Curiosités historiques et littéraires - La Duchesse et le Duc de Newcastle/01
Très haute et très puissante dame, Marguerite Lucas, seconde épouse de William Cavendish, successivement comte, marquis et duc de Newcastle, gouverneur du prince de Galles, futur Charles II, général en chef des forces de sa majesté Charles Ier dans les régions du Nord pendant la grande rébellion, fort malicieusement ridiculisée par ses contemporains et fort dédaigneusement négligée par les générations suivantes, a eu l’heureuse fortune, cent cinquante ans environ après sa mort, d’inspirer à Charles Lamb une admiration si particulière qu’elle allait jusqu’à une manière de culte. Il en a parlé trois fois dans ses délicieux Essai’s d’Elia, et toujours avec une sorte d’attendrissement respectueux, comme le chapeau à la main et le genou courtoisement fléchi. Les volumineux écrits de la duchesse figuraient dans sa bibliothèque sur les rayons d’honneur, et de même que les dévots jugent qu’il ne saurait y avoir de châsse assez précieuse pour les reliques de leurs saints préférés, il estimait que ces œuvres étaient de celles pour lesquelles les reliures soignées et luxueuses doivent être réservées plus particulièrement. « A certains égards, plus un livre est bon, moins il réclame de la reliure. Fielding, Smollett, Sterne, toute cette classe de volumes qui se reproduisent perpétuellement, grands stéréotypes de la nature, nous les voyons périr avec moins de regrets parce que nous savons que les copies en sont éternelles. Mais lorsqu’un livre est à la fois bon et rare, lorsque l’individu est presque toute l’espèce… comme l’est, par exemple, la vie du duc de Newcastle par sa duchesse, aucune cassette n’est assez riche, aucun étui suffisamment durable pour honorer et tenir en sûreté un tel joyau[1]. » Ce culte allait si loin qu’il n’aimait pas à entendre parler de la duchesse avec moquerie, et qu’il a noté avec quelque vivacité le dissentiment qui le séparait sur ce sujet de sa cousine Brigitte, c’est-à-dire Marie Lamb, sa propre sœur. « Ma cousine a une native antipathie pour tout ce qui sonne singulier ou bizarre. Rien de ce qui est précieux, irrégulier, ou hors de la commune sympathie n’a de prise sur elle. Elle tient que la nature est plus habile. Je puis lui pardonner sa cécité à l’endroit des belles obliquités de la Religio Medici[2], mais elle me doit des excuses pour certaines insinuations irrespectueuses qu’elle s’est amusé dernièrement à jeter sur les dons intellectuels d’une chère favorite à moi de l’avant-dernier siècle, la trois fois noble, chaste et vertueuse, mais je l’accorde, quelque peu fantastique et de cerveau excentrique, la généreuse Marguerite de Newcastle[3]. » Cela ne vous rappelle-t-il pas par le ton et le tour le langage des anciens héros des romans de chevalerie, et depuis don Quichotte, s’est-on jamais exprimé sur une noble dame avec une admiration plus respectueuse ? Aussi, comme il dérobait son trésor à la vue des profanes, comme il le défendait contre ces intimes emprunteurs de livres qu’ils ne rendent jamais, au nombre desquels était son illustre camarade de Chrit’s hospital, Samuel Taylor Coleridge ! Il y eut un jour cependant où une partie de son trésor lui fut enlevée, malgré toute l’énergie de ses résistances, par un de ces chipeurs familiers. Un certain James Kenny, auteur de farces dramatiques alors en vogue, partant pour la France, eut l’idée passablement bizarre d’emporter avec lui la volumineuse collection des lettres de la duchesse. Au souvenir de ce rapt amical, de cette violence à ses sentimens de dilettante, son cœur saigne réellement, et sa rancune s’exhale en reproches comiques presque touchans. « Perdre un volume pour l’avoir prêté à C… (Coleridge), cela a quelque sens et quelque intérêt. Vous êtes sûr qu’il fera un cordial repas de vos viandes, s’il ne peut vous donner ensuite aucune nouvelle du plat. Mais qu’est-ce qui te poussait, pervers, malfaisant K (Kenny), à emporter, en dépit de mes larmes et de mes supplications pour t’en empêcher, les lettres de cette femme princière, la trois fois noble Marguerite de Newcastle, sachant parfaitement, lorsque tu as fait cela, et sachant aussi que je savais, que jamais tu ne tournerais une page de l’illustre in-folio ? Qu’est-ce qui t’a poussé à pareille chose, si ce n’est le pur esprit de contradiction, et le plaisir de vaincre la résistance de ton ami[4] ? » C’est, dis-je, un véritable triomphe posthume que d’avoir inspiré une pareille idolâtrie, car voilà le nom de la duchesse de Newcastle assuré de vivre maintenant aussi longtemps que les Essais d’Elia, ce qui est une promesse de longévité très exceptionnelle. Que d’œuvres, en effet, à prétentions plus hautes sont moins assurées de durer que cette collection unique de légers feuilletons, bien modestes par les sujets et les sentimens, mais frappés de ces qualités d’exquisité et d’excellence des œuvres qui ne doivent pas périr[5] ! Ce qui est certain, c’est que si j’ai eu le désir de faire connaissance avec les écrits de la duchesse de Newcastle et si j’en viens parler aujourd’hui, c’est grâce à Charles Lamb.
Longtemps j’ai cru que mon désir ne pourrait être satisfait. Treize tomes in-folio de comédies, de poèmes, de fantaisies, d’allégories, d’élucubrations philosophiques, de lettres à la façon de l’ancien Balzac, ne se réimpriment pas, et à moins que Kenny n’ait oublié dans quelque chambre d’hôtel garni parisien le volume dérobé à Charles Lamb, il est douteux que beaucoup de ces in-folio se soient égarés hors de l’Angleterre. A la vérité, les connaisseurs érudits avaient depuis longtemps distingué au milieu de ces fatras deux œuvres historiques d’un intérêt considérable, une courte autobiographie enfermée dans le premier in-folio de la duchesse (1656) et la vie de son mari, William Cavendish, écrite sous la restauration, pendant ses dernières années, et publiée en 1667 ; mais ces écrits mêmes n’avaient jamais été sérieusement séparés de la masse, et un seul, l’autobiographie de la duchesse, avait obtenu les honneurs d’une réimpression grâce à une circonstance assez particulière. En 1814, un des critiques les plus distingués du premier tiers de ce siècle, sir Egerton Brydges, avait établi une imprimerie pour son usage personnel à Priory Lee, dans le comté de Kent, et son bon goût, précédant de quelques années l’enthousiasme de Charles Lamb, lui conseilla de consacrer quelques journées de ses presses à l’autobiographie de la duchesse. Il en donna donc une édition, volontairement incorrecte, par respect peut-être exagéré pour la ponctuation absolument fantaisiste de cette noble femme de lettres, et il la fit précéder de quelques pages où se révèle un jugement sûr, exercé, et surtout sans emphase, qualité rare chez les éditeurs qui se donnent pour tâche de ressusciter les morts oubliés. Cette impression que tout libraire aurait probablement refusé d’entreprendre, exécutée dans les circonstances que nous venons de dire, d’une manière toute désintéressée, sans aucune arrière-pensée mercantile, par un éditeur titré, est la première réparation qui ait été faite à la mémoire de la duchesse, hommage exactement en rapport avec le caractère et la condition d’une personne dont les choses du négoce n’approchèrent jamais. La tentative de sir Egerton Brydges ne trouva pas d’imitateurs, et sa réimpression était elle-même devenue presque introuvable, en sorte que nous désespérions de pouvoir jamais apaiser notre curiosité, lorsqu’enfin en 1872 la librairie Russell Smith réunit les deux œuvres historiques de la duchesse de Newcastle dans un des volumes de sa collection des vieux auteurs que les curieux étrangers regrettent de voir s’accroître si lentement. La loterie des chances heureuses et malheureuses existe pour les morts comme pour les vivans, et il y a des momens où les heureuses se multiplient sur tel ou tel nom littéraire, sans qu’on puisse dire pourquoi : l’année 1872 fut pour Marguerite Lucas un de ces momens là. En même temps que paraissaient ces œuvres qui nous racontent la vie des deux nobles époux, un de ces chercheurs qui rendent à chaque génération le service de lui faire connaître nombre d’œuvres qu’elle aurait ignorées, M. Edouard Jenkins, publiait pour les Golden series de l’éditeur Macmillan un charmant volume porteur de ce joli titre, The Cavalier and lus lady, et composé de fragmens poétiques et philosophiques tant de la duchesse que du duc, qui nous permettent de juger de la nature de leurs esprits et de la saveur propre de leurs productions. Nous tenions enfin l’oiseau rare si longtemps poursuivi.
Y a-t-il eu pour nous déception ? Nullement, et l’enthousiasme de Lamb est loin de nous sembler aussi extravagant qu’ont bien voulu le dire quelques critiques. A la vérité, les œuvres poétiques et philosophiques de la duchesse, si nous en jugeons par les fragmens considérables qui nous en ont été donnés, peuvent sans inconvénient dormir leur sommeil éternel sous cette poudre des bibliothèques où Pope les a montrées gisantes dans un vers cruel de la Dunciade ; il n’y aurait à la troubler davantage, je le crois, ni grand intérêt, ni grand plaisir. Il n’en va pas ainsi, heureusement pour sa mémoire, de son esquisse autobiographique et de la vie de son mari. Ce sont deux documens historiques de sérieuse importance, et nous nous étonnons qu’on ait hésité si longtemps à les placer parmi les meilleurs du XVIIe siècle anglais. A quiconque les lit avec attention, deux personnages de Van Dyck apparaissent encadrés dans les draperies de grandeur et entourés de tous les accessoires d’élégance et de richesse de la vie noble d’autrefois. C’est le moment où cette vie noble va se voir contestée pour la première fois et où elle va subir l’outrage des premières mutilations ; mais en dépit de l’orage elle reste encore entière, car ces mutilations n’ont atteint que sa partie matérielle, et elle n’a consenti encore aucune humiliante transaction. C’est de ces deux portraits que nous voudrions essayer une copie réduite, avec impartialité, mieux encore avec neutralité, sans leur demander d’autres leçons que celles qui se tirent de la contemplation de deux belles toiles de Van Dyck ; mais ces leçons sont encore fort nombreuses, et nous allons voir qu’on peut en tirer un cours assez complet de vieilles opinions et de vieilles mœurs.
Le père de la duchesse, Thomas Lucas, de Saint-John’s, près Colchester, appartenait à la meilleure, la plus riche et la plus ancienne gentry du comté d’Essex. Un fatal accident de jeunesse décida de sa courte existence. A peine avait-il fait son entrée dans le monde qu’il eut querelle avec un M. Brooks et le tua loyalement en duel. Une telle aventure n’était point rare chez les gentilshommes de cette époque, et, quoique les lois anglaises sur le duel fussent des plus sévères, l’autorité royale fermait volontiers les yeux sur les infractions qui leur étaient faites. Malheureusement pour le délinquant, sa victime se trouvait être le propre frère de lord Cobham, ministre et favori d’Elisabeth, alors à son déclin ; aussi, « bien qu’il eût défié son adversaire par honneur, qu’il l’eût combattu avec valeur et tué en toute justice, » eut-il à subir un exil dont il fut délivré peu après par la mort de la reine. Il aurait pu aisément pousser sa fortune sous Jacques Ier, qui, en héritant du trône d’Elisabeth, n’avait point hérité de ses rancunes, et dont le règne fut d’ailleurs particulièrement indulgent aux duellistes ; mais cette malignité de lord Cobham semble l’avoir guéri d’emblée de l’envie des grandeurs, en lui faisant connaître certains sentimens qui furent tellement communs et forts, pendant cinq ou six générations, qu’ils ont rempli la moitié des œuvres poétiques de près de deux siècles. Renonçant donc à toute ambition, il se retira dans ses domaines de l’Essex et y resta jusqu’à sa mort.
Toute époque orageuse connaît un certain pessimisme, et la forme que prit celui du XVIe siècle fut l’horreur de la vie des cours, où toute fortune est glissante, où la vertu est un acheminement à la ruine, et la gloire un point de mire pour les attaques de l’envieuse médiocrité ; de là cette faveur universelle de la pastorale, qui, sous la forme du drame ou du roman, présentait la vie volontairement obscure, au sein de la solitude, comme un remède souverain aux innombrables éclopés de l’ambition et victimes de l’implacable struggle for greatness de cette tragique période. C’est dans les deux plus grands poètes de la fin du XVIe siècle, le Tasse et Shakspeare, qu’il faut chercher l’expression immortelle de cette sorte de bouddhisme pastoral partout disséminé à cette époque. Se rappeler, dans la Genisalemme liberata, l’épisode de la fuite d’Herminie et le récit du vieux berger, qui se souvient si éloquemment du Virgile des Géorgiques ; se rappeler surtout le Cymbeline de Shakspeare et l’épisode du vieux seigneur Belarius et des deux frères chasseurs, fils de roi. Les conseils des poètes étaient suivis, car le spectacle quotidien des événemens les confirmait avec une écrasante éloquence. Thomas Lucas, par exemple, ne vécut-il pas assez pour voir son ennemi, lord Cobham, naguère si puissant, tomber à la suite de noble sir Walter Raleigh et finir ses jours dans la plus extrême indigence ? Il était tellement fondé sur des raisons sérieuses, ce bouddhisme pastoral, qu’il va prolonger encore son existence pendant tout le cours du XVIIe siècle sans défaveur marquée[6], si bien que, cent ans après Shakspeare et le Tasse, quatre-vingts ans après l’Astrée, notre adorable Fénelon en donnera dans son Arialonoüs, surtout dans son Mélésichton, une suprême expression, qui n’est inférieure à aucune des précédentes et qui leur est même supérieure par la suavité et l’onction persuasive. C’est que les causes qui lui savaient donné naissance à l’origine se montrèrent capables d’une telle fertilité de métamorphoses qu’il retrouvait avec chacune un recommencement de vie. La révolution d’Angleterre sera la plus prochaine de ces métamorphoses, et ses conséquences feront connaître à la fille de Thomas Lucas les mêmes sentimens qui le poussèrent dans la solitude cinquante ans plus tôt.
Une fierté aristocratique d’un genre assez particulier, et qui pouvait s’allier aisément, ou même se confondre avec le sentiment que nous venons d’indiquer, trouvait d’ailleurs son compte à cette retraite. « Mon père, dit Marguerite, était gentilhomme, titre qui est donné et fondé par le mérite, et non par les princes ; c’est l’œuvre du temps, non de la faveur. Quoiqu’il ne fît pas partie de la pairie du royaume, il y avait peu de pairs qui eussent de plus grands domaines et y vécussent plus noblement. Cependant, à cette époque, de grands titres étaient à vendre, et le prix n’en était pas si haut que sa fortune ne lui eût permis d’en acheter un ; mais mon père n’estimait les titres qu’autant qu’ils étaient gagnés par d’héroïques actions, et comme le royaume était alors en paix avec toutes les autres nations et qu’il était gouverné par un sage roi, le roi Jacques, il n’y avait pas d’emploi pour les esprits héroïques. » Ne lit-on pas bien nettement dans ces lignes le dédain du gentilhomme de vieille souche qui de la noblesse a la substance plus que l’éclat, pour l’homme de cour qui de la noblesse a l’éclat plus que la substance, et dont on tire ces favoris auxquels Thomas Lucas devait ses années d’exil ?
« La noblesse est l’œuvre du temps et non de la faveur. » C’était l’opinion du plus grand des contemporains de Thomas Lucas après Shakspeare, lord Bacon de Verulam, et si Marguerite la répète, ce n’est pas par plagiat ou réminiscence, mais parce qu’elle exprimait le mieux l’état propre de sa famille, et surtout parce qu’elle était celle des anciennes classes nobles sur leur propre condition. Pas plus que Marguerite, elles ne niaient que le mérite individuel fût le germe de la noblesse, mais elles soutenaient que ce germe ne prenait corps que dans la descendance et par la gestation du temps. Il y en aurait long à dire sur cette opinion, qui intéresse plus qu’on ne le croit les sociétés non aristocratiques ; nous ne voulons, pour le moment, nous y arrêter que pour faire remarquer à son sujet l’incertitude et le va-et-vient des doctrines du pauvre esprit humain. Il y a quelque quarante ans, à l’époque de notre jeunesse, cette opinion de l’ancienne noblesse sur elle-même était non-seulement tenue pour surannée, gothique et superstitieuse, mais regardée comme une preuve d’incorrigible et ridicule infatuation. Ah ! que de bonnes plaisanteries se débitaient alors sur les barons à trente-six quartiers ! Que de saillies sarcastiques sur ce prétendu droit de naissance, plus choquant pour le bon sens que ne l’était même le prétendu droit divin des rois ! Quelles tirades philosophiques indignées contre ce qu’une telle prétention avait d’insultant pour le vrai mérite ! Que de contrastes éloquens entre l’individu qui est l’ouvrier de sa propre fortune et le noble qui, pour tout mérite, ne pouvait montrer qu’un parchemin rongé des vers ! Mais la roue du temps a tourné et de nouvelles doctrines ont surgi avec Darwin et Herbert Spencer, avec les psychologues à toute outrance et les physiologistes intransigeans, doctrines qui ont si bien remplacé les anciennes et les ont démontrées si insuffisantes que ces dernières ont perdu toute autorité dans le monde de la science, de la spéculation philosophique et de la critique, et que, pour leur trouver encore quelques adhérens, il faut les chercher ailleurs que dans les régions où l’on pense véritablement. Cependant, parmi ces anciennes doctrines que les nouvelles ont rejetées dans le bric-à-brac du passé, il en est une qui est restée debout, et j’ai le regret de révéler à MM. les darwiniens et spenceriens qui se réclament de la démocratie, — le nombre de ces penseurs inconséquens ou médiocres logiciens est encore assez considérable, — que c’est précisément cette opinion des anciennes classes aristocratiques sur la manière dont la noblesse se crée et se perpétue. Elles disaient que la noblesse s’attachait à certaines familles de préférence à certaines autres et à l’exclusion du plus grand nombre, c’est-à-dire que cette vertu ou qualité s’était choisi les organes qui pouvaient le mieux lui prêter vie, force et puissance. Eh ! mais il nous semble que c’est là de la sélection au premier chef, car que dit de plus cette doctrine sur les méthodes par lesquelles la vie se cherche ses expressions les plus parfaites par la concentration de tous les élémens de force et de santé chez certains individus privilégiés et certaines espèces mieux armées, et par l’élimination des faibles au profit des forts ? Elles disaient encore, ces anciennes castes, que l’individu pouvait bien jeter les fondemens de la noblesse, mais que la noblesse n’existait réellement que lorsqu’elle passait de l’individu au genre, parce qu’en se généralisant ainsi elle cessait d’être une qualité morale attachée à un seul pour devenir comme une fonction vitale inhérente à la famille ; que, loin d’être plus difficile chez les descendans que chez le progéniteur premier, elle y était, au contraire, plus aisée, puisqu’elle y était à l’état d’habitude innée transmise par le sang ; en d’autres termes, que ce n’étaient pas seulement les titres constatant sa noblesse que l’ancêtre transmettait à ses descendans, mais les qualités mêmes par lesquelles il l’avait fondée, et qui se perpétuaient par l’hérédité en vertu de cette loi physique qui veut que les enfans ressemblent aux pères. Les anciennes castes avaient-elles tort de penser ainsi ? Eh bien ! alors, que les docteurs de l’atavisme ramassent, s’ils l’osent, quelques-unes des pierres qui leur furent jetées jadis et les en lapident encore ! Ils disaient enfin, ces hommes d’autrefois, que la noblesse est d’autant plus certaine qu’elle s’éloigne davantage de son origine, comme ces fleuves qui s’élargissent davantage à mesure qu’ils s’éloignent de leur source, qu’elle était plus forte à la dixième génération qu’à la troisième ou quatrième, et à la troisième ou quatrième que chez le fondateur même, parce que le temps, en en faisant une affection héréditaire, lui avait donné l’infaillibilité d’un instinct, et qu’il en avait purifié graduellement la substance de tous ces limons d’âpre ambition, de rapacité, de convoitise et de dureté qui manquent rarement de se rencontrer dans l’origine des grandes fortunes ; mais, en pensant ainsi, n’étaient-ils pas des précurseurs inconsciens de l’évolutionisme ? De ce qui nous semblait naguère le plus blessant des préjugés, la philosophie et les sciences les plus modernes sont en train de faire une vérité d’autant plus difficile à contester qu’elles la présentent comme étant d’ordre purement naturel.
Dans sa retraite rustique de l’Essex, Thomas Lucas travailla consciencieusement à réparer le dommage qu’il avait fait à la société par son duel heureusement malheureux, comme dit sa fille. De sa femme, Elisabeth Leighton, il eut huit enfans, dont Marguerite fut la plus jeune, trois garçons et cinq filles, « tous sans rien de contrefait ni de difforme, ni nains, ni géans, mais bien proportionnés en tout ; beaux de traits, clairs de teint, bruns de chevelure, les dents saines, les haleines pures, la parole nette, les voix bien timbrées, — j’entends pour le discours plus que pour le chant, — sans aucune de ces défectuosités si fréquentes, comme bégaiement, grasseyement ; nasillement, accent criard, et les voix n’étaient d’un ton ni trop haut, ni trop bas, mais dans la bonne mesure et dans le juste accord. » Dès qu’il eut mis au monde cette florissante postérité, la nature jugea que cette charmante réparation de son péché de jeunesse était suffisante ; il mourut donc et fut réuni à ses pères, ainsi que ne manque jamais de dire le biblique auteur du Livre des rois.
Sa veuve, quoique très belle et encore fort jeune, ne songea pas à se remarier. Ce ne fut pas seulement par regret de son mari, bien que ce regret semble avoir été très profond, ou parce qu’elle pensa que la postérité qu’elle avait déjà mise au monde ne demandait aucun accroissement. C’est qu’elle était protégée contre les faiblesses propres à son sexe par cette ambition que, dès les âmes les plus reculés, le Zend Avesta avait reconnue comme la plus naturelle à toute femme d’un esprit sensé et d’un cœur pur, que la commère de Bath, des Contes de Cantorbéry, a présentée comme la secrète passion des dames dans un récit où la crudité des vieux fabliaux s’unit de la manière la plus amusante aux plus bizarres subtilités de la logique scolastique, et que Voltaire, modernisant Chaucer, a pris à son tour pour sujet d’un de ses plus jolis contes. Le portrait que trace sa fille de cette prude veuve est celui d’une mistress Poyser aristocratique. Elle aimait à être maîtresse de maison, et elle s’y entendait à merveille. Elle était experte dans l’art de passer des baux et des contrats, se connaissait aux choses de la volière, des basses-cours, de l’écurie et de l’étable, savait ordonner à ses intendans, et s’entendait si bien à diriger ses hommes d’affaires qu’elle ne se laissait jamais induire par eux en procès coûteux et en différends interminables. Elle menait haut la main et haut le ton ses serviteurs, sans leur faire sentir le mors, avec un mélange de défiance et de prudence très sensées, se refusant à être dupe par faiblesse et prenant toutes précautions légitimes contre les dangers de leur familiarité, facilement féconde en résultats fâcheux. « Ma mère était une bonne maîtresse pour ses serviteurs, prenant soin d’eux dans leurs maladies et n’épargnant aucune dépense pour leur guérison, et, dans leur bon état de santé, n’exigeant jamais d’eux plus qu’ils ne pouvaient faire avec facilité. Elle entrait parfois en colère, mais seulement lorsqu’elle en avait juste cause, par exemple contre des serviteurs négligens ou coquins qui gaspillaient sans nécessité ni mesure, ou qui détournaient les choses par larcins subtils. » Là où cet art de commander se montre avec tous ses avantages, c’est dans les rapports qu’elle avait établis entre ses enfans et ses serviteurs ; la page où Marguerite explique ces rapports mérite d’être citée et proposée aux réflexions de toutes les mères en tout temps et en tout état de société.
Nous fûmes accoutumés, dès l’enfance, à être respectueusement servis, chacun de nous ayant son serviteur particulier, et tous ses domestiques, en général, rendaient à ses enfans, même les tout à fait jeunes, les mêmes respects qu’ils lui rendaient à elle-même, car elle ne souffrait pas qu’ils fussent sans gêne devant nous ou qu’ils prissent empire sur nous, ce que tous les vulgaires serviteurs sont enclins à faire, et ce qu’on leur laisse parfois tolérance de faire. Elle ne permit jamais que les domestiques mâles lissent compagnie avec les bonnes dans la nursery, de crainte que leur grossière façon de faire l’amour ne leur fît commettre des actions inconvenantes ou prononcer de vilains mots en présence de ses enfans, sachant que la jeunesse est apte à gagner infection par les mauvais exemples, faute de raison pour distinguer le bien du mal. Il ne nous était pas davantage permis d’avoir avec les bas serviteurs familiarité ou conversation ; toutefois, elle nous avait instruits à nous comporter avec eux avec une humble civilité, comme elle les avait dressés envers nous à une déférence respectueuse. Ce n’est pas parce qu’ils étaient serviteurs que nous étions si réservés, car nombre de nobles personnes sont forcées de servir par nécessité, mais parce que les serviteurs d’ordre vulgaire sont aussi mal élevés que bassement nés, et donnent aux enfans de mauvais exemples et de pires conseils.
Lady Lucas garda jusqu’à sa mort ce gouvernement domestique qu’elle exerçait avec une si judicieuse autorité. Quelquefois elle faisait mine de vouloir s’en décharger sur son fils aîné, prétextant que c’était trop d’occupations et de fatigue pour elle ; mais ces velléités de retraite n’étaient que feintes, comme sa fille nous le laisse entendre assez clairement. La famille se trouva bien de cette direction ennemie du coulage, qui faisait régner chez elle l’abondance avec l’ordre. « Nous ne menions pas une vie de noces et festins, car une telle vie, même dans les cours des rois et les palais des princes, amène la ruine sans plaisir ni contentement,.. en sorte qu’avant les guerres, loin d’être endettés, nous étions toujours en avance, achetant tout au comptant, non à crédit. » N’allez imaginer, cependant, aucune application anticipée de la grise science du bonhomme Richard ; ce talent d’ordonner les dépenses, fondé sur des principes et conduit par des habitudes tout aristocratiques, visait beaucoup moins à l’économie générale qu’au maintien et, s’il se pouvait, à l’accroissement du superflu, de manière à permettre aux enfans la satisfaction de leurs goûts, plaisirs préférés et caprices même, plutôt qu’à grossir leurs dots particulières. Ils furent donc élevés aussi richement que le comportaient leur naissance et leur fortune, sans prodigalité mais sans lésine, avec une juste mais large dépense, « de crainte, dit la duchesse, que trop de parcimonie n’engendrât chez nous des vices de rapine, de viles pensées et de basses actions. »
Nous manquons de renseignemens pour dire jusqu’à quel point l’âme de cette mère, à la fois prudente et fastueuse, se retrouvait chez tous ses enfans ; mais ce qui nous apparaît en toute évidence, c’est qu’il en était resté beaucoup chez la duchesse. Elle eut bon nombre des qualités vraiment nobles, de la libéralité d’esprit, de la loyauté de cœur, une ferme insouciance des sottises de l’opinion, une rectitude d’action qui la rendait incapable de tout manège et de toute intrigue, une vertu si sérieuse qu’elle en fut à risée et à scandale aux gais mondains et aux belles dames de la cour de Charles II ; je crains que la générosité ne lui ait quelque peu manqué, et que sa main n’ait toujours été moins ouverte que sa conduite. Elle aimait la vie somptueuse, cela est visible, mais plutôt pour les respects qu’elle pouvait en retirer que pour la faire partager aux autres. C’est elle-même qui en a fait l’aveu en disant que, bien qu’elle ne fût pas prodigue, elle était capable de l’être par vaine ambition d’obtenir les marques extérieures de la considération et du respect. Elle faisait à cet égard le plus complet contraste avec son mari, qui ne sut, une seule heure de sa vie, même dans ses jours les plus sombres, se retenir de ses habitudes de magnificence, et qui crut toujours que la fortune n’avait pas de meilleure manière de lui conquérir l’honneur et la louange qu’en se répandant sur ceux qui l’approchaient. Aussi ne mettons-nous pas en doute qu’elle n’ait supporté les dures privations de l’exil avec beaucoup d’égalité d’humeur, et qu’ensuite la retraite volontaire sous la restauration ne lui ait été un plaisir plutôt qu’un chagrin. Ce qui est absolument certain, c’est qu’elle savait calculer avec une précision capable de faire l’admiration des arithméticiens les plus experts. Il faut voir, dans sa Vie du duc de Newcastle, avec quelle exactitude elle dresse le compte de la fortune de son mari et établit le chiffre des pertes que la révolution lui a fait subir. Tout y est, non-seulement châteaux détruits, bois coupés, cheptels enlevés, revenus perdus, mais les intérêts composés, les accroisse-mens gradués d’une fortune en parfait équilibre, les profits inévitables, les économies probables ou au moins possibles ; pas un shilling n’est oublié, pas un penny n’est dédaigné. Certes, ce n’est pas elle qui aurait jamais inventé et appliqué cette expression de quantité négligeable si fort à la mode aujourd’hui.
Bien décidément, lorsque la nature nous a prédestinés à jouer tel ou tel rôle, tout nous conduit à le jouer, et les obstacles mêmes nous y sont un aide. La duchesse de Newcastle fut, en date, la première de ces bas bleus qui ont formé en Angleterre une tribu si nombreuse, si étendue, si mêlée, et, tous comptes faits, si glorieuse. Rien cependant, dans son éducation, ne la prédisposait à ce personnage, et il s’y trouvait même une certaine particularité qui était plutôt faite pour la détourner de le devenir jamais. Écoutez plutôt : « Quant à nos maîtres, quoique nous eussions toute sorte de virtuoses[7] pour le chant, la danse, la musique, la lecture, l’écriture et autres choses semblables, nous n’étions pas strictement tenues à toutes ces études, qui étaient beaucoup plus pour la forme et les convenances que pour le fond et le profit ; car ma mère ne se souciait pas autant de notre danse et de notre musiquerie, de notre chant et de notre bredouillage des langues étrangères, qu’elle ne se souciait que nous fussions élevées vertueusement, modestement, civilement, honorablement et dans d’honnêtes principes. » Il est impossible de s’exprimer avec plus de dédain pour tout ce qui relève purement de l’intelligence. Ah ! que ces quelques lignes nous reportent loin de la moderne omnipotence des beaux-arts, de la prééminence des peintres, de la suprématie des musiciens et de l’apothéose des chanteurs ! Sur tous ces dons, talens, acquisitions de la culture humaine auxquels nous attachons tant d’importance, les hommes d’autrefois n’étaient pas éloignés de penser ce que Platon pensait des poètes et de la poésie : ils les flétrissaient élogieusement du nom d’arts d’agrément, et les rejetaient ensuite au second ou au troisième plan parmi les choses de jeu et de récréation qu’il est indifférent de connaître et sans profit de pratiquer. De là leur manière de comprendre l’éducation, qui était tout à l’inverse de la nôtre. Tandis qu’ils s’adressaient surtout à la conscience pour en obtenir la création de l’homme moral, nous nous croyons plus sûrs du même résultat en le demandant exclusivement à l’intelligence. Les deux méthodes ont leurs partisans, entre lesquels nous nous garderons bien de décider ; tout ce que nous nous permettrons de dire, c’est que, l’intelligence visant avant tout et presque exclusivement le vrai, et la conscience visant avant tout et presque exclusivement le bon, la question se ramène peut-être à savoir ce qui importe réellement le plus à l’ordre et au maintien des sociétés, de la connaissance du bien et du mal ou de la connaissance du vrai. Que chacun réponde à cette question selon son expérience personnelle.
Une observation avant de passer outre. Il y a un instant nous remarquions que nos doctrines philosophiques les plus modernes et les plus avancées justifiaient, à l’envi les unes des autres, la vieille opinion des régimes périmés sur la manière dont la noblesse se créait et se perpétuait ; eh bien ! malgré les différences qui nous séparent des siècles passés sur le sujet de l’éducation et la supériorité que nous accordons a l’intelligence sur toutes les autres facultés, il est curieux de constater que ces mêmes philosophies, tout à fait modernes, ne sont peut-être pas si loin qu’on le croit, sur le chapitre des beaux-arts et belles-lettres, de penser absolument comme, les hommes d’autrefois. Lisez, pour vous en convaincre, le dernier chapitre de la Psychologie d’Herbert Spencer, où il réduit l’art à être simplement la part du jeu dans le labeur humain. La logique des faits se chargera de prouver un jour qu’en tout cas il ne peut guère être autre chose dans les sociétés démocratiques.
Les liens de la parenté étaient singulièrement étroits et puissans dans les anciennes classes nobles, surtout dans les noblesses provinciales, ce qui tenait à deux causes principales, dont la première et la plus importante était l’estime qu’elles avaient d’elles-mêmes, et la seconde la demi-solitude où elles vivaient et qui leur épargnait les occasions où cette estime pouvait recevoir quelque atteinte. La famille des Lucas présente un exemple des plus frappans de cette puissante étroitesse des parentés nobles d’autrefois ; aussi bien l’action des deux conditions que nous venons de dire se laisse-t-elle lire chez eux en toute évidence. En quelle estime la duchesse tenait le sang dont elle était issue, on a pu déjà s’en apercevoir, et cette estime, elle ne la distribue pas entre les divers membres de sa famille, elle la porte tout entière sur chacun d’eux. Tous les fils furent vaillans, toutes les filles vertueuses, dit l’épitaphe de la duchesse, résumant ainsi les jugemens qu’elle porte sur tous ses frères et sœurs. La solitude dans laquelle ils avaient grandi ensemble leur était si nécessaire qu’ils trouvaient moyen de la reconstituer partout où ils allaient, même au sein de la capitale. C’est pour eux et entre eux exclusivement qu’ils prenaient ces plaisirs alors en vogue : promenades équestres dans les rues principales, flâneries à Hyde-Park, et ces soupers et concerts sur l’eau aussi à la mode dans le Londres de Charles Ier qu’ils l’étaient dans le Paris du Menteur de Corneille. Le mariage ne parvenait pas à détruire cette intimité, et les filles, quittant leurs foyers, vivaient la plus grande partie de l’année avec leur mère, empressées qu’elles étaient de retrouver la solitude de leur enfance. Cela allait plus loin encore : en contractant des alliances matrimoniales, les enfans changeaient si peu de famille qu’ils n’entraient pas en rapports avec les parens de leurs conjoints et qu’ils les connaissaient à peine[8]. Marguerite, qui était la plus jeune, note elle-même, avec une pointe d’étonnement, cette intimité que n’ont pu relâcher ni les intérêts nouveaux, ni les déplacemens et l’absence.
Lorsqu’ils étaient à Londres, ils étaient dispersés dans leurs diverses demeures, cependant ils se réunissaient presque tous chaque jour, se fêtant les uns les autres comme les enfans de Job… J’observais qu’ils ne faisaient jamais de visite et qu’ils ne sortaient jamais en compagnie d’étrangers, mais qu’ils allaient tous ensemble en troupeau, s’accordant si bien qu’il semblait qu’ils n’avaient à eux tous qu’une seule âme. Et ce n’étaient pas seulement mes frères et mes sœurs, mais aussi mes beaux-frères et mes belles-sœurs qui s’accordaient ainsi, et leurs enfans, quoique tout jeunes, avaient les mêmes aimables natures et dispositions affectueuses. Il ne me souvient pas qu’il y ait jamais eu entre eux d’altercation, ou qu’ils en soient jamais venus à des propos de colère oui d’aigreur. J’observais également que mes sœurs étaient si loin de se mêler avec d’autres compagnies qu’elles n’avaient pas de fréquentation familière et de rapports intimes avec les familles auxquelles ils étaient unis, les uns, les autres, par le mariage, c’est-à-dire que la famille de chacun des conjoints restait absolument étrangère à tous mes autres frères et sœurs.
Les meilleures choses ont leur revers, et dès son entrée dans le monde, Marguerite Lucas eut occasion de constater que cette éducation solitaire et cette vie exclusivement de famille, si propre à développer les sentimens forts, avait engendré cependant chez elle une des infirmités de caractère les plus déplorables qui existent, c’est-à-dire une insurmontable timidité. Elle se fit sous de sombres auspices, cette entrée. Les jours heureux que nous venons de décrire ne durèrent pas. La guerre civile éclata, et les divers membres de cette famille si unie furent dispersés par le vent de l’orage à tous les coins de l’horizon. Il va sans dire que tous les Lucas prirent le parti de Charles Ier, et Marguerite voulut faire aussi à sa manière acte de royalisme. Ayant appris que la reine n’avait plus à Oxford, où l’avait poussée une des plus violentes rafales de la tempête, le nombre habituel de ses dames d’honneur, elle sollicita de ses proches la permission d’aller à la cour, permission qui lui fut accordée, malgré l’opposition de ses frères, par sa mère, mieux avisée. Mais à peine était-elle installée dans le poste convoité, qu’elle s’aperçut qu’elle avait trop présumé de son courage. « Lorsque je me trouvai hors de la vue de ma mère, de mes frères et de mes sœurs dont la présence me donnait confiance, je me trouvai comme quelqu’un qui n’a plus de terrain ferme pour se tenir droit et de guide pour se diriger, ce qui me faisait craindre d’errer par ignorance hors du sentier de l’honneur. Si bien que j’e ne savais plus comment me conduire. En outre, j’avais entendu dire que le monde était porté à jeter des insinuations même sur les innocens, ce qui faisait que je n’osais plus ni regarder avec mes yeux, ni parler, ni me montrer sociable d’aucune façon, en sorte que je passais pour sotte de nature… » Aussi désirait-elle maintenant repartir avec autant d’ardeur qu’elle avait désiré venir. Cette fois lady Lucas refusa de lui complaire en lui faisant observer que ce serait un déshonneur de quitter la cour sitôt après y être entrée. Elle resta donc ; et la défaite de Marston-Moor ayant forcé la reine à quitter l’Angleterre, elle la suivit à Paris où sa destinée devait venir la trouver dans la personne du marquis de Newcastle, l’illustre vaincu de la mémorable bataille qui avait fait passer définitivement du côté des parlementaires l’ascendant longtemps incertain et disputé.
La timidité est peut-être de toutes les affections de l’âme celle dont les moralistes et psychologues se sont toujours le moins occupés, et dont ils ont le moins bien parlé, soit qu’ils l’aient estimée de nature trop puérile pour lui accorder attention, soit que leur expérience ne leur ait fourni à son sujet aucun renseignement digne d’intérêt. La vie de la duchesse de Newcastle est à cet égard un véritable document qui permet de combler quelque peu cette lacune. Elle est d’abord un bel exemple de l’égalité avec laquelle cette malfaisante affection sévit à la fois sur toutes les conditions, et contre laquelle ne peuvent prévaloir ni la naissance, ni la fortune, ni l’esprit. Elle confirme le nom d’infirmité que nous lui avons donné justement, car la timidité a tous les effets d’un mal physique, effets qui vont tantôt jusqu’à l’évanouissement, tantôt jusqu’à l’angoisse la plus cruelle. Elle prouve enfin que le mal est incurable, et que tous les correctifs qu’on emploie contre lui ne font que l’augmenter, et donner encore plus de prise à toutes ses malignités. Ces correctifs sont au nombre de trois ; la duchesse, selon les âges, les connut et les appliqua à tour de rôle, et aucun ne lui réussit. Jeune, sa timidité se renfermait volontiers dans le silence, elle répondait mal, ou à peine, et alors on disait : c’est une sotte. Plus tard, lorsqu’elle fut devenue bel esprit, appelant à son aide tout son courage, elle se répandait avec véhémence en flots de paroles qu’elle accompagnait de gestes trop expressifs, et on disait : c’est une ridicule. En tous temps enfin, mais surtout, semble-t-il, dans ses dernières années, elle réagissait volontiers contre l’endurance silencieuse à laquelle sa timidité la condamnait par de violens accès de colère, et alors le monde disait : c’est une folle, mad Madge of Newcastle. Mais passons-lui la parole quelques minutes ; elle-même a décrit quelques-uns des caractères de son infirmité, et elle l’a fait en termes excellens.
Je suis naturellement timide. Ce n’est pas que je sois honteuse de mon esprit ou de mon corps, de ma naissance ou de mon éducation, de mes actions ou des événemens de ma vie, cette timidité est dans ma nature et ne vient d’aucun crime. J’ai eu beau faire effort sur moi-même et me raisonner, j’ai trouvé que ce qui était inné était trop difficile à déraciner. Je ne me suis jamais aperçue que ma timidité eût souci de la qualité des personnes, mais seulement de leur nombre, car s’il me fallait entrer dans une compagnie de Lazares, je serais aussi décontenancée que s’ils étaient tous des Césars ou des Alexandres, des Cléopâtres ou des reines Didons. Je crois aussi avoir remarqué que ma timidité se traduit moins souvent par des rougeurs qu’elle ne contracte mes esprits en froides pâleurs. Mais, circonstance heureuse, cette timidité d’ordinaire a le temps de s’évanouir, de renaître et de s’évanouir encore avant d’être remarquée, et plus je juge la compagnie dans laquelle je me trouve folle et méprisable, et plus mal à l’aise je suis, en sorte que le meilleur remède que j’aie jamais pu trouver est de me persuader que toutes les personnes que je rencontre sont sages et vertueuses. La raison en est, je crois, que les sages et les vertueux censurent moins, excusent davantage, louent mieux, estiment droitement, jugent justement, se comportent avec politesse, agissent respectueusement, et parlent modestement, tandis que les sots et les indignes sont aptes à commettre des absurdités, et portés à être effrontés, grossiers, impolis, tant en paroles qu’en actes, oubliant ou ne comprenant pas bien ce qu’ils sont et ce qu’est la société où ils se trouvent. Et bien qu’il ne m’arrive jamais de me trouver avec de telles sortes de gens mal élevés, cependant j’en ai par nature une telle aversion que je redoute de les rencontrer, comme les enfans ont peur des esprits, ou comme d’autres ont peur de voir et de rencontrer des diables, ce qui me fait penser que ce défaut naturel qui est en moi (si c’est un défaut) est plutôt crainte que timidité. Mais qu’il soit ceci ou cela, je l’ai trouvé fort gênant, car il a souvent empêché mes paroles de sortir et troublé mes actions naturelles, me forçant à me contraindre ou à me laisser aller à des mouvemens désordonnés. Toutefois comme c’est plutôt crainte des autres que peureuse défiance de moi-même, je désespère d’une guérison complète, à moins que la nature aussi bien que les gouvernemens humains n’arrivent à un état de civilisation et d’ordre méthodique, où les paroles et les actions seront régies par le pouvoir souverain de la raison et l’autorité de la discrétion. Une nature grossière est pire qu’une nature brute, autant qu’un homme est supérieur à une bête, et ceux qui sont de nature polie et de dispositions courtoises sont aussi près des créatures célestes que ceux qui sont grossiers et cruels sont près des diables.
Tous ceux qui pour leur malheur ont l’expérience de la timidité comprendront en lisant ce passage pourquoi ils ne se sont jamais sentis rassurés que dans la compagnie des gens supérieurs ou d’une éducation accomplie, c’est-à-dire de ceux qui logiquement devraient inspirer le plus de craintes.
A cette timidité la duchesse ajoutait, quoique fille, sœur et femme de Cavaliers, cette sorte de poltronnerie charnelle qui se rencontre presque chez toute femme, pour telle chose ou pour telle autre. Nous avons connu une personne de la nature la plus vaillante, que l’approche d’une vache rencontrée en plein champ mettait en fuite, la duchesse de Newcastle était ainsi. C’est elle qui en fait l’aveu, pensant justement que cet aveu ne pouvait faire douter de son courage. « Si mes plus proches étaient en danger, volontairement et joyeusement je donnerais ma vie pour eux, pareillement n’épargnerais-je pas ma vie, si l’honneur m’ordonnait de mourir ; mais dans un danger où ni mes amis ni mon honneur ne sont intéressés et où ma vie peut être perdue sans profit, je suis la plus grande couarde du monde, comme en mer, ou dans des endroits dangereux, ou les voleurs, ou le l’eu, et autres dangers semblables ; la décharge d’un fusil, voire d’une canonnière, va me faire tressaillir, et bien moins encore ai-je le courage de tirer moi-même un coup de fusil, ou bien, si une épée est dirigée contre moi par simple plaisanterie, j’ai sérieusement peur[9]. » On voit que les objets de la poltronnerie de la duchesse étaient assez nombreux.
Quelles que soient les souffrances que sa timidité lui ait imposées, Marguerite Lucas n’eut qu’à s’en louer. Elle lui dut le bonheur de sa vie, s’il est vrai, comme elle l’insinue, que c’est à ses rougeurs, balbutiemens et yeux baissés qu’elle dut de faire la conquête du vaillant marquis de Newcastle. « Mylord le marquis de Newcastle approuva ces craintes timides que tant d’autres condamnaient. » La conquête fut-elle aussi spontanée qu’elle affecte de l’insinuer ? Selon certains témoignages, elle aurait été recommandée au marquis par son frère lord Lucas, et cette recommandation aurait été l’origine de son mariage. Mais s’il faut en croire un passage du journal de John Evelyn, il y aurait eu d’autres intermédiaires. « Visité encore aujourd’hui le duc de Newcastle, dont j’avais fait la connaissance en France de longues années auparavant, où la duchesse avait eu obligation à la mère de ma femme (lady Browne) pour son mariage ; elle était sœur de lord Lucas et alors demoiselle d’honneur de la reine-mère ; ils furent mariés dans notre chapelle, à Paris, » écrit Evelyn à la date du 25 avril 1667. On peut induire de ce passage que le mariage de Marguerite Lucas ne fut pas absolument exempt de tout manège mondain et qu’il ne se manqua pas de bonnes âmes féminines pour assurer le bonheur du marquis, alors fugitif, las et humilié. On devine assez aisément l’état d’âme du brillant chef des Cavaliers. Souffrant encore de l’affront secret que lui avait infligé le roi en lui substituant le prince Rupert dans le commandement du nord, vaincu à Marston-Moor contre sa volonté et ses conseils par l’héroïque imprudence du prince, il avait, par dépit plus encore que par désespoir de la cause royale, quitté définitivement la partie et s’était volontairement exilé sans autres ressources que les quelques pièces d’or qu’il avait sur lui au moment de la bataille ; triste, irrité, solitaire, il avait besoin de consolation ; cette consolation s’offrit à lui sous la forme d’une jeune fille, bel esprit, capable de partager ses goûts de virtuose et d’admirer ses talens de gentilhomme lettré, et il l’accepta avec l’empressement d’un homme à qui il était plus facile de renoncer à la gloire qu’au bonheur[10].
Marguerite Lucas répondit à ces espérances. Elle ressentit vivement l’honneur de cette alliance illustre, à laquelle quelques mois auparavant elle n’aurait pas osé songer, car la grandeur même a ses degrés, et il y avait loin de l’intéressante jeune provinciale qu’elle était alors à cet aimable et brillant seigneur, arbitre souverain de toutes les élégances, artiste d’une perfection impeccable dans tous les exercices du gentilhomme, modèle accompli des Cavaliers d’Angleterre, qui, de l’épée et de la bourse, venait de soutenir pendant quatre longues années le trône chancelant de Charles Ier. C’est un amour très particulier que celui de la duchesse pour son mari où se révèle en pleine évidence la femme d’un mérite supérieur, car c’est là ce qu’elle fut réellement et le titre qu’il convient de lui donner. Elle n’en fut jamais éprise, c’est elle qui le confesse ingénument[11], et cependant elle l’aima profondément, d’un amour fait de droiture et de bon jugement. Elle lui fut une compagne vaillante et dévouée pendant les années d’exil, une compagne loyalement soumise pendant les années de sa retraite volontaire après le retour. Comme elle ne pouvait guère se dissimuler que c’était à l’exil et au malheur qu’elle devait un tel mari, on serait tenté de croire que, par une délicatesse d’un tour noblement excentrique, elle voulut lui vouer une affection conforme aux circonstances qui le lui avaient donné, si elle n’avait pris soin de nous apprendre que cette manière d’aimer lui était naturelle et qu’elle n’en connut jamais d’autre. Laissons-la expliquer elle-même avec la bizarre éloquence qui lui est propre la nature de cet amour et la forme générale qu’avait prise chez elle cette plus tyrannique de nos passions.
Quoique je craignisse le mariage et que j’évitasse les compagnies des hommes autant que je le pouvais, cependant je n’eus ni la volonté ni la force de le refuser par la raison que mon affection s’était portée sur lui, et il fut la seule personne que j’aie jamais aimée. Avouer cet amour ne m’était pas une honte, au contraire, je m’en faisais gloire. Car ce n’était pas un amour amoureux. Je ne fus jamais infestée d’un tel amour, c’est là une maladie, ou une passion, ou l’une et l’autre chose à la fois, que je connais par ouï-dire seulement, mais non par expérience. Ce ne furent ni le titre, ni la richesse, ni la puissance, ni la personne qui m’invitèrent à l’aimer, mais mon amour fut honnête et honorable, parce qu’il eut le mérite pour objet. Cette affection trouvait joie dans le renom de sa valeur, plaisir dans les charmes de son esprit, orgueil dans le respect qu’il me montrait, triomphe dans les sentimens qu’il professait pour moi. Ces sentimens, il me les a confirmés par un acte du temps, scellés par sa constance, assignés par un inaltérable décret de sa promesse, et ils font mon bonheur en dépit des menaces de la fortune. Car, bien que le malheur puisse dissoudre et dissolve en effet souvent les affections basses, déréglées, dissolues et sans fondement, cependant il n’a pas de pouvoir sur celles qui sont unies par le mérite, la justice, la gratitude, le devoir, la fidélité et autres sentimens semblables… Ceux que distingue mon affection, je les aime extraordinairement et avec constance, non cependant follement, mais avec sobriété et attention, non pas en m’accrochant à eux comme un ennui, mais en veillant sur eux comme une servante. Cette affection ne prend racine que là où elle trouve ou croit trouver du mérite, et où les lois divines et morales me permettent de la donner. Cependant, je trouve cette passion tellement pénible que c’est le seul tourment de ma vie, car telle est la crainte que je ressens pour eux des méchans hasards de la mauvaise fortune, des accidens, de la maladie ou de la mort, que je ne suis jamais entièrement en repos.
Nous avons donné à cet amour le nom que la duchesse[12] veut qu’on lui donne, mais nous ne pouvons pas ne pas remarquer que les sentimens que nous venons de lui entendre exprimer seraient pour satisfaire le cœur le plus exigeant et qu’ils ne diffèrent en rien de ceux que la passion met en branle. Il est probable que la duchesse, dans la parfaite innocence de son cœur, s’est donné le change à elle-même sur la nature de ses sentimens et qu’elle a ignoré le nom qui était réellement le leur. Elle croit que son amour diffère des autres, parce qu’il s’est attaché au mérite plutôt qu’au titre ou à la personne, et elle ne réfléchit pas que la porte par laquelle l’amour entre dans l’âme importe peu, pourvu qu’une fois entré il occupe l’âme tout entière, et c’est justement ce qui lui était arrivé. Sur presque tous les points, elle fut un produit et une victime de l’éducation noble, et nous en avons ici une nouvelle preuve. On lui a tant dit et répété depuis l’enfance que l’amour dans les hautes conditions ne devait s’attacher qu’aux qualités morales, qu’elle croirait déroger si elle pensait autrement. Naïvement elle s’est fait accroire que son affection pour son mari était un amour d’estime, la vérité est qu’elle en raffolait, et que, par conséquent, elle connut cet amour amoureux qu’elle se flattait d’ignorer, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir. A chaque instant, dès qu’il est question de son mari, elle trouve des mots, des accens, des élans où éclate la passion la plus vraie. — « Je ne m’ennuie pas d’être seule, pourvu que je sois près de mon seigneur et que je sache qu’il est en bonnes conditions, » dit-elle en parlant de son penchant à la retraite. Et ne vous semble-t-il pas que dans la phrase que voici on découvre assez aisément ces craintes d’être négligé par l’être aimé, et ces inquiétudes jalouses qui tourmentent les cœurs vraiment épris ? « Et véritablement je suis assez vaine, assez pleine d’infatuation, assez partiale par nature à mon endroit pour penser que mes amis ont autant de raisons de m’aimer qu’une autre, puisque personne ne peut aimer plus sincèrement que moi, et que ce serait une injustice de préférer une affection plus faible ou d’estimer la beauté plus que l’esprit. » Et ce dernier trait, après s’être accusée d’être prodigue à l’occasion par vaine gloire : « Quoique je désire paraître au mieux de mes avantages tant que je vis en vue du public, je consentirais bien volontiers cependant à me séparer du monde et à ne voir jamais d’autre visage humain que celui de mon seigneur tant que je vivrais ; oui, je m’enfermerais comme une anachorète et je porterais une robe de frise avec une corde à la taille pour ceinture. » La fameuse Nut brown Maid de la ballade populaire a-t-elle jamais parlé avec plus de passion ? Disons pour faire comprendre l’étendue du sacrifice dont la duchesse se déclare capable que la recherche des vêtemens était la seule faiblesse féminine que l’on surprenne en elle.
Le cœur le plus pur a ses mystères que la raison refuse de connaître, que la conscience refuse d’excuser, et que lui-même ne s’avoue que pour les ensevelir encore plus profondément dans le secret et le silence. Difficilement la même image le remplit toujours et tout entier, et sous les noms d’amitiés, de sympathies, d’affinités intellectuelles, mille formes de sentimens subtils trouvent moyen de s’y glisser. Si la duchesse n’a pas connu l’amour amoureux, comme elle s’en vante, a-t-elle été absolument à l’abri de cette autre forme de l’amour que notre Corneille a décrit dans une tirade madrigalesque de sa Rodogune :
- Il est des nœuds secrets, il est des sympathies…
Eh bien, avec tout le respect qui est du à cette vertueuse personne, il ne nous est pas prouvé qu’elle n’ait pas connu quelque chose de ce sentiment pour le plus jeune frère de son mari, sir Charles Cavendish. Vaillant Cavalier, il avait fait, sous le commandement de Newcastle, toute la longue campagne de la première guerre civile, avait quitté l’Angleterre avec lui le soir même de Marston-Moor, et fut l’intime associé de son exil dans toutes les villes où il résida sur le continent, Hambourg, Paris, Rotterdam, Anvers, jusqu’au jour où il retourna en Angleterre pour y accompagner la duchesse, désireuse d’arracher, s’il se pouvait, des griffes des Têtes rondes quelques lambeaux de la colossale fortune de son mari, et de diminuer ainsi les privations dont il souffrait. Sir Charles Cavendish ne revit l’Angleterre que pour y mourir, et la duchesse, qu’il y laissa, exprima les regrets que lui causait cette perte dans une page admirable de tendresse pompeuse que nous citerons plus tard comme exemple du style qui lui est propre. Mais à défaut de cette page, voici une petite pièce de vers, écrite du vivant de sir Charles Cavendish, d’où il vous semblera peut-être, comme à nous, qu’il s’échappe un secret de chaste, timide et religieuse affection.
Sir Charles est entré dans ma chambre pendant que j’écrivais ma Reine des fées. « Je vous en prie, m’a-t-il dit, lorsque vous verrez la reine Mab, présentez mes services à Sa Majesté, et dites-lui que la renommée a porté jusqu’à moi de hauts éloges et de sa beauté, et de la magnificence de sa cour. » Lorsque je vis la reine Mab dans l’intérieur de mon imagination, mes pensées s’inclinèrent humblement par crainte de trop peu de respect : baisant son fin vêtement tissé par la fantaisie, je m’agenouillai sur une de ces pensées, comme quelqu’un qui prie, et alors dans de doux chuchotemens, je lui présentai le message d’humble service qu’il lui avait gaîment envoyé. C’est ainsi que par le secours de l’imagination je suis allée à la cour des Fées et que j’en ai vu la reine.
Qu’il y a de délicatesse noble dans cette pensée à la fois chérie et refoulée, sur laquelle elle s’agenouille comme pour prier ! Si c’est un aveu, loin d’accuser le cœur de la duchesse, il en prouve la parfaite pureté, et confirme ce qu’elle dit d’elle-même : « Je suis chaste à la fois par nature et éducation à ce point que j’abhorre toute pensée qui ne l’est pas. » A une femme de telle droiture il a suffi d’un certain degré de vivacité dans le sentiment pour lui faire comprendre le danger des sympathies les plus naturelles et les plus innocentes, et elle semble l’avoir senti, à preuve cette pensée si vraie et si franchement exprimée : « L’amour platonique est un entremetteur de l’adultère. » Les pensées et maximes de la duchesse sont parfois alambiquées, mais il y a un sujet sur lequel elles sont toujours d’une netteté parfaite, et c’est le sujet de la vertu féminine. Un ou deux exemples en passant, choisis entre dix autres : « Si une femme fait une tache à sa réputation, elle ne peut plus jamais l’effacer. » — « Un homme est aussi souvent déshonoré par l’indiscrétion de sa femme que par sa déshonnêteté. »
La duchesse fut puissamment aidée dans sa carrière de vertu par certaines qualités négatives qui sont peut-être les plus précieuses, pour le bon ordre d’un ménage et la tranquillité d’un mari. Jamais femme de si haute condition n’a été dénuée à ce point de tout agrément de société et de tout talent mondain. Elle devait cette bienheureuse indigence en partie à son penchant pour la rêverie solitaire, et en partie à son éducation. Nous avons vu que lady Lucas avait fait enseigner à ses enfans tous les arts d’agrément en leur apprenant à les mépriser, et les enfans avaient écouté ces conseils. « Mes frères ne dansaient ni ne faisaient jamais de musique, disant que cela était trop efféminé pour des esprits masculins. Ils n’entendaient rien non plus aux cartes, dés et autres jeux semblables. » La pratique de la duchesse, pour employer son langage, était à l’avenant de celle de ses frères. De sa vie elle ne toucha cartes ou dés, et dès qu’elle fut mariée, elle renonça à danser, cet amusement « étant de nature trop légère pour n’être pas en désaccord avec la gravité de l’état conjugal. » Elle aimait trop la solitude pour être facilement complaisante aux exigences de la sociabilité ; faire ou recevoir des visites lui était une fatigue. De même pour les parties, banquets, festins et fêtes, son humeur volontiers morose s’en accommodait mal, et elle n’avait pas plus de goût à les présider que de plaisir à y prendre part. D’ailleurs les délicatesses de la vie matérielle la trouvaient insensible ; sobre à l’excès, elle ne buvait que de l’eau, et dînait d’ordinaire d’un peu de poulet bouilli, ce qui suffit pour indiquer le peu d’aptitudes de son sens du goût et donne une médiocre idée de sa cuisine. En cela d’ailleurs ses habitudes se trouvèrent conformes à celles de son mari qui, tout magnifique qu’il fût, vivait avec une sobriété remarquable, ne faisant qu’un repas par jour et soupant d’un œuf et d’un demi-verre de sherry. Une circonstance contribuait encore à la tenir à l’écart du monde pendant ces longues années d’exil, elle ne pouvait converser qu’en anglais, n’ayant jamais pu apprendre aucune des langues du continent de manière à se faire comprendre. Son seul grand plaisir était d’écrire, mais de celui-là, par exemple, elle s’en donnait à cœur joie, d’autant plus qu’elle trouvait dans son mari, poète et bel esprit lui-même, un collaborateur toujours prêt. Elle ne sortait de cette retraite studieuse que pour faire de temps à autre un tour en voiture sur les promenades à la mode d’Anvers, où abondaient le beau monde des Pays-Bas d’alors et tous les étrangers de distinction qui étaient de passage dans ce carrefour européen. Ce n’étaient pas là des goûts ruineux, et il est probable que ce peu d’aptitude aux pompes et aux œuvres du monde contribua à faire régner un ordre relatif dans le train de maison de son princier époux, et à lui alléger quelque peu la gêne dont il souffrait. Sous le premier Empire on appelait femmes essentielles celles qui se distinguaient par des talens hors ligne pour la tenue d’une maison, la gestion d’un haut ménage et l’art de représenter en noble société, de manière à faire sentir le rang plutôt qu’à amuser et séduire ; l’originalité de la duchesse de Newcastle fut d’avoir les talens de cette femme essentielle avec des goûts forcenés d’écritoire, alliance quelque peu bizarre qui se rencontre rarement.
Parmi les existences d’exilés, il n’y en a guère eu de moins douloureuses que celle de Newcastle, et cela tient à cette raison, faite pour ravir les psychologues, qu’il resta dans la mauvaise fortune exactement ce qu’il avait été dans la bonne. C’est un des curieux exemples qu’on puisse citer, que nous sommes toujours, en dépit des circonstances, ce que nous ont fait la nature et la longue habitude. Après Marston-Moor, il avait quitté si précipitamment l’Angleterre qu’il ne s’était pas donné le temps nécessaire pour prendre les précautions les plus indispensables, et qu’il dut débarquer sur le continent sans autres ressources que les cent livres sterling qu’il avait en poche le jour de la bataille. Une maigre somme, il faut en convenir, pour un tel homme : aussi dès son arrivée essaya-t-il de prendre quelques-unes des mesures qu’il avait négligées ; mais il y trouva des difficultés insurmontables. Ses biens étaient sous le séquestre, ses parens soumis à des embarras pécuniaires pareils aux siens, les communications avec l’Angleterre peu sûres, les intermédiaires rares et timides ; la gêne devint donc vite assez sérieuse, mais il eut l’art de ne jamais la sentir en ne renonçant pas une heure à ses habitudes de magnificence pendant ses dix-huit années d’exil. Au moment même où il empruntait à grand’peine 200 ou 300 livres sterling, il trouvait moyen de se monter une écurie de huit chevaux, et quels chevaux il fallait à l’homme qui avait la réputation d’être le premier cavalier de l’Europe ! Trois fois il fallut changer de résidence pour raisons d’économie. Lorsqu’il quitta la première, Paris, pour Rotterdam, voici dans quel équipage il en sortit : deux carrosses, trois chariots de déménagement et un nombre indéterminé de serviteurs à cheval. Avec la libéralité de Timon d’Athènes, il donnait ce qu’il n’avait plus, et rendait sous forme de cadeaux les prêts qui lui étaient faits pour soutenir son état, en sorte qu’il était le soir aussi embarrassé que le matin. C’est ainsi qu’à peine arrivé à Paris avec les fameuses 100 livres du jour de Marston-Moor, on le voit offrir à la reine sept chevaux sur neuf qu’il avait achetés aussitôt après son débarquement à Hambourg. A Rotterdam, il tint grand état de maison pendant six mois, avec table ouverte à tous venans, particulièrement aux militaires. A Anvers, où il prit sa retraite définitive, il eut le coûteux honneur de traiter toute la famille royale, et il le fit en homme qui se souvenait de l’hospitalité fastueuse que dans ses jours d’heureuse fortune il avait offerte à Charles 1er dans ses châteaux de Bolsover et de Welbeck : « Monseigneur, lui dit en manière de remercîment son ancien élève Charles II, je m’aperçois que votre crédit peut vous procurer meilleure chère que ne pourrait m’obtenir le mien. » Cependant, en dépit des ressources qu’il tirait de l’amitié, de la famille, des souvenirs reconnaissans des grands services rendus à la cause royale[13], il avait à passer de durs momens. « Je ne me plains pas, pour ce qui me concerne, disait sir Charles Cavendish, mais vraiment ce que je mange ne me fait aucun bien en voyant comment mon frère est toujours si près de manquer qu’après un dîner il n’est jamais sûr du suivant. » Un jour, à Paris, son maître d’hôtel vint l’avertir qu’il lui serait impossible de lui servir son dîner, les créanciers refusant de faire plus longtemps crédit. « Vous serez obligée de mettre vos robes en gage, si vous voulez dîner, » dit-il en riant à la duchesse, et ce jour-là, en effet, on ne dîna que parce que la femme de chambre mit en gage ses propres bijoux. Mais c’était précisément dans ces momens de crise que Newcastle se montrait avec tous ses avantages ; il faisait face à toutes les difficultés avec sa belle humeur d’homme d’esprit, et son assurance de grand seigneur. Lorsque les créanciers devenaient trop pressans, ou refusaient de continuer le crédit, Newcastle les mandait en troupe, puis lorsque toute la meute était assemblée devant lui, il les haranguait avec une si persuasive éloquence qu’il les renvoyait domptés, et si bien rassurés que non-seulement ils renonçaient à réclamer leur dû, mais qu’ils s’offraient à lui faire un crédit encore plus considérable que par le passé. Vingt fois, tant à Anvers, qu’à Rotterdam et à Paris, Newcastle a joué en toute honnêteté la scène de don Juan et de M. Dimanche, et toujours avec un plein succès. Ce miracle de l’éloquence et des dons de charmeur de son noble époux étonnait la duchesse elle-même, et volontiers elle l’attribuait, à la volonté divine. « Certainement ce fut une œuvre de la divine providence, si ces marchands montrèrent tant de sympathie, de respect et d’honneur à mon seigneur, un étranger à leur nation, si malgré sa ruine et le peu d’apparence qu’il y avait qu’il recouvrât jamais son bien, ils consentirent à lui faire crédit partout où il vécut, en France, en Hollande, en Brabant, en Allemagne, de manière à lui permettre, à lui banni de sa patrie, dépossédé de son avoir, de vivre avec autant de splendeur et de grandeur qu’il le lit. »
Sir Charles Cavendish, un peu moins compromis que son frère, était aussi dans de meilleures conditions de fortune. Ses biens n’avaient été mis que sous une sorte de demi-séquestre, et, après la déroute finale des royalistes en Écosse, le parlement lui fit savoir qu’ils allaient être vendus sans délais s’il ne se hâtait de revenir en Angleterre composer avec le gouvernement. Son premier mouvement fut de se refuser à toute transaction, mais il en fut empêché par Édouard Hyde, sur la demande de Newcastle, et il fut décidé qu’il partirait en compagnie de la duchesse, qui, de son côté, essaierait d’arracher au parlement la part de propriété qu’il reconnaissait sur les biens séquestrés de la plupart des proscrits à leurs femmes et à leurs enfans. Ce fut un mélancolique voyage. En arrivant en Angleterre, ils étaient si peu munis d’argent qu’ils furent forcés de faire halte à Southwark, et que, pour payer leurs dépenses d’hôtellerie, sir Charles dut mettre sa montre en gage, un de ses ex-intendans n’ayant même pas pu lui procurer la petite somme nécessaire à cet effet. À Londres, elle retrouva ses sœurs et son frère aîné, mais que de deuils et que de ruines dans sa famille depuis son départ ! Tous avaient vu leurs demeures détruites ou en avaient été violemment séparés. Lady Lucas était morte après avoir aussi vaillamment que vainement résisté aux assauts répétés des Têtes rondes qui lui rendaient de temps à autre de coûteuses visites, d’où ils revenaient approvisionnés de blé et de bétail, après force abatis de bois pour les nécessités de leur chauffage. Son frère cadet, sir Thomas Lucas, était mort d’une blessure reçue en Irlande. Plus lugubre encore avait été le sort de son plus jeune frère, sir Charles Lucas. Il avait été parmi les plus acharnés défenseurs de Colchester, et lorsque, après la défaite de Worcester, la ville, n’espérant plus aucun secours, eut été obligée de se rendre, il avait été exclu, avec un de ses compagnons d’armes, sir George Lisle, des garanties de la capitulation, et fusillé au pied des remparts par Ireton, le gendre de Cromwell. Cette exécution sommaire eut un si grand retentissement et produisit un tel effet de terreur sur les imaginations populaires que la légende s’en empara immédiatement. Quelques années après, John Evelyn, revenant de cet interminable voyage sur le continent qui lui rendit le service de ne pas assister au spectacle de la guerre civile, y rencontra cette légende toute formée. On lui montra la place où les deux officiers avaient été fusillés, elle était entièrement nue, tandis que tout autour la terre était touffue du plus beau gazon, et on lui dit que jamais plus l’herbe ne pousserait là où le sang des deux Cavaliers avait coulé. Soixante ans après, du temps de Defoë, la tradition existait encore[14]. Tant de deuils, si douloureux et si récens, n’étaient pas pour diminuer ce penchant à la solitude qui était naturel à la duchesse ; aussi à Londres, où elle fit en tout une demi-douzaine de visites, vécut-elle exclusivement dans la compagnie de sa famille et serait-elle repartie sans avoir pris d’autre plaisir que quelques promenades à Hyde-Park, si elle n’avait trouvé dans les concerts qui se donnaient chez le musicien Lawes, l’ami de Milton, une distraction noblement assortie à la mélancolie de sa fortune.
Le séjour de la duchesse en Angleterre se prolongea inutilement un an et demi. Elle ne put rien obtenir du parlement qui lui répondit que les concessions faites aux femmes et aux enfans des proscrits ne pouvaient lui être accordées, parce que son mariage avait été conclu postérieurement à la mise hors la loi de son époux, situation qu’elle n’avait pas ignorée, et que, d’ailleurs, l’indulgence dont bénéficiaient d’autres exilés ne pouvait se porter sur l’homme qui avait été le plus grand traître de l’Angleterre. Cette sévérité n’est pas pour trop étonner quand on pense au rôle joué par Newcastle pendant la première période de la guerre civile, et la duchesse était par nature peu faite pour l’adoucir. Elle n’avait rien de ce qui fait la bonne solliciteuse, sa hauteur de caractère, qui était extrême, et cette timidité invétérée qu’elle nous a si bien décrite, lui défendant les manèges, assiduités et importunités qu’exige l’exercice de cet art fait pour moitié d’humilité feinte et pour moitié d’effronterie vraie. Elle s’aperçut donc très vite de son peu d’aptitude à ce rôle peu princier, et ne fit aucun effort pour se vaincre, n’étant pas de celles qui ont pour devise secrète ce titre de la jolie comédie de Goldsmith : She stoops to conquer. Elle parut une fois, en compagnie de son frère lord Lucas, au comité chargé des mesures concernant les biens des proscrits, y reçut la réponse que nous avons dite, se tourna vers son frère pour lui demander de la conduire hors de ce lieu par, trop ungentlemanly, et n’y retourna plus. Cependant, il paraît que les cancans de Londres la représentèrent courant de comité en comité : « Sois froide comme la neige, chaste comme Diane, tu n’échapperas pas à la calomnie, » dit Hamlet à Ophélia. La duchesse s’indigne de ces commérages et les dément, mais, en le faisant, elle nous révèle un détail important des mœurs d’alors ; c’est que les conséquences de la guerre civile et l’omnipotence du parlement non-seulement avaient fait pulluler les solliciteuses, mais avaient fait naître une classe inconnue auparavant de femmes d’affaires. « Les coutumes de l’Angleterre sont changées aussi bien que ses lois, puisque maintenant les femmes deviennent plaideuses, avocates, pétilionneuses, et autres choses semblables, colportant partout leurs causes propres, se plaignant de leurs griefs propres, s’exclamant contre leurs ennemis particuliers, se vantant des diverses faveurs qu’elles ont reçues des puissans,.. je n’entends pas parler ici des nobles, vertueuses, discrètes et dignes personnes que la nécessité force à se soumettre, à consentir, à poursuivre leurs réclamations, mais de celles qui n’ont rien à perdre et qui font leur métier de solliciter. » Plus heureux que sa belle-sœur, sir Charles Cavendish réussit à reconquérir ses biens, moyennant une composition de 5,000 livres sterling, et s’empressa aussitôt de racheter aux prix les plus onéreux les deux principales résidences de son frère, Wolbeck et Bolsover, et ce fut une compensation de l’insuccès de la duchesse pour ce séduisant Newcastle que la fortune la plus adverse ne regarda jamais sans un sourire.
Ce voyage d’Angleterre ne fut cependant pas perdu pour la duchesse. Elle avait toujours aimé à écrire, et, dans les années qui avaient précédé son voyage, elle avait produit un in-folio qui s’appelait World’s Olio (Olla podrida du monde) ; mais dans les nombreux loisirs que lui faisait ce séjour prolongé à Londres, loin de son adoré seigneur, la rage de l’écritoire s’empara d’elle avec une violence sans merci. C’est de cette époque que date chez elle l’ambition littéraire, car la duchesse n’écrivait pas, comme d’autres grandes dames, pour le jeu et le plaisir : elle écrivait par ambition de se conquérir une renommée qui fît vivre sa mémoire ; elle en fait l’aveu, et dans ces termes mêmes. Elle écrivit à Londres des poèmes, des fantaisies philosophiques, des allégories morales, des essais de drames et de comédies et toute la copie nécessaire pour un in-folio de grosseur respectable[15]. Mais ces travaux mêmes ne parvenaient pas à lui faire oublier son époux adoré. Il lui tardait d’aller les continuer en sa compagnie, et, malgré son affection pour son beau-frère, sir Charles Cavendish, déjà aux prises avec le mal qui l’emporta peu après, elle repartit pour le continent. C’est qu’en Newcastle elle trouvait mieux qu’un juge indulgent, elle trouvait en lui un conseil et un collaborateur. Ils s’admiraient mutuellement et se le disaient en prose et en vers. La duchesse employait son éloquence à célébrer les vertus de son mari ; le duc écrivait des intermèdes et de jolies chansons, à la façon des dramaturges de l’époque précédente, pour les comédies et les drames de sa femme. Cependant, pour bien marquer les nuances, il faut dire que cette admiration mutuelle semble avoir été plus entière et plus franche chez la duchesse que chez le duc. Elle se plaisait à lui rapporter l’honneur de ses propres poésies et à le dire humblement son inspirateur. « Je ne suis pas poète par nature ni éducation, dit-elle dans une petite pièce où elle présente ses poèmes au lecteur ; mais je suis mariée à un spirituel poète dont le cerveau est un printemps riant et frais où croissent les fantaisies et où chantent les Muses. Souvent, inclinant ma tête, je deviens toute attention pour attraper ses mots au passage et ne pas laisser échapper une de ses fantaisies. Dans ce jardin splendide de belles choses, je prends de quoi me faire un bouquet de vers, et moi qui n’ai pas de jardin qui me soit propre, je cueille dans le sien des fleurs toujours nouvellement écloses. » On peut supposer, au contraire, quelque peu de courtoise ironie dans les éloges que le duc donne aux poèmes de sa femme, dans une pièce très gentiment tournée : « J’ai lu vos poèmes, et j’aurais souhaité qu’ils fussent miens en admirant les riches ornemens de chaque vers ; vos fantaisies nouvellement nées, et en telle abondance, ont de quoi faire rougir nos poètes et les décider à ne plus écrire. Oui, le spectre de Spenser vous hantera la nuit, et Jonson ressuscitera, gonflé du venin du dépit ; Fletcher et Beaumont, troublés dans leurs tombeaux, chercheront quelques grottes plus profondes et mieux cachées ; et le noble Shakspeare pleurera, parce que ce qui lui est désormais réservé de plus glorieux sera d’être enseveli dans la même poussière que Chaucer. Le même noir oubli couvre tous ces noms, puisque vous les avez dérobés de leur renommée… Le pinceau de votre imagination surpasse celui de Van Dyck ; votre tête est l’alambic où les Muses distillent la quintessence de l’esprit, élixirs de la fantaisie, essences si douces ! Dans vos vers, vos nombres, exactement cadencés, marchent sur des pieds de velours. Je croyais vous louer ; mais, hélas ! ma manière de dire est à la vôtre ce que la nuit est au glorieux jour. » L’ironie est transparente, certainement, dans l’exagération de ces éloges ; mais, même en lui faisant sa large part, il y reste encore assez de sincérité pour témoigner de l’estime dans laquelle le duc tenait les talens de sa femme. Ce qui n’empêche qu’il n’ait pu répondre, comme le veut une anecdote traditionnelle, à un ami qui le félicitait sur la sagesse de sa femme : « Ah ! vraiment, une femme sage est une folle créature, » car une telle fureur d’écrire et si persistante ne peut aller sans entraîner certaines habitudes qui sont évidemment pour mettre hors de ses gonds, de temps à autre, le plus courtois des maris[16].
Nous avons quelques détails sur les habitudes littéraires de la duchesse ; il est probable qu’elles ont plus d’une fois changé l’heure des repas ou fait manger au duc un déjeuner refroidi, ou renvoyé furieux quelque visiteur qui n’avait pas été admis, ou fait arrêter les gens de service dans les corridors pour savoir ce qui se passait dans les appartenons de Sa Grâce. Ces habitudes rappellent d’assez près celles de deux autres écriveuses enragées, lady Mary Hamilton, amie du chevalier Croft, qui fit tant endêver le pauvre Charles Nodier, qu’elle avait honoré de la correction de ses épreuves, et Mme de Genlis. Comme la première, elle écrivait et le jour et la nuit et composait entre deux sommeils. « Cette frénésie était tellement invétérée, dit M. Jenkins, qu’elle avait toujours près d’elle quelques jeunes dames pour lui servir de secrétaires ; elles couchaient tout près d’elle, afin qu’au premier coup de sonnette elles fussent toujours prêtes à attraper au vol les fantaisies de ses veilles. Comme la seconde, elle avait l’habitude de parler ses vers et sa prose à haute voix, en se promenant à pas lents dans sa chambre, avant de les coucher par écrit, prétendant que, lorsqu’elle ne les parlait pas, ses conceptions en étaient refroidies et arrêtées. Elle redoutait tellement d’être gênée dans ses mouvemens de verve et dans les courses au clocher de son imagination, qu’elle avait pour principe de ne jamais revoir ce qu’elle avait écrit, parce que cette révision retardait, disait-elle, l’essor de ses conceptions nouvelles ; de là la détestable ponctuation de ses écrits. À ces divers signes, vous reconnaîtrez une personne dont les inspirations étaient de tête plus que de nature et dont les pensées, obtenues par le branle cérébral qu’elle devait à ces habitudes de gymnastique et de pantomime, ressemblaient à cette chaleur qui s’engendre par le frottement. L’éloquence, la force, l’énergie et aussi la subtilité sont compatibles avec ces méthodes mouvementées de composition, mais rarement la simplicité, la naïveté, la vraie genialty, et presque jamais la grâce ; et, en effet, cette dernière qualité est entièrement absente des écrits de la duchesse.
Elle nous a vanté avec enthousiasme la beauté de tous ses frères et ses*sœurs ; mais elle-même était-elle jolie ? Il existe d’elle deux portraits : l’un peint à Anvers par Abraham van Diepenbach, élève de Rubens[17], qui est aujourd’hui, paraît-il, à Wentworth-Castle, dans le Yorkshire, l’autre qui se trouve à Welbeck, et qui est évidemment celui dont son moderne éditeur a placé le fac-similé en tête de la vie du duc. L’examen de ce portrait laisse la question assez indécise ; car, peint postérieurement au retour, il représente une femme placée déjà entre deux âges et qui, de la jeunesse, n’a plus que le crépuscule. Mais vraiment elle est mieux que belle, car elle est sympathique au possible, tout le visage parle expressivement de véracité, de sincérité et de fidélité. Tout dans ces traits et cette physionomie inspire la confiance, même les défauts. De bonnes joues, un peu replètes, faites à souhait pour les baisers légitimes, et pas d’autres ; de beaux gros yeux, tout larges ouverts, avec quelque chose d’un peu égaré, indiquent une personne fréquemment absente d’elle-même. Dans l’ensemble du visage, un caractère rêveur très marqué, et, sur les lèvres, une moue d’innocente bouderie. Il pouvait être, du reste, assez difficile à un peintre de représenter la duchesse au mieux de ses avantages pour une raison qu’elle nous a dite et qui apparaît clairement dans le portrait. Sa seule faiblesse féminine était la toilette, mais elle la comprenait d’une façon très particulière qui l’exposait à de nombreuses erreurs d’élégance et à des retards plus nombreux encore sur les modes régnantes. Elle nous dit que dus son enfance elle prit grand plaisir « aux beaux atours, aux choses de modes, surtout à celles que j’inventais moi-même, celles qui étaient inventées par les autres ne me charmant pas du tout. Je détestais qu’on suivît mes modes, car j’ai toujours eu l’amour de la singularité, même dans les choses du costume. » Et voilà pourquoi elle apparaît dans ce portrait somptueusement accoutrée plutôt qu’élégamment vêtue. Ce qui, dans la jeunesse, avait été originalité, devint, à mesure qu’elle avança dans la vie, excentricité, et prit enfin des formes caricaturales qui firent d’elle la risée des élégantes et des courtisans de la cour de Charles II. Mais cette intelligence erronée des choses du costume n’est-elle pas une imperfection inhérente à presque toutes les femmes d’esprit ; et, sur ce chapitre de la toilette, les plus vulgaires des mondaines ne retrouvent-elles pas sur elles une supériorité facile, mais incontestable ? Le turban de Mme de Staël est célèbre, et George Sand n’a jamais su s’habiller, paraît-il, avec harmonie ; il y a cependant des exceptions en tout, et nous n’avons pas besoin d’interroger bien longuement nos souvenirs personnels pour constater que le parfait bon goût dans les choses de la parure n’est nullement inconciliable avec les qualités les plus éminentes de l’esprit.
Ses dernières années d’exil s’écoulèrent dans les occupations littéraires que nous avons dites. Lorsque le retour de Charles II fat chose certaine, Newcastle fut le premier à l’aller féliciter ; mais il était, il est permis de le croire, encore plus affamé de patrie que de royauté ; car, sans attendre le départ du roi, ni retourner à Anvers, il s’embarqua précipitamment après avoir écrit à la duchesse qu’il la laissait en gage pour rassurer ses créanciers, et la chargeait de remercier à sa place l’édilité anversoise des services qu’elle lui avait rendus. Après s’être débarrassée assez aisément de ces divers soins, la duchesse partit comblée des vœux de bon voyage tant des créanciers que des édiles d’Anvers, qui lui offrirent comme cadeau de bon souvenir un petit tonneau de vin de choix. Lorsqu’elle eut rejoint son mari à Londres, son premier mot fut pour l’engager à se rendre immédiatement dans quelqu’une de leurs résidences, tant son goût de la retraite était vif, et tant sa timidité naturelle lui faisait redouter le monde, qu’elle voyait cette fois tout prêt à la saisir. Pour des raisons délicates que nous dirons en esquissant le portrait du duc, Newcastle n’avait pas besoin de bien grandes sollicitations pour accéder à ce désir de sa femme ; il alla donc présenter à son royal élève ses hommages, mais non plus ses services, lui demanda permission de s’éloigner de la cour, et partit le lendemain pour ses domaines du Nord, échangeant ainsi l’exil forcé du continent contre un exil volontaire au sein de la patrie. Les deux époux ne sortirent plus de leur retraite, et, à vrai dire, ils n’en avaient guère besoin, les gens d’esprit, dont le duc aimait le commerce, venant les y visiter, et les éloges, dont la duchesse était particulièrement friande, affamée comme elle l’était de gloire, venant l’y trouver sous forme de complimens, d’épîtres universitaires et autres variétés de cette flatterie littéraire qui ne manque jamais aux puissans. Al. Jenkins nous donne le texte d’un de ces complimens, qu’il appelle justement audacieux, celui des membres de l’université de Cambridge : A Marguerite première, princesse des philosophes, qui a dissipé les erreurs, apaisé les différences des opinions et rétabli la paix dans la république des lettres ! Il est douteux que même en Italie, et dans les époques les plus serviles, on ait jamais eu à un plus haut degré l’impudence de l’adulation.
Ils exécutaient cependant de temps à autre de courts voyages à Londres, mais le souci de leur gloire littéraire y avait plus de part que l’envie de se recommander aux puissans du jour. Lorsqu’ils apparaissaient, ils faisaient aux courtisans, qui florissaient alors, l’effet de deux pièces vivantes d’un musée d’antiquités. Un de ces voyages est resté presque célèbre, celui qu’ils firent en 1667, le duc pour lancer sa comédie de Sir Martin Marall, faite en collaboration avec Dryden, la duchesse pour voir représenter une élucubration dramatique de sa façon qui s’appelait les Amans fantasques, et probablement aussi pour l’impression de la Vie de son mari, qui est justement de cette date. La duchesse parut à tous tellement surannée qu’elle arrachait un sourire d’ironie, même aux plus indulgens et aux plus amis. « Je suis allé aujourd’hui faire ma cour au duc et à la duchesse de Newcastle, qui sont récemment arrivés du Nord, à leur maison de Clerkenwell. Ils m’ont reçu avec une grande bienveillance, et j’ai été tout à fait charmé par les extraordinaires et fantasques costume, accoutrement et conversation de la duchesse, » écrit John Evelyn à la date du 18 avril. On ne s’entretenait dans Londres que de ses excentricités, si bien qu’un autre diarist du temps, Samuel Pepys, curieux de voir une personne dont il se faisait tant de récits, guetta pendant plusieurs semaines toutes les occasions de la rencontrer. C’est une véritable course au clocher des plus amusantes. Comme il était aussi assidu aux représentations dramatiques que son confrère Evelyn l’était aux sermons, c’est au théâtre qu’il alla d’abord la chercher. Il ne l’y trouva pas, et quelques jours après il se rabattit sur la cour, où elle n’était pas davantage. « 11 avril. A White-Hall, pensant y voir la duchesse de Newcastle, qui devait venir ce soir à la cour faire visite à la reine. Toute l’histoire de cette dame est un roman, et tout ce qu’elle fait est romanesque. Ses laquais sont en habit de velours, et elle-même en costume du temps jadis, à ce qu’on dit. Elle assistait l’autre jour à la représentation de sa pièce, les Amans fantasques, la plus ridicule chose qui fût jamais écrite, mais elle et son mari ont été absolument ravis de la représentation, et elle a fait de sa loge ses complimens et remercîmens aux acteurs. Comme on s’attend qu’elle vienne à la cour, il y a quantité de gens qui s’y rendent pour la voir, comme si elle était la reine de Suède ; mais j’ai perdu mes peines, car elle n’est pas venue ce soir. » Enfin quinze jours après, le 26 avril, il parvient à l’apercevoir passant en carrosse, mais cette vision est trop rapide pour satisfaire sa curiosité. « Rencontré milady Newcastle avec ses carrosses et ses laquais tous en velours ; elle-même, que je n’avais encore jamais vue telle qu’on me l’avait souvent décrite, — car tout le monde parle aujourd’hui de ses extravagances, — avec sa toque de velours, sa chevelure tombant sur les oreilles, quantité de mouches noires sur le visage, à cause de boutons autour de la bouche, le cou entièrement nu, et un justaucorps noir. Elle m’a semblé une très aimable femme, mais j’espère la mieux voir le 1er mai. « Il n’a garde de manquer la date, mais voyez la fatalité, il ne peut pas mieux l’examiner à son aise que la fois précédente. C’est à Hyde-Park qu’a lieu la rencontre. « Nous y étions allés, et aussi presque tous ceux qui étaient là pour voir milady Newcastle, mais nous ne le pûmes, car elle était suivie et masquée par un si grand nombre de voitures que personne ne pouvait l’approcher ; tout ce que je pus voir, c’est qu’elle était dans un grand carrosse noir orné d’argent au lieu d’or, avec des rideaux blancs, tout blanc et noir, et elle là dedans avec sa toque. » Heureusement la duchesse eut l’idée de vouloir assister à une séance de la société royale, alors nouvellement fondée, et ce fut pour Pepys l’occasion désirée.
Le récit qu’il nous fait de cette visite est d’une assez amusante vivacité. « 30 mai. Je suis allé à Arundell House (le siège de la Société) où j’ai trouvé beaucoup de monde dans l’attente de la duchesse de Newcastle, qui avait désiré être invitée à une des séances de la Société, et qui l’a été après beaucoup de débats pour et contre, car il semble que bon nombre y étaient opposés, et nous croyons que la ville va être pleine de ballades à ce sujet. La duchesse arrive bientôt avec les femmes de sa suite, parmi lesquelles la Ferabosco, dont on dit tant que sa maîtresse lui recommande de bien montrer sa figure et de mettre ainsi à mort les galans. Cette Ferabosco[18] est vraiment très brune, et elle a de bons petits yeux noirs, mais somme toute, elle me semble une femme très ordinaire, sauf qu’on dit qu’elle chante bien. La duchesse a été une bonne et aimable femme, mais son costume est tellement grotesque et en même temps sa manière d’être si ordinaire que je ne l’aime pas du tout ; je ne l’ai entendue dire quoi que ce soit valant la peine d’être écouté, si ce n’est qu’elle était pleine d’admiration, et encore d’admiration. Quelques belles expériences sur les couleurs, les pierres d’aimant, les microscopes, les liquides, lui lurent montrées, entre autres une belle pièce de mouton rôti qui fut en sa présence changée en sang pur. Après qu’on lui eut montré ces expériences, et qu’elle eut encore crié qu’elle était pleine d’admiration, elle partit, accompagnée par divers lords qui étaient là, entre autres lord George Berkeley, le comte de Carlisle et un très joli jeune homme, le duc de Somerset. » Ce fut John Evelyn qui eut l’honneur de lui servir d’introducteur. « 30 mai. A Londres pour accompagner la duchesse de Newcastle (qui a d’énormes prétentions à la poésie et à la philosophie et a publié divers livres dans ces deux genres) à la Société royale. Elle y est venue en grande pompe, et a été reçue par notre lord président à la porte de la salle de nos séances, la masse portée devant elle, et diverses expériences lui ont été montrées, puis j’ai conduit sa grâce à son carrosse et suis rentré. »
Ce fut son dernier grand jour d’exhibition mondaine. Elle mourut sept ans après, en 1674. A Westminster, où elle repose près de son gracieux époux, au-dessous de la statue funèbre qui la représente un livre à la main, on lit cette épitaphe, qui aurait pu être composée par elle-même, tant elle porte la marque de son style habituel :
« Ici gît le loyal duc de Newcastle, et la duchesse, sa seconde femme de laquelle il n’a pas eu d’enfans : son nom était Marguerite Lucas, la plus jeune sœur de lord Lucas de Colchester, une noble famille, car tous les frères lurent vaillans et toutes les sœurs vertueuses. La duchesse fut une sage, spirituelle et savante femme, comme en témoignent ses nombreux livres ; elle fut une épouse très vertueuse, aimante et attentionnée, resta avec son mari tout le temps de son exil et de ses misères, et, lorsqu’il revint à ses foyers, ne se sépara jamais de lui dans sa retraite solitaire. »
EMILE MONTEGUT.
- ↑ Essais d’Elia : Pensées détachées sur les livres et la lecture.
- ↑ Le plus important et le plus éloquent des écrits de sir Thomas Browne.
- ↑ Essais d’Elia : Mackery end dans le Hertfordshire.
- ↑ Essais d’Elia ; Les deux races d’hommes.
- ↑ Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’exemples d’une fortune littéraire comparable à celle de Charles Lamb. Apprécié seulement par ses amis et par un, tout petit public de dilettanti pendant sa triste vie, tenu longtemps au second et même au troisième rang, sa renommée n’a commencé sérieusement qu’après sa mort, mais alors grandissant toujours d’année en année, il y a eu un moment où elle s’est comme précipitée, avec une rapidité quasi vertigineuse. À l’heure qu’il est, il n’y a pas d’écrivain ou de poète anglais, aussi, illustre soit-il, pas même Shakapeare, qui soit honoré d’un plus grand nombre d’éditions simultanées. Nous en comptons huit sur les catalogues en petit nombre qui sont à notre portée ; c’est dire que presque toute maison importante de librairie possède la sienne. Les Anglais ont fini par reconnaître en lui leur plus véritable humoriste, et cela, à notre avis, avec grande justice ; car, comme les Allemands l’ont fait pour Jean-Paul, mais-avec beaucoup plus déraison, ils pourraient l’appeler l’unique. L’humour, en effet, est le tout de Charles Lamb, tandis que chez tous les autres écrivains dits humoristes, il n’est, quelque dominant qu’il soit, qu’un auxiliaire de certaines facultés dramatiques, imaginatives, poétiques ou philosophiques.
- ↑ Nous le trouvons encore en Angleterre, en 1681, dans l’Orpheline de Thomas Otway, dont les personnages du noble Acasto et de ses deux fils nu sont que des transformations ingénieuses du Belarius et des frères chasseurs de Cymbeline.
- ↑ Dans le sens de gens habiles en leur métier.
- ↑ Parmi les mariages des Lucas, il en est un qui conserve encore pour nous un certain intérêt. Le frère cadet de la duchesse, sir Thomas Lucas, épousa la fille de sir John Byron. Ce fut la sœur de l’ancêtre direct d’un certain poète du nom de Noël Byron, fort célèbre sous la restauration, mais aujourd’hui quelque peu passé de mode, paraît-il, quoiqu’il ait accompli le tour de force peu commun de donner à des sentimens, tellement personnels qu’ils en sont excentriques, une belle forme classique, ce qui revient à dire qu’il a eu l’art d’imprimer un caractère général à ce qu’il y a eu de plus particulier au monde.
- ↑ J’extrais ces lignes de l’édition que sir Egerton Brydges a donnée d« l’autobiographie de la duchesse. M. Edouard Jenkins les a supprimées dans la sienne. Pourquoi ? Est-ce par crainte qu’elles ne pussent nuire à la duchesse dans l’esprit du lecteur ?
- ↑ Ce mariage du duc de Newcastle a été l’objet d’une erreur absolument extraordinaire de sir Egerton Brydges. Il le place en Angleterre, avant la bataille de Marston-Moor, et montre les époux prenant ensemble le chemin de l’exil. Or c’est la duchesse elle-même qui s’est chargée de nous apprendre que ce mariage avait eu lieu à Pari », en 1645. « Monseigneur, étant arrivé à Parts, alla sans délais présenter ses humbles devoirs à Sa Majesté la reine mère d’Angleterre, chez laquelle ce fut ma fortune de le voir pour la première fois, et après qu’il out séjourné quelque temps, il lui plut de m’honorer d’une attention particulière et de m’exprimer plus qu’une affection ordinaire, en sorte qu’il résolut de me choisir pour sa seconde femme. » Il est vrai que ce n’est pas dans son esquisse autobiographique, mais dans la vie de son mari que la duchesse nous donne ces détails. Faut-il en conclure que, lorsqu’il édita la biographie de la duchesse, sir Egerton Brydges n’avait jamais lu la vie du duc ?
- ↑ C’est peut-être ce naïf aveu qui explique pourquoi l’esquisse autobiographique de la duchesse qui figurait dans la première édition de son livre intitulé : Nature’s pictures, publié en 1656, fut supprimée presque aussitôt après. Il est permis de supposer que le duc, célèbre par ses bonnes fortunes dont sa femme le loue avec l’indulgence d’un cœur qui n’a pas de jalousies rétrospectives, aura été quelque peu blessé de l’aveu et obtenu la suppression de l’écrit qui le contenait.
- ↑ Pour éviter l’inconvénient de changer de titres, nous donnerons aux Newcastle, sans distinction d’époque, le dernier et le plus haut qu’ils aient porté ; mais il est bien entendu que Marguerite Lucas n’était que marquise pendant toute la période de l’exil. Newcastle fut créé duc en 1665 seulement.
- ↑ Grâce aux détails très minutieux dans lesquels la duchesse est entrée sur ces années d’exil, nous pouvons faire le compte à peu près exact des sommes que le duc a pu se procurer pendant cette période besogneuse. La reine Henriette lui fit un don de 2,000 livres (50,000 fr.) et s’engagea pour ses dettes de Paris ; son cousin le comte de Devonshire et le marquis de Hereford firent à eux deux 2,000 livres ; le fils de sir Thomas Aylesbury, frère de lady Clarendon, fournit 200 livres ; sir Charles Cavendish envoya d’Angleterre 200 livres ; sa fille, lady Cheiney, lui donna le produit de la vente de son argenterie, plus 1,000 livres (25,000 fr.) de son douaire ; son fils, lord Ogle, vint à différentes reprises à son secours pour des sommes non spécifiées, mais que l’on peut supposer importantes ; 400 livres encore furent empruntées à Paris. A toutes ces sommes, il faut ajouter le douaire de la duchesse qu’elle s’empressa de réclamer à son frère lord Lucas dès que les difficultés devinrent trop sérieuses, ce qui restait de la fortune de sir Charles Cavendish après qu’il eut composé avec le gouvernement républicain, et enfin ce que lui fournit le crédit, sur lequel il vécut principalement pendant ces dix-huit ans. Une addition même sommaire de ces différentes ressources donnerait encore un total fort respectable.
- ↑ Cette exécution sommaire de sir Charles Lucas et de sir George Lisle est un des faits de la révolution d’Angleterre qui ont été le plus déplorés, mais le moins bien éclaircis par les historiens. La seule explication à peu près satisfaisante et portant la marque de la vraisemblance que nous en connaissions se rencontre dans un mémoire écrit par un des assiégés de Colchester et inséré par Defoë dans un livre d’impressions de voyages qu’il publia, en 1724, sous ce titre : Tour à travers Vile entière de la Grande-Bretagne. Selon l’auteur de ce mémoire, où la passion politique se fait ni peu sentir qu’il est impossible de dire s’il est l’œuvre d’un royaliste ou d’un parlementaire, sir Charles Lucas aurait été exécuté parce que, fait prisonnier pendant les événemens antérieurs au siège, il avait été mis en liberté sur sa parole d’honneur de ne plus jamais porter les armes contre le parlement. Dès le début du siège, lord Fairfax l’avait averti qu’il serait passible de toute la rigueur des lois militaires et avait refusé obstinément de répondre à toutes les communications où figurait son nom.
- ↑ Nos ancêtres aimaient les titres longs et détaillés, donnant non-seulement l’idée générale du livre, mais la nomenclature de ses diverses parties et l’indication des matières épisodiques. En Angleterre, cette habitude avait prévalu plus encore que sur le continent, et la duchesse a trouvé moyen de l’exagérer. La citation in extenso d’un de ses titres, qui d’ordinaire n’occupent pas moins d’une page entière, paraîtra peut-être curieuse : « Peintures de la nature représentées au vif par le pinceau de l’imagination, écrit par la trois fois noble, illustre et excellente princesse, la dame marquise de Newcastle. Dans ce volume, on trouve diverses histoires inventées de choses naturelles, comiques, tragiques, tragi-comiques, poétiques, romanesques, philosophiques et historiques, à la fois en prose et en vers, quelques-unes tout en vers, quelques autres tout en prose, quelques autres mélangées, partie en prose et partie en vers. Il y a aussi quelques essais moraux et quelques dialogues, mais ils sont par-dessus le marché, comme les treizièmes pains sur la douzaine d’un boulanger. Il y a aussi tout à fait à la fin une histoire vraie où il n’y a aucune fiction. » — Cette histoire vraie était son esquisse autobiographique qui portait encore ce titre particulier : Relation véridique de ma naissance, de mon éducation et de ma vie.
- ↑ Un autre mot de Newcastle, celui-là rapporté par la duchesse, est encore à citer. Elle était sujette à de violons accès de colère, et lui dit un jour qu’elle ne s’emportait jamais que contre ceux qu’elle aimait le mieux. « J’espère, lui répondit-il, que je ne suis pas un de ceux que vous aimez le mieux. »
- ↑ Et point probablement dans la maison même de Rubens que le duc habita pendant tout son séjour à Anvers.
- ↑ Probablement la fille d’un musicien de ce nom qui était au nombre des amis de Ben-Jonson.