Amyot (p. 162-173).
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XIII

La Magdalena.

Dans une situation militaire importante, à cheval sur les chemins qui conduisent à Urès, Hermosillo et Sonora, les trois capitales de l’État, et à peu près à égale distance de chacune d’elles, se trouve un pueblo ou village nommé la Magdalena.

Ce pueblo, peu considérable par lui-même, jouit cependant d’une certaine réputation dans le pays, à cause de la beauté de son site et de la pureté de l’air qu’on y respire.

La Magdalena forme une espèce de carré long, dont un des côtés mire nonchalamment ses blanches maisons dans les eaux limpides du Rio-San-Pedro, affluent du Gila ; des bois épais de palma-christi, de styrax, d’arbres du Pérou et de mahoganys, lui forment une barrière infranchissable contre les vents brûlants du désert, rafraîchissent et embaument l’atmosphère et servent d’abri à des milliers de brins bleus, de cardinaux et de Loros qui babillent gaiement sous la feuillée et animent ce paysage enchanteur, cette ravissante oasis, placée là par la main de Dieu, comme pour faire oublier au voyageur qui revient des prairies les souffrances et les fatigues du désert.

La fête patronale de la Magdalena est une des plus suivies de la Sonora et en même temps des plus joyeuses. Comme elle dure plusieurs jours, les hacienderos et les campesinos y affluent de quatre-vingts et cent milles à la ronde. Et pendant cette fête où coulent des flots de pulque et de mezcal, ce ne sont que Jaranas, Montés, corridas de toro, enfin divertissements de toutes sortes, que, malgré la grande affluence d’étrangers, jamais aucun méfait ne vient assombrir.

Le peuple mexicain n’est pas méchant, c’est un enfant mal élevé, têtu et colère, rien de plus.

Trois jours après les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre, le pueblo de la Magdalena, alors, à l’époque la plus animée de sa fête annuelle, était en proie à une agitation et une animation extraordinaire, animation à laquelle la fête semblait être complétement étrangère, car les jeux avaient été subitement interrompus et la population s’était portée en masse en courant, riant et se bousculant, vers une des extrémités du pueblo, où, d’après les quelques mots échangés rapidement et d’un air affairé entre les coureurs et saisis au passage, il se passait quelque chose d’étrange.

En effet, bientôt des clairons sonnèrent Une fanfare et une troupe d’hommes armés déboucha dans le pueblo, marchant en bon ordre et d’un pas ferme et délibéré.

C’était d’abord une avant-garde d’une dizaine de cavaliers bien montés ; puis venait une troupe assez nombreuse formée en sections de trente hommes chacune environ, faisant flotter au milieu d’elle les larges plis d’un drapeau sur lequel était écrit : Independencia de la Sonora.

Derrière cette troupe venaient deux pièces de canon attelées de mules, puis un escadron de cavalerie, suivi immédiatement par une longue file de wagons et de charrettes.

La marche était fermée par une arrière-garde d’une vingtaine de cavaliers.

Cette petite armée, forte d’environ trois cents hommes, traversa le pueblo dans toute sa longueur, passant la tête haute et le regard assuré devant la double haie de curieux formée sur sa route et s’arrêta à un signe de son chef à cent mètres du pueblo, au sommet du triangle formé par l’embranchement des trois routes.

Là, le front de bandière fut formé et l’ordre de camper donné à la troupe.

Il est sans doute inutile d’avertir le lecteur que cette armée n’était autre que la compagnie Atrevida commandée par le comte de Prébois-Crancé.

Du reste, la bonne tenue de cette troupe, son air martial, avait prévenu en sa faveur la population du pueblo qu’elle avait si audacieusement traversé. Sur son passage, des sombreros et des mouchoirs avaient été agités, et des bravos s’étaient fait entendre.

Le comte, à cheval, à quelques pas en avant du gros de la compagnie, n’avait pas cessé un instant de prodiguer de gracieux saluts à droite et à gauche, saluts qui lui avaient été rendus avec usure pendant tout le parcours du village.

Aucun peuple ne peut lutter avec les Français pour leur adresse à tirer parti de tout et faire ce que l’on appelle flèche de tout bois en campagne.

Dès que l’ordre de camper fut donné, chacun se mit à l’œuvre et en moins de deux heures, les aventuriers, utilisant avec intelligence tout ce qui se trouvait à leur portée, eurent établi le camp le plus pittoresque et le plus gracieux qui se puisse imaginer.

Cependant, comme le comte se considérait comme étant en pays ennemi, rien n’avait été négligé pour mettre le camp, non-seulement à l’abri d’un coup de main, mais encore dans un état de défense respectable. À l’aide des wagons et des charrettes, renforcés par des abattis de bois considérables, les aventuriers avaient formé une enceinte, qu’un large fossé, dont la terre était rejetée en talus du côté de la campagne, protégeait encore. Au centre du camp, sur une légère éminence, s’élevait la cabane du chef, devant laquelle les canons étaient braqués ; au sommet de cette cabane flottait le drapeau dont nous avons eu déjà occasion de parler.

L’arrivée des Français fut une bonne fortune pour les Sonoriens que la fête avait attirés à la Magdalena. Du reste, depuis quelques jours déjà ils étaient attendus d’heure en heure, et les habitants, malgré es proclamations du gouvernement mexicain qui représentait les Français comme des bandits et des pillards, n’avaient pris d’autres précautions contre eux que de se porter à leur rencontre et de les accueillir avec des acclamations de bienvenue, fait caractéristique et qui montrait clairement que l’opinion publique ne se trompait nullement sur la portée du prounciamiento des Français, et que chacun savait fort bien de quel côté étaient le droit et la justice.

Lorsque le camp fut établi, les autorités du pueblo se présentèrent à l’une des barrière, pour demander, au nom de leurs concitoyens, l’autorisation de visiter les Français chez eux.

Le comte, charmé de cette démarche, qui était d’un bon augure pour les relations que postérieurement il comptait établir avec les habitants se hâta d’accorder avec la meilleure grâce possible, l’autorisation demandée.

De Laville avait rejoint le comte à dix milles du pueblos, à la tête de quatre-vingts cavaliers, ce qui donnait à la compagnie une cavalerie respectable. Don Luis, connaissant depuis longtemps déjà le capitaine de Guetzalli, le nomma son major-général et se déchargea sur lui des détails toujours fastidieux du service.

De Laville accepta avec empressement cette marque de confiance, et le comte, libre désormais de s’occuper en toute sûreté de la partie politique de l’expédition, se retira sous sa tente, afin de réfléchir aux moyens à employer pour entraîner dans son parti la population au milieu de laquelle il se trouvait.

Depuis le jour où le général Guerrero s’était présenté à la Mission, accompagné du père Séraphin, le comte, par un sentiment de convenance, n’avait pas revu doña Angela, sur laquelle cependant il veillait avec la plus grande sollicitude. La jeune fille avait apprécié cette délicatesse et de son côté n’avait pas cherché à le revoir. Elle avait fait la route de la mission à la Magdalena, dans un palanquin fermé, et une cabane lui avait été élevée à peu de distance de celle du comte.

À peine l’autorisation demandée par les autorités du pueblo fut-elle accordée, que le camp des aventuriers devint pour les habitants un but, ou, pour être plus vrai, le seul but de promenade. La foule, avide de voir de plus près ces hommes audacieux qui ne craignaient pas, si faible que fût leur nombre, de déclarer hautement la guerre au gouvernement de Mexico, se porta en masse vers l’endroit occupé par eux.

Las aventuriers reçurent les visiteurs avec cet entrain, cette rondeur et cette gaîté narquoise qui distingue le caractère français, et qui leur conquit en quelques heures à peine les sympathies des Sonoriens, qui, plus ils les voyaient, plus ils voulaient les voir, et ne se rassasiaient pas d’admirer leurs insouciance et surtout leur imperturbable conviction dans la réussite de l’expédition.

Cependant la nuit approchait, le soleil déclinait rapidement à l’horizon, lorsque don Cornelio, qui remplissait les fonctions d’aide de camp du comte, souleva le rideau de sa tente et lui annonça qu’un officier supérieur, se disant chargé d’une mission auprès de lui, demandait à lui parler.

Don Luis donna l’ordre qu’il fût introduit ; le messager entra ; le comte le reconnut aussitôt, c’était le colonel Suarez.

De son côté, le colonel fit, un geste d’étonnement en reconnaissant l’homme avec lequel il s’était trouvé à Guetzalli sans parvenir à savoir qui il était.

Don Luis sourit de l’étonnement du colonel, le salua poliment et l’invita à s’asseoir.

— Monsieur, dit le colonel après les premiers compliments, je suis chargé par le général Guerrero de vous remettre une lettre.

— On me l’a dit déjà, colonel, répondit le comte. Sans doute, vous connaissez le contenu de cette lettre ?

— À peu près, monsieur, d’autant plus que je dois ajouter quelques paroles de vive voix.

— Je suis prêt à vous entendre.

— Je n’abuserai pas de vos instants, monsieur ; voici d’abord la lettre.

— Fort bien, répondit le comte en la prenant et en la posant sur la table.

— Le général don Sébastian Guerrero, continua le colonel, vous accorde la demande que vous lui avez fait l’honneur de lui adresser de la main de sa fille ; seulement il désire que, si cela est possible, la cérémonie nuptiale ait lieu le plus tôt possible.

— Je n’y vois aucun inconvénient.

— Il désire en outre que cette cérémonie, à laquelle il compte assister avec un grand nombre de ses parents et de ses amis, soit célébrée à la Mlagdalena, par le père Séraphin.

— À ceci, colonel, j’aurai quelques observations à faire.

— Je vous écoute, caballero.

— Je consens volontiers que le père Séraphin me marie ; seulement, la cérémonie n’aura pas lieu à la Magdalena, mais ici, dans mon camp, que je ne veux ni ne puis quitter.

Le colonel fronça le sourcil ; le comte continua sans paraître s’en apercevoir :

— Le général assistera au mariage avec autant d’amis et de parents que bon lui semblera ; mais comme malheureusement nous ne sommes pas vis-à-vis l’un de l’autre dans des relations aussi bonnes que je le souhaiterais, et que je dois veiller à ma sûreté de même que lui doit veiller à la sienne, le général voudra bien m’envoyer dix otages choisis parmi les personnes les plus influentes de l’État. Ces otages seront traités par moi avec les plus grands honneurs et rendus au général une heure après la bénédiction nuptiale et le camp évacué par les invités ; je dois vous avertir, colonel, que si la moindre tentative de trahison est faite contre moi ou contre l’un des hommes que j’ai l’honneur de commander, les otages seront immédiatement fusillés.

— Oh ! s’écria le colonel, vous défiez-vous donc du général Guerrero, monsieur, et n’avez-vous pas foi en son honneur de caballero ?

— Monsieur, répondit sèchement le comte, j’ai malheureusement appris à mes dépens ce que valait l’honneur de caballero de certains Mexicains ; je n’entrerai donc dans aucune discussion à ce sujet. Voici mes conditions, le général est maître de les accepter ou de les rejeter, mais je vous donne ma parole d’honneur que je n’y changerai rien.

— C’est bien, monsieur, répliqua le colonel, intimidé malgré lui par l’accent résolu du comte, j’aurai l’honneur de transmettre ces dures conditions au général.

Don Luis salua.

— Je doute qu’il les accepte, continua le colonel.

— Il en est le maître.

— Mais n’y aurait-il pas un autre moyen d’accommoder le différend ?

— Je n’en vois pas.

— Enfin, au cas peu probable où le général accepterait, comment vous le ferai-je savoir, afin de perdre le moins de temps possible ?

— D’une manière fort simple, monsieur, par l’arrivée du père Séraphin, et l’envoi des otages.

— Et, dans ce cas, quand aurait lieu la cérémonie ?

— Deux heures après que les otages seraient dans mon camp.

— Je me retire, monsieur, pour transmettre votre réponse à mon supérieur.

— Faites, monsieur.

Le colonel se retira.

Le comte, qui pensait être sûr de l’acceptation de son ultimatum, donna immédiatement les ordres nécessaires pour la construction de la cabane destinée à servir de chapelle, puis il écrivit un billet que, par l’entremise de don Cornelio, il fit remettre à doña Angela. Ce billet, fort laconique, ne contenait que ceci :

« Madame,

« J’ai reçu la réponse de votre père ; elle est favorable. Demain, probablement, aura lieu la cérémonie de notre mariage. Je veille sur vous et sur moi.

« Comte de Prébois-Crancé. »

Après avoir expédié ce billet, le comte s’enveloppa dans un manteau et sortit, afin de visiter les postes et s’assurer que les sentinelles faisaient bonne garde.

La nuit était claire et tiède ; le ciel, plaqué d’un nombre infini d’étoiles brillantes ; l’atmosphère, embaumée de mille suaves odeurs ; par intervalles des bouffées de jaranas, apportées par l’aile de la brise, s’élevaient du pueblo et venaient mourir aux oreilles du comte.

Le camp était silencieux et sombre ; les aventuriers, retirés sors leurs toldos ou dans leurs jacals en branchages, se livraient au repos, si nécessaire après une journée de marche ; les chevaux, parqués et entravés à l’amble pêle-mêle avec les mules, broyaient leur provende d’alfalfa ; les sentinelles, le fusil sur l’épaule, se promenaient à pas lents autour des retranchements, les yeux fixés sur la campagne.

Le comte, après s’être assez longtemps promené et avoir reconnu que l’ordre le plus sévère régnait partout, séduit par la douceur mélancolique et mystérieuse de la nuit, s’accouda sur le retranchement, et l’œil fixé dans l’espace, sans rien regarder et probablement sans rien voir, se laissa aller peu à peu à rêver, subissant malgré lui l’influence mystérieuse des objets qui l’entouraient.

De temps en temps, lorsque les sentinelles se jetaient le cri de veille, il relevait machinalement la tête ; puis il se laissait de nouveau aller au flot des pensées qui venaient l’assaillir, et s’absorbait tellement en lui-même qu’il semblait dormir ; cependant il n’en était rien.

Depuis plusieurs heures déjà il était ainsi à demi couché sur le retranchement, sans songer à se retirer, lorsqu’il sentit tout à coup une main se poser légèrement sur son épaule.

Ce contact, tout faible qu’il fût, suffit cependant pour le rappeler des mondes imaginaires dans lesquels galopait son imagination, à la conscience de sa situation présente.

Le comte étouffa un cri de surprise et se retourna.

Un homme se tenait cramponné en dehors après les retranchements, dont sa tête dépassait à peine le sommet.

Cet homme était Curumilla.

Le chef avait un doigt posé sur la bouche, comme pour recommander la prudence au comte.

Celui-ci fit un geste de plaisir en reconnaissant l’Indien, et se pencha rapidement vers lui.

— Eh bien ? lui demanda-t-il bouche à oreille.

— Vous serez attaqué demain.

— Vous en êtes sûr ?

L’Indien sourit.

— Oui, dit-il.

— Quand ?

— La nuit.

— À quelle heure ?

— Une heure avant le lever de la lune.

— Par qui ?

— Des visages pâles.

— Oh ! oh !

— Adieu.

— Vous repartez ?

— Oui.

— Vous reverrai-je ?

— Peut-être.

— Quand ?

— Demain.

— Et Valentin ?

— Il viendra.

L’Indien, sans doute fatigué d’avoir causé si longtemps, contrairement à ses habitudes, bien que cependant les phrases qu’il avait articulées ne fussent pas d’une longueur démesurée, se laissa glisser en bas du retranchement sans en vouloir dire davantage.

Louis le suivit des yeux ; il le vit ramper comme un serpent sur les genoux et disparaître dans les ténèbres sans avoir produit le moindre bruit.

Cette scène avait été tellement rapide, la fuite de l’Indien tellement silencieuse, que le comte fut sur le point de la prendre pour une hallucination ; mais tout à coup le cri du hibou, répété à deux reprises différentes, s’éleva dans l’air.

Ce signal était depuis longtemps convenu entre Valentin et le comte ; il comprit que Curumilla, tout en l’avertissant qu’il était en sûreté, lui adressait de loin une dernière recommandation de prudence ; il hocha tristement la tête et rentra tout pensif dans la tente en murmurant à voix basse :

— Encore une trahison !