Cuba et les Antilles
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 619-654).
◄  01
03  ►
CUBA ET LES ANTILLES

II.
MATANZAS, UNE PLANTATION.

28 février 1865.

Nous sommes depuis hier à Matanzas, dans une auberge barbare encore, mais infiniment préférable à celle de la Havane en fraîcheur et en propreté. Notre croix n’est plus la poussière et le soleil ; c’est le vacarme qui du matin au soir, à peine le jour levé jusqu’à une heure avancée de la nuit, retentit dans la cour étroite et fermée où donnent nos fenêtres : coups de marteau, coups de pioche, piles d’assiettes renversées, cris de la cuisine, cris de la salle à manger, rixes et querelles du rez-de-chaussée et des écuries, et surtout tintamarre de sept ou huit cloches fêlées, que quatre nègres grimpés sur le clocher de l’église voisine passent leur vie à marteler sans pitié tous les quarts d’heure. Ce ne sont pas nos belles cloches suisses au tintement argentin et joyeux qui s’élève du fond des vallées avec les brouillards dorés du matin, ni nos harmonieux carillons italiens qui se croisent en légères volées au-dessus des villes ; c’est un tumulte indescriptible, mêlé de tam-tam chinois, de bassinoires et de casseroles. Tel est en général le caractère de la musique espagnole : plus il y a de bruit, plus on admire. Les orchestres, celui même de l’opéra, sont remplis de cuivres âpres et criards ; ils hâtent la mesure jusqu’à ce qu’on n’entende plus qu’une cacophonie informe et diabolique.

Mais revenons à la Havane où je vous ai quittés. Nous disons adieu avec joie à notre taudis du cinquième étage, en nous promettant d’y revenir le plus tard possible. A la station du chemin de fer, l’embarquement des bagages est difficile : il faut enregistrer et peser séparément chacune de nos malles. Nous voilà pourtant commodément assis sur nos chaises de cannes, dans un wagon aromatisé de l’encens de vingt cigarettes, observant tour à tour le paysage et nos compagnons.

Ceux-ci sont bien vêtus pour la plupart et appartiennent évidemment à la classe aisée ; nous ne sommes plus aux États-Unis, dans le pays de l’égalité forcée, et celui dont la bourse est légère ne se croit pas humilié pour prendre la seconde classe. Les nègres, les gens de couleur y sont d’ailleurs relégués par l’usage ; mais j’ai peine à croire que le sang blanc tout seul coule dans les veines de mes voisins. Ils ont pour la plupart le teint pâle et noirâtre, d’un brun sans reflets, les yeux trop sombres pour des blancs, la bouche large et épaisse, les pommettes osseuses, les cheveux droits, noirs et plats. Est-ce le sang africain mêlé en dose infinitésimale à la race cubaine ? Est-ce, comme on le dit, un ancien mélange de sang indien ? Je ne prétends pas le savoir, mais il est visible que le créole de Cuba n’est pas le descendant légitime de l’ancien colon espagnol. C’est le fils d’une mésalliance, un bâtard qui, comme cela se voit souvent, vaut mieux que le fils de famille, et qui aspire à secouer l’espèce de domesticité qu’on lui impose. À ce vieux fond de la race créole et aborigène sont venues se joindre bien des familles espagnoles qui ont embrassé les sentimens et les intérêts de leur patrie nouvelle, des Américains, des Allemands, tout à fait transformés en méridionaux, des Français enfin qui, malgré l’ordre d’exil prononcé contre eux autrefois par les Espagnols, ont déjà fait souche dans l’aristocratie territoriale de la colonie. On rencontre souvent des figures qui rappellent le mélange ancien de la race blanche et de la race cuivrée. Telle est cette femme aux yeux durs et farouches, d’une forte charpente, avec une peau d’un brun fauve, qui me rappelle certaines beautés mexicaines admirées dans le monde parisien. Il n’y a rien dans son visage de l’enfantine bonne humeur du nègre, il y a au contraire un je ne sais quoi de sauvage et de brutal. Cette étrange créature, avec ses mouvemens violens, ses regards, fixes, ses gestes impétueux et l’animation étourdissante de son langage, est aussi éloignée du type européen et moderne de la femme que la louve sauvage est différente de la paresseuse levrette d’appartement. Ouvrons maintenant la fenêtre grillée, et jetons, malgré le soleil, un coup d’œil sur le paysage. C’est une vaste plaine ondulée, un peu monotone, mais partout riante et spacieuse, avec de grands bouquets de palmiers, des quinconces de bananiers en fruits, de larges cultures de cannes, des haies de cactus, d’aloès et de lianes, des labours de terre rouge brillant au soleil. On me dit que l’île de Cuba tout entière n’est qu’un immense banc de corail, ce qui veut dire qu’elle est formée d’un calcaire récent et plein de fossiles maritimes. On voit à la surface des veines de terrain gris et noir ; mais l’aspect général du sol des grands plateaux intérieurs est celui d’une brique rouge et grenue.

Le pays est donc uniforme et serait triste sous un autre ciel. Les détails du paysage suffisent pour nous charmer : tantôt c’est un ceiba gigantesque, dont le dôme en parasol et les branches tordues dominent une colline boisée ; tantôt c’est un bocage d’arbres fruitiers, sorte de verger sauvage qui avoisine une ferme ou la hutte d’un pâtre nègre. Toutes ces tiges droites, courbées, hautes ou penchées et presque rampantes, les unes avec leurs touffes métalliques, les autres avec leurs chevelures longues et traînantes et leurs grappes de fruits pesans, se mêlent, s’entrelacent, s’enroulent de lianes et de broussailles, et forment par endroits de charmans fouillis. Ce ne sont pas les épais ombrages de nos grandes forêts septentrionales, ni les impénétrables profondeurs de la végétation des pays humides. Le bocage à claire-voie s’ouvre partout à l’air et au jour ; le berceau serré des grandes palmes vertes laisse percer maint rayon de soleil, et çà et là, au plus épais du taillis, un petit coin de ciel bleu vient réjouir l’œil du passant. Il y a tel de ces vergers clos de haies, attenant parfois à des bois plus sauvages et parsemé de rayons de soleil égarés capricieusement sur les grandes herbes, qui semble détaché d’un cadre de Diaz, moins les Orientales magnifiquement enrubannées qu’il y promène, et qui sont ici remplacées par de modestes négresses en chemises de toile.

Cette végétation brille moins encore par la force désordonnée et la grandeur écrasante qu’on lui suppose que par la noblesse et la beauté des formes. Elle conserve une admirable symétrie au milieu même de ses plus étourdissans caprices. Point de ces broussailles grossières et bourrues, de ces arbres gauches et massifs qu’on voit dans nos climats. Nos forêts semblent pousser au hasard et n’avoir d’autre loi que la difformité. Ici palmiers, faux cèdres (ce que du moins on appelle cèdre à Cuba, et qui, je crois, n’est même pas un conifère), cocotiers, bananiers, orangers et citronniers de mille espèces, et jusqu’aux gros arbres noueux qui tordent leurs, bras comme nos chênes, ont d’abord une tige svelte et élancée au-dessus de laquelle s’épanouit le désordre du feuillage. Il y a une grande différence entre les arbres sveltes par nature et ceux dont une orthopédie laborieuse a mal redressé les membres. Le plus ingénieux jardinier du monde n’imitera jamais la forme des végétations du midi ; vous ne ferez jamais un pin pignon d’un pin d’Ecosse, ni d’un lourd peuplier suisse un gracieux peuplier d’Italie. — De temps en temps nous passons dans un bois de bambous plantés en touffes, comme nos taillis de chênes. Ce ne sont plus les larges feuilles et les végétations majestueuses du peuple innombrable des palmiers : des feuillages légers, fins, transparens comme celui du saule, ondoient au bout des rameaux grêles et flexibles qui s’épanouissent en gerbes autour du roseau colossal. La verdure en est menue comme celle d’une asperge en fleur, douce et tendre comme celle de nos graminées. Ce n’est qu’une herbe à la vérité, mais c’est une herbe dont les cépées épaisses nous enveloppent de leur ombre, et dont la paille soutient le toit des maisons.

Vous aimerez peut-être à vous arrêter un moment à la station de San-Felipe, pour voir la foule qui s’y presse autour des échoppes des marchands de fruits. San-Felipe est à la jonction du chemin de fer de Matanzas et de celui de Batabano, port situé sur l’autre face de l’île : des deux voies qui conduisent de la Havane à Matanzas, nous avons pris la plus longue, pour voir le pays. La station se compose de hangars à jour et d’échoppes à peu près semblables à celles qu’on voit à Naples dans la rue de Tolède. Noix de coco, pyramides d’oranges, de citrons, de grenades, de mangos, de bananes, barricades de biscuits de Savoie, pains brûlés et tordus à l’italienne, saucisses, tranches de lard, pieds de cochons et maintes friandises et rafraîchissemens du même genre, exhalant à la ronde une forte odeur d’oignon, de piment et d’échalote, y tentent l’appétit du voyageur désœuvré. C’est là que les passagers du train de Batabano trouvent chaque matin leur pâture : il n’y a pas d’autres buffets sur les chemins de fer de l’île, car les créoles ne sont délicats ni sur la qualité, ni sur la cuisson, ni même sur la propreté de leurs alimens. — D’où vient donc ce parfum d’ail qui remplit le wagon ? C’est ma voisine, la dame à figure de louve, qui sans autre assiette qu’un morceau de papier, sans autre fourchette que son pouce et son index, se régale d’un gros saucisson à mine poivrée. Elle n’est pas la seule : voilà deux ou trois saucissons qui sortent des poches ; on porte ici du saucisson dans sa poche comme chez nous des bonbons ou des pastilles.

La nature est toujours la même. De temps à autre, un détail nouveau, quelque colossale plante grasse, quelque vieux tronc dénudé au milieu d’une clairière, attirent le regard distrait. Çà et là une cabane d’écorces, de palmes et de branchages, et ses habitans noirs sur le seuil ; — un vallon frais et agreste, avec son ruisseau paresseux et ses palmiers aux pieds baignés dans l’eau courante. Partout ces beaux palmiers, soit isolés dans les champs, soit groupés en bouquets transparens, soit dominant de leur haute stature les taillis plus humbles, donnent à l’horizon cette gracieuse et solennelle mélancolie des plaines semées de ruines, où la capricieuse destruction des-siècles a laissé debout çà et là une colonne ou un temple.

Rien n’est triste pourtant dans ces campagnes ; elles ont un air peuplé qui m’étonne. La main de l’homme a passé partout ; ces palmiers qui dessinent leurs têtes fines sur le ciel ont tous été plantés, et quand nous traversons les grandes futaies, la régularité des lignes nous montre que rien n’y est sauvage, pas même le cactus sanglant et épineux qui noue ses bras venimeux comme une sorte de monstre marin. La faucille l’émonde, le plie, et le force à former des murailles le long des chemins. Le pays devient pourtant plus sauvage à mesure que nous avançons vers l’intérieur. Voilà la Jungle tropicale, la forêt vierge encore, que jamais charrue n’a labourée. Les palmes s’entrelacent de lianes ; les orchidées s’attachent aux troncs des gros arbres ; c’est le seul feuillage qui décore en cette saison les branches nues du ceiba. Celui-ci, fortement appuyé sur sa souche conique, épanoui à sa racine en larges contreforts semblables à ceux qui soutiennent les piles d’un pont ou les bastions d’une ville, semble défier tous les ouragans. La nature, qui l’a élevé au-dessus du menu peuple des forêts, l’a en même temps muni contre les dangers de la grandeur. Son vaste dôme, arrondi sur des bras noueux et tordus, ne plie pas sous l’orage, sa base est assez forte pour lui résister. Sa tête haute appelle la foudre, mais la nature a mis sur ses branches une plante parasite dont les aiguilles pointues et délicates écartent l’élément destructeur, — Franklin n’est pas le premier inventeur du paratonnerre, puisque les arbres des forêts le connaissaient avant lui. — Aux pieds du géant se presse la foule des petits arbres, qui, bien loin de faire place, autour du haut personnage et de lui laisser étaler sa grandeur dans une solitude jalouse, semblent se disputer son abri et sa protection.

Le ciel, qui s’était assombri, s’éclaircit soudainement ; les nuages s’amassent ainsi tous les jours à l’heure de la chaleur pour se dissiper chaque soir aux rayons du soleil couchant. Une chaîne de montagnes se dressé à la droite, couverte de forêts touffues comme une toison molle et bouclée. On dirait les formes légères, les couleurs tendres et aériennes d’un jardin de fées ; le dessin coquet et capricieux de ces mamelons donne moins l’idée d’une vraie montagne que celle d’un charmant décor d’opéra. Ils ont les ondulations courtes et brisées des peintures chinoises et des vases japonais, sans la raideur et la gaucherie de ces paysages enfantins. En même temps la forêt s’ouvre ; de vastes cultures de cannes occupent le fond de la vallée, tandis qu’alentour, et déjà obscurcie par la nuit prochaine, une superbe futaie de palmiers allonge ses portiques de colonnes et de voûtes sombres. Vous rappelez-vous le grand effet des forêts de sapins de la Suisse, quand l’œil en pénètre les profondeurs et s’égare sous leurs immenses colonnades ? Ni les hêtres de nos forêts, ni les sapins de la Suisse n’égalent la majestueuse architecture de la svelte colonne végétale qui a servi de modèle au Parthénon.

Le crépuscule est instantané sous les tropiques : à peine le jour commence-t-il à pâlir que la nuit s’empare du ciel ; mais ces dernières minutes de lumière expirante, où les douces crêtes des montagnes chevelues s’illuminent d’or, où l’horizon du couchant se décore de bandes lumineuses et pures comme le reflet pâle d’un feu de Bengale lointain, où les nuées légères ont plutôt une teinte d’aurore que de crépuscule, où l’ombre grandit la taille des arbres et donne au paysage tout entier un air de majesté fantastique, ces derniers momens sont pleins d’un enchantement inexprimable. Une vallée profonde s’ouvre devant nous : j’y distingue encore vaguement la forme blanche d’un clocher avec son petit troupeau de cabanes blotti autour de lui sous la feuillée. Une montagne abrupte, étrange, en forme de pyramide tronquée, borne l’horizon de sa masse obscure. On entend quelquefois la cloche d’une plantation qui rappelle les ouvriers des champs et qui sonne joyeusement l’Angélus. Des lueurs singulières, phosphoriques, illuminent quelques points de l’horizon : ce sont les incendies d’herbes allumées dans les champs avant le labourage. Un dernier regard au reflet effacé du couchant, et c’est maintenant la lune qui nous montre montagnes, forêts et vallées, un petit quartier de lune mince, fragile et transparent, mais dont la lueur extraordinaire suffit à remplir la nuit de clarté. Voici enfin Matanzas ; des girandoles de lumière nous dessinent de loin le tracé des rues. Vite en volante, nous traversons le pont, nous escaladons une rue montueuse, et nous débarquons à l’hôtel du Leon de oro.

1er mars.

Le carnaval vient de finir. Avant-hier en arrivant (c’était le lundi gras), nous trouvions Matanzas sens dessus dessous. Les rues, d’ordinaire calmes et désertes, étaient pleines d’une foule bruyante et agitée. Masques blancs, rouges, jaunes, verts, fausses barbes, faux nez, haillons extravagans et grotesques, blancs déguisés en nègres, nègres déguisés en blancs, hommes en femmes et femmes en hommes, toutes les laideurs bizarres que peut imaginer la fantaisie populaire tourbillonnent sur la grande place à la lueur douteuse des lanternes de papier. Défense est faite aux voitures d’y passer, car le bas peuple y règne sans mélange. Nous entrons au café le plus élégant de la ville, nous n’y trouvons que la populace. Le dernier mendiant des rues, avec un morceau de carton sur la figure et des tresses de paille sur ses vêtemens souillés, gouaille et malmène celui à qui la veille il demandait l’aumône. Telle est l’instinctive égalité des races méridionales au milieu même des humilités de l’aumône, des honneurs de l’excellence et du baisemain d’homme à homme. Il faut de temps en temps serrer familièrement la main qui mendie. Il est convenu qu’en temps de fête il n’y a pas d’injures : les meurtres qui se commettent toujours à la faveur du désordre sont des vengeances publiques ou privées, rarement le résultat d’une querelle passagère. Ce peuple est d’ailleurs assez doux et ne cherche pas noise à qui ne trouble pas ses plaisirs. Au moment le plus débridé du carnaval, quand il semble qu’on ait affaire à une bande d’ivrognes ou de fous échappés, on peut traverser maintes et maintes fois la grande place, s’arrêter dans les groupes, considérer les échoppes, s’asseoir et prendre son chocolat au Café de la reine sans s’attirer un gros mot.

Jour et nuit, les cloches carillonnent ; on les abandonne à cet usage profane. Le bruit est le plaisir suprême pour les naturels de ces latitudes : ils ne connaissent pas de milieu entre un lourd sommeil et un dévergondage extravagant de vie animale. Le mardi surtout, dernière journée de la fête, le tumulte redouble. En dehors des réjouissances populaires de la place publique, il y avait hier soir deux bals masques choisis, où l’on n’était admis qu’avec des invitations nominales, quoique payantes. On m’oblige à prendre un billet, on me décide à y faire honneur. C’était, me disait-on, le cercle le plus raffiné de la société de Matanzas, et j’aurais eu mauvaise grâce à faire le dédaigneux. Le local préparé pour la fête était celui du club le plus aristocratique de la ville, situé sur la place d’armes et pompeusement nommé l’Académie des arts. Une porte grande ouverte donnait vue sur la salle de bal à la foule rassemblée sur la place. Des murs blancs, des couloirs bas sous des tribunes de planches, une espèce de théâtre sur lequel mugissait le plus lamentable orchestre qui ait jamais affligé mes oreilles, — divisé en deux escouades symétriques, l’une de musiciens blancs qui soufflaient dans des instrumens de cuivre, l’autre de musiciens noirs qui raclaient des instrumens à cordes, mais uni dans un piteux concert de cacophonie wagnérienne, — une salle de billard, une table de jeu dans l’antichambre, presque dans la rue, et au milieu de tout cela un certain fumet méridional d’ordure laissée dans les coins : — tel était le somptueux appareil de cette brillante réunion. Toutes les races de l’ancien monde et du nouveau s’y coudoyaient dans un mélange bizarre. Il y avait des Allemands, des Espagnols, des Anglais en cravate blanche, des Yankees à la barbe de bouc, des peaux blanches ou cuivrées, des cheveux plats ou crépus, des têtes noires, blondes ou rouges, jusqu’à des Français et des Russes. La belle créole au teint sombre, à l’œil noir et rempli d’éclairs, passait nonchalamment appuyée au bras du Germain grand, mince, un peu triste, à l’œil bleu et à la longue chevelure. L’Espagnol au visage bronzé, l’œil hardi, la bouche souriante, l’air à la fois conquérant et familier, débitait en sa langue une série de complimens creux et sonores à quelque blonde fille du nord pâlie par le soleil des tropiques, comme une fleur transplantée sous un climat nouveau. Matanzas est, comme la Havane et plus encore peut-être, une ville de commerçans, où la société se recrute aux quatre coins du monde. La moitié de la population riche se compose d’étrangers : les uns s’en retournent au pays natal au bout de quelques années, les autres s’établissent et font souche dans le pays en s’alliant aux familles créoles. Les races nées de ces alliances sont presque toujours belles et fortes. Je remarque parmi les reines de la soirée deux grandes jeunes filles de sang mêlé, demi-havanaises, demi-allemandes, et qui aux cheveux blonds, à la belle carnation des pays du nord, joignent les formes pleines, les traits arrêtés et la grâce voluptueuse des tropiques. Il y a beaucoup de figures agréables ; mais les toilettes sont aussi mêlées que les races, et composées d’ailleurs avec le goût le plus douteux. Masques de carton, costumes fripés, habits du soir, habits du matin, redingotes noires et vestes blanches, robes de satin et jupes d’indienne, perruques monstrueuses, couronnes de diamans, barbes postiches, faux nez coiffés de lunettes, accoutremens grossiers qui s’efforcent d’être grotesques et qui ne sont que repoussans, tout cela s’agite dans un nuage de vapeur et de poussière qui fait pâlir la clarté des becs de gaz et des quinquets fumeux suspendus aux murailles. Un quadrille dansé par vingt jeunes gens masqués de noir, en moustaches frisées et en costume de Grispin, blanc, rouge et or, fut le grand événement et le seul spectacle un peu gracieux de la soirée.

En dépit d’une chaleur suffocante, je dus me mêler à la danse, qui se prolongea fort avant dans la nuit. La musique écorchait nos airs à la mode en leur donnant une allure sautillante et sauvage. A chaque instant revenait la valse havanaise, dont la cadence lente et paresseuse ressemble à l’essai d’une main novice sur une épinette enrouée. Cet air singulier, écrit sur une courte gamme, comme pour un instrument barbare, surprend d’abord l’oreille, qui s’abandonne ensuite avec une sorte de charme à ces modulations monotones. C’est un balancement et un piétinement plutôt qu’une valse, et elle ne ressemble guère aux orageux tourbillons de nos salles de bal. Les couples danseurs, au lieu de rouler avec une vélocité étourdissante, se dandinent nonchalamment en se tenant embrassés face à face et sans presque bouger de place à chaque mesure. C’est bien la danse qui convient à ces climats ; la langueur voluptueuse y remplace la force et l’adresse.

Je quittai le bal de bonne heure, et je me dis que le carnaval du dehors valait encore mieux. Là était la vraie fête, le vrai peuple, grossier, turbulent, un peu odorant peut-être, mais naïf, original et spontané dans ses joies. Tout autour de la place d’armes et sur deux ou trois rangées, des échoppes chargées de fortes pièces de viande et éclairées de lanternes de couleur arrêtaient les groupes noirs et jaunes parés de leurs plus beaux atours, foulards bariolés, cotonnades brillantes, auxquels ne manquait que le linge blanc. On leur débitait de gros morceaux de bœuf, de porc et de salaisons, de grands verres de bière et de vin catalan, — liqueur abominable que l’Espagne exporte en immense quantité dans la colonie, où elle interdit la culture de la vigne, — car le peuple fait ripaille toute la nuit en ce jour suprême du mardi gras. Cette scène rabelaisienne est bonne à voir en passant ; mais n’y séjournez pas, je vous le conseille, car l’accumulation de tous ces corps noirs par cette nuit chaude développe en proportion exagérée l’arôme bien connu de tous ceux qui ont vécu avec les Africains.

Il y a dans le voisinage de Matanzas deux choses à voir, deux excursions consacrées et obligatoires que nul étranger ne peut se dispenser de faire. Ce sont les grottes de Bellamar et la vallée de Yumuri. Ce matin, j’enjambe un petit cheval aux courtes allures, qui, par un chemin montueux et rocailleux, me conduit aux collines qui bordent la baie du côté de l’orient. A mesure qu’on s’élève, la vue s’étend sur la ville, sur la rade, sur les montagnes environnantes, sur la coupure étroite par laquelle se précipitent en été les eaux torrentielles de l’Yumuri, enfin sur la grande mer à l’émail bleu sombre. Dans la baie, au-delà des récifs et des bas-fonds qui teignent de bandes vertes l’azur des eaux, toute une flotte de bâtimens est à l’ancre, plusieurs de grande taille et armés en guerre, car Matanzas, dont le nom n’est désigné par les géographies que comme une des villes principales de l’île, est une agglomération de plus de soixante mille âmes, la seconde ville de Cuba et le centre du commerce de l’île avec les États-Unis. Nulle part du reste, si ce n’est peut-être à Cardenas, la conquête commerciale des Américains n’est plus visible ; nous l’avons remarqué tout à l’heure au bal de l’Académie.

Après une montée assez rude, nous sommes enfin parvenus sur le plateau ; nous hâtons notre allure et nous nous trouvons en face d’une grille de bois qu’un coulie humble et boiteux nous ouvre en nous tendant la main : c’est la porte de la plantation de Bellamar. En cinq minutes, nous sommes aux cavernes. Je mets pied à terre devant une cabane isolée, au milieu d’une prairie desséchée, sur un terrain sablonneux et aride où croissent quelques broussailles rabougries. Je regarde autour de moi et je ne vois que l’enclos gris et jaune entouré des palmes vertes et des grands arbres de la forêt. La maison, basse et écrasée comme toutes les chaumières du pays, est faite en bois, en écorce et en feuilles de palmier. La porte s’ouvre, et un homme en manches de chemise, pieds nus, à la figure bronzée, nous accoste avec cette aisance et cette courtoisie familière du paysan créole qui s’autorise de sa peau blanche pour traiter avec nous d’égal à égal. Attachant nos chevaux à un pieu planté en terre, nous franchissons avec lui le seuil de sa demeure, où nous nous reposons quelques instans à l’ombre. C’est un grand hangar de planches fermé de tous côtés, sans autre plancher que la terre nue, sans autres meubles qu’une mauvaise table, des bancs grossiers, deux fauteuils à bascule pour les visiteurs, une étagère poudreuse couverte de fioles à liqueur dont le gardien nous propose de goûter dans des verres crasseux, un seau d’eau tiède dans un coin de la salle et deux armoires vitrées pleines de cristaux et d’incrustations que l’on vend aux étrangers. Au milieu, un escalier de bois rude s’enfonce dans un trou noir : c’est par là qu’on pénètre dans la grotte. Chacun me disait que c’était la merveille des merveilles, et que nulle grotte encore connue, pas même celle d’Antiparos ou du Mammouth, ne pouvait soutenir la comparaison. Un ouvrier exploitant une carrière nouvelle de pierre à chaux perdit tout à coup son pic, qui disparut avec un pan de rocher. Il élargit l’ouverture, y descendit et découvrit la caverne. Le gardien vous persuadera, si vous êtes crédule, que sa caverne n’a pas de fond ni de fin, et qu’elle peut vous conduire sous l’océan jusqu’en Castille, à travers la terre jusqu’aux antipodes. L’entrée de la grotte n’a pourtant rien de majestueux : dépouillés de la moitié de nos habits, car la chaleur y est étouffante, tenant chacun à la main un bout de chandelle et précédés de notre guide, qui agite au-dessus de sa tête une torche flamboyante, nous descendons en procession un escalier de planches, le long d’une rampe en lacets bordée de balustrades grossières et éclairée de place en place par des réverbères à l’huile de pétrole. La voûte s’élargit, la profondeur est sombre et mystérieuse ; de grandes stalactites pendent du sommet, et forment des arceaux, des clés de voûte gothiques. Malheureusement le ridicule appareil de poutres, de planches et de lanternes qu’on y a installé gâte tout l’effet du « temple gothique. »

On circule pendant une demi-heure dans un étroit corridor tapissé de cristaux d’albâtre, les plus beaux que j’aie jamais vus, mais qui ne donnent à la caverne ni majesté ni terreur. On dirait que la nature, qui a déchiré la grotte du Mammouth à grands coups dans les entrailles de la terre, s’est amusée ici à façonner à l’écart des milliers de petits bijoux étincelans. Les aiguilles blanches et transparentes que distille la voûte sont si fines, si délicates, si capricieuses, qu’on croirait la caverne revêtue d’une dentelle de cristal. Quelques-unes de ces concrétions bizarres forment des piliers, des colonnes, des draperies, des masses fantastiques qu’on peut prendre pour des statues ébauchées. Ici la paroi de la grotte s’est lentement incrustée de couches d’albâtre blanc qui tombent en nappes arrondies d’une fissure où l’eau suinte, et forment comme une cascade d’écume pétrifiée. Plus loin, les voûtes, les murs, le sol même, étincellent comme des diamans et se renvoient sur leurs mille paillettes la lueur scintillante de notre torche fumeuse. Çà et là on rencontre des masses blanches et moelleuses qui ressemblent à des bancs de neige sans souillure. La pierre est si pure, d’un grain si fin et si parfait, que la lumière traverse les plus gros blocs comme une lame mince de verre dépoli. Frappez-les avec la main, vous en tirez un son argentin dont la vibration retentit longuement et avec des notes diverses, suivant la hauteur où vous les frappez. Il y a quelque chose de merveilleux dans ce palais de glaces et de pierres précieuses logé au sein de la terre comme l’habitation brillante de quelque sylphide ou de quelque génie captif. On s’attend presque à voir paraître une ombre blanche et fugitive au détour de l’étroit passage, ou à entendre une voix argentine murmurer tout auprès des mots inconnus ; mais la blanche fée de la caverne n’est pas de celles qui bravent l’homme et qui le terrifient. Le premier bruit de la pioche brutale ébranlant sa demeure a dû la faire fuir de ses domaines ou mourir de peur dans sa prison.

J’aime mieux, après tout, les terreurs sépulcrales de Mammoth Cave que cette coquette et éblouissante grotte des Nymphes. Veillez d’ailleurs à vos têtes et défiez-vous des mille languettes coupantes qui pendent à la voûte. Vous n’êtes pas un esprit pour vous glisser sans encombre à travers ces capricieuses aspérités. J’ai pour compagnon un vieil Américain obèse qui souffle, sue, gémit, et demande à respirer l’air des humains. Ce voisinage enlève beaucoup à l’illusion et à la poésie de l’aventure. Nous rebroussons chemin, à sa grande joie ; un temps de galop me ramène à la ville, sous un soleil de plomb, tenant d’une main les rênes de mon cheval, et de l’autre un parasol, grand sujet d’hilarité pour les passans. Je pars demain pour une promenade agricole à la plantation de Las Cañas, où don Juan P… a fait d’avance annoncer ma venue.

Las Cañas, 3 mars.

Réveillé ce matin au point du jour, je traverse la ville endormie, et j’arrive en courant au chemin de fer. Je vais à l’est, au centre de l’île, vers la vaste et fertile plaine où se trouvent maintenant les plus riches plantations du pays. Les coteaux des environs de Matanzas, couverts autrefois de cultures de café florissantes, sont redevenus en partie sauvages. Le caféier est une plante délicate qui s’étiole et languit dans les plaines ; il ne se plaît que sur les hauteurs, dans un sol pierreux, qu’il fatigue vite. Quand le sol d’un cafetal s’épuise, il faut aller s’établir plus loin. Les bois bourrus que nous traversons en longeant la côte étaient peut-être, il y a peu d’années, de beaux jardins rians, fleuris et parfumés.

Après une montée rapide au flanc de la colline, le chemin de fer débouche sur le plateau. Je découvre une vaste plaine ondulée, parsemée de cultures, plantée au hasard, aussi loin que la vue peut s’étendre, de palmiers tour à tour groupés ou solitaires, qui en font mesurer l’immensité. Sur la droite apparaît une montagne bleuâtre, couchée sur le large horizon qu’agrandit encore une vapeur lumineuse. Ce grand paysage monotone, sans accidens, sans limites, a une beauté noble, mais austère, que vient égayer à propos la lumière jeune et fraîche d’une matinée sans nuage. A mesure qu’on avance, le pays prend de plus en plus ce triste caractère de plaine, et quand, au bout de trois heures, le train s’arrête à la station de La Union, l’œil cherche en vain la moindre montagne à l’horizon.

La Union est un hameau de misérable apparence, situé dans une région populeuse, à la jonction de deux chemins de fer. Sans population et sans importance propre, elle est le rendez-vous général et l’unique débouché de toutes les plantations du voisinage. Malgré ce rôle de capitale. La Union a l’air, comme tous les villages du pays, d’une hôtellerie de nègres et de muletiers. Les maisons sont des espèces d’étables basses sans fenêtres, bâties en planches rudes, où bêtes et gens s’entassent dans la même poussière et la même vermine. Ces masures sordides sont peintes extérieurement de couleurs criardes, — bleu de ciel, vert de mer, rouge de brique, brun jaune, — tant le luxe de la peinturlure tient au cœur des naturels. Les plus belles sont ornées d’une espèce de galerie couverte soutenue, par des poutres grossières, où la famille s’accroupit à l’ombre à l’heure la plus chaude du jour. Quelques-unes portent suspendue à la façade la branche de verdure fanée qui indique qu’on y vend de l’eau-de-vie de cannes, des bananes frites, et peut-être du porc salé ; mais le trou béant de cette espèce de cave et l’odeur qui s’en exhale feraient fuir un Hottentot ou un Cosaque. Une rue unique, pompeusement appelée la Grande-Rue, aboutit à une place toute ravinée d’ornières, où les mules et les chars à bœufs déchargent caisses et ballots sur le quai même du chemin de fer.

C’est là que je devais descendre et trouver le guide envoyé à ma rencontre pour me conduire à Las Cañas. Comment le reconnaître dans la foule confuse qui se presse sous le hangar de la station ? Des marchands de fruits, de gâteaux, de salaisons, ont établi là leurs échoppes, et proposent leur marchandise à tout venant. Des portefaix nègres, grands gaillards athlétiques aux jambes nues, vêtus de caleçons de toile et de chemises débraillées qui laissent voir leurs poitrines musculeuses, se promènent en fumant leurs cigares et m’importunent de leurs offres de service. Quelques-uns, bottés, éperonnés, le fouet à la main, sont des esclaves de bonne maison qui attendent leurs maîtres, en se pavanant dans leurs vestes galonnées. J’errais, ma valise à la main, interrogeant tous les visages et méditant par quelle phrase d’espagnol je viendrais à bout de me faire entendre, quand mes yeux tombèrent sur un gros garçon joufflu coiffé d’un grand chapeau de paille, qui se tenait les bras ballans, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, avec une expression d’embarras comique sur sa bonne face noire. Je fis un effort d’éloquence, et je prononçai le nom de « Las Cañas. — Las Cañas, si señor, » me répondit-il d’une voix nasale et joyeuse en me faisant un large sourire et un salut profond ; puis il s’empara de ma valise, me pria de le suivre et me conduisit sur la place.

Elle était pleine de chevaux et de mules, sellés ou bâtés, prêts à recevoir leur charge, attachés en rang tout le long des maisons. Quelques attelages de bœufs ruminaient sous le joug ; deux volantes attelées avec élégance attendaient sans doute quelques señoras des plantations voisines. Mon écuyer me présente un cheval gris harnaché d’une selle anglaise ; lui-même enfourche un bidet sellé d’un bât de mule, saisit ma valise, la pose sur le cou de sa monture, lui pique le ventre de l’unique éperon bouclé à sa jambe nue, et nous partons au grand galop.

Il était environ dix heures, et le soleil, déjà brûlant, dardait d’aplomb sur nos têtes. Nous suivions des chemins sans ombre et tellement raboteux que je ne pouvais me rendre compte de l’allure douce et facile avec laquelle nos chevaux franchissaient les troua et les pierres qui leur barraient le passage. Sur des chevaux d’Europe, cette course rapide sous un ciel embrasé eût été le plus fatigant des exercices ; mais ceux que nous montions ont une manière curieuse d’allonger leur allure et de trotter rapidement par les plus mauvais chemins, sans imprimer la moindre secousse au cavalier. Je cheminais en mangeant des oranges et en essayant de causer avec mon guide. Celui-ci malheureusement avait l’oreille dure et restait la bouche béante à mes moindres fautes de prononciation ; quand par hasard il m’avait compris, il me souriait finement et me corrigeait d’un air protecteur. Nous échangeâmes d’abord quelques réflexions profondes sur la chaleur et le temps ; je lui demandai à quelle distance nous étions de Las Cañas, il me répliqua en me demandant l’heure, et quand je la lui eus dite, nous retombâmes dans le silence, ayant sans doute épuisé tout ce que nous avions d’idées communes. Je pus à loisir considérer le pays que nous traversions, suivant les rudes chemins tracés le long des haies par le passage des chars à bœufs : c’était toujours une plaine fertile semée de quelques bouquets de palmiers gigantesques. Çà et là, une allée de faux cèdres, grands arbres biscornus aux longues branches et au feuillage rare, indiquait l’entrée d’une ferme ou d’une plantation. Une fois nous aperçûmes les toits rouges et le petit clocher blanc d’un village ; du reste pas un verger, pas une chaumière, pas un de ces hameaux rustiques qui rendent si hospitalier l’aspect de nos campagnes. Quelquefois nous dépassions un chariot massif traîné péniblement par deux ou trois paires de bœufs ; un nègre, debout sur la lourde machine, piquait son attelage nonchalant. Je vis avec surprise que les bœufs de devant tiraient au bout d’un gros câble d’au moins vingt pieds de long, ce qui donnait à l’attelage une étendue démesurée. On m’expliqua que cette disposition singulière était fort utile dans la saison des pluies, quand tous les chemins se changent en fondrières, et que les chariots courent le risque de rester plusieurs mois embourbés : alors, si la moitié de l’attelage s’enfonce dans la boue, l’autre moitié peut chercher à distance un terrain solide et l’aider à se tirer du mauvais pas.

Ce qui m’amusait le plus, c’était la figure grotesque de mon compagnon, galopant à l’avant-garde sur son bidet sauvage qu’il conduisait avec un simple licou. Il appuyait ses pieds chaussés de vieilles savates sur deux morceaux de corde pendus en guise d’étriers, si courts qu’il avait les jambes repliées et qu’il semblait accroupi plutôt qu’assis sur sa selle. Il allait ainsi, juché comme un singe ou comme un chien savant, retenant ma valise des genoux et des coudes, et talonnant sa bête avec ardeur. Tout à coup il se retourne et m’annonce que nous venons d’entrer sur le territoire de la plantation de Las Cañas. Nous cheminions entre deux bois impénétrables, dans une prairie parsemée de buissons et de grands arbres majestueux, où hennissaient à notre approche des chevaux en liberté. L’herbe longue et luisante était mêlée de plantes épineuses où brillaient des fleurs jaunes et rouges. Des orchidées pendaient aux dernières branches des colosses de la forêt vierge ; en bas, c’était un fouillis de végétations bizarres, un fourmillement inouï de lianes et de broussailles entrelacées. Des milliers de petits oiseaux, de papillons et de libellules chantaient, bourdonnaient, dansaient dans chaque rayon de soleil, butinaient d’arbre en arbre et de fleur en fleur. On eût pris la clairière pour l’entrée de quelque savane déserte, habitée seulement par les troupeaux sauvages et les chacals des prairies. Encore quelques pas, et nous débouchions tout simplement dans un champ labouré ou s’ébattait une bande de vautours noirs, voisins fidèles des habitations humaines. Un de ces animaux s’était posté au pied de la haie, presque sous les pas de nos chevaux, et nous regardait passer familièrement sans se déranger ; avec sa tête rougeâtre et pelée, ses yeux clignotans, sa peau ridée et tombante, son air d’inertie et de stupidité, il ressemblait à un dindon malade ou à une de ces vieilles femmes chauves et goitreuses qu’on rencontre dans les pays de montagnes. Enfin pardessus les champs de cannes à sucre qui nous bouchent presque la vue, nous apercevons de grands toits rouges, des murs de brique, des cheminées qui fument : c’est l’usine et la plantation de Las Cañas.

C’est toute une ville qu’une sucrerie. Grande est ma surprise en entrant dans la cour de l’usine : les chars à bœufs arrivent en gémissant ; trente chevaux piaffent dans une écurie à claire-voie bâtie sous un hangar ; nègres et négresses courent dans tous les sens, portant des outils ou des fardeaux ; les volailles gloussent et grattent la terre ; les machines soufflent et grondent avec ce mouvement pressé de la vapeur qui n’a pas de repos. Je saute à bas de mon cheval, et je me fais introduire auprès de M. C…, l’administrateur en chef de la plantation. Je le trouve assis dans son bureau, en face d’une fenêtre qui donne sur l’usine, entouré de papiers, de cartons, de registres, et de tous les attributs de son petit gouvernement. M. G…, qui est d’origine française et qui appartient à la meilleure société de la Havane, passe ajuste titre pour le plus habile agriculteur du pays. Je ne vous dirai pas par quelles circonstances malheureuses il a sacrifié une fortune considérable pour sauver un proche parent de la banqueroute. Il vous suffit de savoir que c’est un homme aimable, instruit, spirituel, parlant quatre ou cinq langues avec une perfection rare. Il me fit l’accueil le plus amical du monde, et me conduisit au salon, où m’attendait le plus jeune fils de don Juan P…, venu de la ville pour me recevoir. Au même instant, une gracieuse jeune femme, au regard sérieux et doux, avec un reste de pâleur et de souffrance sur son joli visage, entra suivie d’une grosse négresse qui portait dans ses bras un tout jeune enfant. Don Charles me présenta à sa femme, nous nous couchâmes dans des balancines, et en un quart d’heure j’avais noué connaissance avec tous les habitans de cette maison hospitalière.

Voici donc l’habitation de plaisance d’une riche famille havanaise. L’apparence en est plus que simple et point du tout champêtre ; il est évident qu’on a sacrifié l’agréable à l’utile, et que la maison de campagne n’est qu’un accessoire de la ferme et de l’usine. Ici l’habitation des maîtres ne se distingue pas beaucoup des bâtimens d’exploitation groupés autour d’elle. Le corps de logis principal est ouvert sur la grande cour, dont il occupe un des côtés. Il n’a qu’un seul étage élevé de deux marches seulement au-dessus du sol. La façade est bordée sur toute sa longueur d’une modeste verandah meublée de quelques chaises de cannes et abritée par le prolongement du toit de la maison. Les colonnes de bois qui le soutiennent alternent avec des pots de faïence où sont plantés des arbustes rares : c’est l’unique ornement extérieur d’une villa tropicale. On entre, et l’on trouve une vaste salle aux murailles blanches, rugueuses, grossièrement badigeonnées à la chaux, avec un piano dans un coin, un bureau, une table à ouvrage, deux bancs en paille tressée, quelques fauteuils à bascule, et une petite étagère où traînent un livre d’heures, un dictionnaire, quelques volumes de poésies espagnoles et quelques romans français dépareillés. C’est toute la bibliothèque de la maison, et les œuvres de Paul de Kock y occupent la place d’honneur. Ces meubles rares et mesquins se perdent dans l’immensité de cette grande salle nue qui semble triste et délabrée. C’est qu’il n’est besoin dans ce climat ni de luxe, ni d’élégance, ni même de comfortable à l’européenne ; nos tapis, nos meubles de soie, nos rideaux, nos lourdes tentures, y seraient fort incommodes. Le seul bien-être qu’on désire, c’est d’avoir de l’ombre, de l’espace et de l’air en abondance. L’appartement n’a pas de plafond ; l’air circule librement sous les poutres de la toiture. La salle à manger, placée derrière le salon, en est séparée par un gros mur de pierre ; mais les deux pièces communiquent par une porte toujours ouverte et par deux fenêtres bardées de fer percées dans l’épaisse muraille à hauteur d’appui. Quand le doux visage de la señora paraît derrière les barreaux massifs encadré de son écharpe blanche, on dirait une jeune religieuse emprisonnée derrière la grille d’un couvent. A gauche, les appartemens privés du maître et de la maîtresse de la maison sont fermés seulement par des rideaux de cotonnade que le vent agite et soulève. On n’a pas besoin ici de se mettre en serre chaude ; l’homme des tropiques peut vivre en plein vent, comme les arbres de ses jardins. L’autre face de l’habitation donne sur un nid de verdure et de fleurs. Une aile à deux étages et d’une construction plus européenne sépare le jardin du bruit et du mouvement de la ferme. Dans l’encoignure s’abrite une petite cour ou plutôt un petit parterre à la française planté régulièrement de grands cactus à lobes longs et épineux, disposés naturellement en pyramide, comme des sapins ou des cèdres, et dont les branches se subdivisent en proportions symétriques, comme les bras d’un immense candélabre. Là est un élégant pavillon de bains, avec une belle piscine assez vaste pour y nager. Tout autour s’élève un bocage de palmiers, d’orangers, de manguiers, de goyaviers, de lauriers-roses et de cent autres arbres charmans qui forment une ombre épaisse et enferment la vue dans cet enclos fleuri. Midi sonne, et nous nous asseyons en famille autour d’un repas frugal, composé sur tout des produits de la ferme et des fruits savoureux du jardin ; mes aimables hôtes ont déjà su bannir tout embarras de nos entretiens. Tout en dînant, au milieu d’une causerie douce et enjouée, je plonge mes regards avec plaisir dans la profondeur obscure du bosquet enchanté. Je vois les oranges dorées, les citrons blonds et pâles, les fleurs rouges des grenadiers briller dans la verdure sombre des manguiers à l’épais feuillage, tandis qu’à leurs pieds se pressent des buissons de roses, et que les cocotiers laissent onduler à la brise leurs gracieuses coiffures de plumes, où viennent malheureusement s’abattre par volées les affreux urubus. Ces oiseaux silencieux, qui viennent se poser sur ces gais bocages avec leurs lourds battemens d’ailes et leurs vêtemens noirs, semblent l’image funèbre de la destruction et de la mort, toujours présentes sous les parfums et les fleurs de ce climat si voluptueux. Le soleil lui-même semble attristé par leur présence, et le ciel bleu si éblouissant parait se ternir à leur approche.

Après le dîner, nous rentrâmes dans l’espèce de grange qu’on appelle le salon ; deux jeunes Chinois, qui nous avaient servis à table, nous apportèrent le café, les cigares et un morceau de braise rouge sur un réchaud d’argent : « c’est le charbon d’un certain bois du pays dont la braise, une fois allumée, se consume sous la cendre sans jamais s’éteindre. Nous nous mîmes à fumer en regardant le mouvement de l’usine. C’était l’heure la plus chaude, et pourtant le travail n’était pas ralenti. Tous, les hommes valides étaient aux champs ou à l’atelier ; il ne restait plus que des vieillards, des enfans et des femmes. De jeunes négresses à demi nues, coiffées d’un mouchoir d’indienne, vêtues seulement d’une longue chemise de toile flottante et plus grise que blanche, couraient en montrant leurs longues jambes noires ; les unes marchaient en file, le poing sur la hanche, balançant sur leurs têtes des paniers pleins de graines ou de racines ; puis, quand ils étaient vides, elles les rapportaient en gambadant comme des chevaux échappés, sans beaucoup de souci de la décence et de la réserve féminines. D’autres poussaient les attelages de bœufs avec des aiguillons faits d’une longue gaule, ou déchargeaient incessamment les chariots de cannes à sucre chargés par les moissonneurs. Des nuées de petits oiseaux voletaient autour des bœufs tranquilles et se promenaient sans façon sur leur large dos en y becquetant amicalement la vermine.

Nous allâmes visiter l’usine. Je voulus suivre la fabrication dans tous ses détails, depuis la canne broyée entre les cylindres jusqu’à la poudre fine qui sèche dans les greniers. Le précieux roseau est jeté en baguettes ou en tronçons dépouillés de feuilles sur une claie de bois inclinée qui tourne autour de deux rouleaux mobiles, et qui l’élève insensiblement jusqu’au pressoir. Là il est saisi par deux gros cylindres tournans hermétiquement appuyés l’un contre l’autre. La canne en ressort écrasée comme du papier, et le jus s’écoule par des tuyaux ; on le recueille dans un réservoir ; des pompes à vapeur relèvent incessamment dans des chaudières gigantesques où on le concentre en le faisant bouillir dans le vide ; ce procédé, qui rend l’évaporation de l’eau plus facile, permet de n’employer qu’une bien moindre chaleur. L’appareil distillateur se compose de trois immenses cuves aux parois épaisses, entourées de balcons de fer et d’escaliers. Des jours de verre enchâssés dans l’armature permettent de voir le liquide soulevé, tourmenté par la tempête intérieure, et les flots de vapeur qui se dégagent en tourbillonnant. L’un des trois cylindres est chauffé seulement par la vapeur qui sort des deux autres. Les moteurs sont de fabrique anglaise et d’une grande perfection. Il y a une seconde machine de rechange, toujours sous vapeur, prête à servir, si la première était endommagée. — Il est singulier de voir ces mécanismes compliqués dirigés par des coulies à peau jaune, qui n’ont pour tout vêtement qu’un mouchoir noué autour du ventre. Ce sont pour la plupart des hommes minces, d’une figure intelligente et triste, et dont les formes délicates contrastent avec la robuste carrure des noirs. Ces derniers sont employés surtout aux travaux les plus grossiers : ils bourrent les fourneaux, roulent les chariots sur les rails de fer. Il y a une hiérarchie et comme une séparation de caste entre les esclaves temporaires, qui ont droit encore à la liberté, et les esclaves à vie, nés dans la servitude et destinés à y mourir.

En sortant des bouilloires, le sucre liquide subit encore une longue série de préparations que je ne vous décrirai pas en détail. Il passe à travers une quantité de filtres, de cuissons, de battages, de cylindres centrifuges semblables à peu près à ceux où l’on sèche le linge. On le filtre enfin avec du noir animal, et on le recueille dans des pots de fer où il cristallise. Quant aux résidus ou mélasses, ils sont eux-mêmes recueillis avec soin, remaniés, battus par des moulins à vapeur, purifiés dans les centrifuges deux, trois jet même quatre fois, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un marc de rebut, ne contenant plus qu’une minime proportion de sucre, et composé presque entièrement de sels alcalins que l’on rend comme fumier à la terre d’où ils viennent. A chaque épuration nouvelle, on tire des mélasses un sucre de plus en plus jaune et de qualité plus grossière, car, en fait de sucres comme en fait d’esclaves, les plus blancs sont les plus estimés. — Chaque couleur vient donc à son rang sécher dans les greniers de l’usine ; on y pile en poudre fine les pains de sucre cristallisés dans les moules ; on emballe cette poudre dans de petites caisses de bois solidement ficelées de lanières de cuir, et c’est ainsi qu’on les envoie sur tous les marchés du monde. La plantation de Las Cañas en expédie à elle seule de huit à douze mille chaque année.

Mon admiration et mon étonnement croissaient à chaque pas. Je m’attendais à voir une de ces industries arriérées et barbares où la multitude des bras supplée à l’invention de l’homme, et je trouvais au contraire une merveille de l’industrie moderne. Le matériel de l’usine vaut plusieurs millions. Aucun travail ne s’y fait plus à bras ; on n’y voit que chemins de fer, chariots roulans d’un étage à l’autre, treuils mus par la vapeur qui montent et descendent sans relâche. Il y a de l’intelligence dans les moindres détails. Ainsi le feu des chaudières est entretenu avec la paille écrasée de la canne, préalablement séchée au soleil : cela épargne l’emploi, si coûteux à pareille distance, du charbon de terre venu d’Europe ou des États-Unis. L’eau même est économisée par un procédé tout à fait ingénieux ; on en emploie dans les réfrigérateurs, dans les filtres et dans les lavages une quantité si grande que le puits de la plantation n’y pourrait suffire. Qu’a-t-on imaginé pour y suppléer ? On recueille les eaux échauffées dans les réfrigérateurs et la vapeur même des chaudières, que l’on condense sans en rien perdre ; on les élève à l’aide d’une machine dans un réservoir d’où elles se répandent en petits ruisseaux innombrables sur un grand échafaudage en raquette, d’où elles tombent goutte à goutte. Refroidie par l’évaporation qui accompagne la chute, chaque goutte d’eau retourne fraîche au bassin d’où elle était puisée.

En sortant de l’usine, nous visitons le quartier nègre, situé à quelques pas de là. C’est une espèce de cloître rectangulaire, autour d’un enclos où l’herbe pousse ; des portes ouvertes dans la muraille donnent accès de chaque côté aux habitations des familles ; chacune a son réduit obscur, crépi de ciment jaune et meublé d’étagères de planches superposées comme dans un navire : c’est là que les noirs établissent leurs lits. Ces caveaux, éclairés à peine par un étroit soupirail, ressemblent fort à des cachots ; mais l’essentiel en ce climat est d’éviter la chaleur et d’avoir un abri solide contre les pluies de l’été. Dans les couloirs qui séparent deux à deux ces chambrettes, il y a de petits fourneaux de briques dont les voisins se partagent la jouissance, car les nègres, bien que nourris déjà à la gamelle commune de la plantation, aiment, paraît-il, à faire chez eux leur petit ménage et à cuisiner quelque friandise en famille. Grande est l’humanité du maître qui pourvoit ainsi à leur bien-être et satisfait volontiers leurs goûts innocens. Ils sont mieux logés dans ce phalanstère de l’esclavage que sous leurs huttes grossières de bambous et de feuilles. Il y a pourtant je ne sais quoi de pénible dans la vue de cette grande ménagerie ; on n’aime jamais à voir des créatures humaines parquées comme des troupeaux dans une étable.

Rien de plus gai au contraire que la nursery, grande cage en treillis à jour où l’on enferme les enfans nègres pendant que leurs parens vont à l’ouvrage. Les petits diablotins noirs se roulent tout nus dans la poussière et gambadent autour de nous en nous demandant un sou, tandis que la gardienne, prisonnière avec eux, nous fait un large sourire en tressant une natte de paille. Plus loin, nous visitons l’hôpital, à peu près vide pour l’heure présente, et la pharmacie, où travaillent deux apothicaires blancs au milieu des bocaux et des cornues. Un vieux nègre s’approche de M. G… en le saluant humblement de sa tête grise ; il se plaint de douleurs d’estomac et lui demande un remède. G… l’écoute, l’examine, et lui fait une ordonnance sur une feuille qu’il déchire de son calepin. « Vous voyez, me dit-il, c’est mot qui suis le médecin, comme je suis toutes choses, fermier, machiniste, comptable, architecte ; il faut être un homme universel pour administrer une plantation. Pendant les épidémies, j’ai vu cet hôpital si encombré que nous refusions les malades. Dans ce moment-ci, vous n’y voyez guère que quelques vieux serviteurs à qui nous donnons leurs invalides. — Eh ! bonjour, tio Barnabé, ajouta-t-il en se tournant vers une figure maigre accroupie sous la porte, et qui nous regardait passer sans rien dire, comment vas-tu, mon vieil ami ? » Le personnage qu’il interpellait de la sorte était un vieil Africain d’un noir de jais qui se tenait assis par terre les jambes croisées, tout nu, chauffant au soleil son corps décharné, et dont l’immobile visage de bronze, ombragé d’une laine blanche ébouriffée, nous suivait d’un regard fixe et impassible. Il inclina la tête, répondit quelques humbles paroles, puis il reprit sa posture fière et grave. « Voilà, continua mon guide, le patriarche de la plantation. Il est au moins centenaire. Vous voyez quelle est sa vie : dormir et se chauffer au soleil. Il est parfaitement heureux ; l’intelligence ne le tourmente guère. C’est du reste un Africain natif, et, quoi qu’on en dise, ceux-là se font remarquer par leur stupidité farouche. J’ai toujours observé que les enfans étaient plus intelligens et plus laborieux que les pères. On prétend que l’esclavage dégrade la race noire ; la vérité est qu’il l’adoucit au contraire et qu’il la civilise. » J’aurais eu beaucoup à répondre à cette assertion un peu cavalière des bienfaits de la servitude, mais j’aimai mieux considérer en silence le vieil Africain rigide qui nous regardait toujours fixement. Certainement une vision semblait flotter devant ses yeux obscurcis ; on eût dit qu’il était absorbé dans la contemplation de ses souvenirs et qu’il dédaignait de nous en faire part. Vaine illusion ! il n’y a guère plus de pensée dans sa tête que de paroles dans sa bouche. Tel est le repos du vieux lion dans sa tanière, quand son grand œil fauve semble rêver, et que l’imagination complaisante lui prête elle-même ses pensées.

De l’hôpital nous passâmes au moulin, — car c’est tout un royaume qu’une plantation. M. G… me montra la farine de maïs, mêlée d’un peu de blé, qui sert à faire le pain des esclaves. Il leur donnerait volontiers du froment pur, qui serait plus nourrissant et plus salubre, sans les droits exorbitans qui pèsent sur l’entrée des blés étrangers, et forcent ceux même qui viennent d’Amérique à passer par les marchés espagnols : cet impôt funeste fait du pain même un objet de luxe. — Quant à la viande qu’on donne aux esclaves, ce n’est pas celle des troupeaux de la terre, qui ne suffiraient pas au centième de la consommation ; c’est la viande de bœuf séchée des pampas de l’Amérique du Sud, dont Buenos-Ayres envoie chaque année des milliers de tonneaux à la Havane. La plantation toute seule en consomme un nombre effrayant, car il y a plus de six cents bouches à nourrir, quatre cents nègres esclaves, deux cents coulies indiens, plus un état-major d’environ quarante hommes blancs. Les coulies sont employés à l’usine et font meilleure chère que les noirs, qui ne travaillent guère que dans les champs ; les deux races vivent à part et se détestent de toutes leurs forces. Cette mutuelle antipathie n’empêche pas la naissance clandestine de quelques métis d’un type singulier, qui ressemblent beaucoup aux Océaniens ; mais il ne se forme jamais d’unions publiques et durables entre les deux races.

Leur caractère même y répugne. Les coulies sont en général mélancoliques, concentrés et méditatifs ; les nègres au contraire aiment les joies bruyantes. Ils sont d’ailleurs mieux traités à Las Cañas que dans beaucoup d’autres plantations de l’île. On leur laisse une foule de petites immunités qui pourraient les aider à sortir de la condition servile, s’ils en avaient seulement la pensée. Par exemple, on leur permet d’élever des porcs pour leur propre compte et d’en faire commerce ; on les aide à amasser un pécule pour se racheter plus tard. Bien peu cependant songent à faire des économies et à recouvrer leur liberté : s’ils amassent un peu d’argent, ce sera pour s’acheter de beaux habits. M. G… me disait que les jours de fête on se croirait au bal masqué dans la cour de la plantation : chapeaux à plumes, rubans de soie, colliers de verre, châles et robes de gaze, habits bleus à boutons d’or, succèdent par enchantement aux guenilles de la veille ; mais le lendemain les belles dames reparaissent en chemise sale, trempant leurs pieds nus dans le fumier, avec un mauvais mouchoir d’indienne noué négligemment autour de leur crinière ébouriffée.

De tout ce que je vois, il résulte que l’esclavage est plus doux à Cuba qu’il ne l’était dans les États-Unis du sud. La législation d’abord est bienveillante pour les nègres, et si elle était rigoureusement observée, ils ne seraient pas matériellement très à plaindre. Elle leur offre surtout pour le rachat de leur liberté des facilités et des garanties dont ils n’usent malheureusement pas. Aux termes de la loi, tout esclave peut se racheter en donnant à son maître cent piastres d’à-compte sur son prix total, qu’il devra compléter par la suite. Toute mère peut racheter son enfant en payant vingt piastres avant la naissance, ou trente piastres pendant le mois qui la suit. Enfin, et c’est là une garantie qui modifie profondément la servitude, l’esclave ne peut pas être mis à l’enchère, ni vendu au premier venu par la seule volonté du maître ; son possesseur actuel est tenu de lui laisser un délai de trois jours pour se trouver lui-même un acquéreur. L’esclave a même le droit de changer de chaîne, et d’obliger son maître à le vendre à l’acheteur qu’il lui propose, s’il consent à payer le prix demandé par le maître. Toutes ces lois, dont l’humanité contraste avec la cruauté abominable des anciens codes noirs des États-Unis, sont déjà un louable progrès et un acheminement timide vers la liberté.

Mais autre chose est la lettre des lois, autre chose la façon dont on les applique. L’esclave ne peut pas user de ses droits quand il les ignore, et ce ne sont pas les maîtres qui s’aviseront de les lui enseigner. Tout en se plaignant de son insouciance, ils s’en applaudissent au fond du cœur, et ils s’efforcent de l’entretenir. Je ne vois chez eux aucun parti-pris de méfiance ou de haine contre les noirs ; mais les meilleurs, ceux même qui songent beaucoup au bien-être de l’esclave et qui se croient les bienfaiteurs du nègre, n’ont qu’un zèle très médiocre pour son avancement moral. La famille, cette première institution par où la société commence, en est encore, chez ces pauvres gens, à l’état sauvage. Si rien ne les empêche de former des liens plus réguliers, rien non plus ne les y accoutume ou ne les y engage, et ils suivent tout bonnement l’ornière de la nature. La religion, dont ils aiment à voir les pompes extérieures, ne se donne pas la peine de pénétrer jusqu’à leurs âmes, et ses ministres diraient volontiers, comme leurs confrères des États-Unis, que l’Évangile est un livre dangereux à enseigner aux esclaves[1]. Enfin ce qui manque le plus dans ce pays-ci, ce n’est pas l’humanité ni la douceur : c’est surtout l’élévation des idées et la croyance morale au progrès. On sera pourtant entraîné par la force des choses et par l’exemple énergique des États-Unis. Le jour de l’émancipation n’est pas si éloigné que pourrait le faire croire la sécurité des maîtres. Les nègres eux-mêmes ont vaguement entendu parler d’un certain massa Lincoln dont ils attendent la venue comme celle d’un messie libérateur. L’abolition profitera-t-elle à la richesse de la colonie ? Le travail libre pourra-t-il remplacer avantageusement le travail servile ? Je n’oserais certainement le prédire. Tout ce que je me hasarde à prévoir, c’est que l’abolition de l’esclavage se fera sans doute en même temps que l’annexion aux États-Unis.

4 mars.

Je n’étais hier qu’un voyageur attentif à sa besogne et pressé de voir du nouveau. Aujourd’hui je me laisse vivre, je me figure que je suis un planteur de la Havane venu pour visiter ses terres, et je goûte à loisir le charme de cette existence si douce, si libre, si naturelle, que ceux qui l’ont menée n’en peuvent plus aimer d’autre, et que les nouveau-venus eux-mêmes s’imaginent l’avoir menée toujours.

On nous éveille dès l’aube ; le café noir, premier et frugal repas du créole, nous aide à secouer les vapeurs du sommeil et à nous préserver de la fraîcheur du matin. Un léger brouillard traîne encore sur la terre, et cette rosée nous paraît glaciale après la douceur de la nuit. C’est l’heure des excursions et des cavalcades. Des chevaux nous attendent tout bridés dans la cour, les dames montent dans une volante, et tout le cortège royal défile joyeusement devant le peuple assemblé.

Notre première station est une petite métairie champêtre enclose de haies de bambous, bâtie en bois rudes et en branches entrelacées, comme les chaumières rustiques dont nous ornons nos jardins. On y élève à la fois des poulets et des négrillons. La gent ailée s’embarrasse peu de notre présence et ne nous témoigne aucun respect ; les coqs dressent à demi leurs crêtes et leurs plumes en nous regardant avec méfiance ; les poules continuent à quêter et à gratter la terre au milieu de leurs couvées qui gazouillent. Quant aux poussins de la grande espèce et aux autres bipèdes sans plumes, il est évident que nous leur causons une émotion profonde. On les range devant la cabane en deux lignes de bataille, garçons d’un côté, filles de l’autre, par ordre d’âge et de hauteur, et nous passons gravement en revue le bataillon silencieux. Ces pauvres petits sont tellement pénétrés de respect et de crainte qu’ils rentrent presque dans la muraille ; avec leurs haillons, leurs jambes nues, leurs yeux sombres, leurs têtes laineuses et hérissées, ils ont un air sauvage qu’augmente encore leur terreur.

Plus loin, la volante cahote entre deux haies de cactus épineux taillés aussi régulièrement que des bordures de buis. Nous entrons sous l’ombrage d’un bosquet de cocotiers robustes, inclinés sous le poids de leurs vastes couronnes de feuilles et de leurs grappes de noix aussi grosses que la tête d’un homme. Il y a là entre deux arbres quelque chose comme un tas de fagots, d’herbes et de feuilles mortes. C’est une hutte de mousse et de palmes sèches, en forme de taupinière, assez haute à peine pour qu’un homme s’y tienne assis. « Voilà, me dit-on, la case de l’oncle Tom, » — et un vieux nègre tout cassé sort d’une étroite ouverture en se traînant sur les genoux et les mains. C’est l’unique habitant de cette étrange demeure, un vieil esclave invalide qui a le goût de la solitude et qui a préféré cette retraite à la compagnie de ses frères. Le bonhomme d’ailleurs ne paraît pas avoir l’humeur morose et mélancolique ; c’est un sage, un anachorète, un philosophe, mais ce n’est ni un sauvage ni un misanthrope. Il nous accueille joyeusement, avec un salut cordial et un franc sourire. Notre visite imprévue l’enchante, et nous nous en allons chargés de ses bénédictions.

Nous cheminions entre des plantations de ricins et de bananiers récemment défrichées et conquises sur la forêt. Près de là, une troupe d’ouvriers moissonnaient un beau champ de cannes. Nègres et négresses, armés de faucilles légères, prenaient d’une main la longue tige, et de l’autre main la tranchaient lestement près du pied, puis, abattant les fanes et les feuillages, ils la coupaient en morceaux qu’ils jetaient en tas derrière eux. D’autres chargeaient la récolte sur de grands chars attelés de bœufs. Ceux-ci ruminaient paisiblement ou grignotaient les tendrons sucrés dont la terre était jonchée. Les hommes portent un caleçon noué à la ceinture par un mouchoir d’indienne ou une lanière de cuir ; les femmes ont leurs grandes chemises de toile qui flottent autour du corps et se drapent avec grâce. Rien de plus joli que cette récolte et cette trouée dans la verdure qui ne laissait voir que le ciel bleu. Les gestes variés, les belles attitudes, les formes sveltes et robustes de ces corps noirs à demi nus me rappelaient à leur façon les Moissonneurs de Léopold Robert. Nous regardions silencieusement cette scène joyeuse, et je songeais à ce roi d’Homère qui vient, comme-nous, encourager les moissonneurs et voir tomber les gerbes mûres :

Βασιλεὺς δ’ ἐν τοῖσι σιωπῇ
Σϰῆπτρον ἔχων ἐστήϰει ἐπ’ ὄγμου γηθοσύνος ϰῆρ
[2].

L’après-midi se passa dans le jardin, sous l’ombrage, délicieuse retraite pour les journées chaudes. Pas un rayon de soleil ne perçait le feuillage des manguiers et des palmes. Nous fîmes notre salon d’un bosquet de citronniers couverts à la fois de fruits et de fleurs. On nous y apporta un panier plein de fruits : bananes, figues-bananes, oranges douces, oranges acides, citrons doux, oranges-citrons et citrons-oranges, toutes les variétés possibles de ces belles pommes dorées qui pendaient aux arbres, puis des mangos, des goyaves, un fruit jaune et mielleux dont le nom m’échappe, et bien d’autres encore que je n’avais jamais vus. Nous goûtons, nous jouons aux boules en compagnie des moustiques. Ceux-ci montrent à l’hôte de la maison une préférence fort incommode.

Le soir, quand vient la fraîcheur, nous nous promenons dans les pépinières situées au bout du jardin au milieu des champs de cannes, dont les hautes tiges ferment tout horizon. On s’y croirait dans un désert, au milieu de quelque savane immense, perdu sous les hautes herbes comme sous les vagues d’un océan. Puis nous revenons pas à pas cueillant dans les plates-bandes ces belles fleurs des tropiques, qui sont des pierres précieuses parfumées. Enfin, quand la nuit tombe, nous nous reposons en nous balançant sous la galerie, nous regardons le croissant d’argent de la lune, nous écoutons les grillons qui chantent, et nous respirons les brises embaumées qui nous viennent du jardin. De grands chiens de garde rôdent dans l’ombre et font entendre çà et là un aboiement étouffé. Parfois nous causons de choses sérieuses, et j’interroge M.  G… sur les affaires de la plantation. « La terre, me dit-il, a 1, 200 hectares, qui produisent environ 150, 000 piastres (750, 000 francs) ; mais il y a de grosses charges qui amoindrissent le revenu. D’ailleurs le capital engagé dans l’exploitation, tant en machines qu’en hommes et en bêtes, est si considérable que l’intérêt que nous en tirons n’est pas exorbitant. Nous ferions bien mieux, si les impôts étaient moins lourds, et si le gouvernement s’occupait un peu plus des besoins du pays. Vous avez pu voir vous-même que nous n’avons pas une seule route passable pour aller d’ici à La Union. — N’en avez-vous pas d’autre que celle que j’ai vue ?

— Mon Dieu non ! tout ce que vous voyez ici, machines, pierres, charpentes, est venu à travers champs sur des voitures à bœufs. Quelquefois nous étions forcés d’atteler jusqu’à vingt paires de bœufs à la même charrette. Don Juan songe bien à bâtir un chemin de fer, mais c’est une grosse entreprise à faire à soi tout seul. Il faudrait pour cela nous entendre avec nos voisins. Et puis, quand même nous aurions des routes et des débouchés praticables, nous ne serions pas encore bien avancés. Ce sont les impôts qui nous ruinent en gênant toutes nos transactions commerciales ; s’ils étaient mieux établis, je ne doute pas qu’on ne pût tirer de nous autant d’argent sans nous faire subir les mêmes pertes. Tous les objets les plus nécessaires à notre industrie sont frappés à l’entrée d’un droit énorme et désastreux : nous n’avons pourtant pas de manufactures nationales à protéger contre la concurrence étrangère. Le blé, le vin, toutes les subsistances paient des taxes d’importation formidables. Il y a même, ce qui est monstrueux, des impôts sur l’exportation des produits du pays. Ainsi chaque caisse de sucre paie à la sortie un droit de 2 piastres. Bref, la plantation paie de manière et d’autre 50 ou 60,000 piastres chaque année, c’est-à-dire un tiers des revenus. Avec cela nulle sécurité, peu de police, point de travaux publics. Vous voyez à quelle épreuve est mise la prospérité de l’île ; si nous y résistons après tout grâce à nos richesses naturelles, devinez un peu ce que nous ferions, si nous étions mieux gouvernés ! »

Ici M. C… fut interrompu par un bruit d’aboiemens furieux ; nos chiens de garde semblaient donner la chasse à quelque maraudeur surpris dans la plantation. Nous dressâmes l’oreille ; les aboiemens se ralentirent, et le silence se rétablit.

« Ce n’est rien, me dit mon hôte ; c’est quelque animal sauvage qui rôdait autour de la ferme et que les chiens ont fait déguerpir plus vite qu’il n’était venu. Il est encore trop tôt pour les voleurs.

— En avez-vous dans le voisinage ?

— Comme dans tous les pays où il n’y a pas de police. L’été, quand je reste seul à la plantation, je ne me couche jamais sans avoir mes armes sous la main. Mes compatriotes sont, vous le savez, très prompts à jouer du couteau. Il y a six ans, je fis punir sévèrement un maraudeur connu qui avait commis chez moi toute sorte de déprédations ; le lendemain je recevais une lettre anonyme où l’on m’ordonnait, sous peine de mort, de quitter la plantation de Las Cañas ; si dans quinze jours je n’avais pas obéi, on me prévenait poliment qu’on me tuerait et qu’on brûlerait la plantation.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Je suis resté, et vous voyez que j’y suis encore. — Connaissez-vous l’auteur de la lettre ?

— Je crois que je le connais ; mais à quoi cela me sert-il ? Je n’ai pu songer à mettre la justice à ses trousses ; elle n’aurait pas su le prendre, et, lors même qu’elle l’aurait pris, quel était son crime ? Quant à moi, c’était m’exposer à une vengeance certaine ; je n’aurais eu qu’à faire mon testament… Croyez-moi, nous vivons dans un pays où le plus sûr est encore de se protéger soi-même. — Mais, ajouta-t-il, j’oubliais que je vous ai préparé un spectacle ; venez, il est neuf heures, et la représentation va commencer. »

Nous montâmes sur le toit, d’où nous dominions toute la plaine ; le ciel était plein d’étoiles. Tout à coup nous vîmes briller à l’horizon une étincelle rouge, puis une lueur phosphorique et blanche qui se répandit comme une inondation de feu. La flamme, d’abord pâle et bleue, rougissait et changeait de couleur comme un immense feu de Bengale allumé sur toute la plaine. Des fumées lumineuses montaient comme une auréole, et faisaient évanouir les vagues clartés des étoiles. — C’était une prairie dont on brûlait les herbes avant d’y faire passer la charrue.

Je quitte demain la plantation. Tout à l’heure, comme je songeais à ma vie errante, je m’étais accoudé sur ma fenêtre, et je regardais la nuit. A mes pieds, dans un petit enclos, sous deux grands arbres, un troupeau de chevaux soufflait et frappait la terre. Tout à coup j’entends un sifflement étouffé, plusieurs fois répété, qui semblait l’appel d’une bouche humaine. « Sans doute, me dis-je, c’est quelque galant Daphnis africain qui appelle sa noire bergère au rendez-vous. » Mais le sifflement recommença de plus belle : c’était moi qu’il semblait appeler. J’écarquillai les yeux, je tendis l’oreille, je criai : « Qui va là ? » Le bruyant siffleur se tut, comme un malfaiteur surpris ; puis il appela timidement, il appela encore, et reprit son jeu avec une obstination bizarre. Impatienté, j’allais prendre mon pistolet et menacer le mauvais plaisant d’une punition exemplaire, quand je me rappelai certain oiseau siffleur dont on m’avait parlé la veille, et qui était, disait-on, fort effrayant pour le voyageur nocturne. Embusqué dans tous les buissons, le malin oiseau le poursuit, le harcèle et s’amuse à l’épouvanter.

Matanzas, 5 mars.

Hier matin, je reprenais assez tristement le chemin de La Union, en compagnie de mon écuyer fidèle, de mon Sancho à peau noire, toujours grotesquement harnaché. Je monte en chemin de fer et j’y trouve bruyante compagnie : mes voisins tiennent dans leurs mains ou portent dans, leurs-mouchoirs des coqs familiers qu’ils soignent et caressent tendrement ; ceux-ci gloussent, crient, battent des ailes ; on se croirait dans un poulailler. Ce sont des coqs de combat qu’on mène sans doute égorger dans quelque fête des environs. Les pauvres animaux se laissent manier par leurs maîtres comme des chiens de salon ou comme des enfans bien élevés. Ils semblent connaître ceux qui les mènent et obéir presque à leur voix. Je remarque que leurs crêtes sont coupées pour donner moins de prise à l’ennemi. Vous savez que les combats de coqs sont ici un amusement populaire et presque une passion nationale. Le combat de taureaux espagnol se réserve pour les grandes solennités ; ordinairement, on se contente du duel de coqs, jeu tout aussi sanglant et tout aussi tragique, mais qui a du moins l’avantage de ne pas exposer la vie de l’homme. Ces massacres de gladiateurs en miniature sont, comme nos courses de chevaux, la grande occupation et pour ainsi dire la carrière des fils de famille désœuvrés. Je reconnais leurs champions à la livrée des nègres qui les portent, et à je ne sais quel air de fierté plus grande qui convient à des coqs de bonne maison. — A chaque lutte importante, les amateurs parient des sommes énormes, comme aux courses d’Epsom ou de Chantilly. Les grands vainqueurs sont achetés à des prix fabuleux, et C’est un luxe aristocratique d’avoir une belle volière, comme on a chez nous une bonne écurie. Enfin, pour compléter la ressemblance, on a vu des fortunes entières dévorées par cette manie ridicule. Vous voyez que tous les peuples se ressemblent : la nature humaine, au fond, ne change guère, et il n’y a que son vêtement qui varie.

Je trouve à Matanzas un dernier regain de carnaval. Après une journée de tumulte, de chansons, de danses dans les rues, il y a encore ce soir un bal masqué à l’opéra. La fête est un mélange assez baroque de gens du monde encanaillés et de la plus grossière populace. Nous allâmes le soir jeter un regard curieux dans certaine rue mal famée, assez déserte d’ordinaire, et qui n’est pas très loin de l’opéra. Nous la trouvâmes encombrée d’une foule d’hommes du peuple qui formaient des rassemblemens devant les fenêtres grillées. Du dedans au dehors, on échangeait des gros mots, des quolibets, des provocations brutales. De temps en temps quelques femmes sortaient parées pour se rendre à l’opéra ; elles étaient poursuivies par un ignoble cortège de nègres et de matelots ivres. — Nous n’eûmes pas envie d’en voir davantage.

Au lieu d’entrer à l’opéra, nous sommes allés, au clair de lune, nous promener en bateau sur la rivière San-Juan. Le San-Juan ou rio de Matanzas vient se jeter dans le port au milieu de la ville, qu’il sépare en deux morceaux. Le vieux pont qui joint les deux rives avait, à l’indécise clarté de la lune, un faux air du Rialto de Venise. De vieilles maisons délabrées baignant leurs pieds dans la rivière me rappelaient confusément les palais du Grand-Canal. Quelques barques passaient avec des falots rougeâtres. Nos rames plongeant ; dans l’eau dormante y allumaient des traînées de flammes blanches, puis elles se relevaient toutes ruisselantes de gouttelettes de feu. Nous avancions sur le miroir, tranquille laissant derrière nous une trace lumineuse. — Déjà nous avions dépassé la ville ; sa rumeur confuse s’éteignait, tout était maintenant silencieux. A peine si la brise chuchotait par intervalles dans les roseaux du rivage, ou si quelque oiseau de nuit déployait ses ailes en poussant un cri plaintif. Nous nous mîmes à chanter à la cadence des rames ; mais nos chansons étaient un peu fausses, et notre barque massive ne ressemblait guère aux gondoles de l’Adriatique.

La Havane, 8 mars.

Je suis depuis bientôt cinq heures à la Havane. L’aubergiste, après m’avoir tenu le bec dans l’eau pendant quatre heures, m’a casé dans un réduit obscur, délabré, démeublé, où je devais faire ménage avec un étranger. Celui-ci ayant déclaré qu’il ne souffrirait point de compagnon inconnu, on m’a conduit dans une vaste chambre à trois lits, vide encore pour l’heure présente, mais où j’ai la douce perspective de voir apparaître d’une minute à l’autre quelque ami forcé ; du moins j’ai le comfort inattendu, inouï, d’un vieux pupitre vermoulu, où je m’empresse de vous écrire avant l’arrivée de l’ennemi. Vous êtes encore à Matanzas, et vous allez me suivre à la vallée de Yumuri.

L’Yumuri est une petite rivière torrentielle qui sort d’un pâté de montagnes compactes situées au nord-ouest de Matanzas. Elle se recueille au fond d’un bassin, ovale et se fraie un chemin jusqu’à la mer par une coupure étroite, déchirée au milieu de l’épaisse barrière par les eaux d’un lac qu’on suppose avoir existé là dans les temps antérieurs. La vallée et les montagnes qui l’entourent ont un peu la configuration d’un cratère, quoique la nature du sol ne permette pas d’attribuer cette forme particulière à une action volcanique. Au contraire, on y trouve partout la trace du lent travail des eaux. Le sol a la richesse ordinaire des terres d’alluvion, et se couvre de belles cultures, de vastes champs de cannes à la verdure pâle, de bouquets de bois chevelus, et de grandes prairies parsemées de groupes de palmiers. Au versant nord de la montagne, la vallée se rétrécit et se redresse, séparée seulement de la mer par une muraille haute et étroite. Du haut de cette crête escarpée, la vue plonge à droite sur l’Océan bleu, et à gauche elle plane sur un autre et riant océan de verdure dont les vagues, adoucies et amoindries par la distance, vont expirer au pied d’un amphithéâtre de montagnes vaporeuses. Quelques-uns de ces sommets lointains ont des formes irrégulières et bizarres, — le pain de Matanzas surtout dresse abruptement sa pyramide tronquée au-dessus des autres, — et par toutes les ouvertures que le temps a faites dans leurs rangs serrés on aperçoit deux et trois lignes d’horizons bleuâtres aux teintes graduellement affaiblies.

Cette mince et rapide barrière est justement la Cumbre ou la Montagne, où court en demi-lune, embrassant la vallée, la promenade favorite des habitans de Matanzas. Cette promenade ne ressemble ni au bois de Boulogne de Paris, ni au Central-Park de New-York. Ce n’est même pas Pausilippe, ni la Corniche de Gênes ; c’est un rude sentier de montagnes où les volantes grimpeuses s’en vont en cahotant par-dessus rochers et ornières. On passe la rivière San-Juan sur un pont de bois, on gravit les premiers étages de la colline parmi les dernières maisons de la ville ; les chevaux piétinent quelques minutes sur un raidillon presque à pic ; puis on chemine à mi-côte le long de la baie, laissant derrière soi la rade et la ville, qui semblent jouer à cache-cache derrière les promontoires. Tantôt une villa modeste aux toits écrasés, aux murailles blanches, ombragée de palmiers séculaires, précédée d’une longue allée de cocotiers en éventail ; tantôt une petite ferme entourée d’un enclos où paissent une vache, un cheval, une chèvre accompagnée de ses petits biquets à robe noire ; puis l’aloès élevant sa tige altière et fleurie au milieu des haies, une sorte d’aubépine rose et odorante en pleine fleur, le lit doux et brillant de la mer azurée entrevu dans la profondeur à travers le feuillage, et enfin sur la crête, dans une échancrure soudaine, la vue radieuse de la vallée enveloppée de toutes les gloires du soleil couchant, avec ses belles pentes couvertes d’une forêt de palmiers innombrables, dressant leurs têtes superbes et leurs chevelures ondoyantes, où le soleil se mirait dans la verdure et étincelait sur chaque feuille comme s’il était tombé du ciel une pluie d’or et de diamans : — telle m’apparut la Cumbre un soir au déclin du jour, à l’heure où la lune commence à s’argenter dans l’azur, et où les montagnes du couchant se noient dans une poussière dorée. De temps en temps une haie de cactus, un pan de broussailles, un pli de terrain, un bouquet de yuccas hérissés, quelque arbre à touffe épaisse et noire nous dérobait le merveilleux spectacle qui attirait et fixait nos yeux éblouis ; puis de nouveau nos regards plongeaient dans la profondeur ouverte à nos pieds, s’y roulaient avec délices sur les croupes molles et voluptueuses, puis s’enivraient des flots de lumière ardente où l’horizon nageait confondu. Tout était transfiguré : — les montagnes agrandies par la poudre d’or qui voilait leurs formes et de chaque pli de terrain faisait une ligne colossale et lointaine ; les millions de sveltes palmiers répandus sur la colline et la plaine, qui semblaient incliner leurs fronts amoureusement vers le soleil ; les prairies où scintillait chaque brin d’herbe, et jusqu’à ce troupeau de bœufs sur la pente, où chaque croupe brune semblait marcher dans une auréole. Ce n’est rien que d’avoir vu les Belly, les Turner, les Claude Lorrain, pour se figurer tant de calme et de splendeur. La Suisse, l’Italie même sont brumeuses et pâles. Il semble qu’il y ait folie à vouloir fixer dans la matière ces magnificences impalpables du plus fugitif des élémens.

Tout à coup le soleil cessa d’éclairer la vallée ; il venait de s’abaisser derrière la montagne. La terre aussitôt s’enveloppa d’une ombre diaphane, les montagnes se teignirent d’un lilas doux et velouté d’une fraîcheur exquise ; elles s’assombrissaient à vue d’œil et se confondaient en une masse obscure devant l’horizon resplendissant. Le ciel encore enflammé se diaprait comme une eau dormante : c’étaient des zones nuancées d’aurore, de rose tendre, de bleu nacré d’argent, mariées et fondues comme les couleurs d’un arc-en-ciel qui s’efface. Encore une minute et l’azur céleste a changé de nuance, d’argenté et limpide devenu opaque et sombre. Cependant nous avons couru sur la Cumbre jusqu’à la plantation de Vittoria, jolie maison blanche nichée dans un bosquet choisi, en face du plus admirable panorama de la vallée. Nous revenons alors sur nos pas ; à gauche, la mer s’obscurcit, et ses contours deviennent vaporeux et vagues comme si une brume blanche enveloppait l’horizon. Il fait déjà nuit noire quand nous redescendons le chemin rocailleux où les secousses brutales de notre carriole déracinent presque de ses jambes le pauvre petit cheval attelé au bout de l’immense brancard. Notre poids tout entier pèse sur lui seul, tandis que son camarade le porteur se prélasse légèrement, d’une tête en avance sur le timonier. — Voici de nouveau Matanzas, ses maisons basses, ses fenêtres toujours ouvertes et les captives qui prennent l’air du soir entre les barreaux de leur cage.

Telle fut ma première promenade à la Cumbre ; mais combien ne me parut-elle pas plus belle le jour où je montai seul à cheval, sans compagnon, sans guide, pour y passer en liberté le temps qui plairait à ma fantaisie ! Je crois que c’est la vraie manière de voyager pour voir et aimer le pays, sans l’importunité bruyante des cicérones et des camarades inconnus…

8 mars.

J’avais laissé ma phrase interrompue, et voilà tout justement que j’en trouve en rentrant chez moi la vivante application. J’ouvre la porte, j’entends un grognement : « vous êtes mon compagnon de chambre, monsieur ? » Tandis que je me promenais avec le marquis de M…, une connaissance nouvelle et malheureusement trop tardive, le señor don Luis Isidoro Guano, prenant sans doute en pitié ma solitude, m’a gratifié d’un autre ami. Que voulez-vous y faire ? Il faut que je porte ma croix, et que je ne la rende pas trop lourde à mon bourreau, qui est aussi ma victime.

Un mot pourtant sur mon nouveau protecteur. Le marquis de M… est un des plus riches d’entre les riches planteurs de l’île. Il a deux ou trois plantations, palais à la Havane et hôtel à Paris. — Voilà toute une semaine qu’il me cherche. Faisant honneur à la recommandation bienveillante de M. Mon, ambassadeur d’Espagne, il m’a poursuivi à la Havane, m’a écrit à Matanzas sans recevoir de réponse, et aujourd’hui encore il a failli me manquer, grâce au procédé commode de l’aubergiste, qui, pour s’épargner l’ennui de faire appeler ses hôtes, répond uniformément à tous les visiteurs qu’ils sont sortis. M. de M… voulait que j’allasse avec lui passer une semaine à la campagne. J’ai dû décliner cette invitation aimable, et lui dire que je quittais après-demain la Havane. Il a voulu du moins être pour une soirée mon hôte et mon pilote. Il m’a mené d’abord chez le capitaine-général, puis chez un de ses amis qui habite un véritable palais. J’ai vu là ce qu’il y a de plus somptueux en fait d’intérieurs créoles, de vastes salons nus, élevés, sans portes ni fenêtres, appelant le courant d’air au lieu de l’éviter, des pavés de marbre, des chaises de cannes, de larges escaliers monumentaux. Dans le salon de réception, il y avait une corbeille de señoritas en grande toilette, pour la plupart un peu trop grasses ; il y en avait pourtant qui étaient fines, délicates et belles suivant d’autres idées que celles des Turcs et des Espagnols. — Mais je m’arrête par humanité. Mon compagnon ne peut dormir, et bien que ce soit un Américain de la Nouvelle-Orléans, c’est-à-dire un Français, il montre une patience qui m’adoucit le cœur.

9 mars.

Je suis déjà debout, mais après une nuit trop courte et à la musique de deux poumons qui ronflent. C’est aujourd’hui ma dernière journée : mon passage est retenu pour Santiago de Cuba, à bord du vapeur Comanditario, qui doit partir demain même. Lettres, caisses, visites, tout doit être achevé ce matin ; fermons donc nos oreilles aux fanfares, aux roulemens des tambours, aux grincemens des trombones, à tous ces bruits diaboliques dont me régale chaque matin l’orchestre du régiment espagnol logé dans les environs.

Combien, vous disais-je hier, l’Yumuri m’a semblé plus beau quand j’y suis retourné seul, à cheval, et battant les buissons ! les fleurs étaient plus parfumées, l’air plus transparent, les mille petits détails du chemin avaient plus de grâce et de vie, et surtout ce bleu tendre de la mer qui encadrait de tous côtés la verdure me rappelait ces sentiers en corniche de l’île d’Ischia où je chevauchais il y a bien des années. Je notais en passant divers sujets de croquis, tantôt une petite cabane de bambous et de palmes blottie sous un bosquet d’arbres fruitiers avec un immense horizon de mer pardessus, tantôt une ravine escarpée et ombreuse s’ouvrant comme un cadre sur la vallée profonde. Quel paysage ! et quel triste instrument que le crayon manié surtout par des mains inhabiles ! Comment dépeindre l’élégante stature des palmiers dispersés sur les pentes, les groupes plus serrés qu’ils forment au creux des vallons, leur solitaire et mélancolique grandeur au milieu des cultures qui les ont épargnés, le manteau fin et soyeux qu’ils font au loin sur les premiers plans de la montagne, et les cimes lointaines déjà frangées d’un liséré bleuâtre par la fraîche lumière du matin ? Tant de nobles formes et de couleurs délicieuses, tant de richesse, d’harmonie et de splendeur, essayer d’exprimer tout cela par le profil sec et inanimé d’un charbon noir sur un papier blanc ! — Il n’est pas jusqu’aux massifs et aux allées qui environnent la plantation dont chaque arbre, avec un bout de ciel, ne pût faire le sujet d’un ravissant tableau. Je mis pied à terre pour me mettre à l’œuvre, et alors commencèrent mes tribulations.

La première s’offrit sous la figure d’un mulâtre grisonnant qui m’adressa la parole et se mit à me donner sur les points de vue à prendre des conseils auxquels j’opposai un no entiendo impatienté. Le bonhomme prit les rênes de mon cheval et lâcha celles de sa langue ; je vis alors qu’il était complètement fou. « Voilà, me disait-il, ma propriété, tant de palmiers, tant d’acres, tant de nègres. Telle propriété, tel homme. — Voulez-vous venir me voir ? Voilà la résidence de ma famille. » Et il me montrait une jolie maison cachée dans la verdure. Cependant il courait autour du cheval avec un air hagard, et celui-ci, plus raisonnable que le pauvre diable, commençait à s’ennuyer de son manège. A mes no entiendo répétés, il me demande si je suis Italien. « Non, Français. » Je fus étonné de l’entendre répondre en ma langue : « Français ! Et moi aussi je suis Français ; je suis né à Bordeaux, moi… Travaillez, mon ami, travaillez… Les Français sont des canailles, mais de bons soldats, oh ! oui !… oui, monseigneur. Napoléon m’a envoyé ici… » J’essayai de m’en débarrasser en lui glissant dans la main une pièce blanche. Il me regarda d’un air superbe : « Pas de bêtises, dit-il ; je suis plus riche que vous, moi. Je suis général… Venez déjeuner chez moi ; allons, venez déjeuner. » Quand les fous prennent une idée, il est malaisé de les en faire démordre. A la fin, ce singulier compatriote me délivra de sa présence, et, je dessinai assidûment, cherchant l’ombre raccourcie des piliers du porche. Cependant le soleil s’élevait dans le ciel. Déjà il tombait presque perpendiculairement sur la terre rouge, qui semblait brûlante. Les ombres, de plus en plus rares, s’épaississaient par le contraste avec l’éblouissante lumière blanche qui inondait toutes choses ; la voûte céleste avait une profondeur, une vivacité chaude dont le frais et limpide azur du matin ne donne pas l’idée. On eût dit que le firmament tout entier était embrasé d’une flamme bleue. Les palmiers voisins se découpaient dans ce bleu torride avec la netteté dure et tranchée des bouquets d’arbres placés par les vieux maîtres italiens au second plan de leurs tableaux. Rien de brutal pourtant n’offensait l’œil, ébloui sans être blessé, et il semblait que ce vert éclatant fût voisin de ce bleu splendide. Les murs blanchis de la plantation resplendissaient d’une lumière mate et sans tache, plus blanche que le lait ou la neige, et comparable seulement à celle du fer fondu. J’étais assis au milieu d’un champ, sur un tas de fanes sèches, et il me semblait que la nature entière allait entrer en fusion ; mais, bien loin de s’évaporer et de se flétrir sous l’action dévorante du soleil de midi, on eût dit que la campagne s’y rajeunissait et s’y retrempait d’une vigueur nouvelle. Les feuilles des palmiers, droites et fières, semblaient s’imprégner de soleil. Pas un brin d’herbe, pas une feuille des buissons ne pendait alanguie. Cette robuste végétation défiait la fournaise, et la verdure sombre noircissait encore à mesure que le ciel s’embrasait. Je ne puis vous dire la puissance formidable de ce spectacle : cette nature métallique et plombée sous cette atmosphère de feu ne semblait pas un milieu viable pour l’homme.

Cependant, à vingt pas de moi, le mouvement et la vie retentissaient dans la cour de la plantation. J’entendais les cris, les chansons des nègres, les réprimandes du mayoral, et je crus même distinguer le bruit du fouet de cuir mêlé aux plaintes de la victime. Quant à moi, mon sang bouillait dans mes veines ; je dessinais encore d’une main incertaine, mais j’étais écrasé. Il faut avoir passé l’heure de midi dans les champs, en plein soleil, pour connaître le ciel des tropiques : le soir et le matin y sont délicieux ; mais la magnificence et la grandeur terrible de cette nature trop forte ne se révèlent qu’au milieu du jour.

Il était une heure du soir. Ni moi ni mon cheval n’avions encore déjeuné. J’avise au bord du chemin une jolie villa déserte ; les volets fermés la disaient vide, tandis que la porte ouverte, les lauriers-roses chargés de fleurs, les orangers à pommes d’or, invitaient le voyageur altéré. Des chevaux, des vaches, des poules s’ébattaient pêle-mêle dans l’enclos solitaire. La ferme adossée à l’habitation et fermée de murailles, comme une forteresse, n’avait qu’une étroite entrée. J’appelle, je frappe aux portes à coups de poing : un homme à la fin se présente, je lui demande de l’eau pour mon cheval. Il m’indique du doigt l’abreuvoir situé au bord d’un puits, au bout de l’enclos. J’y mène se désaltérer la bonne bête. J’examine ensuite le petit bosquet qui m’offre ce refuge hospitalier contre la chaleur. C’est ce qu’en Normandie on appelle une cour, c’est-à-dire un enclos planté d’arbres, moitié verger et moitié prairie, avec les arbres des tropiques au lieu du pommier monotone. Un tronc noueux et robuste se dresse à côté de la ferme, étendant à six pieds de terre un immense parasol d’ombre et de verdure. En face s’ouvre dans le bocage une allée de cocotiers chargés de fruits, qui se continue au-delà dans un taillis de bambous à touffes légères. Des manguiers à lourdes feuilles avec leurs masses sombres font des taches noires. dans la claire futaie. Enfin la mer, qui s’étend au pied de la colline penchante, laisse voir son rideau bleu à travers le fin duvet des bambous et les éventails élégans des palmes. Le site était calme, abrité, frais, souriant, bien fait pour le repos d’un homme fatigué. Je demande à dîner ; un paysan qui travaillait là m’apporte dans une écuelle de fer une soupe à l’oignon que je dévore. Ici commence le second chapitre de mes tribulations.

Jusque-là, je m’étais entendu avec mon hôte par des signes plutôt que par des paroles : mon espagnol lui semblait incompréhensible, et le sien me semblait barbare. Il m’avait accablé pendant une heure de beaux complimens à la mode du pays, s’excusant de me donner si maigre chère et de m’offrir une si mesquine hospitalité. Il y avait, disait-il, une tienda dans le voisinage où j’aurais trouvé un bien meilleur dîner. Ne sachant comment répondre à tant de politesse, et après l’avoir remercié sur tous les tons, j’eus recours à ma bourse pour exprimer plus éloquemment ma reconnaissance et mettre fin, s’il était possible, à son zèle obséquieux. Alors il me déclare, en dépit de mes protestations, qu’il s’en va au cabaret voisin m’acheter des provisions. Avant que j’aie pu m’expliquer, il enfourche mon cheval, et le voilà parti. Une heure s’écoule et le cheval ne revient pas. Un secret malaise commence à se glisser dans mon âme. Surviennent le fermier lui-même et un mayoral de la plantation voisine, personnage à mine fière, l’épée au côté, maniant d’un air princier un beau cheval blanc. Nous échangeons les courtoisies d’usage, après quoi je m’informe de mon cheval, et je leur communique mes craintes. La chose était compliquée, difficile à dire, et ce ne fut pas sans peine que je parvins à me faire comprendre. J’estropiais le français, l’italien, pour improviser avec des terminaisons espagnoles une espèce de langue barbare. Ils me comprirent à demi-mot, et je les vis qui échangeaient entre eux des signes de doute. Ainsi vous n’avez pas vu mon cheval ? — Non, señor ; non ; mais soyez tranquille, il reviendra tout à l’heure, ahorita. — Ne l’a-t-on pas volé ? — Non certes, ne craignez rien. Pourtant, ajouta le fermier, je n’ai aucune confiance en cet homme, je le connais à peine ; voilà deux jours seulement qu’il travaille chez moi. Il se pourrait bien qu’il eût volé votre cheval. » Paysage, dessin, cocotiers, enchantement de ce lieu champêtre, tout avait disparu : je maudissais l’heure où j’avais mis le pied dans cette caverne de brigands. — Cependant le fermier, avec une politesse et une hospitalité tout espagnoles, va cueillir une couple de noix de coco dans son verger, et m’en fait boire le breuvage tiède, fade, mais rafraîchissant pour ma soif ; il m’offre un cigare, épuise avec la courtoisie native des gens de son pays tous les moyens de consolation qu’il peut concevoir.

Prenant l’inévitable en patience, je me remis à dessiner tristement. Une heure se passa encore, et le jour était sur son déclin. Tout à coup j’entends un pas de cheval retentir, et que vois-je apparaître, si ce n’est mon petit arabe avec son cavalier suspect ? Ses yeux brillans, sa trogne enluminée, expliquaient son trop long séjour dans les délices de la tienda. Il me donna triomphalement une bouteille de rhum, un morceau de porc salé plus dur que du bois de palmier, et deux ou trois petites croûtes de pain déjà grignotées, le tout enveloppé dans un mouchoir jaune et sale. J’étais si joyeux que non-seulement je lui fis cadeau du festin qu’il me destinait, mais que je le comblai en outre de réaux et de sourires. Lui, donnant une accolade à la bouteille, me serre les mains avec toute l’amitié dont un ivrogne est prodigue. Vite en selle, et me voilà parti. J’essaie encore d’esquisser en passant la silhouette des montagnes, à l’instant même où le soleil couchant les voile de sa splendeur et répand à leur pied une mer de lumière qui submerge au loin la plaine. Mon cheval affamé, qui pâture à côté de moi, me tire le bras avec impatience. Dernier rayon de soleil, dernier coup de crayon ; mon petit cheval hennissant galope à travers la montagne, à travers la ville, et me voilà devant mon miroir contemplant avec effroi la magnifique teinture de pourpre rouge que j’ai prise au soleil tropical. A souper, mes voisins de table me regardent avec inquiétude et échangent entre eux des signes d’épouvante. L’un d’eux m’avertit charitablement que mon cas est grave, et que je pourrais bien en mourir. Tel est le récit mémorable de ma glorieuse expédition sur la Cumbre, où j’ai mis en fuite un mulâtre, perdu et repris un cheval, et soutenu bravement, sans en pâtir, le choc de ce grand ennemi, le soleil.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Un récent décret de la reine d’Espagne pourvoit timidement à l’instruction des esclaves, en prescrivant aux maîtres de ne pas la négliger. La surveillance est exercée par les curés et par la police. Il faut louer la bonne intention, qui a dicté cette mesure.
  2. « Au milieu d’eux, le roi se tenait en silence, avec son sceptre à la main, debout sur les sillons et le cœur plein de joie. »