Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 03/01


CHAPITRE PREMIER

SORCELLERIE :
LES COURTILIERS ; — LES CAILLEBOTIERS,
LE DEVIN.



Le Berry, comme toutes les autres provinces de France, a compté, de tout temps, un grand nombre de sorciers. Dans le Cher, indépendamment des sorciers d’Herry, dont la réputation est restée proverbiale, « la petite contrée de Bué, Menetou-Ratel et Verdigny, était autrefois célèbre pour ses sorciers. La chronique maligne fait remonter ce fait à l’établissement, dans le pays, d’une bande de Bohémiens mal convertis au christianisme[1].  » Au dire de notre vieux jurisconsulte Jean Chenu, la paroisse de Quantilly était encore un foyer de magiciens. — Dans l’Indre, la Brenne[2], surtout, « vieux pays des meneux de loups, des loups-garous, et des sorts, » fut toujours en grande renommée de sorcellerie. On disait et l’on répète encore aujourd’hui :

Paunay, Saunay, Rosnay, Villiers,
Quatre paroisses de sorciers[3].

Toutes les variétés de cette sorte de thaumaturges se rencontrent encore dans nos campagnes.

Nous ne nous occuperons, pour le moment, que des courtiliers, des caillebotiers, des meneux de nuées et d’une espèce de jetteux de sort qui rappelle le jettatore des Napolitains et l’aaïn, ou mauvais œil des Arabes[4].

Généralement on attribue au courtilier l’infernale faculté de flétrir en un clin d’œil, et par le seul effet de son souffle, l’arbre le plus vigoureux, la splendide végétation du jardin le plus verdoyant, et, ce qui est bien plus désastreux, d’annihiler en une seconde la récolte de tout un canton, en séchant le raisin sur le cep et le blé dans l’épi. — Les Eddas signalent ce fléau en ces termes : « Les sortiléges atteignent les épis[5]. »

C’est encore cette espèce de sorcier que désignent les lois des Douze Tables (450 ans avant J.-C.), lorsqu’elles disent : — Qui fruges excantassit, etc… — Dix-neuf cents ans plus tard, vers la fin du quinzième siècle, le pape Innocent VIII avait encore en vue les courtiliers, lorsque, dans une bulle fulminée contre la magie, il s’exprimait en ces termes : « Il nous est revenu que nombre de personnes ne craignent pas de s’entendre avec le Diable et d’anéantir, par leurs maléfices, les blés des champs, les raisins des vignes, les fruits des jardins et les foins des prés, etc., etc… » Partant de là, le saint-père autorise l’inquisition à poursuivre et condamner les sorciers de tout genre, et, par suite de ces ordres, la ville de Genève voit brûler, dans l’espace d’un an, un grand nombre de ces malheureux !

Allez dire au paysan qui se croit victime du courtilier que les chaudes et fréquentes ondées du mois de juin, en alternant trop promptement avec les rayons d’un brûlant soleil, ont seules occasionné la ruine de ses espérances, il vous répondra : « C’est possible », mais ne tiendra pas moins aucun compte de votre plausible explication ; car ce n’est pas pour lui que Virgile a dit :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas.

et, à tout prendre, le pouvoir fantastique du courtilier parle bien plus à son imagination que l’influence toute naturelle du soleil et de la pluie.

Le mot courtilier vient du grec chortos (pâturage), qui primitivement signifiait lieu, enclos, entouré d’arbres ou de haies. De chortos le latin fit hortus, et le vieux français courtil (jardin). Courtilier ne veut donc dire autre chose que jardinier, et c’est par antiphrase que l’on a donné ce nom à ce genre de sorcier, vrai fléau de toute culture. — Ainsi s’explique le nom de la courtilière, cette ennemie acharnée de l’horticulture.

L’art diabolique du caillebotier n’a pas d’aussi fâcheuses conséquences que celui du courtilier, et puis on peut au moins le combattre, tandis que l’on n’indique aucun moyen de parer les coups de ce dernier.

Les pratiques du caillebotier tendent à soustraire à son profit, ou au profit de celui qui le paie, tout le lait des vaches, tout l’embonpoint du bétail du premier venu. Pour cela faire, il met en œuvre une foule de procédés dont voici les principaux.

Le jour de la Saint-Jean, quelque temps avant le lever du soleil, il parcourt tous les prés, tous les pâtis de son voisinage, recueille dans chacun une certaine quantité de rosée, et, à son retour, en asperge les lieux où paît d’habitude son bétail.

À minuit, encore la veille de la Saint-Jean[6], il se transporte dans trois paroisses connues par la richesse de leurs gras pâturages, coupe dans chacune trois poignées de foin et les met en réserve pour les faire manger à ses aumailles, la veille des trois plus grandes fêtes de l’année.

Enfin, dans la matinée du premier jour de l’an, il fait en sorte de se trouver, avant tous ses voisins, à la fontaine ou à l’abreuvoir du hameau. Alors, il écrème avec soin la surface du liquide, et de ces précieuses prémices compose un merveilleux breuvage grâce auquel ses vaches deviennent en peu de temps les meilleures laitières des environs.

Le caillebotier ne s’en tient pas toujours à ces pratiques plus ou moins innocentes ; quelquefois, pour arriver à ses fins, il a recours aux maléfices et aux enchantements. Les personnes victimes de ces sortes de sortiléges s’en aperçoivent bientôt à l’amaigrissement rapide de leurs bœufs, à l’altération ou à la disparition subite et totale du lait de leurs vaches ou de leurs chèvres. D’ailleurs, les bêtes sur lesquelles le sort a été jeté portent presque toujours trois marques apparentes.

L’un des procédés employés par les caillebotiers qui ne cherchent qu’à nuire sans bénéficier ou faire bénéficier un tiers de leur méchanceté, est celui-ci : Ils se postent en vue de l’étable où est la vache ou la chèvre dont ils veulent faire tarir le lait, et, tout en prononçant certaines paroles, ils tracent avec un escargot un cercle dans l’intérieur d’une égotasse, — c’est ainsi qu’on appelle le pot sur lequel on met égoutter les fromages, — et ce cercle, plus ou moins rapproché du fond du vase, détermine la quantité de lait que donnera désormais la bête ensorcelée.

Ordinairement il suffit, pour rompre le charme, quel qu’il soit, de conduire à une foire l’animal maléficié, et aussitôt qu’il a été marchandé trois fois, il revient à son état normal. S’il s’agit d’une vache ou d’une chèvre dont le lait a été simplement altéré, on est presque sûr de remédier au mal en donnant aux pauvres le lait de la bête pendant trois vendredis consécutifs.

Mais souvent l’œuvre ténébreuse du caillebotier résiste à ces deux expédients ; alors, il devient nécessaire d’avoir recours à un panseux de secret qui soit en même temps devin. — Nous entendons par panseux de secret une personne qui fait métier de guérir bêtes et gens par des moyens magiques[7]. — Ces précieux personnages, quoique de plus en plus rares dans nos campagnes, n’y sont pourtant pas introuvables.

Pour bien faire comprendre au lecteur la manière dont opère, en cette circonstance, le devin panseux de secret, nous allons lui rapporter une vieille histoire qui se raconte encore quelquefois dans nos bergeries, pendant les longues veillées de décembre.

LE DEVIN.

La ferme des Raimonds a toujours été renommée, dans le canton de la Châtre, pour la beauté de ses aumailles. Que cela tienne à l’excellence de ses herbages ou aux soins intelligents du métayer, toujours est-il que ce domaine a, de tout temps, sous le rapport de l’élève des bêtes à cornes, fait la joie et l’orgueil de ceux qui l’ont possédé. — On garde encore le souvenir de l’un des anciens propriétaires de cette métairie, qui, devenu vieux, se faisait apporter un fauteuil dans la mangeoire[8] de ses bœufs, et y passait, disait-il, les plus doux instants de sa vie à voir ces superbes animaux prendre leur réfection.

Mais les colons de ce beau domaine étaient, s’il est possible, encore plus fiers de cette magnifique bouverie que les propriétaires eux-mêmes. — Il fallait voir, les jours de marché, le maître métayer des Raimonds déboucher sur la grande place de la Châtre avec son colossal attelage ; il fallait le voir s’avancer, triomphant, à la tête de ses dix grands bœufs, égaux de taille, pareils de robe, et les faire lentement défiler sous les regards émerveillés d’une double haie de spectateurs, composée des plus fins connaisseurs du pays et sur la figure desquels se peignaient tous les signes d’une admiration profonde et réfléchie à laquelle se mêlait quasi du respect. C’était au point qu’en ces occasions solennelles, certains d’entre eux se surprenaient à porter la main à leur chapeau. — Notons, en passant, que ce goût pour les bœufs semble être la passion dominante des populations qui habitent le sud-est du bas Berry. Ailleurs, c’est l’amour des chevaux, de la chasse ou du jeu, qui ruine ; dans cette partie de notre province, c’est l’amour des bœufs. Cela s’explique parfaitement du reste par le haut degré de considération dont jouissent, dans nos foires, les riches éleveurs. Aussi, il est tel de nos gros bourgeois terriens qui est certainement plus fier d’avoir fourni un bœuf villé à la métropole de Bourges, que s’il avait sculpté le fronton du Panthéon ou noté la partition du Guillaume Tell.

Hélas ! il arriva — mais il y a de cela bien longtemps — qu’un jour François Naubin, pour lors métayer du domaine des Raimonds, s’aperçut que ses bœufs dépérissaient à vue d’œil et que ses vaches ne donnaient plus qu’un lait bleuâtre et aqueux, dont on ne pouvait tirer ni beurre ni fromage. Comme leur nourriture était aussi abondante et d’aussi bonne qualité que de coutume, il ne tarda pas à avoir la certitude qu’un caillebotier avait passé par là.

Ce ne fut pas sans un certain sentiment de terreur que François Naubin fit cette découverte ; mais comme il était très-emporté de son naturel, un violent désir de vengeance eut bientôt remplacé son effroi. Sans s’amuser à conduire ses aumailles en foire et à les faire marchander, il s’en fut aussitôt trouver un vieux devin qui demeurait du côté de Montgivray et qui, sorcier lui-même, se faisait un malin plaisir de contre-carrer ses confrères.

Ce sorcier-devin était depuis longtemps connu pour tel dans le pays ; mais comme il employait sa science moins à nuire qu’à rendre service, il n’était pas en trop mauvaise odeur auprès de ses voisins. On savait, par exemple, que lorsqu’il lui revenait qu’un meunier des bords de l’Indre volait un peu trop ses pratiques, il faisait aussitôt tourner à l’envers la roue de son moulin ; ce qui déconcertait complétement le voleur et le forçait à aller trouver le devin, qui ne consentait à lever le charme qu’après lui avoir fait promettre de ne plus tirer d’un sac deux moutures. — On savait encore que lorsqu’il connaissait de pauvres diables qui, tout en se tuant au travail, avaient de la peine à gagner le pain de leur famille, il leur procurait gratis de merveilleux collets à prendre gibier de toute espèce, qu’il suffisait de tendre au premier endroit venu, fût-ce dans une cour, dans une rue, sur une place, voire même au faîte d’un clocher, pour que lièvres ou perdrix s’y prissent à foison[9].

— Je parie que tes bêtes sont ensorcelées, s’écria le devin, en voyant paraître François Naubin.

— Vous l’avez dit, père Billard, et je me rends à vous, répondit le métayer ; mais, ajouta-t-il, la voix accentuée par la colère, je veux savoir, et vous me ferez connaître, n’est-ce pas, quel est le scélérat qui veut me ruiner ?

— Rien de plus aisé, mon garçon ; mais cela te coûtera un peu cher.

— Coûte que coûte, reprit François Naubin, dites-moi son nom.

— Son nom, je ne puis te le dire, car je ne le sais pas ; mais je te le ferai voir en personne.

— Bien ! bien ! s’écria François, ça revient au même ; mais dépêchez-vous, je vous en prie.

Alors, le sorcier prit le métayer par la main, lui fit descendre une dizaine de marches et l’introduisit dans une espèce de cellier voûté, beaucoup plus long que large et fort obscur. Après en avoir soigneusement verrouillé la porte à l’intérieur, il le conduisit, à travers deux rangs de vieilles futailles, près d’un baquet rempli d’une eau limpide, dont la surface était argentée par un mince faisceau de lumière qui tombait d’un abat-jour étroit et élevé.

Une baguette de coudrier, dont l’une des extrémités se recourbait en crosse[10], reposait en travers sur les bords du baquet[11]. Le père Billard la saisit et, après avoir fait placer le métayer en face de lui, de l’autre côté du cuvier, il la fit d’abord rouler lentement entre ses mains, et tout en lui imprimant un mouvement de plus en plus rapide, il adressa brusquement ces mots au métayer :

— C’est bien toi, toi, François Naubin, qui veux connaître celui qui te cause du dommage ?

— C’est moi-même, répondit François d’une voix ferme.

— Tu vas le connaître !… tu vas le connaître !… mais je n’en prends rien sur moi !… je n’en prends rien sur moi !… s’écria le devin en jetant des regards effarés dans l’angle de la cave auquel François tournait le dos.

Cependant la baguette avait atteint, dans son mouvement de rotation, un degré de vitesse tellement accéléré qu’on ne l’apercevait plus entre les mains du sorcier. Ce fut en cet instant qu’il la laissa choir perpendiculairement dans le baquet. Au bruit grésillant, aux mille bulles pétillantes qui soudain s’échappèrent du sein du liquide frémissant, vous eussiez dit que l’on venait d’y plonger une verge de fer incandescente.

Aussitôt le devin se pencha sur le cuvier en murmurant quelques mots à voix basse.

— Prends ma place, et regarde, dit-il, un instant après, en se relevant, à François Naubin.

Celui-ci s’était à peine baissé vers le miroir magique qu’il s’exclama les traits bouleversés par la fureur, la haine et la soif de la vengeance :

— C’est lui !… c’est le père Claude !… le métayer de Riola !… C’est bien lui !… d’ailleurs, ce ne pouvait être que lui !… Ah ! vaurien !… ah ! brigand !… Je vais

— Halte-là ! dit le père Billard, en saisissant le bras de François Naubin, qui s’élançait, bouillant de rage, vers la porte du caveau. On ne se quitte pas comme cela, mon garçon ; j’ai auparavant quelques petites conditions à te faire… Mais où allais-tu donc de ce pas-là ?

— J’allais… je vais éreinter ce misérable ! s’écria le métayer, qui cherchait vainement à s’échapper de l’étreinte du sorcier.

— Apaise-toi, mon garçon, apaise-toi, et fais bien attention à ce que je vais te dire : — Quand tu auras éreinté, comme tu te le proposes, celui qui t’a fait tort, cela ne remettra pas tes aumailles en état et pourra t’attirer plus que des désagréments. — Écoute-moi donc, moi qui peux, seul, rendre la santé à tes bœufs et le lait à tes vaches ; écoute-moi donc, moi qui peux, seul, te procurer une jolie petite vengeance dont tu n’auras pas à craindre les suites.

— Eh ! quelle vengeance me promettez-vous ? demanda tout à coup le métayer ; vaudra-t-elle jamais celle que je projette et que j’aurais tant de plaisir à… ?

— Elle vaudra mieux, interrompit le devin ; elle sera plus sûre, et tu n’auras pas à t’en repentir.

Il l’entraîna, à ces mots, vers le baquet, et lui montrant du bout de sa baguette l’image de son ennemi :

— Je puis, à ton gré, ajouta-t-il, lui faire pousser au front une corne, lui empreindre sur la joue une griffe de chat, ou lui crever un œil[12].

— Éborgnez-le !… cria avec un accent de joie mêlée de rage François Naubin.

— C’est fait !… dit le sorcier, en plongeant l’extrémité de la verge dans l’œil droit de l’image.

L’eau du cuvier ondula sous le coup de baguette, puis elle prit une teinte terne et sanguinolente sous laquelle s’effaça et disparut peu à peu la face grimaçante et mutilée.

À la vue de cette lâche exécution, un sentiment de profonde pitié remplaça tout à coup, dans le cœur de François Naubin, la haine et le ressentiment qui l’avaient animé.

— Dieu m’est témoin que ce n’est pas là ce que j’aurais voulu ! dit tristement le métayer.

Cependant, le père Billard, en proie à la plus grande exaltation, s’écria derechef, par trois fois, en agitant sa baguette et en jetant ses regards vers le fond de la cave :

— Je n’en prends rien sur moi !… je n’en prends rien sur moi !…

Les yeux de François Naubin ayant pris machinalement la même direction que ceux du devin, il aperçut, non sans une certaine émotion, un grand bouc noir, au regard impudent, aux cornes effrontées, qui stationnait dans la pénombre, assis sur son derrière.

— Ah ! çà, mon garçon, reprit vivement le devin, qui avait déjà recouvré tout son calme, motus sur tout ce qui s’est passé, sur tout ce qui s’est dit, sur tout ce que tu as vu céans aujourd’hui. Au reste, tu dois comprendre que tu es pour le moins aussi intéressé que moi à bien tenir ta langue.

Ils remontèrent les degrés du cellier, et, quand vint le moment de se séparer, le père Billard dit au métayer :

— Au revoir, François ! Dans cinq heures d’ici, sur le coup de minuit, je serai chez toi, et je lèverai le sort qu’on a jeté sur tes bêtes.

Il faisait presque nuit lorsque le métayer reprit, tout soucieux, le chemin des Raimonds.

— Qu’ai-je fait là, bonne sainte Vierge, qu’ai-je fait là !… murmurait-il en cheminant et en poussant de gros soupirs. — Aussi, pourquoi ce maudit homme a-t-il toujours cherché à me nuire depuis ma plus petite jeunesse ?… Pourquoi voulait-il achever ma ruine et celle de mes enfants ?… — Oui ; mais c’est une indigne action, une action pire cent fois que la sienne, que j’ai commise là… Non ! non ! encore une fois, ce n’est pas là ce que j’aurais voulu !… Je l’aurais estropié, tué même d’un coup de poing, que j’en aurais moins de regret… — Bah !… après tout… cela est-il bien croyable ?… Non !… non !… cela n’est pas possible… et le père Billard…

Il en était là de ce monologue, lorsqu’il entendit, au loin, bien loin, devant lui, le galop d’un cheval lancé à fond de train, et qui semblait venir à sa rencontre.

Bientôt il vit briller dans les ténèbres les nombreuses étincelles qui jaillissaient du sabot de l’animal.

— Qui va là ?… criait-il un instant après.

Le cavalier, qui était un tout jeune homme, presque un enfant, s’arrêta à peine et répondit rapidement d’une voix émue :

— C’est moi, Tiennet, le boiron[13] du domaine de Riola. Je vas à la Châtre chercher un médecin pour le père Claude, mon maître, à qui l’un de nos bœufs vient de crever l’œil droit d’un coup de corne.

Lorsque le père Billard arriva aux Raimonds, l’horloge de la ferme sonnait encore minuit.

Tout reposait dans la maison, dans les cours et dans les chézaux[14] environnants.

Les chiens de garde, d’ordinaire si redoutables aux étrangers, et dont la vigilance, jamais en défaut, aurait éventé et signalé un rôdeur de nuit à deux lieues à la ronde, se réfugièrent, à l’approche du devin, sous le hangar aux voitures, et s’y blottirent immobiles et craintifs.

Le seul bruit qui se faisait entendre partait de la bouverie. Il était produit par l’incessante et fiévreuse agitation des aumailles et par le heurt fréquent et saccadé de leurs chaînes contre les poteaux des crèches.

Au moment où le père Billard levait la main pour ouvrir l’étable, François Naubin en sortit ; car il n’en bougeait guère depuis qu’il avait remarqué le dépérissement de son bétail.

— Tenez, entrez, dit-il au devin, voyez à quoi elles ressemblent mes chères bêtes ! Sans comparaison du saint baptême[15], n’est-ce pas comme de pauvres âmes en peine ?

— Quel dommage ! s’écria le père Billard, à la vue de ces grands corps décharnés ; quel dommage ! répéta-t-il à plusieurs reprises, en étudiant de l’œil, en indiquant de la main la parfaite harmonie de leur gigantesque charpente ; quels vaillants animaux[16] tu devais avoir là !

— Ah ! père Billard, ce n’est rien de le dire, il faudrait les avoir vus en santé… Et le malheureux métayer sanglota comme un enfant.

— Si vous ne venez pas à mon secours, reprit-il un instant après, j’en deviendrai fou… Tenez, voyez comme elles me regardent, toutes ces pauvres bêtes, avec leurs grands yeux pleins de larmes !… N’est-ce pas à fendre le cœur ?… Eh bien, depuis hier surtout, c’est toujours comme ça.

— Il faut que cet homme…, dit lentement le devin ; mais il n’acheva pas sa pensée et se mit à tourner, pensif, inquiet et visiblement contrarié, autour de chaque aumaille.

Le métayer, qui cependant ne le perdait pas de vue, fut frappé de son air hésitant et soucieux.

— C’est fait de moi, pensa-t-il en lui-même ; le charme est plus fort que le père Billard.

Et il s’accouda sur l’un de ses bœufs, en proie aux plus cruelles appréhensions.

— Il y a bien du mal… bien du mal !… dit enfin, en hochant la tête et comme s’il se parlait à lui-même, le père Billard.

— C’est-à-dire, s’écria le métayer qui se redressa tout à coup, l’œil étincelant et la rage dans le cœur, c’est-à-dire que je suis un homme ruiné, perdu !… — Ah ! ah ! père Billard, continua-t-il en éclatant d’un rire effrayant, vous lui avez déjà crevé un œil à ce brigand, — j’en suis sûr, son boiron vient de me le dire, — eh bien, moi, je vais lui arracher l’autre !…

— Toujours le même ! toujours le même ! dit, en se jetant en travers de la porte, le sorcier. — Ah ! çà, maître François, as-tu confiance en moi, oui ou non ?

— Oui ! répondit le métayer en détournant les yeux, comme s’il eût voulu cacher au devin un reste de doute.

— Patience ! alors, mon garçon, patience ! reprit le père Billard. Et, ce disant, il lui frappait doucement sur l’épaule pour mieux calmer la fougue de cette nature emportée.

— Dis-moi, ajouta le devin, as-tu une bonne monture ?

— J’ai ma pouliche grise qui va comme le vent.

— Eh bien, va la seller ; surtout serre bien la sangle et n’oublie pas les éperons. Pendant ce temps, je vais m’enfermer un instant ici, tout seul. Dans un quart d’heure, au plus, trouve-toi à cheval à la porte de l’étable, lorsque je l’ouvrirai.

Moins de dix minutes s’étaient écoulées, que François Naubin, monté comme un Saint Georges, stationnait au poste assigné.

Il fut frappé des bruits qui, en ce moment, partaient des étables, tant ils avaient complètement changé de nature. C’étaient des beuglements tantôt aigus, tantôt graves qu’accompagnaient des trépignements à faire trembler le sol. C’étaient les cris retentissants du sorcier, poussés, tour à tour, sur le ton de la menace ou du commandement.

Enfin, après quelques : Ah ! ah ! prononcés d’un accent victorieux, les portes de la bouverie s’ouvrirent, et tous les animaux qu’elle contenait, — quatorze bœufs, douze taureaux et autant de vaches, — se précipitèrent dans la cour, bondissants et pêle-mêle.

D’abord, cette troupe effarée aspira longuement l’air frais de la nuit, puis elle interrogea un instant, de l’œil et du flair, les différents points de l’horizon, et, s’ébrouant soudain avec violence, elle franchit les barrières de la cour et s’élança dans la campagne.

— Alerte ! alerte ! cria le sorcier, en sautant en croupe derrière François Naubin, ne perds pas tes bêtes de vue et ne ménage pas l’éperon.

Alors commença, à la lueur rougeâtre de la lune, dont le disque sanglant sortait des brumes de l’horizon, une sorte de course au clocher durant laquelle le troupeau déchaîné, obéissant à je ne sais quelle mystérieuse impulsion, se précipita en ligne droite dans la direction du couchant.

Ravins, cours d’eau, buissons, halliers, aucun obstacle ne détournait ni ne ralentissait sa fougue.

Tantôt le rapide tourbillon passait, silencieux, dans la nuit, et ne laissait entendre que le souffle haletant des aumailles et le bruit sourd des pas qui dévoraient le sol.

Tantôt la trombe mugissante jetait soudain aux échos endormis toutes les clameurs de la tempête, et les habitants des rares chaumines qui se trouvaient sur son passage, se réveillant en sursaut, se demandaient, pleins d’épouvante, d’où pouvaient provenir de pareilles effamées[17].

Cependant, la jeune cavale, entraînée comme par un courant magnétique, suivait de près la bande effrénée ; mais son allure était tellement impétueuse que le métayer et le devin se trouvaient dans l’impossibilité d’échanger une parole.

Enfin, l’ouragan sembla tournoyer sur lui-même, et cette espèce de remous alentit peu à peu son essor.

Les deux cavaliers purent respirer.

— Où sommes-nous ? demanda le devin.

— Je n’en sais rien, répondit d’abord François Naubin, qui cherchait en vain à se reconnaître à travers les ténèbres et les flots de poussière que soulevait le bétail ; mais il ajouta bientôt après : — Dieu me pardonne ! nous sommes près du domaine de Riola, et nous tournons depuis un instant autour des murs de clôture… Tenez ! voilà que les grandes portes de la cour s’ouvrent toutes seules !… Qu’est-ce que cela veut dire ? finit par s’écrier le métayer en se signant coup sur coup.

— Ah ! ah ! fit le père Billard d’un air sàtisfait, voilà qui va bien, mon garçon, voilà qui va bien ! — Plaçons-nous au milieu de la cour, et voyons faire tes bêtes.

Les aumailles, de plus en plus affolées, firent, à plusieurs reprises, le tour du vaste enclos. Chaque fois, elles s’arrêtèrent à l’entrée de chacun des bâtiments qui bordaient la cour, flairant avec avidité le seuil et les poteaux des huisseries, et faisant entendre par moment des ébrouements énergiques et prolongés. Bientôt, taureaux, bœufs et vaches s’assemblèrent en tumulte devant les portes fermées de la bouverie comme s’ils eussent voulu en faire le siége, et alors le troupeau tout entier poussa par trois fois et à intervalles égaux un immense mugissement qui avait tout l’accent d’un cri de délivrance et auquel répondit, aussi par trois fois, un long et lamentable beuglement qui partait des profondeurs des étables.

— Tes bêtes sont sauvées ! s’écria le père Billard, en sautant à bas de la pouliche. — À présent, tu n’as plus qu’à les ramener tranquillement chez toi, et dans huit jours elles auront repris tout leur embonpoint. Aie soin, à l’avenir, de placer dans ta bouverie une petite fiole d’eau qui aura été bénite deux fois, le jour de Pâques[18] et le jour de la Pentecôte : cela suffira pour que la malfaisance, ne puisse rien sur tes bêtes, tant qu’elles garderont l’étable. Quand viendra la saison de les envoyer au pacage, fais-leur un trou à la corne et remplis-le avec un peu de cire provenant d’un cierge pascal[19]. — Ces précautions prises, tu n’auras plus à craindre ni le père Claude, ni les autres.

— À propos du père Claude, demanda François Naubin, comment se fait-il que ni lui, ni les siens ne se soient pas montrés pendant tout ce remue-ménage ?

— Ils n’ont rien entendu, répondit indifféremment le sorcier.

Cependant les aumailles étaient redevenues silencieuses et tout à fait calmes. — Les unes s’étaient couchées sur la litière des cours et ruminaient paisiblement en fixant sur la lune leurs grands yeux placides. Les autres, restées debout, promenaient lentement leur langue sur toutes les parties de leur corps et lustraient avec soin leur robe trop longtemps négligée.

— Il faut que je sois rendu chez moi avant le jour, dit le père Billard au métayer, mais je ne veux pas te quitter sans t’aider à rassembler ton bétail et à le faire sortir de la cour.

Ils se mirent donc à chasser le troupeau devant eux, et la dernière aumaille venait de franchir la porte de l’enclos, lorsque François Naubin se retourna pour remercier le devin et lui dire adieu ; mais il ne le vit plus… seulement, il crut apercevoir un énorme loup qui sortait de la cour en sautant par-dessus le mur, du côté opposé à celui de la porte, et qui, après avoir disparu un instant dans les chènevières, gagnait pays dans la direction de Montgivray.

François Naubin ne douta pas un instant que ce ne fût le père Billard, qui avait jugé à propos de se transformer ainsi pour se rendre incognito et d’un pas plus rapide dans ses foyers.


François Proton, de la paroisse de Lacs, qui nous a raconté la légende que l’on vient de lire, nous a assuré que le procédé employé par le père Billard, pour rendre la santé et le lait aux aumailles de François Naubin est celui auquel ont ordinairement recours, en pareil cas, la plupart de nos sorciers. — D’après un célèbre démonographe, ce procédé était autrefois usité en Prusse : — « Je ne puis que je ne fasse mention, en ce lieu, d’un remède étrange que pratiquoit Christine, chambrière de Théodore-Lopers, vicaire de l’hôpital de Creveld. Lorsque ses vaches perdoient leur lait, elle les envoyoit devant la maison de la personne qui étoit soupçonnée de le leur avoir fait perdre, et les faisoit, au préalable, sortir au nom de dix mille diables, et, étant devant la maison, elles y demeuroient quelque temps, beuglant continuellement, et puis s’en retournoient avec leur lait. » (Boguet, Discours des sorciers, avec six avis en fait de sorcellerie.)

  1. M. le comte Jaubert, Glossaire du Centre, au mot Carroir.
  2. Le nom de cette partie du bas Berry vient, selon toute apparence, du mot barren, qui, en anglais et en allemand, signifie stérile. — Notre terme varenne, par lequel nous désignons un sol maigre et sablonneux, a la même origine. La vieille expression française bréhaigne, brehenne, encore usitée en vénerie, est de la même famille et a la même signification que tous les mots ci-dessus :

    « Il est vrai que les bréhaignes sont plus heureuses que les fécondes. »
    (Béroalde de Verville, le Moyen de parvenir.)
    Enfin, le mot breine, dans le patois rouchi, se traduit par stérile.

  3. M. de la Tramblais, Esquisses pittoresques de l’Indre.
  4. Le général Daumas, Mœurs et coutumes de l’Algérie, p. 51.
  5. Voy. le Poëme d’Odin dans l’Edda.
  6. En Berry, comme ailleurs, on connaît plusieurs plantes qui, lorsqu’on les cueille dans la matinée qui ouvre le jour de la Saint-Jean, acquièrent des propriétés merveilleuses. Les unes, telles que l’hièble, le frêne, l’aune,  etc., sont employées par les sorciers dans l’exercice de leur art infernal ; les autres, au contraire, servent à éloigner ou à détruire les maléfices : de ce nombre sont le trèfle à quatre feuilles (voy. p. 86 et 288), l’aubépine, le buis, etc… — On sait que c’est cette croyance, autrefois assez générale, qui a donné lieu à la locution française : employer toutes les herbes de la Saint-Jean, c’est-à-dire avoir recours à tous les moyens, ne rien négliger, pour sortir de quelque embarras ; pour réussir en quelque entreprise : — Voy. p. 96 et 289.
  7. Voy., plus loin, les p. 295 et suiv.
  8. On appelle ainsi la large allée qui règne entre deux rangs de bœufs à la crèche, et sur laquelle on dépose la nourriture de ces animaux. Crèche se dit particulièrement des poteaux qui forment colonnade le long de la mangeoire, et entre lesquels les bœufs passent leurs têtes pour prendre leurs repas.
  9. Tout piége ordinaire peut, dit-on, acquérir des propriétés semblables, si l’on entend la messe de minuit en le tenant de la main gauche, et si, au moment de l’élévation, on le plonge dans le bénitier. (Voy. les Chroniques populaires du Berry, t. I, p. 186.)
  10. Cette baguette doit être faite d’un jet de l’année. On a soin de la couper avec un couteau qui n’ait point encore servi, la veille de la Saint-Jean au moment où sonne minuit. — On sait que le lituus des augures était aussi recourbé par le haut.
  11. Les devins de Rome employaient des bassins pleins d’eau pour leurs évocations (Pline, liv. XXX, ch. 2). — Au rapport de Plutarque, les devineresses germaniques pratiquaient aussi l’hydromancie. — « Quelquefois le démon que l’on consultait traçait à la surface du liquide l’image de la personne au sujet de laquelle on l’avait interrogé. (Dom Calmet, Dictionnaire de la Bible, t. II, p. 171.)
  12. Ce sont là, au dire des paysans des environs de la Châtre, les trois propositions de vengeance que font invariablement les devins à ceux qui les consultent. — Au reste, nous affirmons, une fois pour toutes, que rien n’est de notre invention dans les faits, dans les détails que renferment ces récits. Inventer, en matière semblable, serait une absurdité.
  13. Nous avons déjà dit que l’on appelle ainsi le jeune garçon qui aiguillonne les bœufs pendant leur travail. — Voy., plus haut, la note 3 de la page 17.
  14. On donne ce nom à de petits enclos, à des chènevières ou jardins attenants à des bâtiments ruraux. — Du latin casalia. — Lequel suzeau (sureau) provient autour des chesaulx et masures. » (Rabelais, Pantagruel, liv. IV, ch. lxii.)
  15. Voy., pour l’explication de cette expression, liv. V, ch. iii, le 5e prov.
  16. Le mot vaillant s’emploie fréquemment, dans nos campagnes, en parlant d’un animal ou d’une chose remarquable dans son espèce et qui a du prix : — « Voilà un vaillant cheval, une vaillante terre ; — c’est du vaillant vin que vous avez là. » — Ce terme est la traduction littérale du latin valens.
  17. Grands cris de détresse on d’effroi. — Ce terme expressif, en usage dans les environs de la Châtre, dérive des mots latins fama (phama, en grec, bruit), effari, effamen ; ce dernier appartient à la basse latinité.
  18. L’eau bénite qui se fait à Pâques passe pour avoir beaucoup plus de vertu que celle qui se fait à toute autre époque de l’année. Heureux surtout celui qui peut se procurer les prémices de cette eau bénite, lorsqu’on la distribue aux fidèles !
  19. Les Morlaques fixent aussi aux cornes de leur bétail des zapis ou talismans ; ils en portent eux-mêmes à leur coiffure.