Frères des écoles chrétiennes (p. 197-206).





L’ÉTANG-DU-NORD


B
raves gens de l’Étang-du-Nord, de grâce, ne laissez pas appeler votre île Grindstone ! Grindstone ! Pourquoi pas, comme autrefois, Cap-aux-Meules ?… Et ce mot ne désigne d’ailleurs que la pointe où touche le vapeur. Tant pis si la sonorité si française du véritable nom de l’Île : Étang-du-Nord, malmène un peu les mâchoires britanniques !

L’Étang-du-Nord est la plus grande, la plus coquette et la mieux cultivée des îles. Bien fournie, comme ses voisines, de demoiselles verdoyantes et dénudées, ses petits vallons ont

cependant gardé un peu de bois, de modestes épinettes qui font plaisir à voir. Mais près des côtes, c’est toujours l’uniformité des prairies rases, le vert, le vert intense que vous avez vu ailleurs.

Il y a deux villages sur l’Étang-du-Nord : le Cap-aux-Meules qui groupe les marchands et les bureaux, et l’Étang-du-Nord proprement dit, gros bourg de pêcheurs, tirant son nom d’une lagune fermée du côté de la mer par un cordon littoral. C’est peut-être la seule agglomération des Îles de la Madeleine qui mérite réellement le nom de village : maisons gaies et proprettes, donnant toutes sur la mer où se balance dans la courbe harmonieuse de la baie, une fine escadrille de petits bateaux blancs.

D’ici, l’on aperçoit au loin, baignées dans une buée mauve, l’Île du Havre-au-Ber, ses falaises, sa Montagne boisée, les croupes bosselées de ses Demoiselles. Plus près de nous, sur les coteaux de la Vernière, l’élégante église qui dessert les deux villages domine toute l’Île de l’Étang-du-Nord.

Très grande et très belle, cette église est presque luxueuse pour le pays, et les paroissiens en sont très fiers. Elle a une légende. La voulez-vous connaître ?

Il y a de cela bien longtemps, un navire chargé de bois de construction fit côte, à l’automne, au Goulet, de la Dune-du-Nord. La cargaison demeura quelques semaines au lieu du désastre. L’hiver venu, les Madelinots, la transportèrent sur la glace jusqu’au Cap-aux-Meules où, l’été suivant, un grand voilier vint la prendre pour la conduire en Angleterre. Le brick mit à la voile par un beau soir de juillet. Mais, à peine avait-il contourné la Pointe-du-Ouest, qu’une effroyable tempête s’éleva soudain, et l’envoya s’éventrer sur la Dune-du-Nord ! Les propriétaires de la cargaison, découragés, renoncèrent à leurs droits, et, d’un commun accord, les Madelinots décidèrent d’employer ce bois à la construction d’une église dont ils avaient grand besoin. L’aubaine était excellente, aussi se mit-on à l’œuvre avec une grande ardeur. En peu de semaines, l’église fut piquée, la charpente liée, les murs debout. On allait couvrir quand, une nuit d’automne, la tempête s’éleva, s’engouffra dans la charpente et la renversa comme un château de cartes.

Grand émoi sur les îles ! Il y avait quelque chose, et ce bois était maudit. On chercha, on causa, on fit parler quelques rescapés. On finit par apprendre que, le matin même du naufrage, au milieu d’une tempête de blasphèmes qui ne le cédait en rien à celle qui rageait sur la mer, le capitaine du vaisseau avait dit en montrant le poing au ciel :

— Je donne la cargaison au diable !

On fit des prières publiques, on bénit le bois et courageusement, on recommença l’ouvrage qui cette fois a tenu. Et voilà comment, bien malgré lui, le diable a fourni les matériaux de l’église de l’Étang-du-Nord !…

À cent pas de cette église légendaire, une belle académie toute neuve, assise sur une colline, commande un incomparable paysage. C’est là que, désormais les jeunes Madelinots, entre les pêches, viendront étudier les malices de la règle d’intérêt et de celles du participe passé, où ils apprendront que le monde s’étend très loin au-delà du Rocher-des-Oiseaux et du Corps-Mort, et nombre d’autres choses curieuses qui ne les rendront guère plus heureux que leurs pères.

Inutile de nous attarder à ce village où nous ne connaissons personne. Passant au grand trot à travers des maisons nombreuses, notre cheval s’engage sur le cordon littoral qui conduit aux bords saumâtres de l’Étang-du-Nord, dont nous voulons aujourd’hui examiner la végétation.

Oh ! les merveilles de la flore littorale ! Les profanes ignoreront toujours le frisson de joie qu’éprouve un botaniste à s’agenouiller sur le sable gonflé d’eau, dans l’orbite des infimes constellations des limoselles blanches, à surprendre les gentianes, en tenue de matin, offrant dans leur petit hanap mauve des libations de rosée au soleil de neuf heures ! Et les oseilles marines amoureuses du sel ! Et les arroches avinées paresseusement étendues sur les galets ! Et les mandibules rouges des salicornes qui étreignent toujours dans l’air froid quelque insecte invisible !

Au bout d’une heure, les cartables sont remplis à crever, mais les estomacs sont vides. Allons-nous retourner sur nos pas pour casser la croûte ? Non. Voici, tout près, dans les vernes, au milieu d’un champ de pommes de terre qui l’englobe sans même laisser un sentier d’approche, une petite maison. Une feuille de tuyau perce le toit et fume obliquement. Nous dînerons là s’il plaît à Dieu et aux habitants. Comme je frappe, une femme en cheveux vient ouvrir, et quelque peu abasourdie de ma demande, allègue timidement sa pauvreté pour refuser ma requête.

— Nous n’avons pas de lait, vous savez, ni de douceur… Il n’y a que du ragoût.

— N’importe ! Nous serons contents de ce que vous aurez. Dans une demi-heure donc !

Sans la chercher nous avions trouvé la plus pauvre maison des Îles de la Madeleine, où il n’y a guère de riches, mais aussi, bien peu de pauvres. Quatre murs de planche brute, sans lambris au-dedans, tapissés seulement, par places, de vieux journaux. Quelques chromos sans cadre, un rameau de sapin bruni, un fusil sur deux clous, une paillasse trop courte — la seule, vraiment, dans ce taudis — jetée sur un lit charpenté à même le mur. À l’autre bout de la masure, sur un poêle bancal et rouillé, un chaudron et une théière sans anse. Au milieu de ce peu de choses, la jeune mère, une vieille, quatre petits enfants, évoluant sans rompre les lames obliques de clair soleil admises par deux minuscules carreaux. On nous avait mis toute la faïence sur la table et quoique je m’attendisse à de la pauvreté, je frémis involontairement à la vue des trois assiettes ébréchées et disparates, et des tasses fêlées que, pour les faire reluire, on avait désespérément frottées. Nous dûmes approcher une boîte et une malle, car il n’y avait qu’une chaise, une berceuse trop basse pour la table et qui était sans doute le refuge où cette femme, avec son enfant sur son sein, goûtait la seule joie que rien au monde ne saurait ravir aux plus misérables et qui n’est jamais aussi pleine que pour celles-là, la joie suprême de la maternité !…

Sans broncher, nous avons avalé l’insipide ragoût, une sauce aux pommes de terre plutôt, où la viande n’existait qu’à l’état de traces. Les tourteaux pâteux, mal cuits, durent passer avec un breuvage noir d’encre, sans lait ni douceur, dont la pauvre femme voulut absolument corriger l’amertume en y battant un œuf !

— On est bien pauvre, vous voyez, disait-elle, mais ce n’est pas de notre faute !

— Non, elle a bien du cœur, ajouta la vieille, dont les petits yeux chassieux brillèrent un instant ; elle a défriché toute seule le champ de patates que vous avez vu. C’est une bonne femme !…

Quelques faciles questions nous apprirent bientôt la simple histoire de ces pauvres gens. Croyant bien faire on avait vendu les agrès de pêche et quitté les îles, pour aller gagner de l’argent à Clarke City, sur la côte Nord. Mais on n’avait réussi qu’à manger toutes les économies, et, à bout, de ressources, comme l’oiseau blessé retourne au nid, on s’était rembarqué pour l’Étang-du-Nord. Et tout était à recommencer. L’homme peinait dans une homarderie à la Grande-Entrée, et ne pouvait venir que le dimanche, rarement. Toute seule, la petite femme élevait les enfants et cultivait le champ. De temps à autre la grand’mère venait passer quelques jours avec sa bru, pour l’aider un peu.

— Ce n’est pas de notre faute, répétait la jeune femme, avec une insistance qui faisait mal, tandis que, feignant un appétit féroce, nous avalions avec héroïsme les tourteaux crus.

Je suis sorti de là le cœur serré et les yeux dans l’eau, mais content d’une occasion inespérée de faire discrètement la charité. Et pendant que notre petit cheval trottait alertement sur le sable, je pensais que, pour ceux-là, les admirables falaises de sanguine et d’ocre, la mer si bleue, si belle, la verdure ardente des collines et les mignonnes fleurs sous les pas, toutes ces choses n’ont pas de voix, et ne sont que le cadre ironique d’une souffrance.

J’en suis à ces réflexions un peu pénibles quand, passé les eaux verdâtres d’une lagune, voici venir, au pas besogneux de petits chevaux secouant leur crinière à chaque effort, une longue procession de charrettes. Sous la vive lumière du midi éclatent les coiffes blanches et les tabliers de calicot bleu. Grâces te soient rendues, qui que tu sois, divinité propice, qui plaças les poètes sur le chemin du pittoresque ! le spectacle que l’on voulait à tout prix me cacher ! les femmes de l’Étang-du-Nord allant aux coques !

Elles sont deux, femmes ou fillettes, dans chaque charrette avec la baille (cuve) et le pêche-coques. Laissant les chevals à la conduite des ornières, les Madelinotes, caquetant comme de dignes filles d’Ève, tricotent des bas et des gilets sous le clair soleil qui éclabousse ses rayons d’or sur les rayons d’argent des brochures (tricotages). Dans la mise proprette de ces femmes du peuple, on sent le souci bien féminin de relever un travail considéré comme humiliant, — puisque, sur les autres îles, on vous dit avec un peu de mépris que seules, les femmes du Bassin et de l’Étang-du-Nord vont aux coques.

Pour moi — je l’ai dit déjà — je suis d’avis contraire, et dans un autre ordre d’idées j’ajoute que si, en ces temps de débâcle de la couleur locale, il y a encore du pittoresque en notre Laurentie, c’est certainement le défilé des femmes de l’Étang-du-Nord allant aux coques !

Maintenant qu’elles sont passées, je me retourne pour les voir s’engager sur la longue barre de sable nu qui les conduira aux Araynes humides où se cachent les mollusques convoités. Tout à l’heure, les attelages se disperseront au hasard, comme fleurettes sur pré, sur l’étendue vide du Havre-aux-Basques. Pieds nus et troussées jusqu’aux genoux, les pêcheuses épieront, sur la plage unie par le flux, l’imperceptible prise d’air qui décèle le bivalve au repos, à un pied de profondeur. Un vigoureux coup de pêche-coques, et dans l’émiettement du sable mouillé, paraîtra la blanche coquille que les enfants recueilleront pour la déposer dans la baille. Quand on aura ainsi levé une ample provision, les petits chevaux, toujours secouant la crinière, reprendront l’interminable chemin de la dune, berçant les Madelinotes qui auront repris, elles, leur brochure et leur jasette.

Pour le moment elles s’en vont sous la pluie de lumière, et le mirage déjà les grandit, les double, allonge démesurément les jambes des chevaux, et je revois du point de vue opposé le tableau tout oriental qui m’a tant impressionné l’autre soir, là-bas ! Et ce sera la dernière image que j’emporterai de l’Étang-du-Nord : une vision de caravane marchant dans un désert de sable, sous la pâleur d’un ciel boréal, le long d’une mer déserte et bleue, criblée d’étincelles !