Cruelle Énigme. Profils perdus
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 5-27).


I

DEUX SAINTES


Tous les hommes habitués à sentir avec leur imagination connaissent bien la sorte de mélancolie, sans analogue, qu’inflige une trop complète ressemblance entre une mère et sa fille, lorsque cette mère a cinquante ans, que cette fille en a vingt-cinq, et que l’une se trouve ainsi présenter le spectre anticipé de la vieillesse de l’autre. Qu’elle est féconde en amertumes pour un amoureux, cette vision de l’inévitable flétrissure réservée à la beauté qu’il chérit ! Au regard d’un observateur désintéressé, de telles ressemblances abondent en réflexions singulièrement suggestives. Il est rare, en effet, que l’analogie des traits entre les deux visages aille jusqu’à l’identité ; plus rare encore que l’expression en soit tout à fait pareille. D’une génération à l’autre, il y a eu comme une marche en avant du tempérament commun. La qualité dominante de la physionomie est devenue plus dominante, — symbole visible d’un développement du caractère produit par l’hérédité. Trop fin déjà, le visage s’est affiné davantage ; sensuel, il s’est matérialisé ; volontaire, il s’est durci et séché. À l’époque où la vie a terminé son œuvre, lorsque la mère a passé la soixantième année, la fille la quarantième, cette gradation dans les ressemblances devient comme palpable au contemplateur, et avec elle l’histoire des circonstances morales où s’est débattue cette âme de la race dont ces deux êtres marquent deux étapes. La perception des fatalités du sang devient si lucide alors, que parfois elle tourne à l’angoisse. Dans ces rencontres se révèle, même aux esprits les plus dépourvus du sens des idées générales, l’implacable, la tragique action des lois de la nature ; et, pour peu que cette action s’exerce contre des créatures qui nous tiennent au cœur, même en dehors de l’amour, cela fait si mal de la constater !

Bien qu’à soixante et douze ans, avec une maladie de foie contractée en Afrique, cinq blessures et quinze campagnes, un homme, parti jadis comme simple soldat et retraité comme divisionnaire, ne soit pas très disposé aux songeries philosophiques, c’est pourtant à des impressions de cet ordre que le général comte Alexandre Scilly s’abandonnait, ce soir-là, au sortir du salon d’un petit hôtel de la rue Vaneau, où il avait laissé en tête à tête sa vieille amie Mme Castel et la fille de cette amie, Mme Liauran. Onze heures venaient de sonner à la pendule du plus pur style Empire — un cadeau de Napoléon 1er au père de Mme Castel — posée sur la cheminée de ce salon. Le général s’était levé, comme d’habitude, exactement au premier coup, afin de gagner sa voiture annoncée. À vrai dire, le comte avait les plus fortes raisons du monde pour être obscurément et profondément troublé. Après la campagne de 1870, qui lui avait valu ses dernières épaulettes, mais aussi une ruine de sa santé, définitive, cet homme s’était trouvé à Paris sans autres parents que des cousins éloignés et qu’il n’aimait pas, ayant eu à se plaindre d’eux lors de la succession d’une cousine commune. N’avaient-ils pas attaqué le testament de la vieille dame et accusé de captation, qui ? lui, le comte Scilly, le propre fils du héros de Leipsick ! Avec ce besoin de remplacer pas des habitudes fixes la sécurité de la famille absente, qui distingue les célibataires de tout âge, le général fut conduit à se créer un intérieur en dehors de son appartement de soldat au repos. Les circonstances firent de lui le commensal quasi quotidien de l’hôtel de la rue Vaneau où habitaient deux femmes auxquelles il était d’ailleurs attaché depuis longtemps. La plus âgée, Mme Marie-Alice Castel, était la veuve de son premier protecteur, du capitaine Hubert Castel, tué à ses côtés en Algérie, quand il n’était encore, lui, Scilly, que simple sergent. La seconde, Mme Marie-Alice Liauran, était veuve de son plus cher protégé, du capitaine Alfred Liauran, tué en Italie. Toutes les personnes qui ont un peu étudié le caractère du vieux garçon et du vieil officier — cela fait comme deux célibats l’un sur l’autre — comprendront, au simple énoncé de ces faits, quelle place cette mère et cette fille occupaient dans l’existence du général. Chaque fois qu’il sortait de chez elles, et durant le temps que mettait sa voiture à le ramener chez lui, son unique préoccupation était de revenir sur les moindres incidents de sa visite, — et ce temps était long, car le général habitait, au quai d’Orléans, le rez-de-chaussée d’une antique maison, léguée précisément par sa cousine. La voiture n’allait pas vite : elle était attelée d’un ancien cheval de régiment, très âgé, très doux, débonnairement conduit par un ancien soldat d’ordonnance, le fidèle Bertrand, qui n’aurait pas fouetté la bête pour un tonneau d’eau-de-vie de marc, sa boisson favorite. Le véhicule lui-même ne roulait pas aisément, bas et lourd comme il était, — un véritable coupé de douairière, que le général avait gardé tel quel, avec le cuir vert pâle de la garniture et la nuance vert sombre de ses panneaux. Est-il besoin d’ajouter que Scilly avait hérité cette voiture en même temps que la maison ? Dans son ignorance de vieux grognard habitué aux rudesses d’un métier qu’il avait pris très au sérieux, il considérait naïvement ce pesant carrosse comme un comble de confortable, et, la main passée dans une des brassières, assis sur le bord de la banquette où sa cousine s’allongeait voluptueusement autrefois, ce qu’il revoyait sans cesse, c’était le salon de la rue Vaneau et les deux habitantes de ce calme asile, — si calme, avec ses hautes fenêtres fermées, derrière lesquelles s’étend le princier jardin qui va de la rue de Varenne à la rue de Babylone, — oui, si calme et si connu de lui, Scilly, dans les moindres détails. Sur les murs étaient appendus trois grands portraits attestant que, depuis la Révolution, tous les hommes de cette famille avaient été soldats. C’était d’abord le colonel Hubert Castel, le grand-père, représenté par le peintre Gros sous le sévère uniforme des cuirassiers de l’Empire, la tête nue, sa robuste nuque prise dans le collet d’un bleu noir, son torse revêtu de la cuirasse, ses bras serrés dans le drap sombre des manches et ses mains couvertes de gantelets à crispin blanc. Napoléon était tombé du trône trop tôt pour récompenser, comme il le voulait, cet officier qui lui sauva la vie dans la campagne de Russie. C’était ensuite le fils de ce dur cavalier, le capitaine de l’armée d’Afrique, peint par Delacroix avec la tunique bleue à pans plissés et le large pantalon rouge serré aux pieds. Puis le portrait, par Flandrin, d’Alfred Liauran, dans la tenue d’officier de la ligne, telle que Scilly l’avait portée lui-même. De-ci de-là, des miniatures représentaient le colonel Castel encore, mais avant qu’il eut atteint son grade, et aussi des hommes et des femmes de l’ancien régime ; car Mme Castel est une demoiselle de Trans, — des Trans de Provence, une très nombreuse et très noble famille des environs d’Aigues-Mortes. Le père du colonel Castel, simple intendant du père de Marie-Alice, avait sauvé les biens d’une branche de cette famille, à la vérité assez peu considérables, pendant la tourmente de 1792, et lorsqu’en 1829 Mlle de Trans avait voulu épouser le petit-fils de cet honnête homme, et qui se trouvait être le fils d’un soldat célèbre, elle n’avait rencontré aucune résistance. Tout le passé de Mme Castel et de sa fille était donc épars sur les murs de ce salon, austère à la fois et très intime, comme toutes les pièces habitées beaucoup, et par des personnes qui ont le culte des souvenirs. L’ameublement, composé d’un curieux mélange d’objets du premier Empire, de la Restauration et de la monarchie de Juillet, ne correspondait certes pas à la fortune des deux femmes, devenue très grande par suite de la modestie de leur genre d’existence ; mais il n’était pas un de ces meubles qui ne parlât d’un être cher, et à elles, et à Scilly, qui se trouvait, depuis son enfance, ne rien ignorer des choses de cette famille. Son père n’avait-il pas été créé comte le jour même où Castel, son compagnon d’armes, avait été nommé colonel ? Et justement c’était cette connaissance profonde de là vie de ces deux femmes, cette connaissance par les causes, qui rendait le vieillard si étrangement sensible à leur endroit. Il s’était identifié avec elles au point de ne pouvoir dormir de la nuit lorsqu’il les avait laissées visiblement préoccupées. Cet homme, maigre et comme tassé sur lui-même, chez qui tout révélait la stricte discipline, depuis l’effacement de son regard jusqu’à la régularité de sa démarche et la rigueur ponctuelle de sa tenue, découvrait en lui, lorsqu’il s’agissait de ses deux amies, les trésors d’une sensibilité que son genre d’existence ne lui avait guère permis de dépenser, et, par ce soir du mois de février 1880, il se trouvait dans l’état d’agitation d’un amant qui a vu les yeux de sa maîtresse noyés de larmes sans en savoir le motif.

— « Quel sujet de chagrin peuvent-elles avoir qu’elles ne me disent pas ?… » Cette question passait et repassait dans la tête du général, tandis que sa voiture allait, battue par le vent et fouettée par la pluie. Il faisait un « prussien de temps », pour parler comme le cocher du comte ; mais ce dernier ne songeait même pas à relever la vitre de la portière, par la baie de laquelle des rafales entraient, de cinq minutes en cinq minutes, et toujours il en revenait à sa question ; car ses pauvres amies avaient été mortellement tristes durant la soirée, et le général les voyait toutes les deux en esprit telles que son dernier regard les avait saisies. La mère était assise au coin du feu, dans une bergère, avec ses cheveux tout blancs, son profil demeuré fier et ses yeux étrangement noirs dans un visage ridé de ces longues rides, verticales qui disent la noblesse de la vie. En tout moment la pâleur extraordinaire de son teint, décoloré, comme vidé de sang, révélait les immenses chagrins d’un veuvage qu’aucune distraction n’avait consolé. Mais cette pâleur avait paru au comte plus saisissante encore ce soir, de même que l’inquiétude de la physionomie de la fille. Quoique Mme Liauran eût quarante ans passés, pas un fil d’argent ne se mêlait encore à ses bandeaux noirs, qui couronnaient un visage, fané sans être flétri, où les traits de sa mère se retrouvaient, mais émaciés davantage et endoloris. Une maladie nerveuse la tenait presque toujours couchée sur sa chaise longue, qui faisait, ce soir-là, exactement face à la bergère de Mme Castel, de sorte que le général, en quittant le salon, avait pu voir à la fois les deux femmes et sentir confusément que sur la seconde pesait un double veuvage. Non. Il n’y avait plus dans cette créature de quoi supporter la vie sans en saigner. Pour Scilly, qui connaissait dans quelle atmosphère de tendresse et de chagrin la seconde Marie-Alice avait grandi, avant d’entrer elle-même dans une atmosphère de nouvelles peines, cette sorte de redoublement de veuvage expliquait trop l’exagération, chez la fille, d’une sensibilité déjà aiguë chez la mère. Mais aussi n’y avait-il pas des années que la mélancolie des deux veuves s’égayait, ou plutôt se parait, de la présence d’un enfant, de cet Alexandre-Hubert Liauran, né quelques mois avant la guerre d’Italie, charmant être, un peu trop frêle au gré de son parrain, le général, qui l’appelait volontiers « mademoiselle Hubert », et si gracieux, comme tous les jeunes gens élevés uniquement par des femmes ? Dans les conditions où sa mère et sa grand’mère se trouvaient, comment ce garçon n’aurait-il pas été le monde entier pour elles ? « Si elles sont si tristes, ce ne peut être qu’à cause de lui, » se dit le comte ; « il ne s’agit pourtant pas de guerre… » Le vieux soldat se rappelait la promesse que le jeune homme lui avait faite de s’engager aussitôt, si jamais une nouvelle lutte mettait aux prises l’Allemagne et la France. Cette condition seule l’avait décidé à ne pas combattre le désir épouvanté des deux femmes, qui avaient voulu garder leur fils auprès d’elles. Le jeune homme, en effet, s’était senti attiré d’abord par le métier militaire ; mais la seule idée de voir cet enfant revêtu d’un uniforme avait été pour Mme Castel et Mme Liauran un trop dur martyre, et Hubert était demeuré auprès d’elles, sans autre carrière que de les aimer et d’en être aimé. Le souvenir de son filleul éveilla chez le comte une nouvelle suite de rêveries. Son coupé, après avoir descendu la rue du Bac, s’engageait maintenant sur les quais. Un paquet de pluie s’abattit sur la joue du vieux soldat, qui ferma enfin le carreau resté ouvert. La sensation soudaine du froid le fit se recroqueviller davantage dans le coin de sa voiture et dans ses pensées. La sorte de reploiement que nous inflige une contrariété physique produit souvent cet étrange effet d’aviver la puissance du souvenir. Ce fut le cas pour le général, qui se prit soudain à réfléchir que depuis plusieurs semaines son filleul avait rarement passé la soirée rue Vaneau. Il ne s’en était pas inquiété, sachant que Mme Liauran tenait beaucoup à ce que le jeune homme allât dans le monde. Elle avait si peur qu’il ne se lassât de leur vie étroite ! Un instinct secret forçait maintenant Scilly de rattacher à ces absences l’inexplicable tristesse répandue sur le visage des deux femmes. Il comprenait si bien que les forces vives du cœur de la grand’mère et de celui de la mère avaient pour aboutissement suprême l’existence de cet enfant ! Et pêle-mêle il se représentait les mille scènes d’affection passionnée auxquelles il avait assisté depuis l’époque où Hubert était né. Il se rappelait les recrudescences de pâleur de Mme Castel et les migraines meurtrières de Mme Liauran au moindre malaise du petit garçon. Il revoyait les journées de son éducation, que sa mère avait suivie elle-même. Que de fois il avait admiré la jeune femme accoudée sur une petite table et employant ses heures du soir à étudier dans un livre de latin ou de grec la page que son cher écolier devait réciter le lendemain ! Par une de ces touchantes folies de tendresse propres à certaines mères, que ferait souffrir le moindre divorce survenu entre leur esprit et celui de leur fils, Mme Liauran avait voulu s’associer, heure par heure, au développement de l’intelligence de son enfant. Hubert n’avait pas pris une leçon dans la chambre d’en haut du petit hôtel sans que la mère fût là, travaillant à quelque ouvrage de charité, tricotant une couverture, ourlant des mouchoirs de pauvres, mais écoutant avec toute son attention ce que disait le maître. Elle avait poussé la divine susceptibilité de sa jalousie d’âme jusqu’à ne pas vouloir d’un précepteur. Hubert avait donc reçu les enseignements de professeurs particuliers, que Mme Liauran avait pris sur les recommandations du curé de Sainte-Clotilde, son directeur, et aucun d’eux n’avait pu lui disputer une influence dont elle n’admettait le partage qu’avec l’aïeule. Quand il avait fallu que le jeune homme apprît l’équitation et l’escrime, la malheureuse femme, pour laquelle une heure passée loin de son fils était une période d’angoisse à peine dissimulée, avait mis des mois et des mois à se décider. Elle avait enfin consenti à disposer en salle d’armes une chambre du rez-de-chaussée de l’hôtel. Un ancien prévôt de régiment, établi rue Jacob, et que le général Scilly avait eu sous ses ordres au service, le père Lecontre, venait trois fois par semaine. La mère n’osait pas dire que le seul bruit du battement des fleurets, en éveillant chez elle la crainte de quelque accident, lui causait une émotion presque insurmontable. Le général avait de même décidé Mme Liauran à lui confier son fils pour le conduire au manège ; mais c’avait été sous la condition qu’il ne le quitterait pas d’une minute, et chaque départ pour cette séance de cheval avait encore été une occasion de secrète agonie. Toutes ces nuances de sentiments, qui avaient fait de l’éducation du jeune homme un mystérieux poème de folles terreurs, de félicités douloureuses, de continuels frémissements, le comte Scilly les avait comprises, si étrangères qu’elles fussent à son caractère, grâce à l’intelligence de l’affection la plus dévouée, et il savait que Mme Castel, pour rester en apparence plus maîtresse d’elle-même que sa fille, n’était guère plus sage. Que de regards n’avait-il pas surpris de cette femme si pâle, enveloppant Marie-Alice Liauran et Hubert d’une trop ardente, d’une trop absolue idolâtrie !…

Les jours avaient passé ; leur enfant atteignait sa vingt-deuxième année, et les deux veuves continuaient à l’enlacer, à l’étreindre de ces mille prévenances par lesquelles, ou mères, ou épouses, ou amantes, les femmes passionnées savent se rendre indispensables à l’être qui fait l’objet de leur passion. Avec une minutie de soins féconde en intimes délices, elles s’étaient complu à aménager pour Hubert le plus adorable appartement de garçon qui se pût rêver. Elles avaient fait agrandir un pavillon qui se trouvait par derrière l’hôtel, en retour sur un petit jardin, contigu lui-même au jardin immense de la rue de Varenne. Des fenêtres de sa chambre à coucher, Mme Liauran pouvait voir les fenêtres de son fils, qui possédait ainsi à lui un petit univers indépendant. Les deux femmes avaient eu l’esprit de comprendre qu’elles ne retiendraient Hubert tout à fait auprès d’elles qu’en devançant le désir d’une existence personnelle, inévitable chez un homme de vingt ans. Au rez-de-chaussée de ce pavillon, deux vastes salles, de plain-pied avec le jardin, renfermaient, l’une un billard, l’autre l’appareil nécessaire à l’escrime. C’est là qu’Hubert recevait ses amis, lesquels se composaient de quelques jeunes gens du faubourg Saint-Germain ; car Mme Castel et Mme Liauran, quoiqu’elles ne fissent guère de visites, avaient conservé des relations suivies avec toutes les personnes de ce centre qui s’occupent d’œuvres de charité. Cela fait une société à part, très différente du clan mondain et unie d’une manière d’autant plus étroite que les rapports y sont très fréquents, très sérieux et très personnels. Mais, certes, aucun des jeunes amis d’Hubert ne se mouvait dans une installation comparable à celle que les deux femmes avaient organisée au premier étage du pavillon. Elles qui vivaient dans une simplicité de veuves sans espérance, et qui n’eussent pour rien au monde modifié quoi que ce fût à l’antique mobilier de l’hôtel, leur sentiment pour Hubert leur avait soudain révélé le luxe et le confort modernes. La chambre à coucher du jeune homme était tendue d’étoffe du Japon, d’une jolie et coquette fantaisie, et tous les meubles venaient d’Angleterre. Mme Castel et Mme Liauran avaient vu chez un de leurs parents éloignés, anglomane forcené, quelques modèles qui les avaient séduites, et elles s’étaient offert, comme un caprice d’amoureuses, le plaisir de donner à leur enfant cette élégance, alors originale. Il y avait ainsi dans cette pièce, située au midi et toujours ensoleillée, une charmante armoire à triple panneau, un revêtement de bois et une glace à étagère au-dessus de la cheminée, deux gracieuses encoignures, un lit bas et carré, des fauteuils à ne pouvoir jamais s’en relever ; — enfin c’était bien réellement ce home d’une commodité raffinée que chaque Anglais riche aime à se procurer. Une salle de bain attenait à cette chambre et un fumoir. Bien qu’Hubert ne fût pas encore adonné au tabac, les deux femmes avaient prévu jusqu’à cette habitude, trouvant là un prétexte pour disposer une petite pièce tout orientale, avec une profusion de tapis de Perse et un large divan drapé d’étoffes algériennes que le général avait rapportées de ses campagnes. Des étoffes pareilles garnissaient le plafond et les murs, sur lesquels se voyaient les armes laissées par trois générations d’officiers. Des sabres égyptiens rappelaient la première campagne faite par Hubert Castel à la suite de Bonaparte ; le capitaine de l’armée d’Afrique avait possédé ces fusils arabes, et ces souvenirs de Crimée attestaient la présence du sous-lieutenant Liauran sous les murs de Sébastopol. En sortant du fumoir, on entrait dans le cabinet de travail, dont les croisées étaient doubles, et celles du dedans en vitraux coloriés, si bien que, par les journées tristes, on pouvait ne pas s’apercevoir de la nuance de l’heure. Les deux femmes avaient subi de si affreuses récurrences de leurs mélancolies par des après-midi brouillés et sous des cieux cruels ! Un grand bureau posé au milieu de la pièce avait devant lui un de ces fauteuils à pivot qui permettent au travailleur de se retourner vers la cheminée sans même se lever. Une petite table Tronchin offrait son pupitre dressé, si la fantaisie prenait au jeune : homme d’écrire debout, comme une chaise longue attendait ses paresses. Un piano droit était posé dans l’angle, et tout au fond de la pièce régnait une bibliothèque longue et basse. Le choix particulier des livres qui garnissaient les tablettes de ce dernier meuble traduisait, mieux encore que les autres détails, si spéciaux et significatifs fussent-ils, la sollicitude craintive avec laquelle Mme Castel et Mme Liauran avaient tout disposé pour demeurer maîtresses de leur fils, pendant ces difficiles années qui vont de la vingtième à la trentième. Comme elles avaient toutes les deux, en leur qualité de veuves de soldats, conservé le culte de la vie d’action, en même temps que leur excessive tendresse pour Hubert les rendait incapables de supporter qu’il l’affrontât, elles avaient trouvé un compromis de leur conscience dans le rêve, formé pour lui, d’une existence d’études spéciales. Elles caressaient naïvement le désir qu’il entreprît un long travail d’histoire militaire, comme un des Trans du dix-huitième siècle en a laissé un sur les campagnes du maréchal de Saxe. N’était-ce pas le plus sur moyen qu’il restât beaucoup chez lui, — et beaucoup chez elles ? Aussi avaient-elles, grâce aux conseils de Scilly, réuni une bonne collection de livres utiles à ce projet. La correspondance complète de l’Empereur, la suite des mémoires relatifs à l’histoire de France, une profusion de volumes de voyages, formaient le fonds de cette bibliothèque. Quelques ouvrages de religion, un petit nombre de romans, et, parmi les écrivains modernes, les œuvres du seul Lamartine achevaient de garnir les rayons. Il est juste de dire que, dans ce coin du monde où l’on ne recevait aucun journal, la littérature contemporaine était parfaitement inconnue. Les idées du général et celles des deux femmes s’accordaient trop sur ce point. Il en était du monde contemporain tout entier à peu près comme de la littérature. On aurait pu entendre, dans ce salon de la rue Vaneau, d’étonnantes conversations, où le comte expliquait à ses amies que la Commune avait été faite avec l’argent de M. de Bismarck sur l’ordre du chef d’une société secrète, et d’autres théories politiques de cette portée. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Comme dans les très petites villes de province, la monotonie des habitudes avait abouti chez les deux veuves à une monotonie analogue de la pensée. Les sentiments étaient très profonds et les idées très étroites, dans ce vieil hôtel dont la porte cochère s’ouvrait rarement. Le promeneur apercevait alors, au fond d’une cour, un bâtiment sur le fronton duquel se lisait une devise latine, jadis gravée en l’honneur du maréchal de Créquy, premier propriétaire de la maison : « Marti invicto atque indefesso. — À Mars invaincu et infatigable. » Les hautes fenêtres du premier étage et du rez-de-chaussée, la couleur ancienne de la pierre, le silence propre de la cour, tout s’harmonisait au caractère des deux habitantes, dont les préjugés étaient infinis. Mme Castel et sa fille croyaient aux pressentiments, à la double vue, aux somnambules. Elles étaient persuadées que l’empereur Napoléon III avait entrepris la guerre d’Italie pour obéir à un serment de carbonaro. Jamais ces deux femmes, si divinement bonnes, n’eussent accordé leur amitié à un protestant ou à un Israélite. La seule idée qu’il y eût un libre penseur de bonne foi les bouleversait comme si on leur eût parlé de la sainteté d’un criminel. Enfin, même le général les jugeait naïves. Pourtant, comme il arrive à quelques officiers que leur vie errante et des timidités cachées sous une apparence martiale ont condamnés à des amours de passage, Scilly connaissait trop peu les femmes pour apprécier combien était réelle cette naïveté et à quelle profondeur d’ignorance du mal vivaient les deux Marie-Alice. Il supposait que toutes les femmes honnêtes étaient ainsi, et il confondait toutes les autres sous le terme de « gueuses ». Il lui arrivait de prononcer ce mot, quand son foie le faisait par trop souffrir, d’un ton qui laissait soupçonner dans son passé quelque déception amère. Mais qu’il eût été ou non trompé par une aventurière de garnison, qui songeait à s’en inquiéter parmi les rares personnes qu’il rencontrait chez « ses deux Saintes », ainsi qu’il appelait Mme Castel et sa fille ?

Toujours bercé par le roulement de sa voiture, le général continuait à s’abandonner à la crise de mémoire qu’il subissait depuis son départ de la rue Vaneau et qui venait de lui faire repasser en un quart d’heure l’existence entière de ses amies ; et voici qu’autour de ces deux figures d’autres visages s’évoquaient, ceux par exemple de la cousine germaine de Mme Castel, une Mme de Trans qui habitait la province une partie de l’année, et qui venait, avec ses trois filles : Yolande, Yseult et Ysabeau, passer l’hiver à Paris. Ces quatre dames s’installaient dans un appartement de la rue de Monsieur, et leur vie parisienne consistait à entendre, dès les sept heures du matin, une messe basse dans la chapelle privée d’un couvent situé rue de la Barouillère, à visiter d’autres couvents ou à travailler dans les ouvroirs durant l’après-midi. Elles se couchaient vers huit heures et demie, après avoir dîné à midi et soupe à six. Deux fois la semaine, « ces dames de Trans, « comme disait le général, passaient la soirée chez leurs cousines. Elles rentraient ces soirs-là rue de Monsieur à dix heures, et leur domestique venait les chercher avec le paquet de leurs socques et une lanterne, afin qu’elles pussent traverser sans danger la cour de l’hôtel Liauran. La comtesse de Trans et ses trois tilles avaient des visages de paysannes, hâlés et semés de taches de rousseur. Leurs costumes étaient coupés à la maison par des couturières que leur désignaient des religieuses. Leurs goûts de parcimonie étaient écrits dans la mesquinerie de tout leur être, et un détail révélait leur aristocratie native : leurs mains charmantes et leurs pieds délicieux, que ne parvenaient pas à déshonorer des chaussures de confection, achetées dans une pieuse maison de la rue de Sèvres. Le contraste le plus singulier s’établissait entre ces quatre femmes et un autre cousin, venu, celui-là, du côté de la seconde Marie-Alice, George Liauran. Ce dernier représentait, dans le salon de la rue Vaneau, les grandes élégances. C’était un homme de quarante-cinq ans, lancé dans un monde très riche avec une fortune d’abord moyenne, puis grossie par de savantes spéculations de Bourse. Il avait son appartement au cercle Impérial, où il déjeunait, et chaque soir son couvert mis dans une des maisons dont il était le familier. Il était petit, maigre et très brun. S’il entretenait la jeunesse de sa barbe taillée en pointe et de ses cheveux coupés très court par quelque artifice de teinture,c’était une question débattue depuis longtemps entre les trois demoiselles de Trans, qui s’hébétaient à étudier la tenue supérieure de George, ses souliers du soir vernis sous la semelle, les baguettes brodées de ses chaussettes de soie, les boutons d’or guilloché de ses manchettes, la perle unique de son plastron de chemise, en un mot, les moindres brimborions de cet homme, aux yeux bridés et fins, dont la toilette leur représentait une existence d’une prodigalité fastueuse. Il était convenu entre elles qu’il exerçait une fatale influence sur Hubert. Tel n’était sans doute pas l’avis de Mme Liauran, car elle avait chargé George de chaperonner le jeune homme à travers la vie mondaine, lorsqu’elle avait désiré que son fils cultivât leurs relations de famille. La noble femme récompensait par cette marque de confiance la longue assiduité de son cousin. Il venait dans le paisible hôtel très régulièrement et depuis des années, soit que la sécurité de cette affection lui fût une douceur parmi les mensonges de la société parisienne, soit qu’il eût conçu depuis longtemps pour sa cousine Liauran un de ces cultes secrets comme les femmes très pures en inspirent parfois à leur insu aux misanthropes, et George avait cette nuance de pessimisme qui se rencontre chez beaucoup de viveurs de cercle. Le genre de caractère de cet homme, qui, en toute matière, était toujours incliné à croire le mal, faisait pour le général l’objet d’un étonnement que l’habitude n’avait pas calmé ; mais ce soir-là il négligeait d’y réfléchir, le souvenir de George Liauran ne faisant qu’aviver davantage celui d’Hubert. Invinciblement, le digne homme en arrivait à cette évidence : les deux pauvres Saintes ne pouvaient être tristes à ce degré qu’à cause de leur enfant. — Oui, mais pourquoi ?… Ce point d’interrogation, où se résumait toute cette rêverie, était plus présent que jamais à l’esprit du comte lorsque son équipage de douairière s’arrêta devant sa maison. De l’autre côté de la porte cochère, une autre voiture stationnait, dans laquelle Scilly crut reconnaître le petit coupé que Mme Liauran avait donné à son fils. « Est-ce vous, Jean ? » cria-t-il au cocher à travers la pluie. « Oui, monsieur le comte… » répondit une voix que Scilly reconnut avec saisissement. « Hubert m’attend chez moi, » se dit-il ; et il franchit le seuil de la porte, en proie à une curiosité qu’il n’avait pas éprouvée à ce degré depuis des années.