Curiositez inoüyes/Édition 1629/4

Jacques Gaffarel
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Chap. Ⅳ.
Qu’à faute d’entendre Aristote on a condamné la puissance des figures, & conclu beaucoup de choses, & contre ce Philosophe, & contre toute bonne Philosophie.


SOMMAIRE.
  1. Erreurs que l’ignorance des langues a causé dans les lettres.
  2. εἶδος signifie specimen, & non pas species.
  3. Faux qu’il faille dire αὐτός ἄνθρωπος.
  4. Εφέσηκεν mal tourné; & d’icy la question des universaux mal entenduë.
  5. Sotte interpretation de χωρηςἁ
  6. Erreur qu’on commet és mots λόγος οὐσία, & τὸ τί ἦν εἶναι, & πςάττειν, ποιεῖν. Correction de ἐνδελέχεια rejettee contre Ciceron.
  7. Faux qu’on tire d’Aristote que le feu soit humide, contee du Villon.
  8. Qu’a-t’on imposé à Aristote pour n’avoir compris la force du mot θεο‍υς; & pour avoir leu ζῶον au lieu de ζῶν.
  9. Fausse interpretation de Stapulensis sur le mot Κρίνων.
    1. Le mot ποιότητα bien entendu, condamne ceux qui ont rejetté les figures. Suite de cette preuve.

    1.
    LIgnorance des langues à apporté tant d’extravagance dans les lettres, De ces passages: Divisit aquas qua subter firmamentum ab iis quæ super firmamentum sunt, & aquæ omnes quæ super cœlus sunt; on en a conclu ou qu’il y avoit des eaux sur les Cieux, ou bien quelques Cieux cristalins. & mesme dans la Religion, que ce n’est pas sans raison que les sçavants hommes se plaignent: Car que pouvoit-on trouver de plus ridicule, apres avoir ignore la force du mot רקיע Rachiagh, qui ne signifie que l’air, ou estenduë, de s’imaginer des Cieux crystalins? Que pouvoit-on concevoir de plus crotesque, apres n’avoir compris que le mot קרן Kren estoit equivoque à corne & à lueur, ou splendeur, que de despeindre Moyse avec des cornes, qui sert d’estonnement à la pluspart des Chrestiens, & de risée aux Juifs & Arabes ? Mais ce n’est pas icy nostre dessein, que demonstrer les abus qui se sont glissez dans la Religion, faute d’entendre la langue, qui seule est appellée saincte. Je les ay deduits au long ailleurs, & ceux qui voudront les voir n’ont qu’à lire nostre Advis aux Doctes touchant la necessité des langues Orientales. Je m’arreste seulement à monstrer en ce chapitre, les fautes dont nos escrits sont pleins, faute d’entendre le texte d’Aristote.

    2. Nous en avons autresfois observé plus de mille; mais pour n’estre importun, je n’advance seulement que quelques-unes, pour faire voir que c’est à tort qu’on condamne les figures, & qu’on tire plusieurs conclusions qu’un bon raisonnement ne peut souffrir. Ansi, pour commencer, tous les Interprettes ont tourné le mot Grec εἶδος species, au lieu qu’il falloit tourner specimen : In Isag. Porph. Car on ne peut pas nier que ἰδέα ne soit espece ou exemplaire, & εἶδος exemple, si on ne veut desmentir Platon, qui le prend tousjours en ce sens, que nous pouvons interpreter en nostre langue, Exemple du grand exemplaire.

    3. Davantage, c’est une façon de parler fort commune à Platon, que lors qu’il parle de l’idée de l’homme, ou du cheval, il l’appelle ἄυτῳ ἄνθρωπος, presque tous ont corrigé ἀυτὸς ἄνθρωπος, mais tres-mal ; car l’idée de l’homme est appellée proprement ἄυτῳ ἄνθρωπος, au contraire tout homme peut estre appellé άυτὸς ἄνθρωπος, comme en Latin tout homme peut estre appellé ipse homo: mais pour l’idée on ne peut l’appeller qu’en ces termes, Ipsi Homo, ipsi Equs, ipsi Cœlum, &c. Si j’escrivois à tous communément, je tascherois d’expliquer plus long ceste matiere en nostre langue; mais je n’escris qu’aux Doctes, & ils entendront assez ce que je veux dire en deux mots.

    4. Une autre erreur qu’on commet dans d’Aristote, est au mot ὑφέϛηκεν, qu’on prend en ceste façon: Utrum universalia cadant in rerum naturam? A sçavoir si les universaux sont au monde? au lieu qu’il falloit dire: Utrum realiter subsistant? ou bien: Utrum sint realia? Sçavoir s’ils ont une existence reelle & d’eux-mesme? Ceste dispute n’estant pas petite, Utrum universalia existant & subsistant per se, ce que Platon a creu. Utrū universalia in nudis tantùm conceptionibus posita sint. Sur ceste mesme matiere, on s’abuse pareillement sur ces mots ἐἰτε ἐν μόναις ψιλαῖς έπινοίαις, qu’on tourne : à sçavoir, si les universaux sont en des menuës pensées? mais en bon Philosophe, Utrū sint secundum intentionaliter, sine per solā cogitationem mētis? & suivant le texte il faudroit dire, à sçavoir si les universaux se font par une reflection d’entendement? laquelle on dit estre une menuë pensée: Et la demande en est, ansint realiter, aut per intellectum? Et il faut noter que ψιλαῖς έπινοίαις, c’est proprement menuës pensées : parce que les secondes sont moindres que les premieres.

    5. On a encore interpreté χωριςἁ avulsa & distracta, comme s’il ne falloit pas chercher la proprieté des mots en toutes choses, & ne parler pas en Philosophe traitant de la Philosophie: qui ne juge donc qu’il faut tourner ce mot Grec χωριςἁ en ce Latin abstracta, & d’autant plus heureusement qu’il est tres-commun, tant aux Theologiens qu’aux Philosophes? Joignez cest erreur avec le precedent, que communément tous les Philosophes disent que l’accident se dit in Quale, veu que Porphyre asseure qu’il ne se dit pas seulement in Quale, mais in πῶς ἔχει, quomodo se res habet. Isag.c.10 Certainement il feroit bon ouyr, si on demandoit à quelqu’un, Quel est l’Empereur? & on respondit: Il se porte bien. Il n’y a langue au monde qui puisse souffrir ceste concordance.

    6. De plus, lors qu’Aristote au commencement des Predicaments, & ailleurs, dit : λόγος οὐσία, tous les Interpretes tournent ratio substantiæ, mais tres-mal ; car οὐσία signifie l’essence, à raison de quoi il faut dire la raison de l’Estre, ou la raison de l’Essence, ou la deffinition, laquelle veritablement est la seule raison de chaque chose; & les doctes sçavent qu’on ne deffinit point la seule substance, mais l’essence. Ce sçavant homme a vue autre façon de parler dans toutes ses œuvres, qui est τὸ τί ἦν εἶναι, qu’on a tousjours tourné, quod quid erat esse : mais si obscurément que, outre que ces termes ne sont point Latins, ceste version n’est entenduë de personne. Inadvertance insupportable qu’on commet au texte Grec, de prendre un verbe infinitif (principalement où l’article est marqué) pour un nom substantif. J’appelle donc à tesmoin tous les Doctes, s’il n’est pas nécessaire de tourner ces mots Grecs, par ceux-cy, quid est Essentia, car τὸ εἶναι Essentia, & τί ἦν quid est. Et bien que ἦν signifie erat: ceste façon de parler est toutesfois tres-elegante d’user de l’imparfaict, pour le present : Et nous pouvons dire en François ce qui est l’Estre de la chose. L’erreur qu’on commet encor en ces deux mots couchez dans le sixiesme des Morales, est encore considerable ϖςάττειν, & ποιεῖν: car presque tous les Philosophes de nostre temps les confondent : & à cause qu’ils peuvent signifier agir & faire, on a tiré de là ceste conclusion, Artes esse practicas. Combien qu’Aristote enseigne expressément que ϖϛάττειν, se prend seulement pour les actions morales des vertus & des vices. 6. Moral. On peut remarquer au mesme Chapitre une autre erreur, qu’on pense que ποιεῖν signifie une œuvre exterieure, palpable, & sensible; bien que le mesme Aristote enseigne que ποιεῖν est de faire seulement une œuvre qui ait une fin exterieure. Celle-cy n’est pas moins remarquable, que lors qu’au deuxiesme livre de Anima, 2. de Anima. ce Philosophe dit, que l’Ame est ἐντελέχεια, Ciceron & un bon nombre d’autres ont corrigé ἐνδελέχεια, c’est à dire que l’Ame est un mouvement continuel. Ce qui est faux: car l’Ame n’est point ce continuel mouvement, mais bien la perfection de laquelle ce mouvement provient, & c’est ce que signifie ἐντελέχεια.

    7. De ce temps un autre texte 4. Meteor. cap. 4. mal entendu a encore enfanté une autre erreur, qui n’est pas des moindres. Elle est fondée sur le mot ἐυόϱιςον : car lors qu’Aristote au 4. Chapitre du 4. livre des Meteores dit : Humidum facillimè alieno termino terminari, ou bien estre ἐυόϱιςον: on a conclu par là, que le feu estoit humide, puis que facilement il estoit terminé par une autre chose. Les Theses curieuses, publiees, faict quelques ans, par un soldat de nostre Provence, d’ailleurs tres-bon Philosophe, ont assez fait esclater ceste proposition. Mais disons ce que la verité nous apprend, que lors qu’Aristote dit ἐυόϱιςον, qu’on interprete perfacilè: il entend naturaliter. Or que le feu ne puisse estre naturellement terminé, il est tres-certain par l’experience des Canons, & autres instruments à feu : car cest Element ainsi enfermé, ou terminé, il rompt, ou il est rompu; tant il est vray qu’un seul mot mal entendu, fait souvent tirer des consequences bien extravagantes.

    8. Retournons aux Morales, Moral. c.4 & Isago.c. de differentia. où on lit fort souvent, aussi bien qu’ailleurs, ce mot θεός, qu’on interprete ordinairement Dieu, ou Dieux, ne faisant pas peu de tort à Aristote, de l’accuser d’avoir admis une composition en Dieu, mais qui est l’homme sensé qui ne voye qu’il faut, suivant le sentiment de ce sçavant Genie, prendre θεο‍υς pour Angeli, ou Spiritus, ou bien Mentes, ou Intelligentiæ; & la raison en est, qu’il asseure dans le huictiesme de la Physique, & ailleurs, que Dieu n’est nullement composé, mais bien les Anges, d’esprit & d’un corps celeste, suivant les Platoniciens; & suivant les Peripateticiens, de genre, & de difference, ce qui est tres-vray. Or puis qu’au Chapitre de Differentia, il dit, que θεός est composé, & qu’il est au predicament de la substance, jugez s’il n’entend pas expressément des Anges? Cest erreur en avoit fait naistre deux autres, qui avoit donné subjet aux Chrestiens des siecles passez, de blasmer ce Philosophe, disants pour la premiere, qu’il avoit appelle Dieu, Animal : mais ils prenoient autrement le mot Grec qu’il n’est pas : car au lieu de lire ζῶν, c’est à dire vivant, ils lisoient ζῶον Animal. Le premier est tres-veritable, mais l’autre si faux, qu’il n’entra jamais dans la pensee de ce grand personnage, qui desnie toute composition à Dieu, comme nous avons dit, principalement celle de l’Animal, ainsi qu’on peut voir au premier des Politiques, 1.Politic. où il desadvoüe ceux qui luy donnent la forme d’un homme. L’autre, estoit provenuë de n’avoir entendu la force du mot Grec, quand ils disoient, qu’Aristote avoit creu d’avoir monstré que le monde estoit de toute eternité; Lib.1 Priorum cap.4. ce qui est tout à fait esloigné de la verité : car il asseure que pour faire qu’une proposition soit demonstrative, il faut qu’elle soit καθ’ άυτό, c’est à dire per se, de soy-mesme. Or en sa metaphysique , & au huictiesme de la Physique, il monstre qu’il n’y a aucune existence de soy-mesme qui soit convenable qu’à Dieu. Tirez maintenant la consequence. Davantage, examine qui voudra dans les escrits de Philosophe, ceste façon de parler per se, & il reconnoistra que l’existence du monde n’est point une proposition per se.

    9. Je ne dis plus que ce mot touchant ces observations; qu’Aristote en ses Politiques dit, 7.Politic. c.2. que pour recompense on donnoit anciennement aux guerriers autant de lys, qu’ils avoient obtenu des victoires : Mais Stapulensis au desadvantage de l’ancienneté de nos armes, au lieu de Κρίνων, des Lys, a corrigé Κρίκων, des bagues, Contrà (comme il dit) antiquam interpretationem. Mais puis que Κρίνων estoit l’ancien mot, suivant mesme sa confession; jugez si son caprice est tolerable.

    Voyons maintenant si on a eu plus de raison sur la matiere que je traite, & si les Philosophes modernes sont bien fondez de destruire la puissance des figures recogneuë de tous les Anciens.

    On advance donc premierement ceste maxime, receuë generalement de tous les sçavants hommes, que Quantitas per se non agit, La quantité de elle mesme est comme morte, & ne peut point agir. Ainsi une pierre n’a garde de se remuer si on ne la remuë, autrement Aristote n’eust pas eu besoin de recourir aux Intelligences, pour donner mouvement aux Cieux. Nous confessons donc que la quantité d’elle-mesme ne peut rien : mais de vouloir conclurre par apres en ces termes; Or est-il que la figure est quantité, c’est ce que la Philosophie ne peut souffrir. Il faut donc advouër nécessairement, sans que je m’amuse à le deduire, que la figure est une qualité, & non quantité; & cela presupposé, disputer si elle agit, & peut quelque chose?

    La conclusion que nous posons, & sur laquelle roulera tout ce que nous dirons aux deux Chapitres suivants, est celle cy : Que les figures d’elle mesmes ne peuvent rien, mais appliquées peuvent quelque chose, ou bien qu’elles sont modificatives, comme parle l’Eschole, & c’est le sentiment d’Aristote, qu’on n’a encore sçeu bien comprendre touchant les figures. Voyons ce qu’il en dit, & comment il en parle.

    10. Il n’y a rien qui condamne davantage ceux qui ont soustenu que ces figures ne pouvoient rien, que le propre texte Grec bien entendu, où ce Philosophe parle de la qualité: car il l’appelle ποιότηζα, c’est à dire, facultatem seu facilitatem faciendi, venant du verbe ποιεῖν, qui signifie faire: Et le mesme Aristote dit, que ποιότο‍υς nous rend ποιȣς, C’est à dire faciles à faire, ou bien comme les Doctes interpretent, Activos, & Effectivos, à raison dequoy les Poëtes sont appellez ποιητοϥ, factores fabularum.

    Puis doncques qu’il y a quatre genres de qualité : Habitus & Dispositio: Patibilis qualitas, & Paßio: Potentia naturalis, & Impotentia: Forma & Figura, & qu’il est tres-certain qu’elles sont propres à faire quelque chose, ou bien, comme l’on parle, ad agendum conducunt, comme l’Habitude à chanter, la Disposition à sauter, & ainsi des autres, qu’on entendra mieux par la Table suivante, qu’on ne peut assez nettement tourner en nostre langue:

    Habitus,
    &
    Dispositio:
    vt
    Canendi.

    Saltandi.
    Patibilitis qualitas,
    &
    Passio:
    vt
    Calor.

    Ira.
    Potentia naturalis,
    &
    Impotentia:
    vt
    Risibilitas.
    Debilitas adri­dendum.
    Pourquoy voudra-t’on priver la figure de ceste proprieté, & la rendre moins habile que les autres especes? & pour quelle cause seroit-elle donc appellee ποιότης, Effectrix? Sans mentir je ne vois point qu’on en puisse donner aucune autre. Davantage, il est asseuré qu’un bois carré ne roulera pas si bien qu’un rond, ny un fer émoussé ne penetrera pas si facilement comme un aigu ; c’est donc la figure qui fait que l’un roule, & l’autre penetre : & si le soc en la charruë estoit fait en forme de boule, jamais on ne pourroit ouvrir la terre. Mille autres exemples se tirent des Mechaniques.
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