait alors changé de batteries ; il avait procédé militairement au moyen de levées et d’enrôlements forcés ; puis, ne se contentant pas de cela, il avait traité avec les Indiens Hiaquis et les Indiens Opatas, afin d’augmenter encore son armée.

Il avait voulu aussi, dans le principe, enrôler les Apaches, mais la rude leçon que les Français avaient infligée à ceux-ci les avait dégoûtés de la guerre, et ils s’étaient retirés dans leurs déserts sans vouloir prêter l’oreille à aucune nouvelle proposition.

Cependant le général Guerrero avait réussi à réunir des forces imposantes ; son armée montait à environ douze mille hommes, chiffre énorme, si on songe au petit nombre de combattants que son ennemi pouvait mettre en ligne.

Pourtant le général, rendons-lui cette justice, malgré ses forfanteries sans nombre, les marches et les contre-marches continuelles qu’il exécutait, avait pour son ennemi un respect instinctif, ou, si l’on aime mieux, une crainte parfaitement raisonnée, qui l’engageait à la prudence et l’empêchait de jamais s’aventurer trop près des avant-postes français.

Il se contentait de surveiller activement les mouvements du comte, et d’occuper militairement les trois routes, de façon à pouvoir se transporter rapidement sur le point qui serait menacé par les aventuriers.

Une chose singulière, c’est que, malgré eux, les Américains du Sud n’ont jamais pu, après tant de siècles, et bien qu’ils descendent ou à peu près des Espagnols, se défaire de la terreur superstitieuse que lors de la conquête leur inspirèrent les conquérants européens ; les hauts faits de ces héroïques aventuriers sont encore dans toutes les bouches, et à l’époque de l’indépendance il arriva bien des fois qu’un petit nombre d’Espagnols mit en fuite, rien qu’en se montrant, des masses d’insurgés mexicains.

La preuve la plus convaincante qu’il nous soit possible de donner du fait que nous avançons, c’est que, en ce moment même, trois cents aventuriers français, isolés au milieu d’un pays qu’ils ne connaissaient pas, dont la plupart n’entendaient même pas la langue, tenaient en échec une armée de douze mille hommes, commandée par des chefs qui passaient pour aguerris, et faisaient non seulement trembler le pays de Sonora qu’ils occupaient, mais encore le gouvernement fédéral dans Mexico même.

L’audace et la témérité de l’entreprise tentée par le comte augmentaient encore, s’il est possible, la terreur qu’il inspirait. Cette expédition était tellement folle, que les gens sensés ne pouvaient se figurer que le comte ne fût pas soutenu par des alliés occultes, mais puissants, qui n’attendaient qu’une occasion pour se déclarer.

Cette terreur était soigneusement entretenue par les espions et les batteurs d’estrade du comte ; l’audace de ses mouvements, la décision avec laquelle il agissait, et en dernier lieu l’occupation sans coup férir de la Magdalena étaient venues mettre le comble aux appréhensions du gouvernement, et augmenter son indécision sur les intentions du chef, ou, comme ils l’appelaient, du cabecilla.

Il était à peu près cinq heures du matin, lorsque le rideau qui fermait la tente du comte, fut soulevé du dehors, et un homme entra.

Don Luis, réveillé en sursaut par cette apparition subite, se frotta les yeux et se dressa un pistolet de chaque main, en disant d’une voix ferme :

— Qui est là ?

— Moi, pardieu ! répondit l’arrivant ; qui oserait entrer ainsi, excepté moi ?

— Valentin ! s’écria le comte avec un cri de joie, en jetant ses pistolets. Sois le bienvenu, frère ; je t’attendais avec impatience.

— Merci, répondit le chasseur. Curumilla ne t’a-t-il pas annoncé, cette nuit, mon retour ?

— Oui, fit en riant le comte ; avec cela qu’il est facile de causer avec le chef.

— C’est juste. Eh bien, les renseignements qu’il a oublié de te donner, moi je te les apporte, et peut-être cela vaudra-t-il mieux.

Le comte s’était habillé, c’est-à-dire qu’il avait remis son habit et son zarapé, car il s’était jeté tout vêtu sur sa couche.

— Prends un équipal, dit-il, et causons.

— Je préfère sortir.

— Comme tu voudras, répondit don Luis, qui soupçonnait que son ami avait des raisons particulières pour agir ainsi.

Tous deux quittèrent la tente.

— Capitaine de Laville, dit le chasseur en s’adressant au jeune homme qui se promenait de long en large devant la tente, une escorte de dix cavaliers, un cheval pour moi et un autre pour le comte, s’il vous plaît.

— Tout de suite ?

— Oui, si cela est possible.

— Parfaitement.

— Nous quittons donc le camp ? demanda Louis dès qu’ils furent seuls.

— Nous allons à la Magdalena, répondit le chasseur.

— C’est que cela se présente assez mal en ce moment.

— Pourquoi cela ?

— Parce que j’attends la réponse du général.

— Alors, tu peux venir, répondit le chef avec un sourire railleur, car cette réponse, tu ne la recevras pas ; la mission du colonel n’était qu’un leurre pour endormir ta vigilance.

— Oh ! oh ! tu es certain de ce que tu avances ?

— Pardieu !

En ce moment, l’escorte parut.

Louis et Valentin se mirent en selle.

Il était six heures du matin au plus ; la campagne était déserte, à chaque souffle de la brise, les arbres secouaient leurs têtes humides de l’abondante rosée de la nuit, et faisaient pleuvoir de courtes ondées qui grésillaient sur les buissons ; le soleil pompait les vapeurs épaisses qui s’élevaient de la terre, et les oiseaux, blottis sous la feuillée, s’éveillaient en chantant.

Les deux amis, un peu en avant de leur escorte, marchaient pensifs l’un auprès de l’autre, la bride sur le cou de leurs chevaux, et laissant errer un regard distrait sur le magnifique paysage qui se déroulait à leurs yeux.

Déjà les premières maisons du pueblo, gaîment encadrées dans des massifs de floripondios et de vigne vierge, se laissaient voir au tournant de la route. Louis releva la tête :

— Bien ! dit-il, comme se répondant à lui-même, je jure Dieu que cette nuit sera la dernière que le général Guerrero se moquera ainsi de moi ; il est évident que le colonel Suarez ne venait dans mon camp que pour voir par lui-même en quel état nous sommes.

— Pas pour autre chose.

— Où allons-nous donc ainsi ?

— Assister à un combat de coqs.

— Assister à un combat de coqs ? fit le comte avec surprise.

Le Chasseur lui lança un regard significatif.

— Oui, lui dit-il ; tu sais peut-être, et au cas où tu l’ignorerais, je te l’apprends, que les plus beaux combats de coqs ont lieu tous les ans à la Magdalena à l’époque de la fête patronale.

— Ah ! fit Louis avec indifférence.

— Je suis certain que cela t’intéressera, reprit Valentin avec un accent narquois.

Le comte comprit parfaitement que son ami ne lui parlait de cette façon que pour dérouter les oreilles à portée d’entendre, et il se tut, persuadé que bientôt tout s’éclaircirait.

Du reste, la petite troupe entrait en ce moment dans le pueblo, dont les maisons commençaient à s’ouvrir, et dont les habitants, à peine éveillés, les saluaient au passage avec de joyeux et amicaux sourires.

Après avoir parcouru lentement deux ou trois rues du pueblo, sur un signe de Valentin, le détachement s’arrêta devant une maison d’assez piètre apparence, qui n’avait rien qui la distinguât des autres et qui la recommandât à l’attention des étrangers.

— C’est ici, dit le chasseur.

Ils s’arrêtèrent et mirent pied à terre. Valentin ordonna alors péremptoirement au chef du détachement de demeurer en selle avec ses hommes et de ne s’écarter ni à droite ni à gauche jusqu’au retour du comte ; puis il frappa discrètement à la porte, qui s’ouvrit aussitôt. Ils entrèrent tous deux et la porte se referma sans qu’ils eussent vu personne.

À peine dans la maison, le chasseur introduisit son compagnon dans un cuarto dont il ouvrit la porte avec une clef qu’il tira de sa poche.

— Fais comme moi, lui dit-il en se dépouillant de son chapeau de poil de vigogne et de son zarapé, qu’il échangea contre un manteau et un chapeau de paille à larges ailes.

Le comte l’imita.

— Maintenant, viens.

Tous deux s’enveloppèrent avec soin dans leurs manteaux, rabaissèrent les ailes de leurs chapeaux sur leurs yeux et ils sortirent de la maison par une porte parfaitement dissimulée dans la muraille, qui communiquait avec une maison voisine, qu’ils traversèrent sans rencontrer personne, et ils se trouvèrent de nouveau dans la rue.

Mais pendant les quelques instants qu’ils étaient demeurés dans la maison, l’aspect du pueblo avait complétement changé. Maintenant les rues étaient encombrées de monde qui allait et venait, à chaque pas des enfants ou des leperos tiraient des boîtes et des pétards avec force cris de joie et éclats de rire.

Dans toute l’Amérique espagnole et surtout au Mexique, il n’y a pas de fête un peu convenable sans pétards et sans artifices ; tirer des pétards est être à l’apogée de la joie. Nous nous rappelons à ce sujet une anecdote assez caractéristique.

Quelque temps après que les Espagnols eurent été définitivement chassés du Mexique, le roi Ferdinand demanda un matin à un riche Mexicain réfugié à la cour d’Espagne :

— Que croyez-vous que fassent en ce moment vos compatriotes, señor don Luis de Cerda ?

— Sire, répondit gravement le Mexicain en s’inclinant devant le roi, ils tirent des pétards.

— Ah ! fit le roi, et il passa.

Quelques heures plus tard, le roi accosta de nouveau le gentilhomme ; il était deux heures de l’après-midi.

— Et maintenant, lui demanda-t-il gaîment, à quoi s’occupent-ils ?

— Sire, répondit le Mexicain non moins gravement que la première fois, ils continuent à tirer des pétards.

Le roi sourit, mais ne répliqua pas. Le soir venu, cependant, il adressa de nouveau la même question au gentilhomme qui répondit avec son imperturbable sang-froid :

— Plaise à Votre Majesté, Sire, ils tirent toujours, et de plus en plus, des pétards.

Cette fois, le roi n’y put tenir, et il éclata d’un fou rire : chose d’autant plus extraordinaire, que ce prince n’a jamais été renommé pour son caractère jovial.

Les Mexicains ont trois passions mignonnes : jouer le monté, assister aux combats de coqs et tirer des pétards. Nous croyons que la troisième est la plus enracinée chez eux ; la quantité de poudre qui au Mexique se brûle en pétards est incalculable.

Donc on tirait des pétards dans toutes les rues et sur toutes les places de la Magdalena ; à chaque pas il en partait sous les pieds de nos deux personnages qui, aguerris de longue main aux coutumes mexicaines, n’attachaient pas la moindre importance à ces feux d’artifice, et continuaient imperturbablement leur route, se frayant, comme ils le pouvaient, un passage à travers la route bigarrée composée d’Indiens, de métis, de nègres, de zambos, d’Espagnols, de Mexicains et d’Américains du Nord, qui fourmillaient et grouillaient autour d’eux.

Enfin, arrivés devant une ruelle située environ à la moitié de la calle San-Pedro, ils s’y engagèrent.

— Ah çà ! dit Louis, c’est donc réellement à un combat de coqs que nous allons assister ?

— Certainement, répondit en souriant Valentin ; laisse-moi faire, je t’ai dit que cela t’intéresserait.

— Allons donc alors, reprit le comte en haussant insoucieusement les épaules ; le diable soit de toi avec tes idées saugrenues.

— Bon ! bon ! fit en riant Valentin, nous verrons ; mais nous sommes arrivés.

Et sans plus causer, ils entrèrent dans une maison.

Il n’existe pas au Mexique de plaisir, si ce n’est le monté ou peut-être les feux d’artifice, qui excite l’intérêt au même degré qu’un combat de coqs, et cet intérêt n’est pas restreint seulement à une certaine classe de la société ; il n’y a pas, sous ce rapport, de différence entre le président de la république et le plus humble citoyen, entre le généralissime et le dernier lepero, entre le plus haut dignitaire de l’Église et le plus obscur sacristain ; blancs, noirs, métis et Indiens, toute la population se rue avec une frénésie sans égale à ce spectacle sanglant si rempli d’intérêt pour elle.

Voici comment sont disposées les arènes. Derrière une maison, on choisit un vaste enclos au centre duquel s’élève un amphithéâtre circulaire de cinquante à soixante pieds de diamètre ; le mur de cet amphithéâtre n’a jamais moins de vingt pieds de haut ; il est bâti en briques, soigneusement récrépi à l’intérieur et à l’extérieur avec du ciment dur.

Cinq rangs de siéges disposés en gradins entourent complétement l’intérieur de l’édifice.

Jusqu’à l’ouverture des portes, personne ne sait quels sont les volatiles engagés.

Enfin, aussitôt que le public est admis dans l’enceinte, les coqs sont apportés ; les parieurs en achètent chacun un, que l’on remet ensuite entre les mains du dresseur chargé des arrangements préliminaires.

Du reste, ces arrangements sont simples. Les coqs ayant été, quelques jours auparavant, privés de leurs ergots, on les leur remplace par des éperons artificiels faits avec une lame d’acier poli, longue d’environ trois pouces, sur à peu près un demi-pouce de large à la base, légèrement recourbée par en haut, se terminant en pointe aiguë, et ayant la tranche supérieure affilée. Ces éperons sont fortement fixés à la jambe au moyen de fermoirs.

Ainsi disposés au combat, les coqs sont promenés dans l’arène par les dresseurs, qui les tiennent en l’air et les soumettent à l’inspection des spectateurs afin que ceux-ci organisent leurs paris.

Or, l’argent qui se risque ainsi sur un coq est incroyable ; il y a des hommes qui se ruinent en paris.

Au moment où les Français entrèrent, le spectacle était commencé depuis longtemps déjà, en sorte que toutes les meilleures places étaient prises, et l’arène remplie de spectateurs debout et pressés les uns contre les autres.

Mais comme nos personnages n’étaient nullement venus avec l’intention de prendre une part active au divertissement, ils allèrent modestement s’asseoir sur le mur de l’enceinte, où s’était réfugiée une guirlande de leperos déguenillés, trop pauvres pour parier, mais qui regardaient de là avec des regards d’envie et des trépignements de sourde colère les heureux privilégiés de la fortune qui s’agitaient et se bousculaient à leurs pieds avec des cris et des exclamations.

Le tumulte était alors à son comble, tous les yeux étaient fixés sur l’arène, où, chose extraordinaire, un seul coq venait d’en battre neuf les uns après les autres.

Les Français profitèrent habilement de cette effervescence des spectateurs pour passer inaperçus et gagner les places qu’ils avaient choisies.

Au bout d’un instant, Valentin alluma un pajillo de maïs, et se penchant à l’oreille de son frère de lait.

— Attends-moi ici, lui dit-il, je reviens dans un instant.

Louis fit un signe affirmatif de la tête.

Valentin se leva d’un air indifférent, descendit nonchalamment les gradins, et put se mêler, la cigarette à la bouche, aux spectateurs qui encombraient les abords de l’arène.

Le comte le suivit des yeux pendant quelques instants, mais bientôt il le perdit de vue au milieu de la foule.

Alors ses regards se reportèrent sur l’arène, et tel est l’attrait qu’offre ce spectacle singulier et cruel, que, malgré lai, le comte s’intéressa à ce qui se passait devant lui, et finit même par y prendre un certain plaisir.

Les combats se succédaient rapidement les uns aux autres, offrant chacun des péripéties différentes, mais toutes émouvantes. Le comte commençait à trouver longue l’absence de son frère de lait, qui l’avait quitté depuis près d’une heure, lorsque tout à coup il le revit debout devant lui.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Eh bien ? répondit Valentin en castillan, il paraît que j’avais raison, et que les coqs du seigneur Rodriguez font merveille ; viens donc voir cela de près, je t’assure que c’est curieux.

Le comte se leva sans répondre et le suivit.