Cuba et les Antilles/01
21 février 1865.
Nous sommes à la Havane, dans la Capoue du Nouveau-Monde, dans les délices de la reine des Antilles. Pour vous jeter tout de suite in medias res, souffrez que je vous introduise familièrement dans la chambrette où j’écris, les coudes serrés, assis sur une chaise branlante, au milieu d’un pêle-mêle de caisses entassées et entr’ouvertes. Mon compagnon de voyage, M. M***, un Américain distingué dont j’ai fait la connaissance à Philadelphie il y a trois semaines, et que j’ai l’honneur de vous présenter malgré la légèreté de son costume, est là qui va, vient, sue, travaille comme un cyclope dans sa forge et complète à grand’peine une toilette sommaire, en me disputant le rebord étroit de la table grasse où je suis accoudé. Profitons d’un moment de trêve, et faisons d’un coup d’œil le tour de notre horizon.
C’est une boîte étouffée, écrasée sous un plafond bas et noir, entre quatre murailles tendues de toiles d’araignée et d’un papier jaune en lambeaux où la saleté dessine toute sorte d’arabesques curieuses. Un lit vermoulu couronné d’un moustiquaire tout grisonnant de poussière s’étale dans le beau désordre où l’a laissé son dernier occupant. La fenêtre est grillée comme celle d’une prison : elle s’ouvre au fond d’une cour, c’est-à-dire au fond d’un puits large de trois pieds, bordé de balcons qui se touchent, et percé de fenêtres qui se regardent en face, si bien qu’on peut se donner la main de l’une à l’autre et qu’il faut se résigner à n’avoir aucun secret pour ses voisins. Cette ouverture indiscrète donne peu de jour, point d’air ni de fraîcheur, mais une vapeur chaude, épaisse, un parfum délicieux de friture et de graillon, qui s’élève de la cuisine avec le tintamarre des voix criardes et le vacarme éclatant de la vaisselle entrechoquée. C’est au fond de cette basse-fosse qu’on nous a enfermés, en attendant qu’on nous donne le luxe d’une chambre à deux lits, au cinquième étage, avec de l’air, de la vue et de la lumière. Quant à obtenir chacun une chambre, il n’y faut seulement pas songer : la chambre à un lit est un raffinement de civilisation qui n’a pas encore pénétré jusqu’ici. Nous voilà loin de nos rêves voluptueux de hamacs balancés nonchalamment par une troupe d’esclaves silencieux et de sommeils langoureux rafraîchis par la brise des éventails doucement agités ! Nous ne sommes pas encore dans le pays des fées.
Et pourtant quel plaisir de voir briller le soleil, non pas ce soleil pâle et froid de nos latitudes, qui éclaire sans réchauffer, mais ce beau soleil des tropiques qui embrase et transfigure tout ce qu’il touche de ses rayons ! Quel brusque et merveilleux changement en cinq jours ! Comme me voilà loin de ce neigeux New-York, de sa boue, de ses pluies et de sa rade encombrée de glace à une lieue en mer ! J’en suis étonné, désorienté ; j’ai besoin de me remettre de l’éblouissement de cette lumière et de l’excitation de cette chaude et baignante atmosphère. C’est le ciel de Naples ou de Sicile en plein été, succédant tout à coup à l’âpreté d’un hiver de Russie. On y éprouve le même sentiment de bien-être que dans un bain de vapeur, avec le même besoin du far-niente physique et moral. A peine si j’ai le courage de penser et d’écrire : je voudrais pouvoir passer tout le jour les paupières à demi closes, à fumer la cigarette en me balançant sur ma chaise de cannes ; mais il faut d’abord que je vous raconte les cinq journées toujours semblables et toujours nouvelles pendant lesquelles le steamer Moro-Castle m’a balancé sur l’océan.
On se plaint souvent de la monotonie de la mer, et il est vrai que sous les mêmes latitudes une longue navigation n’est guère qu’un long ennui. Surtout dans cette morne saison, l’horizon gris ou d’un vert pâle, le ciel d’un bleu froid et cendré, les nuées grises et sales, çà et là un brouillard ou un orage noir, toutes ces tristesses vous font chercher dans la cabine et dans le peu de vie qui s’y retire un refuge contre la désolation de cette grande étendue sans couleur et sans expression ; mais quand on avance vers le sud, chaque jour le ciel et l’océan s’animent. On a sous les pieds la même étendue mouvante, sur la tête les mêmes nuées et les mêmes étoiles, et les yeux, en parcourant l’horizon, ne découvrent qu’une voile lointaine, ou bien un troupeau de mouettes blanches se jouant autour du navire et bondissant dans le sillage écumeux qui fuit derrière nous. Cette scène, toujours la même, prend des teintes et des expressions changeantes. La couleur des eaux, la profondeur de l’horizon, les nuits tardives et soudaines, l’éclat nouveau des étoiles, et jusqu’aux chaudes bouffées de ce vent du sud qui nous baigne d’une vapeur invisible, tout nous surprend et nous intéresse, si bien que les heures et les journées s’écoulent sans se faire sentir. Chaque matin nous mesurons à l’atmosphère échauffée combien de centaines de lieues nous avons faites, nous jetons quelque partie gênante de notre vêtement d’hiver, et quand nous nous levons le dernier jour en vue de la Havane, nous nous étonnons d’être si tôt arrivés.
L’Amérique, d’ailleurs, nous a fait les adieux les plus maussades. Quand nous nous embarquâmes, il venait de tomber un orage de neige, le trentième peut-être de l’hiver. Nos bagages, déposés sur la jetée, et nos personnes, plantées là sans abri, sont soumis, à l’examen de MM. les douaniers. Leur grande affaire est de découvrir s’il y a parmi nous des rebelles. Il y a d’abord les officiers de la douane, puis l’officier de la police spéciale du général Dix, puis l’officier de la police urbaine ordinaire ; enfin il y a M. le détective, que je n’ose pas appeler en bon français du nom de mouchard, représentant de la police extraordinaire et occulte que le gouvernement a été forcé d’établir pendant la guerre. Ces messieurs cependant semblent avoir délégué leurs pouvoirs à une sorte d’argousin repoussant, sans uniforme, sans signe visible de son autorité, en bottes éculées et en chapeau troué, semblable au plus suspect des habitans des Five-Points. Ce personnage s’approche de moi et me demande où je vais. Je le prends pour un portefaix et je réponds : « A la Havane. — D’où êtes-vous ? — De France. — Où avez-vous résidé dernièrement ? — De quel droit, s’il vous plaît, me faites-vous ces questions ? vous n’êtes pas un officier de police. — Pardon, je suis l’officier de police. » Sur quoi cette face repoussante et ces mains sales se mettent à fureter dans mes caisses, y découvrent mon pistolet, le déchargent, ouvrent mes cahiers, mes livres, examinent avec un air d’importance tous les papiers écrits en Français. Je songeais, en le voyant faire, que j’aimais autant nos gendarmes et nos commissaires de police. Un gouvernement est forcé, dans certains cas, de recourir à quelques mesures tracassières ; mais au moins doit-il à sa dignité de se faire représenter par des visages convenables, et par des mains lavées. Tel est pourtant le défaut presque inévitable des institutions démocratiques et le résultat naturel de cette indépendance individuelle qui est leur plus grande qualité. Tandis que, chez nous on se rue aux offices, et qu’il n’est guère de petit bourgeois qui ne se sente honoré de porter dans la douane ou dans la police l’uniforme du gouvernement, ces emplois subalternes tombent ici dans le mépris public, et l’on ne trouve guère pour les remplir que la lie des plus basses classes. — A la police vint s’ajouter la neige, qui redoubla de violence et nous tint toute la nuit immobiles. Le lendemain seulement nos roues battaient la glace, et nous fûmes bientôt en pleine mer.
C’est samedi soir que nous avons commencé à sentir l’influence méridionale. Nous étions alors ; à la hauteur de Savannah, mais la côte basse de ces régions ne paraissait pas au-dessus du cercle de l’horizon liquide. La Grande-Ourse et les autres constellations du nord ne s’étaient pas encore abaissées dans la mer. La nuit était chaude, sans lune, mais si lumineuse et si scintillante d’étoiles que la planète Vénus faisait dans la mer un reflet d’argent. L’eau, tordue par nos roues puissantes, s’enflammait sur notre passage d’une lueur phosphorique et étrange qui lui donnait l’air d’une masse ruisselante d’argent fondu. On eût dit des millions d’étincelles blanches allumées dans chaque goutte d’eau, ou un essaim innombrable de bestioles lumineuses dansant sur les vagues troublées. Le reflet argenté de cette lumière fantastique jouait sur les flancs du navire et sur les blanches chaloupes suspendues à ses côtés comme la lueur mystérieuse des splendeurs sous-marines de je ne sais quel palais des nymphes. Ce phénomène, assez rare dans nos latitudes, est quotidien sous les tropiques. On l’attribue, vous le savez, à des matières animales en décomposition, dont le phosphore s’enflamme au contact de l’air sitôt que la vague est troublée. Voilà du moins ce que nous enseigne la science positive de l’âge moderne. Ne vaut-il pas mieux rêver, avec les anciens, de fées et de génies ?
Le lendemain, chaude et paresseuse journée sous la tente du steamer, sur une mer huileuse et bleue comme le ciel. A droite, la côte basse de la Floride s’enveloppe dans les vapeurs ; à gauche, dans le lointain, une bande d’un bleu vif et verdâtre s’étend le long de l’horizon. C’est le gulf-stream dont les eaux mouvantes se distinguent à plusieurs lieues par leur transparence azurée. Une voile, un trois-mâts, à demi couché sur l’horizon, passe rapidement entraîné par l’immense fleuve ; tandis que le remous, replié le long de la côte, nous, pousse en sens inverse vert le sud. Le soir, une fraîche brise s’élève, une brise presque glaçante, quoique aussi tiède que nos vents d’ouest. Elle vient de la pleine mer, et couvre bientôt le ciel d’une vapeur épaisse. La nuit tombe, obscure et agitée, tandis que nous longeons les côtes et l’archipel à demi submergé des Florides. Le soleil levant nous montre les formes arrondies des grands arbres, seul accident de cette longue bande grise qui est la terre, et qu’on prendrait volontiers pour un banc de vapeurs. La mer est houleuse, et se soulève par grandes lames pesantes, telles qu’il en roule souvent sur les plages longues et ouvertes. Vers le soir enfin, tournant le dos à la Floride, nous coupâmes le gulf-stream en droite ligne, le cap sur la Havane. Comment vous dire la grandeur tranquille et pourtant menaçante du spectacle qui s’offrit alors à nos yeux ? Il avait soufflé tout le jour un vent du nord qui avait soulevé de grosses vagues et livré un violent combat à la puissance irrésistible du courant. Les lames oscillaient maintenant indécises, et un calme profond, solennel, s’était fait dans l’atmosphère pesante et chaude. Tandis que les vagues nous roulaient à gauche, le courant nous repoussait à droite avec une violence qui faisait incliner nos vergues et semblait quelquefois nous déraciner. Nous avancions ainsi péniblement, et nos roues, soudainement submergées l’une après l’autre, faisaient entendre un tonnerre intermittent et sinistre. L’horizon avait une profondeur immense, inconnue à nos climats, et dont la transparence vaporeuse semblait infinie entre les lourdes nuées qui pesaient sur le ciel et les montagnes noires des vagues. Le jour baissait rapidement ; des pans de nuages déchirés s’éclairaient d’un jaune menaçant et brillaient parmi les masses compactes et violettes de leurs voisins immobiles. Les brisans de la mer avaient des lueurs blafardes en contraste étrange avec le bleu sombre et ardoisé de la surface des eaux. L’air tiède, humide, pénétrant, semblait étouffé et comme oppressé dans l’attente de quelque grande convulsion des élémens : on eût dit un orage immense qui se préparait à tous les coins du ciel. Un pauvre malade en délire, qui depuis deux jours nous tourmentait de ses discours et de ses gestes extravagans, se promenait comme un fou en poussant des exclamations incohérentes sous l’influence énervante de cette atmosphère trop forte pour sa faible machine. C’était le ciel des tropiques qui prenait, pour nous recevoir, toute sa lugubre majesté.
Ce matin, au lever du jour, nous étions en panne devant la rade de la Havane. Les autorités n’en permettent pas l’entrée la nuit. Un long bras de terre du plutôt un promontoire de rochers, sur lesquels s’élèvent les tours et les remparts pittoresques du vieux château du Maure, en ferme à moitié l’ouverture. Mais voici le phare, qui s’éteint, le canon qui retentit, le drapeau espagnol qui s’élève dans le premier rayon de soleil. Le signal est donné ; nous accostons le pilote venu à notre rencontre, nous arborons nos fières couleurs républicaines en face du drapeau usé d’un despotisme vermoulu ; nous lui faisons, en passant, l’honneur de deux coups de canon, et nous franchissons l’étroit défilé qui sépare le château de la ville. A droite, sur une plage basse et unie, les vagues déferlent avec leurs panaches blancs. A gauche, la vieille forteresse nous montre la gueule de ses canons surannés. La ville de la Havane, rouge, bleue, jaune, resplendissante de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, groupe capricieusement en face de nous ses terrasses orientales et ses tourelles mauresques. Un bouquet de palmiers, un massif de mûriers festonnent gracieusement la plage, tandis qu’un peuple de petites nacelles aux toits colorés se presse autour du rivage dans ce pêle-mêle pittoresque et brillant dont les paysages du midi ont seuls le secret. Cependant nous avançons dans des eaux soudainement devenues tranquilles, parmi les grands vaisseaux de guerre espagnols qui encombrent la rade. Un essaim de petites barques nous environne, nous assaille, se colle aux flancs du navire comme une nuée d’abeilles. C’est parmi les bateliers un feu roulant d’interpellations, d’offres de service, en espagnol, en anglais, en français, dans toutes les langues qu’ils savent et ne savent pas. Quelques-uns, pour mieux se faire entendre, grimpent comme des chats à leurs mâts fragiles. Ils sont blancs, jaunes, noirs, de toutes les teintes possibles et imaginables entre le charbon de terre et le jus de tabac, les blancs aussi brûlés que les mulâtres et faciles à confondre avec eux. L’ordre cependant se fait petit à petit : chacun loue sa barque, y fait descendre ses bagages primitivement au bout d’une corde. Dehors les voiles, et toute la petite flottille aborde en rangs pressés à la douane.
Je n’y arrivais qu’avec frayeur et tremblement. Les Américains m’avaient fait un tableau terrible de ces douaniers espagnols soupçonneux, exigeans, rapaces, de ces permissions à obtenir, de ces rançons à payer, de toutes les tracasseries qu’il me faudrait endurer avant de mettre le pied dans les rues de la Havane. Je craignais pour mes livres, pour mes armes, pour quelques pamphlets abolitionistes que je rapportais des États-Unis et qui pouvaient me nuire dans un pays d’esclavage. Je ne tardai pas à me rassurer et à m’apercevoir que l’arrivée des voyageurs était pour le gouvernement colonial une trop précieuse aubaine pour qu’on s’avisât de les décourager en leur jetant des bâtons dans les jambes. Après un coup d’œil superficiel jeté sur mes malles, qu’il me fit ouvrir toutes ensemble, l’employé me pria de passer au guichet du receveur. Celui-ci retient nos passeports et nous délivre à chacun, au prix de deux piastres, un permis de débarquement. Demain nous retournerons à la police pour acheter un permis de séjour ; enfin, quand nous voudrons quitter l’île, nous irons une dernière fois réclamer nos passeports, qui nous seront rendus moyennant finance, avec un permis de rembarquement. L’épreuve dont on me faisait si grand’peur n’est qu’une formalité productive et une manière d’arracher quelques plumes aux oiseaux de passage. Vite en voiture, et à la recherche d’un logis passable ! L’hôtel dell’ Almy, qui est, dit-on, le meilleur, n’a plus une chambre vide. Nous traversons la vieille cité, nous franchissons les remparts, nous longeons un square nouveau planté de palmiers, et nous débarquons à l’hôtel de Inglaterra, la seconde auberge de la Havane, que je vous décrirai une autre fois.
22 février.
Figurez-vous une baraque de bois et de plâtre peinte en rose et en bleu, haute de deux étages, et large de six ou sept fenêtres. C’est sur cette façade qu’est située la porte ; mais, une fois la gueule franchie, ne vous attendez plus à aucune régularité. Un escalier presque monumental fait deux tours, se borde un instant d’une belle grille dorée de fer battu, puis se termine en échelle de bois qui conduit sur des terrasses, au sommet d’une espèce de tour branlante où est perchée notre chambre nouvelle. Notre porte ne ferme guère et notre carrelage ne connaît pas le balai, sans compter qu’il offre à chaque pas des montagnes et des précipices. Notre miroir (car l’appartement est décoré de glaces) est incrusté d’une poussière séculaire que nul plumeau ne laboure, deux lits de fer pressés l’un contre l’autre occupent à peu près la moitié de la chambre ; mais, ô miracle ! nos fenêtres ont des carreaux de verre, chose rare et luxueuse à la Havane, où les maisons ne se ferment guère qu’avec des volets de bois. Quant au plafond, il est fait de poutres et de planches, les murs nus sont en madriers ornés d’arabesques d’un haut goût, et l’un de nos lits de sangle, un seul, est muni d’un mince matelas et d’une courte-pointe de calicot jaune de fabrique française, avec enluminures militaires imprimées en noir qui représentent une collection de tambours-majors, de vivandières et de grenadiers, le tout crasseux, dépenaillé, horrible, plein de toiles d’araignées et de bêtes ténébreuses qui montrent leurs trompes affamées dans toutes les fentes. Tel est le vaste et somptueux appartement qu’on nous a donné pour nous dédommager du logis bizarre où nous étions casernés hier. Ici du moins nous avons de l’air et de la vue, et les vitres cassées nous serviront la nuit de ventilateurs. Nous voyons à notre gauche la mer et sa surface grise, hérissée, écumante, car le vent du nord souffle encore, à droite des toits, des terrasses, des murs bleu de ciel crénelés de verre de bouteille, où viennent percher mélancoliquement les bandes funèbres des urubus ou petits vautours noirs. Ces jolis animaux, qui remplissent dans tous les pays tropicaux les fonctions importantes de nettoyeurs de la voirie et de gardiens de la santé publique, sont devenus tellement familiers qu’ils ne fuient pas l’approche de l’homme, et qu’il faut presque les pousser du pied dans les rues, comme nos moineaux parisiens. Il y a même une loi qui protège leur vie sous des peines sévères. En voilà une volée qui s’ébat devant cette fenêtre : je ne puis vous dépeindre leur maigreur affamée, leur vol lent et lugubre, leur plumage sale et hérissé, leur œil terne, leur tête d’un gris rougeâtre, tout cet ensemble de laideur obscène et de stupidité féroce. On dirait les harpies de l’Enéide ou plutôt une troupe de croque-morts déguenillés qui sortent, le nez rouge et l’air paterne, du cabaret voisin du cimetière. En dépit de cet aimable voisinage, mieux vaut notre logement près des nues que la rangée de cellules grillées que j’ai aperçues en passant au pied de l’escalier.
Je suis descendu en ville. Je ne sais si après un voyage en Espagne la Havane aurait pour moi l’attrait qu’elle a maintenant. Peut-être n’est-ce qu’une pauvre copie des villes de la mère-patrie ; mais telle qu’elle est, avec ses rues étroites et pavées de lave, ses maisons basses et à demi mauresques, ses étalages de pacotilles européennes ou de produits pittoresques du pays, et ses banderoles d’étoffe peinte pendues à travers les rues pour servir d’enseignes aux boutiques, elle me semble avoir un caractère à elle et tout à fait tropical. Il y a encore dans la basse ville, aux environs du quai, quelques ruelles tortueuses, encombrées de mulets, de charrettes, de ballots et de caisses, qui racontent l’ancienne prospérité commerciale et la civilisation arriérée du pays. On y vit comme dans le vieux temps, en plein air, presque dans la rue, à portes grandes ouvertes. La plupart des négocians ont leurs bureaux, leurs habitations et leurs magasins dans la même maison, Une grande porte-cochère à battans de bois massif, souvent sculptée ou ornée de clous historiés, s’ouvre sur la rue étroite. Le porche et la cour sont pleins de ballots empilés, boîtes de cigares, caisses de sucre, sacs de café, grains et fruits de toute espèce. Le portier, mulâtre, nègre ou brun chocolat, est gravement assis au pied de l’escalier, et vous salue respectueusement quand vous passez. L’escalier de pierre, grand ouvert, vous conduit à une large galerie en balcon, une sorte de portique qui entoure la cour étroite et ornée de rudes colonnades. Souvent l’office, le bureau du maître, est dans la galerie même, exposé à tous les vents. De larges portes ouvertes me montrent ici une vaste salle aux murs garnis de livres, de casiers, de grands bureaux d’acajou, là les appartemens de la famille, un grand salon meublé avec ce luxe douteux et ce goût médiocre qui sont propres aux intérieurs méridionaux. Quelques-unes de ces habitations, construites dans un vieux style espagnol massif, ont un grand air d’opulence et d’antiquité ; toutes rappellent en général la vie retirée et bourgeoise dont elles n’ont conservé que l’extérieur. La civilisation américaine s’est glissée déjà sous ces dehors surannés.
Entrez dans une de ces maisons vénérables qui semblent devoir être habitées par quelque riche marchand en large pelisse de soie ou en sévère costume de velours noir. Vous y trouvez un homme moderne, habillé à la mode de New-York, le plus souvent Allemand ou Yankee, ou, s’il est Espagnol pur sang, tellement américanisé qu’il a perdu l’originalité et pour ainsi dire le fumet de sa race. Les ruelles étroites, à fenêtres solidement grillées, bordées de lourds balcons en fer, portent au milieu de la chaussée la double empreinte du railroad-car américain. Il y a jusqu’à des omnibus avec un toit en forme de pagode chinoise, à la façon de New-York. Enfin la barbe blonde et l’épaisse botte ferrée du Yankee se rencontrent autant dans les rues que la tête maigre et noire et le classique soulier verni percé de l’Espagnol ; mais ce mélange extravagant de toutes les populations du globe est justement l’originalité de la Havane. Ici le Yankee bien connu, fraîchement débarqué des États-Unis, portant gauchement le poids de la chaleur ; là-bas l’aventurier allemand, que je devrais plutôt appeler aventureux, car c’est généralement un personnage intelligent et sympathique, au rebours des vilaines physionomies françaises qui traversent Cuba en route pour Vera-Cruz ; puis l’Espagnol à moustache fière avec sa tournure indélébile de grand seigneur déchu ; le mulâtre bouffi et ventru, tout de blanc habillé, vautré nonchalamment au fond de sa voiture de louage, tandis qu’entre son pantalon et sa bottine vernie paraît un morceau de sa jambe jaune et velue ; puis la négresse vêtue d’oripeaux éclatans, parée comme une figurante de théâtre, drapée dans une robe de cotonnade et dans une écharpe de mousseline brillante, jambes, bras et tête nus, — et toute une population d’ânes, de mulets, de petits chevaux pittoresquement bâtés et harnachés, de bœufs courbés sous le joug ; tout cela défile sous vos yeux tandis que vous roulez vous-même dans une de ces volantes, véhicules nationaux du pays, corricolos d’étrange sorte, dont le double timon, long de quinze pieds, emboîte un petit cheval nerveux monté par un postillon nègre aux haillons brillans. Le siège, abrité par une espèce de cabriolet écrasé, repose sur le brancard même, et par l’ouverture laissée au fond de la capote vous voyez tourner derrière vous les deux larges roues qui vous portent. La volante ne peut pas verser, quand même le cheval s’abattrait sous sa charge pesante ; l’essieu est trop large et le centre de gravité trop bas pour qu’elle chavire de côté. Le timon, d’autre part, est si long, qu’en le posant à terre la voiture est à peine inclinée en avant. Il y a des volantes de louage qui coûtent vingt-cinq sous la course ; mais on en rencontre d’aussi élégantes que les calèches à la Daumont de notre bois de Boulogne, traînées par deux et trois chevaux, guidées par de beaux nègres en livrées rouge et or. Voici maintenant l’officier de police en uniforme mousquetaire Louis XV, avec des paremens blancs galonnés d’or, fièrement campé sur son cheval immobile. Des soldats passent dans la rue en capotes de coutil bleu brodées d’or. Enfin écoutez ce cri étrange, à la fois nasal et harmonieux, qui traverse la rue silencieuse : Naranjas dulces ! C’est le vieux marchand d’oranges nègre qui chemine côte à côte de son baudet à la tête basse, et qui se bouche les oreilles avec ses deux doigts à chaque cri qu’il pousse, comme s’il était ennuyé de la monotonie de sa musique sempiternelle.
Suivons-le dans sa lente promenade, en cherchant le long des murailles une ombre rare à cette heure du jour. Nous descendons la rue Mercaderes, la rue des marchands, toute bordée d’un bout à l’autre des plus belles boutiques de la Havane. Au bout, nous rencontrons la plaza de Armas, un joli square orné de fontaines et décoré de plates-bandes touffues où s’épanouissent les vives couleurs des fleurs tropicales. C’est là que se trouve le palais du gouverneur, ou plutôt (car c’est un gouverneur militaire) du capitaine-général de l’île de Cuba, — vaste édifice carré, entouré d’arcades, assez insignifiant, mais de mine vraiment royale. Tous les fils du gouvernement y sont rassemblés sous la main du maître. En face, un petit enclos s’étend jusqu’à la mer, lieu consacré et entouré de grilles où, suivant la tradition, Christophe Colomb aborda pour la première fois dans l’île. Plus loin, au fond d’un dédale de ruelles, s’élèvent les vieux bâtimens de la douane, qui ont un peu l’air d’une forteresse avec leurs porches sombres et leur cour intérieure aux arcades profondes et surbaissées. Une troupe de grands gaillards nègres, aux formes athlétiques, s’y agite en tumulte au milieu des ballots et des barriques, enlevant ou déposant des fardeaux, et jurant à gorge déployée quand ils se rencontrent ou s’entre-choquent sous la voûte étroite qui sert d’entrée. On me montre dans un coin des arcades la vieille table usée où depuis plusieurs siècles on tire tous les quinze jours les numéros gagnans de la fameuse loterie havanaise. Je cite encore pour mémoire les cafés où se presse tous les soirs une population oisive, bruyante, bavarde, en face d’un paquet de cigares, d’un charbon brûlant et d’une granizada de leche. Souvent le tapage des conversations est accru par un piano infernal, touché par deux mains de fer, qui jouent fortissimo quelques-uns des morceaux les plus bruyans de Verdi. Les Havanais, si mous et si nonchalant pendant le jour, aiment à être réveillés le soir par un vacarme a rompre les oreilles. Je vous parlerai une autrefois du paseo, des flâneries de la place d’Armes, qui est la place Saint-Marc de l’endroit, comme la Dominica en est le café Florian, et des voiturées de señoritas à tête nue à qui l’usage du pays interdit de mettre le pied par terre. Pour le moment, il faut que j’aille voir si je pourrai découvrir mes lettres dans le chaos de la poste de ce gouvernement barbare. Il paraît qu’il n’y a pas encore de convention postale entre Cuba et les États-Unis, de sorte que les lettres n’y parviennent que par bienveillance.
23 février.
Ce climat est délicieux en cette saison. Les brises de mer continuelles le maintiennent à une température aussi douce que celle de nos belles journées d’été. Les nuits sont fraîches, légères, radieuses et à peine humides. On raconte que la semaine dernière il y a eu sur les plantations de l’intérieur grésil et gelée, si bien qu’on a pu casser de la glace sur les étangs ; mais la ville est à l’abri de ces variations, d’ailleurs peu redoutables, quoique les Cubans fassent autant de bruit de leur demi-millimètre de glace que nous de cinq pieds de neige.
Je n’ai rien fait d’intéressant depuis hier. Il y a toujours, au moment où l’on arrive dans un pays étranger, une attente incertaine et une perte de temps involontaire qu’il ne faut pas reprocher au voyageur. On porte des lettres, on fait des connaissances, on attend les invitations et les conseils. Et puis la paresse est dans l’air, et le milieu de la journée, comme en Italie, n’est bon qu’à dormir. C’est le matin, au lever du soleil, que les naturels se promènent et travaillent. Le soir est réservé à une flânerie universelle : le théâtre, le paseo, la promenade en voiture, la musique à la place d’Armes, et l’éternel bavardage des cafés. Il n’y a qu’un moyen d’échapper à une oisiveté absolue, c’est de se ménager une longue matinée en faisant la veille une provision de sommeil.
Mais je suis trop routinier pour fermer les yeux à volonté. Faisons donc une nouvelle promenade à travers la ville, au petit pas, cherchant l’ombre le long des murs, là où des toiles tendues de maison en maison ne protègent pas la chaussée. La place d’Armes est le rendez-vous et le centre universel. C’est là que je descends de ma volante, dont le cheval n’est pas caparaçonné d’or et d’argent, ni les coussins fourrés de velours, ni le postillon muni d’autres bottes que ses jambes noires et nues, mais dont la selle haute, recourbée, perchée sur une double épaisseur de matelas en pyramide, et le petit cheval maigre emmanché comme une mouche aux immenses brancards en pattes d’araignée ont toujours un air pittoresquement ridicule qui me fait préférer ces véhicules barbares aux victorias à l’anglaise que la civilisation américaine tend à mettre à la place. Je m’arrête en face du palais du gouverneur, je franchis d’un pas hésitant la porte de la grande cour sans que le factionnaire m’arrête ou m’interroge ; puis je monte avec recueillement le grand escalier de pierre, d’où je passe, sans plus de cérémonie, dans l’antichambre de son excellence. Je trouve là des aides-de-camp polis qui me disent que le capitaine-général n’est pas visible en ce moment, mais que demain, vers midi, je serai admis en son auguste présence. Rien de plus simple d’ailleurs et de moins effrayant que cet appareil royal, dont on m’avait parlé aux États-Unis et qui choque tant le républicanisme américain.
Puisque nous voilà dans la basse ville, allons au Correo chercher nos lettres. Je tourne à droite, dans cette ruelle où je vous ai déjà conduits et qu’ombragent de vieilles maisons aux balcons de bois et de fer sculptés ; je traverse encore la cour de la douane avec ses colonnes de granit, ses arcades surbaissées encombrées de ballots en désordre, son porche étroit, où se pressent en tumulte chariots, mules, tonneaux et portefaix nègres au milieu desquels je me faufile à grand’peine. Les murs délabrés sont partout revêtus de peintures voyantes aux couleurs favorites des Espagnols, rose, bleu de ciel, jaune et quelquefois vert tendre, toutes si heureusement mariées, ou plutôt si magnifiquement éclairées par un soleil éblouissant que la brutalité même en paraît harmonieuse. En revanche, cette lumière, qui rehausse les teintes vives, tue les nuances délicates et légères qui conviennent à nos climats. On rencontre çà et là dans une volante élégante des dames qui chassent l’ennui de leur vie oisive et cloîtrée en faisant des emplettes par la ville. Elles s’arrêtent devant une boutique, à l’ombre de la capote obscure et basse, voilées elles-mêmes de la mantille de dentelle noire, tandis que le marchand leur apporte un à un ses articles avec force humilités et salutations. Les belles indolentes, sous cette éclatante lumière, ont quelque chose de terne et de blafard qui gâte leur beauté. En voici deux, une blonde et une brune, que j’ai vues hier au théâtre français (où, par parenthèse, j’ai entendu les Pattes de mouche, jouées par la troupe future de l’empereur Maximilien), et que j’ai beaucoup admirées à la clarté des lustres ; je les reconnais à peine, et il me semble que non-seulement leur teint est noirci, leurs yeux éteints, mais que leurs traits même sont défigurés. Pour lutter avec ce soleil, il faut une couleur franche et sombre comme celle de ce coulie indien des îles Malaises qui demandait l’aumône au coin de la rue, à genoux, la tête nue, en roulant ses yeux aveugles, ou bien celle de ce petit nègre que j’ai vu tout à l’heure dans le jardin qui borde les remparts et remplit les anciens fossés, jouant et gambadant tout nu parmi les grands feuillages et les grosses fleurs éclatantes des tropiques, brillant lui-même comme du cuivre poli et bondissant dans les rayons brûlans de midi comme dans son élément naturel. Voyez encore cette négresse herculéenne, aux larges épaules, à la robuste poitrine, aux grosses lèvres charnues, qui s’avance avec un mouvement lourd et rapide qui tient de l’éléphant et de la tigresse : voilà les êtres qui semblent faits pour vivre dans le soleil ; mais quant à leurs blanches maîtresses, condamnées par les mœurs du pays à l’inaction physique, elles végètent comme des plantes ou comme des bêtes à l’engrais, se dandinant sur leur balancine, entre leur fenêtre et leur porte ouverte, les mains croisées et inertes, la bouche close, les yeux vaguement dirigés vers la rue, plus semblables à des statues qu’à des femmes, roulant de temps en temps une cigarette qu’elles placent entre leurs lèvres de pierre. Vous concevez ce que doivent devenir à la longue leur intelligence et leur corps : leur corps une boule de graisse, leur esprit une machine rouillée, indolente, inutile, qu’on pourrait, semble-t-il, enlever du corps sans causer aucun trouble. Jamais un livre, jamais une aiguille ne dérange leur sérénité majestueuse. Leur visage même, à la longue, reflète le néant de leur intelligence, et, si correctement que la nature l’ait formé, prend une expression de matérialisme vulgaire qui n’ajoute pas à leur beauté.
Nous avons rencontré déjà le marchand d’oranges. Voici un autre naturel curieux du pays : le marchand de billets de loterie. Vous le trouvez à tous les coins de rue, dans tous les cafés ; il vous poursuit, vous importune, vous impose sa marchandise, et, si vous n’y prenez garde, remplacera dans vos poches votre or par du papier blanc. Celui que vous voyez assis à l’entrée de la ruelle qui mène au Correo, me reconnaissant pour un Yankee fraîchement émoulu de son pays natal, ne manque jamais de me saluer d’un cri rauque, aigu, étourdissant et si brusque, si surprenant, que chaque fois je retourne involontairement la tête. Laissons-nous séduire pour cette fois seulement, et achetons non pas un billet tout entier au prix exorbitant d’une once d’or[1], mais deux seizièmes de deux numéros différens pour la somme modeste d’un demi-doublon. On ne peut guère, avouez-le, s’en tirer à meilleur compte, ni faire au culte des faux dieux un sacrifice plus économe. Puisque le jeu est ici une religion nationale, il faut bien, par convenance pure, que je plie le genou devant le dieu Hasard, et que je dépose mon humble offrande aux pieds du gouvernement, son grand-prêtre, qui suivant l’usage immémorial, se nourrit de la viande des sacrifices. La loterie havanaise est le plus terrible instrument fiscal que jamais on ait inventé pour pomper et dévorer, sans qu’il y pense, toute la richesse d’un peuple. Prendre et reprendre des billets sans jamais se décourager est la grande émotion des Havanais, l’occupation qui remplit leur vie. Depuis le mendiant sans aveu jusqu’au propriétaire opulent de dix plantations et de vingt troupeaux de nègres, tout le monde a l’âme suspendue à un numéro de loterie, et l’imagination pleine de quines, de quaternes et de chiffres vus en rêve. C’est à cela qu’on pense en fumant son cigare ou en faisant sa sieste. Le fractionnement des billets en huitièmes, seizièmes et trente-deuxièmes met la tentation à la portée des plus petites bourses. Les commis, les petits marchands, les ouvriers blancs ou nègres, jettent dans ce gouffre sans fond leurs épargnes ou leurs salaires, et ils ne connaissent pas d’autre placement. Les familles riches comptent la loterie dans leurs dépenses ; les plus grandes maisons de banque et de commerce mettent régulièrement tous les mois une certaine somme à la loterie : peut-être est-ce un moyen de se concilier les bonnes grâces du pouvoir. Il n’est pas jusqu’aux étrangers établis dans le pays qui ne se conforment vite à l’usage universel. Les Américains surtout, accoutumés d’avance au jeu sous une autre forme, ont un goût très vif pour ces grands coups de dés. J’ai vu un habitant de New-York, enrichi l’an dernier dans la spéculation, qui, tout en faisant cet hiver un voyage de plaisir à l’île de Cuba, a mis tous les quinze jours 2,000 dollars à la loterie. On ne peut pas dire qu’on a goûté de la vie havanaise, si l’on n’a savouré l’espérance d’une fortune insensée et caché ensuite sous un sourire de bonne humeur le désappointement d’avoir perdu. Malheureusement j’ai l’imagination trop froide, trop septentrionale, trop bien équilibrée par le calcul des probabilités rationnelles, pour bâtir beaucoup de ces châteaux en Espagne. Mes deux seizièmes peuvent dormir en paix ; je les jette sans illusion dans la gueule du monstre, en voyageur consciencieux qui veut goûter un peu de tout. Le marché se trouve sur mon chemin ; je m’y arrête, espérant y voir quelques curieux spécimens de la flore culinaire du pays. Le marché est un double portique entouré de rues sur ses quatre faces, avec une vaste cour pavée et une fontaine au milieu ; mais l’heure est trop avancée, les longues arcades sont vides et sombres. Voici en revanche la boutique d’un fruitier ornée de régimes de bananes rangées en grappes, d’oranges en pyramides, de cannes à sucre en faisceaux, et d’ananas suspendus comme des lampes ou des corbeilles de fleurs entre les vertes arcades. Ceci me mène à la Calle del Inquisidor et à la maison même qui lui a donné son nom, dans les siècles passés résidence du grand-inquisiteur de la colonie, aujourd’hui habitation de don Juan P…, un des hommes les plus influens et les plus respectés du pays. Je monte un escalier orné de faïences et scrupuleusement lavé. J’entre dans un bureau aux portes bardées de fer, pour le moment grandes ouvertes. Je trouve un petit homme vif, aimable, spirituel, qui parle français avec la rapidité et la netteté d’un Bordelais. On attelle sa voiture : il me mène au paseo, au jardin du capitaine-général, où glissent dans l’ombre du crépuscule les volantes et les calèches, et les dames en grande toilette, tête nue, l’éventail à la main. Enfin il m’offre une loge au théâtre, m’invite à visiter sa plantation, qui est l’une des plus belles de l’île. Il n’abuse pourtant pas des paroles cérémonieuses ni des complimens à l’espagnole. Son accueil est si cordial, si simple, si gracieux, qu’il justifie et dépasse tout ce qu’on m’avait raconté aux États-Unis de la courtoisie et de l’hospitalité havanaises.
24 février.
Si la Havane est, comme on le prétend, la ville la plus riche du monde, ce n’est pas assurément la plus somptueuse et la mieux tenue. Autrefois, c’est-à-dire il y a peu d’années, la voirie était si mauvaise que toutes les grandes rues devenaient des fondrières et restaient impraticables pendant la saison des pluies. On n’avait songé à ménager nulle part un écoulement aux eaux pluviales, de façon que toute la basse ville restait un marécage pendant quatre mois de l’année. Il y a encore au centre du quartier commerçant, vers la jonction des rues de Cuba, Mercaderes et Obispo, à deux pas de la place d’Armes et du palais du gouverneur, un pli de terrain sans issue où les eaux s’accumulent en été jusqu’à rendre impossible le passage des piétons et des voitures. Après chaque averse, et elles sont torrentielles en ce pays, il se forme là un tourbillon qui va se déverser jusque dans le port, en passant par-dessus la colline : on ne peut alors le traverser qu’à la nage, et il s’y noie régulièrement plusieurs personnes chaque année. Étonnez-vous après cela de l’insalubrité de la ville et des épidémies qui la désolent ! Les indigènes vous diront que dans la campagne, sur les grands plateaux agricoles du centre de l’île, la fièvre jaune est presque inconnue, et qu’elle est pour le moins autant un produit de la négligence et du mauvais gouvernement qu’un inconvénient naturel du climat de la Havane.
Il paraît cependant que les choses ont beaucoup changé, grâce à l’institution nouvelle et révolutionnaire d’une espèce de corps municipal chargé de l’édilité urbaine. Jusqu’alors il n’y avait à la Havane ni municipalité indépendante, ni même conseil de notables occupé des intérêts locaux. Le gouvernement colonial, c’est-à-dire la personne même du capitaine-général, commandant militaire de l’île, réunissait dans sa main toutes les attributions et tous les pouvoirs : modèle achevé d’une centralisation gouvernementale et administrative à peine égalée par les pachas de Turquie. Ce système fonctionnait avec une aisance et une simplicité admirables ; le gouvernement percevait les impôts et laissait faire la nature. Un jour cependant l’autorité s’avisa qu’elle pouvait, sans rien y perdre, confier cette branche de l’administration publique à un conseil élu par elle, choisi parmi les bourgeois les plus riches et les plus imposés de la ville, et en même temps les plus conservateurs de l’ordre établi. En effet, le fisc continue à percevoir les mêmes impôts qu’autrefois, et le conseil de ville pourvoit aux dépenses nouvelles avec des contributions extraordinaires, sans qu’il en coûte rien à l’avarice espagnole. Cette ombre de gouvernement municipal a déjà rendu de grands services : on a repavé les principales rues, construit des trottoirs d’un pied de large, éclairé la ville, construit la promenade nouvelle ; on parle même de creuser des égouts pour assainir les bas quartiers et donner un écoulement aux inondations périodiques des mois d’été. Telle est en tout pays la vertu du laisser-faire : l’appel à l’initiative individuelle est le seul remède efficace à l’indolence et au délabrement des gouvernemens absolus.
Tout cela ne fait pas de la Havane une belle ville. Sauf les vieilles habitations des bas quartiers et quelques palais modernes bâtis par des familles opulentes, la plupart des maisons n’ont qu’un seul étage, un rez-de-chaussée élevé de deux pouces à peine au-dessus du niveau de la rue ; tous les appartemens sont de plain-pied et entourent une espèce de cour intérieure assez comparable à l’atrium antique. Les rues étroites ressemblent à ce que devaient être les ruelles des vieilles cités romaines ; mais quand ces morceaux de maisons décapitées s’alignent le long des larges avenues de la nouvelle ville, ils ont un je ne sais quoi de nu, de pauvre et de mesquin. Les fenêtres, qui ont toute la hauteur des appartemens, sont bardées de treillis de fer semblables à des grilles de prison. La première fois que j’aperçus deux négresses à travers cette formidable défense, je crus que j’avais devant les yeux le corps de garde ou le poste de police du quartier. Je suis accoutumé maintenant à appeler salon cette espèce de cellier aux murailles blanches, meublé universellement d’une double rangée de fauteuils à bascule et de crachoirs de fer poli disposés en bataille auprès de la fenêtre, en face les uns des autres, comme deux armées ennemies. C’est là que flânent le soir les captives de ces tristes donjons, tandis que des cigares luisans viennent de temps en temps s’asseoir en face d’elles sur la ligne vide et hospitalière qui appelle le visiteur trop rare. Alors les persiennes, qui pendant le jour interceptaient les rayons du soleil, s’ouvrent pour laisser entrer la fraîcheur et les regards indiscrets du passant. C’est ainsi que nous épions les cercles de famille et les languissantes conversations du soir, alors que, fatigués du tumulte des cafés, de la foule de la place d’Armes, nous errons au hasard dans les rues obscures et silencieuses, en quête de spectacles nouveaux. Vous raconterai-je toutes nos rondes nocturnes ? Nous ne rencontrons, je vous assure, ni brigands, ni alguazils, ni amans donneurs de sérénades et de coups d’épée, ni jaloux embusqués au coin d’une muraille, le poignard à la main, enveloppés tragiquement dans leurs manteaux sombres, — enfin pas le plus petit sujet de roman. Nous ne faisons même pas ces rencontres moins poétiques auxquelles nous ont habitués les rues de Paris ou de Londres ; on ne voit plus à cette heure que des hommes ou des négresses ; les femmes blanches ne sortent plus qu’en voiture, ou bien elles restent chez elles. Cependant, comme nous marchions en rêvant au fond d’une rue noire et solitaire, nous nous arrêtâmes soudain devant une vieille maison basse d’où sortait un rayon de lumière discrète et douce comme celle que laisse passer la lampe d’albâtre suspendue pendant la nuit au fond des chapelles. Le porche arrondi s’enfonçait en arceaux mystérieux comme la voûte d’un cloître, et à travers une grille de fer massive aux barreaux épais on voyait briller dans une gloire cinq ou six figures de femmes immobiles, assises en cercle comme dans un sanctuaire, parées somptueusement de draperies de soie brillante, et de voiles de gaze rose avec des paillettes d’or. On eût dit une de ces niches ou chapelles que les Italiens creusent dans leurs murailles, et où ils mettent derrière une grille de fer des madones en cire ou des figures de saintes enrubannées qu’éclaire le soir de sa lumière douteuse une chandelle tremblotante sous un transparent de papier rouge. Nous nous étions arrêtés en contemplation devant cette vision mystique, lorsque brusquement une des divinités se lève, vient à nous du fond du sanctuaire et nous ouvre la grille à deux battans. Au son de sa voix, l’illusion fut dissipée, et nous vîmes que la rue entière était bordée de grilles pareilles. On aurait dit l’intérieur d’un couvent. Vous avez déjà deviné l’espèce de dieu qu’on y adore.
Les Havanais ont des mœurs relâchées, comme tous les peuples du midi. Ils comprennent autrement que nous la décence et l’honnêteté. Tandis que chez les peuples du nord la prostitution se déguise et se cache dans la foule, c’est une loi dans ce pays-ci qu’elle porte son enseigne et qu’elle soit publiquement étalée. L’usage établit jusqu’à une distinction de costume entre les femmes honnêtes et les femmes perdues. Celles-ci se reconnaissent à leur tête nue : même en plein jour et sous le soleil le plus ardent, elles n’ont pas le droit de jeter une mantille sur leurs cheveux, car cette coiffure est la marque distinctive des filles et des femmes sages. Encore n’est-il guère permis à une femme qui se respecte de sortir à pied dans la rue. J’en connais qui, après avoir tenté l’épreuve, se sont bien promis de ne jamais recommencer. Elles ont donc le choix entre leurs courses en volante par la ville, où elles vont de boutique en boutique, tuant la journée à faire des emplettes inutiles, ou bien la solitude et l’ennui d’une maison triste comme un cloître.
C’est à l’opéra qu’il faut voir les femmes de la société havanaise. Nous y allâmes hier soir entendre quelques actes d’un mélodrame espagnol, une espèce d’opéra tragi-comique mêlé de dialogues et de bouffonneries. La scène était, je crois, en Hongrie ou en Pologne ; on y voyait figurer des brigands, des gendarmes, des moines, et toute la défroque théâtrale de l’ancien monde. La musique était bruyante, cuivrée, détestable ; mais nous ne l’écoutions guère, et nos yeux étaient plus occupés que nos oreilles. La salle de l’opéra de la Havane est peut-être la plus grande du monde après celle de Milan. Il n’y a pas de parterre, et les places d’orchestre occupent tout le plancher de la salle, bien qu’elles soient d’un prix fort élevé. Aussi le spectacle est-il à la Havane un plaisir raffiné, point du tout populaire, et il n’est guère fréquenté que par les étrangers et les riches. Pour une ville de deux cent mille âmes peut-être, il n’y a que deux théâtres, le théâtre français et l’opéra, qui en général alternent et ne sont ouverts que de deux jours l’un. Du reste il y a peu de spectateurs pour une salle si grande. Ce qu’il faut dans ce climat, ce ne sont pas d’épais coussins ni des rideaux de velours, mais de l’air, de l’espace, de larges entrées. Le public de l’orchestre est un curieux mélange de toutes les modes et de toutes les nations du monde. Les loges, qui s’ouvrent comme en Italie sur une muraille perpendiculaire, sont pleines au contraire de dames en toilette. Les modes me paraissent plus simples et d’un meilleur goût qu’à New-York. — Toutes ces figures brunes, accentuées, un peu massives, sont attrayantes de loin et meublent bien le pourtour d’un théâtre ; il faut s’en approcher pour voir ce qu’il y a de vulgaire et de brutal dans leurs yeux hardis, leurs fortes lèvres, leurs épaules trop charnues et trop épaisses. Par la porte ouverte de chaque loge, j’entrevois la tête du laquais noir en livrée, cavalier servant inséparable qui porte l’écharpe des dames et les suit jusque-là pour leur éviter la fatigue d’un mouvement. Dans le jour, c’est la servante mulâtre qui est assise à leurs pieds, sur un tabouret, comme un chien près de son maître. J’ai pour voisine une grosse dame à moustaches que je vois assise dès le matin sur le pas de sa porte, et que je retrouve encore à six heures du soir assise à la même place, les deux mains posées sur ses genoux. A quoi songe-t-elle ? quelle préoccupation cachée absorbe du matin au soir cette tête immobile ? Depuis trois jours, son teint blafard n’a pas changé, son visage n’a pas remué d’une ligne, ses yeux vaguement ouverts ont le même regard sans expression et sans pensée.
Quel contraste quand on arrive des États-Unis, de ce pays où les femmes tiennent dans la société la même place que les hommes, et peut-être une place supérieure ! — le pays des bas-bleus, des prêcheurs, des médecins femelles, des femmes politiques, où sauf le droit de vote et d’élection, attribué par la loi au sexe fort, la femme envahit partout le domaine que nous nous étions jusqu’à présent réservé, — travaillant dans les manufactures, dirigeant l’éducation, remplissant les bureaux des administrations publiques, les bibliothèques, les maisons de commerce et jusqu’aux greffes des tribunaux ! Sans doute ces Yankees entreprenantes prennent à leurs occupations une dose exagérée du positivisme national ; mais il n’y a que les esprits vulgaires que les occupations pratiques abaissent ou humilient, ceux qui ont la vraie noblesse, la vraie distinction de nature, suivent partout leur pente et trouvent toujours leur niveau. Mieux vaut encore une intelligence absorbée dans les choses pratiques de la vie qu’une intelligence endormie et annulée. Les Américains, je le veux bien, aiguisent l’esprit des femmes aux dépens de l’imagination et du cœur. Les Espagnols des colonies paraissent vouloir les faire semblables à l’idéal des Chinois et des Japonais, qui les traitent comme des choses et leur refusent une âme. 25 février.
J’ai revu hier don Juan P…, et j’ai passé plusieurs heures avec lui. Il m’a retenu à dîner sans cérémonie avec sa famille. Ce repas en plein air, dans une salle à manger sans fenêtres, avec la cour en arcades pour toute vue, un petit coin de ciel bleu à peine visible, et cependant abondance de lumière se jouant sur les fruits et les conserves dorées des tropiques, avait un goût du cru qui vous aurait donné comme à moi cette gourmandise qui est une des formes de la curiosité du voyageur. Si sobre que vous soyez vous-même, vous auriez voulu goûter de toutes les choses inconnues et excentriques, de la tortue de terre à peau verte, de la mélasse noire et rougeâtre comme la peau d’un nègre, de la confiture de coco à l’œuf et à la cannelle, et vous ne vous seriez pas arrêté plus que moi devant le gros cigare humide encore qui produit chez les novices une sorte d’ivresse nerveuse comme celle de l’opium. Le soir, au café de la Dominica, vous auriez tour à tour pompé la granizada, savouré le chocolat mousseux et parfumé ou le nectar soda semblable à du savon blanc. Tout cela fait partie de la couleur locale, et un pays parle à l’esprit par le goût comme par les yeux, les oreilles et les odeurs.
La famille de don Juan ne ressemble en rien au tableau que je vous ai fait des intérieurs créoles. C’est une famille simple, distinguée, où l’on sent l’influence toute française du maître de la maison, Cependant ses filles, qui savent à peu près toutes les langues, ignorent justement la nôtre, et c’est en anglais seulement que je puis m’entretenir avec elles. Lui-même, élevé en France jusqu’à l’âge de quatorze ans, il a toute la pétulance méridionale sans la gravité un peu lourde et un peu vide de l’Espagnol. Il n’y a pas l’ombre de pompe dans sa politesse ni d’affectation dans sa cordialité. Il possède une des plus belles plantations de l’île, où il emploie quatre cents noirs esclaves et je ne sais combien de travailleurs indiens. Ami indulgent de l’esclavage, puisqu’il en profite, il n’en est pas moins l’ennemi décidé de la traite des noirs, et là-dessus du moins nous pouvons nous entendre. On l’accuse d’appartenir au parti espagnol, et cependant vous lui entendez tenir des propos qui ne sentent pas un grand amour pour la domination abusive et corrompue de la métropole. « L’Espagne, dit-il, nous suce notre meilleur sang ; nous sommes pour elle une vache à lait ; » mais, bien qu’opposé au gouvernement actuel de la colonie, il n’est pas de ceux que leur haine pour le nom espagnol jetterait de bon cœur dans les bras des États-Unis. Je ne sais si, comme les Américains aiment à le croire et se hâtent un peu trop de l’annoncer, une révolution se prépare à Cuba, grâce au progrès du parti de l’abolition de l’esclavage, reconnue urgente et salutaire dans l’intérêt même des propriétaires fonciers. Gardons-nous de rien affirmer sur la foi des journaux américains quand leur ambition nationale est enjeu. Il y a cependant, me paraît-il, et si j’en juge par ma courte expérience, une forte aversion pour l’esclavage chez les hommes les plus éclairés du pays, et les théories émancipatrices s’unissent aux sympathies américaines pour menacer la domination de l’Espagne. Comme partout, le parti de l’abolition est plus actif, plus éloquent, plus passionné que le parti conservateur, qui lui oppose la résistance passive des intérêts acquis et des faits enracinés ; mais on est loin encore de sacrifier à la haine que les longs abus de l’Espagne ont excitée tout ce que veulent détruire les Américains abolitionistes. L’esclavage, si pernicieux qu’il soit peut-être à la prospérité générale du pays, soutient encore les fortunes individuelles, et, quand même le corps devrait s’en mieux porter pour s’être retranché ce membre gangrené, il y a un instinct bien naturel qui recule devant la gravité du remède, et refuse d’y voir autre chose qu’une chimère lointaine, un rêve de pauvres envieux qui veulent déposséder les riches. Enfin secouer la domination espagnole, c’est appeler la domination américaine, faire passer la civilisation, la race anglo-saxonne sur les ruines de la vieille colonie, et beaucoup d’hommes reculent encore devant un abandon de la nationalité de leurs pères. Le lendemain de l’annexion de l’île aux États-Unis, on verrait, disent-ils, commencer une invasion de barbares plus terrible à sa façon que celle qui a défiguré le continent européen. Nos conquérans ont été conquis à leur tour par la civilisation des vaincus, tandis que le Yankee est pour les créoles un barbare civilisé, qui viendra, armé de toutes pièces, imposer sa langue, sa religion, ses mœurs, et noyer ou humilier la race du pays. En cinquante ans, l’anglais serait devenu, comme en Louisiane, la langue officielle ; en cent ans, l’espagnol aurait disparu. Cet abaissement inévitable ne laisserait pas la race vaincue indifférente ; elle ne se serait pas plus tôt laissé lier les mains qu’elle regretterait sa servitude.
L’Espagne cependant n’a pas de pire ennemie que sa colonie, parce qu’elle l’a traitée toujours en servante et en vassale. C’est d’ailleurs une loi de l’histoire qui veut que les colonies aspirent toujours à l’indépendance, parce que leur situation, le système qui les régit, leur nom même les abaisse. L’antipathie est si grande entre l’Espagnol et le Cuban qu’ils regardent comme une injure la confusion qu’un étranger fait entre eux. Les Espagnols sont tenus à l’écart de la bonne société havanaise, et eux-mêmes parlent de leurs cousins créoles avec une arrogance souveraine. Bien peu de Cubans sont employés par le gouvernement espagnol ; toutes les places, jusqu’aux plus infimes, sont données à des étrangers qu’on envoie exploiter la province. Le capitaine-général lui-même est d’ordinaire un favori placé là pour faire sa fortune. On conçoit donc la colère, la haine aveugle des créoles. S’ils se jettent dans les bras de l’Amérique, ce n’est point par sympathie ni par ressemblance, mais pour abattre cet insolent drapeau espagnol qui n’est plus pour eux qu’un signe de sujétion. Si les Cubans souhaitaient en général le maintien de l’union américaine, c’est parce que l’Espagne souhaitait plutôt le succès des états du sud. Si l’abolition compte ici d’assez nombreux partisans, c’est que l’Espagne s’obstine à soutenir l’institution de l’esclavage, et qu’elle trouve dans la traite clandestine des noirs et dans la traite ouverte des Chinois et des Indiens de gros profits pour son gouvernement et ses émissaires. Chaque jour d’injustice et d’exaction rend donc plus inévitable cette incorporation américaine dont les fautes de l’Espagne pourront seules être accusées. De son côté, l’envahissante Amérique, une fois qu’elle aura mis la main sur cette terre admirable, ne la laissera pas échapper. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en afflige, on peut le prédire presque avec certitude : les États-Unis finiront un jour par prendre Cuba et le Mexique ; l’Espagne et l’Europe s’en mêleront peut-être, le dernier mot pourtant restera à l’Amérique, et cette civilisation, qu’on a pu croire perdue, continuera son œuvre extraordinaire dont Dieu seul sait la fin…
26 février.
Il est un lieu où j’aime à aller m’asseoir vers midi, à l’heure pesante du jour. Ce sont les bains del mar, piscines couvertes d’un hangar qui leur donne de l’ombre, et creusées dans le banc de corail qui forme en cet endroit le rivage. Les requins qui peuplent cette mer, qui croisent de préférence le long des plages habitées, rendent les bains impossibles en dehors de ces baignoires de pierre. La marée, qui ne s’élève ici que de quelques pouces, ne les submerge jamais entièrement. Chaque lame y refoule un flot qui s’y précipite par des rainures étroites taillées dans le roc. Lorsque les vagues sont hautes, elles couvrent le tout d’écume et de pluie salée ; mais par les journées calmes on peut s’asseoir, à l’ombre du hangar, au bord même des brisans limpides, et aspirer l’air frais qui sort des eaux. Surtout quand le vent souffle du sud, et que la ville entière est enveloppée d’une nuée de poussière brûlante, ce lieu laid, nu et vulgaire, a quelque chose de vraiment délicieux. En face s’élève le château du Maure avec ses hautes bastilles et le jeu changeant de ses signaux maritimes. Les voiles louvoyantes qui s’ébattent à l’entrée de la rade animent la mer azurée aux bandes vertes. — Ici c’est le clipper américain avec sa longue, basse et mince carène, ses trois mâts légers et effilés, sa triple pyramide à six étages de voiles courtes et tendues. — Ce nuage blanc à l’horizon a fait flotter sur le Moro la banderole tricolore. C’est un vaisseau français en route peut-être pour le Mexique avec ses trois étages de grandes voiles gonflées. — Ce serpent blanc qui glisse là-bas sur les vagues, mince et effilé comme un lézard, avec sa cheminée et ses deux petits mâts cambrés en arrière, c’est un blockade-runner confédéré de Galveston. Le hardi petit contrebandier est encore loin à la gauche ; mais, avant que ces voiliers nonchalans aient atteint l’entrée de la rade, il a déjà fièrement arboré son pavillon proscrit et franchi l’étroit goulet crénelé de la citadelle. Son propriétaire est peut-être ce grand Yankee aux épaules robustes, à l’œil farouche, à la fauve barbe rousse, que son extérieur nous a fait prendre hier, à table, pour un de ces entrepreneurs de piraterie qui exploitent la détresse des états du sud. Depuis que l’île anglaise de Nassau a perdu ses débouchés, Wilmington, Charleston et Savannah, — la Havane est le refuge de tous ces aventuriers. Ils s’en vont chercher jusqu’au Texas le port écarté de Galveston. Ce débouché peut servir à l’exportation des produits du sud-ouest ; mais le sud-est, séparé du Texas par les solitudes ravagées et la ligne incertaine du Mississipi, n’y peut ni transporter son coton, ni envoyer prendre les armes, les munitions, les cuirs, les étoffes, qui sont indispensables à sa vie. On parlait dernièrement d’un conflit d’autorité qui s’était élevé entre le général Lee et le commandant de l’armée de l’ouest, Kirby Smith. Le gouvernement confédéré, renonçant enfin à l’immensité de ses prétentions territoriales, voulait ramener près des côtes les bandes agglomérées des guerillas transmississipiennes ; l’ordre avait été envoyé à Kirby Smith d’abandonner et ses vains brigandages, et sa domination nominale sur les régions de l’ouest. Kirby Smith n’obéit point : le bruit courut qu’il était en révolte, et qu’il allait joindre ses armes à celles des fédéraux ; puis on apprit tout bonnement que, s’il n’avait pas obéi, c’est qu’il n’avait pas pu le faire. Son armées composée d’élémens épars, n’était bonne que pour une guerre irrégulière et barbare, et se dispersait à la première menace de discipline. Voilà par quel lien précaire les états du sud-ouest tiennent encore au tronc défiguré de la confédération rebelle. Galveston et ses blockade-runners peuvent prospérer et s’enrichir, sans que l’air respiré par cette fissure passe dans le sang des confédérés. Leur unique soupirail était hier Charleston, où parmi les décombres et les cadavres, à travers une triple cuirasse de navires de guerre, un peu d’oxygène passait encore dans leur atmosphère épuisée. Voici maintenant Charleston évacué par leurs troupes. Je conseille donc à mon voisin de table de liquider les affaires et de plier bagage au plus vite, s’il ne veut payer en un jour trois ans de spéculations coupables.
On dit qu’il y a en rade à cette heure un vaisseau belge qui apporte une soixantaine de coulies de l’Inde, car la traite des nègres est interdite, mais non pas celle des coulies. On les prend partout, en Chine, en Malaisie, aux Indes, non pas précisément par force, mais, ce qui est pire, en les décidant par de fausses promesses. Esclaves, ils ne le sont pas, puisqu’ils se sont librement engagés. Ils sont libres, mais de cette liberté virtuelle du galérien qui passe sa vie les fers aux pieds : comme les nègres, on les conduit par ban des enchaînées. Étant libres, ils doivent payer leur passage, et, comme ils sont insolvables, ils sont vendus, ainsi que les débiteurs à Rome, pour cinq, six, huit années de servitude, après quoi la loi, une loi paternelle et protectrice, prend soin qu’ils ne tombent pas dans une oisiveté malsaine, et les oblige à se vendre pour quatre années de plus. Après cette longue épreuve, ils se figurent, et vous croyez peut-être qu’ils ont assez lavé la tache originelle et payé l’inestimable bienfait d’être enrôlés comme bêtes de somme, comme machines au service de l’homme blanc. Les voilà libres, enfin citoyens de leur patrie nouvelle ; on les appellera désormais señor, comme les hommes blancs. Point du tout, la tache est indélébile, et le préjugé public les tient dans une condition dépendante et humiliée, pire peut-être que celle du noir natif de l’île et du mulâtre affranchi. Quand une fois le pauvre esclave est bien et dûment expédié dans quelque coin retiré de l’île, qui donc, je vous le demande, ira voir si son temps de service est expiré ? Qui prêtera l’appui de la force publique à son droit méconnu ? Le gouvernement a d’autres soins que de venir à son aide : on sait du reste comment lui clore la bouche ; son métier est de faire de l’argent, et non pas de gouverner ni de faire observer les lois. Une saignée profonde et continuelle, c’est le seul emploi possible de ce mécanisme suranné. Son unique fonction est de tenir en sujétion docile la siempre fiel isla de Cuba[2], et de faire aboutir au trésor public tous les ruisseaux de sa richesse. Les fonctionnaires sont autant de sangsues affamées qui, des marais stagnans de la mère-patrie, viennent s’engraisser sur la chair fraîche de la colonie. — Une police, une armée, une douane, un fisc, des impôts multipliés et inexorables, une justice qui se vend à tout le monde, voilà de quoi se compose tout le gouvernement. L’idée-mère en est la vieille idée monarchique qui veut que l’autorité soit un profit et un moyen d’extorsion.
Notre centralisation française, avec tous ses inconvéniens et tous ses abus, est encore un modèle de gouvernement en comparaison. Si elle absorbe et exprime toute la sève d’un peuple, comme les pouvoirs à l’ancienne mode, elle professe en revanche que son devoir est de fournir aux besoins publics et de pourvoir les individus de tout ce qu’elle leur enlève. La pratique assurément n’est pas irréprochable ; mais la théorie est du moins civilisée. Ici le gouvernement ne se donne même point la peine d’avoir un système : il s’empare de toutes les avenues, de toutes les voies par où la vie circule dans le pays, et lève tribut, comme le cheik arabe sur les caravanes, ou le seigneur féodal sur les passagers de la grande route. Encore ne donne-t-il pas aux taillables la protection que ces honnêtes brigands leur accordaient en retour de leurs rapines. Après qu’il a prélevé sa part sur le bien de chacun, il lui laisse le soin de se défendre et de conserver le reste. Ne lui demandez ni sécurité, ni travaux utiles, car ce n’est pas là son affaire. Il n’y a pas de routes à Cuba, si ce n’est celles qu’ont ouvertes les particuliers eux-mêmes ; pas de justice, car les procès sont ruineux, et on les redoute comme la peste : je sais des gens du pays qui ont mieux aimé composer avec le voleur que de se plaindre aux juges. En revanche, il y a toujours moyen de frauder la loi quand on est riche…
L’importation des Chinois et des Malais n’a pas du reste la même influence sur la race que celle des noirs. Les blancs les tiennent à distance comme une espèce inférieure et méchante, les noirs même leur restent étrangers. Il y a entre les deux races opprimées je ne sais quelle antipathie naturelle et singulière qui les empêche absolument de se mêler. On prétend que les enfans des coulies et des négresses ne peuvent pas vivre, comme si une sorte de malédiction naturelle s’attachait à l’union des races esclaves. La loi, d’autre part, qui encourage l’importation des Chinois mâles, prohibe absolument celle de leurs femmes. Le coulie n’est donc qu’un instrument de travail, et ne deviendra jamais un habitant. La mort d’ailleurs n’en laisse pas le nombre s’augmenter outre mesure ; le climat leur est fatal, et il est rare qu’ils survivent aux dix ans de travaux forcés que la loi leur impose. Il s’est même introduit parmi eux depuis quelques années une mauvaise habitude qui a inquiété leurs maîtres : celle du suicide. Quand le fardeau des souffrances et des humiliations devenait trop lourd, ces hommes jaunes se tuaient ni plus ni moins que s’ils avaient été des blancs. Les nègres n’ont point encore appris ce raffinement de méchanceté ; leur race est la plus résistante, la plus obstinée à vivre de tout le règne animal. Sous les coups de fouet, sous les coups de bâton, vous les verrez s’attacher à la vie avec une persévérance héroïque et touchante. On peut détruire le corps du noir à force de mauvais traitemens, mais on ne peut épuiser sa force morale, ni lasser son amour de l’existence misérable qu’on lui a faite. Cette merveilleuse vitalité de la race explique seule comment elle a pu vivre et s’augmenter même au milieu des maux de l’esclavage. Il n’en est pas de même des Asiatiques : chez eux, le ressort est plus fin, plus fragile, plus vite brisé ; leur esprit méditatif et solitaire se représente les maux de leur condition jusqu’à ce qu’elle leur devienne intolérable. Leur ressource alors n’est pas la révolte et le massacre comme chez les nègres de Saint-Domingue : la force d’ailleurs et le nombre leur manquent pour un tel remède ; c’est le suicide, moyen des faibles et des impuissans, suprême protestation des opprimés. L’exemple en est devenu si contagieux que l’importation des travailleurs chinois a failli être abandonnée, et que le gouvernement, menacé dans son revenu, a dû s’en alarmer. La mort est le dernier droit, la dernière liberté dont on ne puisse priver un homme. Tous les despotismes, depuis la Rome impériale jusqu’au gouvernement espagnol, sont impuissans contre l’homme prêt à s’ouvrir les veines ; en revendiquant ainsi leur indépendance, ces nouveaux stoïciens, qui pourtant n’ont pas lu Sénèque, ont forcé leurs tyrans d’adoucir un peu la condition de leurs frères. On a réduit leur travail, amélioré leur nourriture, établi quelque distinction entre eux et les esclaves noirs ; on ne sait si les maîtres ont fait cela par intérêt ou par humanité. Dans les villes, les coulies sont encore employés pour la plupart aux plus grossiers services, et dans les auberges où je les ai vus ils sont humblement soumis aux domestiques blancs. Cependant, comme ils ont de l’intelligence et de l’activité, on les voit quelquefois s’élever tout à fait au-dessus de leur condition servile. Ce sont des exceptions individuelles, qui n’en laissent pas moins ces pauvres parias dans une condition pire que celle à laquelle on les arrache, branches stériles détachées du tronc et jetées sur une côte lointaine, misérable peuple sans patrie et sans avenir.
En revanche, l’état de la race noire est moins cruel ici qu’aux États-Unis, du temps où l’esclavage y régnait sans conteste. Les familles de race pure étant, somme toute, assez rares, le préjugé contre les gens de couleur est loin d’être si tyrannique. Vous vous asseyez à la même table, vous prenez place au théâtre à côté d’eux. Les femmes de couleur, au lieu de se cacher honteusement, trônent, lorsqu’elles sont belles, au milieu d’un cercle d’admirateurs. La race blanche ne s’entoure pas d’une barrière infranchissable et éternelle : il est convenu qu’après plusieurs générations le sang noir s’efface. Il n’y a point d’inquisition tyrannique pour fouiller les origines et proscrire les familles. Pour être traité comme blanc, il suffit d’y prétendre et de ne plus avouer la tache originelle. Ces mœurs plus douces montrent combien le facile Espagnol diffère du rude et puritain Yankee. Ce pays, où l’on adore les titres et les puissances, est au fond très imbu d’esprit démocratique et égalitaire. Les premiers venus s’y élèvent aisément au rang des plus anciennes familles, et ne rencontrent point ces barrières de caste que le génie saxon, malgré tout son libéralisme, est prêt sans cesse à opposer aux humbles. Ici l’homme du peuple est señor encore plus qu’il n’est monsieur en France, tandis qu’en Angleterre il n’est que fellow, et qu’en Amérique l’homme de couleur est boy toute sa vie. L’esclavage dont Cuba est le berceau et la terre nourricière n’entraîne pas nécessairement l’abaissement et la dégradation de toute la race avec sa descendance. Il a fallu ces Anglo-Saxons à tête carrée, gens à principes et à règles immobiles, inflexibles dans la rigoureuse application de la doctrine admise, pour repousser l’homme de couleur au rang des animaux et des brutes. Nul n’a plus obstinément prêché l’infériorité du noir que ce Yankee qui aujourd’hui l’émancipe. Tant que le nègre était esclave, il fallait qu’il ne fût pas un homme ; dès qu’il est homme, il faut qu’on l’affranchisse : voilà comment procède la logique des têtes saxonnes ; mais les légers Espagnols, avec leurs idées vagues et flottantes, ne se piquent d’être conséquens ni dans le bien ni dans le mal. Il est rare que leurs actes soient d’accord avec leurs doctrines, et le plus souvent ils ne se donnent pas la peine d’avoir des doctrines. L’esclavage se maintient à Cuba parce qu’il existe, et personne n’en donne d’autre défense que le fait lui-même : c’est le seul fondement qu’on puisse raisonnablement lui donner en effet, et sur lequel l’institution puisse braver encore, pour un temps, l’assaut des idées nouvelles. — Il y a des lois qui améliorent la condition de l’esclave, qui exposent les maîtres cruels à des peines sévères, qui les obligent à lui vendre à bas prix sa liberté et celle de ses enfans. Eh bien ! ceux même des planteurs qui sont connus pour leur humanité vous vanteront ces lois tout en se félicitant qu’elles ne soient point observées. — La traite est interdite sous les menaces les plus sévères ; pas un habitant de l’île qui ne se dise ennemi de la traite. Il en est peu cependant qui, comme don Juan P…, n’aient pas acheté depuis vingt-cinq ans un seul esclave. Quand un navire chargé de bétail humain entre dans le port de la Havane, les autorités espagnoles s’en emparent conformément au traité des puissances européennes contre le commerce des nègres : comme les coulies de la Chine, les Africains sont déclarés libres, et reçoivent le nom sonore d’emancipados ; mais le gouvernement qui les émancipe pourvoit en même temps à leur existence, et leur fournit, bon gré, mal gré, du travail. Pour chaque émancipé ainsi revendu sous les auspices du gouvernement, celui-ci reçoit un droit de quarante dollars. Le possesseur temporaire l’emmène, le mêle à ses esclaves, et avant la fin de l’année l’émancipé est mort. D’où vient cette fatalité singulière qui frappe tous les affranchis, comme si l’air d’une liberté, même fictive, leur était mortel ? Le tour est bien simple, et il ne s’agit que d’une mort légale qui les laisse ressusciter sous un autre nom. Chaque fois qu’un nègre esclave meurt sur la plantation, l’acte de décès est mis sur le compte d’un de ces emancipados, travailleurs temporaires qui devraient devenir libres au bout de quelques années de servitude, et le pauvre diable, substitué au mort véritable, perd jusqu’à cette ombre de liberté dont la vague espérance ne brillait plus guère devant ses yeux. Il ne s’aperçoit pas d’ailleurs que sa condition soit changée, et la bourse seule du curé chargé des registres de l’état civil peut dire combien de fois l’église a accompli le miracle. Le gouvernement le sait, le voit et l’autorise par son silence ; ce n’est pas pour rien qu’il a touché son droit de débarquement de quarante dollars, et que peut-être les gros bonnets de la Havane ont fait ajouter quelques épingles au marché. L’interdiction de la traite équivaut donc à un impôt de plus. Il est notoire que depuis longues années la traite des nègres a enrichi tour à tour la plupart des capitaines-généraux de l’île de Cuba. L’Espagne y envoie ses mignons ruinés ou ses hommes de fortune récente, qui ont besoin de dorer un peu leur blason nouveau. Leurs appointemens sont relativement modestes, mais ils se chargent de les grossir eux-mêmes. Colonie ou pays conquis, c’est tout un devant la politique espagnole : une vassale doit servir au moins à enrichir des proconsuls besoigneux.
Le gouverneur actuel, don Domingo Dulce, est au moins un honnête homme. En revanche on lui reproche d’être sauvage, bourru et malhabile. C’est un homme sans naissance, un soldat de fortune, mais un administrateur intègre. Son extérieur simple et modeste n’annonce pas un tyran. J’allai le voir l’autre jour, muni d’une lettre de recommandation pressante d’un homme d’état de son pays. Après une demi-heure d’attente, un aide-de-camp m’introduisit dans son cabinet : un homme à moustaches blondes vint à ma rencontre, m’offrit un siège, me prit mon chapeau et le posa sur la table. La cordialité de cet accueil rappelait le sacramentel take a seat et le happy to see you des Américains. Son excellence ne parle ni français ni anglais : quelques complimens échangés assez péniblement par la bouche d’un interprète, une poignée de main nouvelle, et je me retirai, peu désireux d’ennuyer et de m’ennuyer moi-même. — Voilà pourtant l’autocrate, le pacha de l’île de Cuba, celui au nom duquel tout se fait sans contrôle, sans murmure, sans révision possible, celui dont un signe peut vous faire étrangler demain. En y songeant, je découvre qu’il m’a fait grand honneur en me faisant asseoir en face de lui, car l’étiquette veut que devant le moindre gouverneur de province, à plus forte raison devant le capitaine-général, les dames elles-mêmes se tiennent debout. Les jours de réception officielle, le capitaine-général trône sous un dais avec tout l’appareil d’un roi, et chacun vient à tour de rôle faire sa courbette devant le maître, qui ne se tient pas debout à la façon française, mais reste assis majestueusement sur le velours. Un des prédécesseurs du général Dulce, se promenant un soir au paseo, avait mis pied à terre. Un étranger qui passait, ignorant son auguste présence, le frôla sans le saluer. Monseigneur, qui (ajoute la légende) était un peu pris de vin ce jour-là, leva sa canne et se rua furieux sur le mal appris. N’a-t-on pas vu des majestés royales se traîner dans les corps de garde et les cabarets ?
Le général Dulce passe personnellement pour un adversaire passionné de l’esclavage. Quelques personnes malveillantes (il s’en trouve toujours) se demandent jusqu’à quel point il s’abstient de la pratique de ses devanciers. C’est ce que je ne saurais vous dire par mes propres lumières, car il paraît qu’aujourd’hui même le commerce des noirs se poursuit avec plus de précautions, mais avec la même impunité. Il faut dire que sa situation officielle en fait le défenseur de l’institution même qu’il veut ruiner. Il est d’ailleurs le représentant d’une domination odieuse et l’ennemi naturel de tout bon patriote. Quand on le calomnie, je le regrette sans pourtant pouvoir m’en indigner, car une longue série d’injustices a mis ce gouvernement au ban de l’opinion publique, et il faut bien qu’un peu de discrédit s’attache à un pouvoir qui a été si souvent dans de mauvaises mains[3].
Quant aux résultats économiques de l’esclavage, ils sont les mêmes à Cuba que chez les gens du sud. L’oisiveté de la race blanche, le prix inabordable de la main-d’œuvre, l’abondance excessive des bras pour l’agriculture, le manque d’artisans et d’industrie, le besoin des produits étrangers, la stagnation et l’inertie, tels sont les maux que l’esclavage enfante et qui appauvriraient l’île de Cuba, n’était l’immense fertilité naturelle de son sol. On conçoit à peine comment une société peut subsister et s’enrichir dans de pareilles conditions. Les privilèges commerciaux qui favorisent les misérables produits de l’industrie espagnole, les droits exorbitans qui forcent les produits des nations étrangères à prendre la voie détournée de l’Espagne pour arriver sur les marchés havanais, les mille saignées dont il ne revient rien à la colonie, devraient en peu de temps l’épuiser. Les choses les plus nécessaires y sont hors de prix et pour ainsi dire impossibles à obtenir. Veut-on bâtir une maison, il faut faire venir des ouvriers des États-Unis. On a des bois de construction inexploités et admirables dans les grandes forêts du centre de l’île ; mais, plutôt que de sortir de la routine, on fait venir, hier les chênes de la Caroline, aujourd’hui les sapins du Maine. On demande pourquoi il ne s’établit pas d’auberge décente à la Havane ? Parce que le prix de la bâtisse est trop élevé. Mieux vaut se contenter de vieilles masures étayées et replâtrées tant bien que mal. Habits, souliers, étoffes, chapeaux, tout se fait à l’étranger. Les chemins de fer sont construits avec des capitaux étrangers ; locomotives, rails, wagons, tout le matériel se fabrique aux États-Unis. On s’étonne qu’une pareille inertie n’amène pas la décrépitude.
C’est que la richesse du pays est surtout agricole. Malgré la prospérité commerciale de la Havane, de Matanzas, de Cardenas et de plusieurs autres petits ports d’une importance récente, les capitaux sont rares et les emprunts difficiles ; pourtant l’intérêt de l’argent est minime, et les placemens industriels sont à peu près inconnus. Le temps n’est pas encore bien éloigné où l’usage des banques et du crédit était inconnu à la Havane. Il fallait avoir sans cesse de l’argent comptant ou des valeurs en nature, et chacun vendait lui-même les produits de ses terres aux commerçans étrangers qui venaient les chercher dans sa maison. L’utilité des capitaux était si fort ignorée, qu’on paya d’abord un droit aux premiers banquiers qui se chargèrent de les conserver et qui les laissaient dormir dans leurs coffres-forts. Ainsi l’argent, bien loin de produire intérêt, était une forme dangereuse et coûteuse de la propriété ; un sac d’écus mis en dépôt coûtait à entretenir comme un cheval à l’écurie. Aujourd’hui même, sur quoi repose l’immense succès de cette loterie havanaise qui rapporte 10 millions par an au gouvernement, si ce n’est sur l’ignorance où l’on est de la valeur et de l’emploi des capitaux et sur l’absence d’institutions financières qui les fassent valoir ? Le petit capitaliste porte ses économies à la loterie, comme chez nous aux caisses d’épargne. S’il gagne, il fera un trou en terre et y conservera son trésor comme Harpagon sa cassette. On ne peut se faire une idée des richesses qui sortiront de cette île au jour prochain peut-être où l’industrie et la finance américaine l’exploiteront sans entraves.
Le Cubain d’ailleurs est actif et entreprenant, si vous le comparez à l’Espagnol. A part la classe servile, l’instruction est plus répandue ici qu’en Espagne, l’éducation est moins superficielle, les relations avec le reste du monde sont plus fréquentes et plus suivies. Il est peu d’hommes bien élevés à la Havane qui ne parlent plusieurs langues et ne possèdent à fond le français ou l’anglais. Enfin, soit besoin spontané d’indépendance, soit contagion du voisinage américain, les idées libérales y font de nombreux prosélytes. Le gouvernement espagnol redoute l’esprit indépendant et éclairé des fonctionnaires du pays : c’est pour cela qu’il leur substitue partout les mules routinières de la mère-patrie. On ne cite que quatre ou cinq Cubains admis dans l’armée espagnole, et par exception spéciale, car les enfans de la colonie en sont systématiquement exclus.
J’arrive par tous les chemins à la même conclusion : il est évident que Cuba se rendra un jour ou l’autre indépendante, et qu’elle pourra le faire avec l’aide des États-Unis. Il ne s’agit pas de savoir si cet événement sera heureux ou funeste, s’il faut souhaiter cet accroissement à la civilisation américaine elle-même, ni s’il est regrettable que la race espagnole soit subjuguée par les hommes du nord. La chose est inévitable, et il serait superflu de s’insurger contre la certitude.
Lundi, 27 février.
Je ne vous avais pas dit que nous étions en plein carnaval. Depuis notre arrivée, il n’est question que de fêtes, de bals et d’amusemens publics. La populace espagnole a même eu son combat de taureaux. Le soir, les rues de la ville sont pleines de mascarades et de processions hurlantes, drapées en haillons dignes de nos anciens mardis gras. Ce n’est pas le carnaval brillant et élégant de Rome, ni les réjouissances de tripot qui remplacent à Paris les amusemens populaires ; c’est un débordement et comme une saturnale des basses classes, la société ne prenant aucune part aux joies du petit peuple. Les dames du monde parées continuent à se promener comme d’ordinaire au paseo, empilées en grappes de trois dans leurs volantes aux grandes roues, et à jouer de l’éventail dans leurs loges, au théâtre français ou à l’opéra. Les rues sont pleines le soir de masses compactes, de groupes de chanteurs masqués, de processions aux flambeaux qui circulent, musique en tête, s’arrêtant çà et là pour former des tableaux ou des danses. Aussitôt la nuit venue, la promenade qui s’étend le long des remparts, en face de mon logis, s’anime d’une foule immense et mouvante. De notre balcon nous assistons, sans nous y mêler, à la fête. C’est tantôt le petit musicien ambulant qui chante en frappant des talons et en dansant autour de sa harpe, tandis que les faces noires montrent leurs grandes dents blanches et se tordent de rire autour de lui, tantôt le défilé des invités du bal nègre montant gravement l’escalier de la salle avec des grimaces de grands seigneurs et de marquis, comme des singes qui essaient d’imiter leurs maîtres. Les uns se présentent sans bruit, les yeux baissés et cherchent à déguiser par la modestie de leur allure, l’imperfection de leur toilette de bal ; les autres arrivant fringans, cambrés dans leur gilet à ramages et leur habit à boutons jaunes, et ils montent triomphalement comme Scipion au Capitole. Les femmes ont des crinolines monstrueuses, des robes exubérantes et grotesquement empanachées ; leurs écharpes de gaze laissent voir leurs épaules jaunes comme du cuivre ou noires comme du charbon, Un Chinois se tient sur le seuil, recueillant les billets, tandis que l’alguazil est planté gravement debout au pied du péristyle, tenant d’une main sa pique et de l’autre sa lanterne, débris du moyen âge mal placés parmi les revolvers et les becs de gaz du temps actuel. Tout à coup une danseuse se précipite dehors, avec son cavalier, pour rattacher son jupon qui tombe ; un jeune premier mal à l’aise dans ses bottes vernies vient les retirer sur l’escalier, puis il retourne bravement à la danse, déguisant sa grimace sous un beau sourire. Les danseurs, que j’entrevois par la fenêtre ouverte, sont plus graves et plus compassés que dans un salon de ministre à peine de temps en temps ils se permettent un large sourire aussitôt comprimé. Les bonnes gens ont peur de manquer de dignité vis-à-vis d’eux-mêmes, comme des enfans qui jouent à faire les grandes personnes.
Parfois ce sont des querelles et des rixes entre les bandes ennemies des Cubains et des Espagnols. Ceux-ci ont une pratique curieuse et burlesque dont ils font une sorte de ralliement national et de cérémonie patriotique. Deux ou trois hommes masqués s’arrêtent au milieu de la foule et se mettent à chanter un refrain monotone et lamentable. Bientôt un, deux, trois, vingt, trente et quelquefois une centaine de compagnons viennent se joindre à eux et chanter en chœur en formant une espèce de ronde singulière, où ils se dandinent d’avant et d’arrière en se tenant par la main. Nul n’y prend part que ceux qui reconnaissent le chant traditionnel de l’antique tribu dont ils croient ou prétendent descendre. C’est sans doute au son de la même cadence que les peuplades de l’ancienne Hispanie dansaient la ronde de guerre dans le camp de Viriathe. Les émigrés espagnols, qui forment ici la classe ouvrière, conservent ces débris de l’ancienne barbarie comme un signe de reconnaissance au milieu de la population hostile où ils vivent. Cette singulière cérémonie dure souvent de longues heures et se prolonge bien avant dans la nuit, jusqu’à ce que la voix manque et que le corps tombe épuisé. Quelquefois on provoque les mascarades mulâtres ou cubaines, et la scène se termine par des cris de guerre et des coups de couteau. Le masque est une sauvegarde pour les meurtriers, qui échappent aisément dans la foule à la poursuite molle et indulgente de l’homme à la hallebarde et à la lanterne. Tant assassinats que brigandages, la statistique du crime est effrayante pendant ces trois journées, et ne plaide pas en faveur des joies innocentes du bon peuple. En une seule nuit, on a compté trente et un meurtres, presque tous suivis de mort d’homme. Les Espagnols, avec leurs passions sauvages et encore à demi barbares, sont pour la colonie un grand élément de discorde et de confusion. Les Chinois et les Malais sont aussi fort dangereux : quand la fièvre de la vengeance et du sang les possède, ils tuent sans distinction tous les hommes blancs qu’ils rencontrent. Enfin le désordre du carnaval n’est dépassé, dit-on, que par celui du jour des Rois, jour de bouleversement et de révolution, consacré de temps immémorial à une espèce de saturnale durant laquelle les esclaves sont les maîtres de la ville. Ce jour-là, les blancs doivent rester dans leurs maisons. Les hommes de couleur règnent, et leur empire éphémère est sans pitié.
Après-demain, j’espère, tout va rentrer dans l’ordre, et les spectacles du carême vont succéder sans doute à ceux du carnaval. Je dois dire à ce propos que les Havanais ne me paraissent pas aussi assidus à l’église qu’on pourrait le croire en pays espagnol. Nous allâmes l’autre jour à la cathédrale pour juger de la dévotion du peuple autant que pour voir un monument médiocre. La cathédrale est à l’extérieur un édifice fort ordinaire dans le style jésuitique espagnol ; mais quel fut notre étonnement en nous apercevant qu’elle était fermée ! Ce devait être pourtant l’heure des vêpres ; c’était aussi l’heure de la sieste, et nous n’y avions pas songé. En revenant de notre pèlerinage inutile, le hasard nous fit passer devant le marché aux poissons. Ceci nous dédommagea de notre déconvenue. Je ne suis pas naturaliste, mais j’irais volontiers le matin passer des heures devant cette table où se jouent, comme dans un kaléidoscope, toutes les couleurs possibles et imaginables avec l’éclat d’un arc-en-ciel ou d’un coucher de soleil. Les poissons des mers tropicales sont de vraies « fleurs animées, » comme dit Michelet des oiseaux-mouches, et la nature a déployé plus de génie sur leurs brillantes écailles que Tintoret sur ses dix mille toiles. Je ne parle pas de leurs formes et de leurs aspects étranges, qui sont au moins égalés par ceux des vilains monstres de nos latitudes, mais seulement de leurs couleurs. Les uns sont roses comme l’aurore, avec des rayures vertes et dorées ; les autres bleu d’azur avec des taches de pourpre. On s’évertuerait vainement à décrire ces combinaisons merveilleuses et fantastiques, et ce luxe de demi-teintes perlées, argentées, rosées, qui mettent l’harmonie dans ces éblouissantes parures.
Tout est beau dans ce climat, tout met les yeux en fête. Nous allâmes hier soir prendre au paseo un peu de poussière et d’air chaud. Nous mîmes pied à terre un instant aux jardins du capitaine-général, une jolie petite maison de campagne blottie à la porte de la ville dans un bosquet choisi des plus beaux arbres du tropique. Il y a derrière l’habitation, chose merveilleuse en ce pays, une rivière et une cascade artificielles d’eau pure et fraîche, entourées de buissons fleuris et épineux. On entre par un parterre de fleurs brillantes, encadrées d’une verdure si fraîche qu’on oublie le soleil ardent dont les rayons penchés se jouent dans les grands panaches ondoyans des palmiers. Ceux du jardin du capitaine-général sont renommés pour leur belle et régulière venue, et l’on ne saurait en vérité imaginer rien de plus gracieux, de plus classique et de plus athénien dans ses formes que cette longue allée de grandes colonnes lisses et blanches, semblables au portique de quelque temple grec. Les troncs sveltes s’amincissent à un pied de terre, puis se renflent de nouveau, puis s’amincissent encore jusqu’au grand chapiteau vert, pousse des derniers mois, où s’enroulent les longues palmes vertes entrelacées sur la tête du promeneur. Une ou deux de ces gracieuses plumes végétales penchent vers la terre à demi flétries ; la plus basse traîne le long de l’arbre, comme prête à se détacher. C’est la dépouille mensuelle du palmier, qui compte ainsi les semaines et les années par la chute de ses feuilles. One sorte de barbe rougeâtre et grenue, semblable à une grappe pendante, s’attache au-dessous de la touffe verte : c’est là que poussent les baies et les graines. Une espèce d’étui vert et pointu se dresse au-dessus de cette fleur, au milieu des feuilles qu’il domine : c’est l’excroissance ou, à vrai dire, le bourgeon connu sous le nom de chou-palmiste, et dont les feuilles tendres, serrées, servent à faire une salade fraîche jet sucrée. Le palmier est vraiment le roi de la végétation tropicale et le plus noble de tous les arbres connus. Il pousse lentement et n’atteint jamais les proportions colossales des chênes ou des érables du nord ; mais sa forme est si exquise, si parfaite, son port si élégant et si simple, qu’il se distingue au milieu d’eux comme l’Apollon du Belvédère au milieu d’un peuple de monstres. Toutes les parties du palmier ont leur usage : les palmes sèches servent aux toits des maisons, les troncs creusés aux tuyaux des sucreries, la figue à la nourriture de tous les animaux vivans, le chou à celle des herbivores, et le cœur enfin, mou et sucré, fait les délices du cheval. Rien ne se perd de sa substance, comme rien n’est imparfait dans sa forme. Il faut s’être promené dans les allées et les bois de palmiers sans fin des campagnes tropicales, pour comprendre l’espèce d’amour qu’inspire cet arbre merveilleux.
À côté se dresse ou plutôt se ploie le cocotier à tige longue, fugueuse et grêle, toujours courbé vers la terre, et portant comme avec peine sa touffe de longues feuilles flexibles, semblables de loin à celles du palmier, mais plus molles, plus échevelées et trop lourdes pour l’arbre débile. Une grappe de noix vertes grosses comme la tête d’un homme s’attache aux tiges des feuilles et semble ajouter au poids de cette tête penchée. Le cocotier plie et s’agite au moindre souffle, le vent le tourmente comme un roseau, tandis que le palmier laisse ondoyer légèrement ses branches gracieuses sur sa tête droite et haute.
Descendons aux peuplades plus humbles de la végétation de ces climats. Voici le bananier bien connu avec son étui brun et ses feuilles lisses déroulées, voici l’ananas avec sa verdure grise et hérissée de pointes, — le cotonnier, arbuste grêle et clairsemé de feuilles, entr’ouvrant ses petits cocons de duvet blanc, — le caféier avec sa tige droite, sa petite touffe frêle, ses feuillettes d’un vert sombre, ses fleurettes embaumées et ses graines rouges, — la canne à sucre, ce roseau noueux et un peu cornu, aux gaines jaunâtres, et tant d’autres inconnus dont le souvenir m’échappe. Il y a aussi des oiseaux-mouches voletant dans une cage dorée, des poissons roses et bleus dans une eau pure, enfin un jardinier nègre, accroupi dans une plate-blande, dont la peau s’harmonise merveilleusement avec la forte verdure et les fleurs écarlates des plantes tropicales. — Vite en voiture avant que le soleil ne s’efface à l’horizon, pour aller contempler la vallée, la ville et la mer du sommet de la colline où le jardin s’adosse et où s’élève une des forteresses qui défendent la ville !
Ce n’est pas dans les pays méridionaux qu’il faut chercher les fortes couleurs ; les contrastes brutaux, les ciels sanglans, les incendies de nuages se trouvent plutôt dans le nord. Le grand charme du ciel des tropiques est dans l’harmonie exquise et presque vaporeuse des teintes. À cette heure, la région du soleil couchant a une sérénité lumineuse et douce qui se marie insensiblement au bleu clair et velouté du ciel nocturne. Le petit croissant de lune qui commence à paraître étincelle sans éblouir, et l’atmosphère est si pure que l’œil suit distinctement les contours de la face obscure de l’astre. Une étoile, celle que nous appelons l’étoile du soir, s’est levée avec la lune, et se tient dans son voisinage, comme une suivante inséparable, plus étincelante elle-même qu’une flamme phosphorique dans les facettes d’un diamant. Le vaste et doux paysage s’étend au loin devant nous, borné à gauche par des collines mollement ondulées, à droite par la mer calme et bleue. La ville de la Havane est là, à nos pieds, à demi dérobée par le pli de terrain qui s’incline vers la rade. Les groupes élégans des palmiers se parsèment au loin dans la plaine, dont les formes un peu maigres et dépouillées s’illuminent vers l’horizon des plus délicates nuances de lilas tendre qu’ait jamais exprimées le pinceau de Marilhat ou de Decamps. Le bleu et le violet se jouent dans ce paysage avec un si harmonieux caprice, qu’on dirait les nuances d’un ruban de moire aux reflets mobiles. La baie se glisse comme une langue d’azur à la fois vif et doux entre deux bandes de verdure dont les teintes discrètes s’estompent de l’ombre du soir. Au premier plan, sur la colline d’une roche rouge et nue, les haies menaçantes d’aloès hérissés, les buissons de cactus aux dents venimeuses disent la puissance et l’hostile fécondité de cette nature aux sourires si voluptueux ; mais je n’en finirais pas si je m’obstinais à tout décrire. Je vous en ai dit assez de la Havane, de ses pompes, de ses ennuis et de ses plaisirs. Il est temps de quitter cette grande petite ville à l’aspect misérable et inachevé. Matanzas nous offre, dit-on, un meilleur gîte et une ample moisson de beautés naturelles.
ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.
- ↑ Environ 89 francs. L’once espagnole ne vaut en réalité que 16 piastres ; mais l’Espagne, qui paie chaque année a sa colonie une forte somme de numéraire en échange de ses produits, a trouvé commode d’en fixer la valeur à 17 piastres dans l’Ile de Cuba.
- ↑ Les Espagnols, qui sont détestés à Cuba et qui sentent eux-mêmes leur empire menacé dans la colonie, s’obstinent néanmoins à l’appeler l’île « toujours fidèle. »
- ↑ Le général Dulce vient d’abandonner le gouvernement de la colonie, en laissant à ses administrés un décret qui contient quelques réformes importantes. Avertie par la dernière insurrection de Porto-Principe, l’Espagne semble enfin comprendre qu’elle ne peut sauver sa domination qu’en prenant elle-même l’initiative des réformes. Il ne s’agit encore que de l’instruction publique, qui est réorganisée sur un plan nouveau, à l’américaine, et rendue obligatoire pour les hommes libres, blancs et noirs ; mais il est impossible de refuser longtemps la liberté politique à ceux qu’on a pris la peine d’y préparer soi-même. Quant à l’esclavage, aucune mesure nouvelle n’est prise pour l’abolir. Cependant le gouvernement conseille et enjoint aux maîtres de pourvoir eux-mêmes à l’instruction de leurs esclaves, et de les préparer ainsi à la liberté. On n’instruirait pas les esclaves, si l’on ne comptait les émanciper un jour.