Frères des écoles chrétiennes (p. 186-196).





LE HAVRE-AU-BER


D énormes émeraudes de conte oriental, serties dans des rubis et reliées entre elles par des chaînes d’or, un archipel égéen jeté là pour animer l’effrayante solitude du Golfe, telles me sont apparues, dès le premier jour, les îles de la Madeleine, et telle est l’opulente image qu’elles ont laissée dans mon souvenir. Il paraît bien que l’illustre saintongeais, contemplant les Îles de quelque hauteur, a vibré de la même émotion et développé en son esprit les mêmes images puisqu’il épingla à l’archipel ce délicieux nom, Les Ramées, malheureusement tombé dans l’oubli.

Des falaises d’un rouge lumineux, des collines d’un vert intense, arrondies et bombées comme des poitrines, d’immenses lagunes tranquilles et ensablées, des horizons d’eau et de sable, tels sont les éléments groupés et combinés de toutes les manières possibles, pour réaliser ce prestigieux concert de lignes et de couleurs qui nous prend l’âme toute, nous retient sans que nous sachions pourquoi, et nous fait dire quand le vapeur borgote pour la dernière fois : Déjà !

Le voyageur n’a pas le choix des moyens pour aborder aux Îles. Traversant les provinces maritimes, il prend à Pictou un petit paquebot qui, escale faite à Souris, paraît en vue des Îles après quelque douze heures de navigation. Dès Pictou on peut pressentir les Madelinots qui y forment une petite colonie ayant son centre à l’Hôtel Royal. C’est déjà plaisir d’entendre les premières sonorités du dialecte acadien, de voir des enfants plein les escaliers et de manger le cake préparé par Marie, une plantureuse Madelinote qui, ayant marié en secondes noces le garçon à Ben Eloquin, s’en est venue chercher fortune sur la grand’terre, où elle s’arroge une sorte de maternité générale sur tout ce qui sort des îles ou y entre.

Le quai où s’amarre le Lady Evelyn ne ressemble pas aux autres de Pictou, car les claires syllabes françaises voltigent au-dessus des barils de maquereau et des boîtes de homard. Aux heures de départ, les baisers claquent sur les joues vermeilles, et les bonjours multipliés font au navire, sur la baie, un bout de conduite. Pendant la nuit, le bateau fait escale à Souris puis, prenant sa course vers le nord, il contourne, en tanguant follement, la Pointe-de-l’Est de la province insulaire pendant que les voyageurs sans cabine — et ils sont le nombre — assis sur les marches de l’escalier, font d’amères réflexions sur l’instabilité du… cœur humain !

Vers sept ou huit heures du matin, l’on aperçoit à tribord le premier rubis du Golfe : l’Île-d’Entrée, haute, couverte de mamelons arrondis et verdoyants, murée d’abruptes falaises de grès rouge. On nous dit qu’elle n’est habitée que par des Anglais. Le bateau ne s’y arrête pas ; il la côtoie pour contourner la longue barre de sable nu qui prolonge le bassin du Havre-au-Ber, port d’attache du Lady Evelyn.

L’Île du Havre-au-Ber — que les Anglais persistent à appeler Amherst — est le centre administratif des Îles de la Madeleine. Le long croissant de la dune y dessine le plus magnifique et le plus sûr havre de pêche. On y trouve d’ailleurs tout ce qui fait la gloire des pays civilisés, depuis les négociants, la banque et les médecins, jusqu’à une prison et un geôlier. Disons tout de suite cependant, pour ne pas avoir à y revenir, que le pays étant exempt d’avocats ne compte pas de criminels, que les princes de la chicane — comme les bancs de harengs — n’y font que passer durant la saison d’été, et que le paternel greffier, suivant une ancienne tradition, a bien soin d’accorder les parties en difficulté avant cette invasion périodique. Il en résulte que, s’il y a prison, il n’y a pas de prisonniers, ce qui permet au geôlier de se consacrer au service des autels — service auxiliaire s’entend — de chanter au lutrin, de faire sonner l’enclume et de pêcher comme tout le monde.

Au débarquer, on laisse à gauche un petit cap gris où de vieilles dames tiennent une pension, et l’on se trouve dans le plus pittoresque des villages de pêcheurs : cabanes à poisson minuscules et toutes pareilles — que l’on appelle ici salines, — claies de séchage où cuit au soleil le ventre ouvert des morues, vitrines de magasins bourrées de faïences et de verreries à filets d’or, et partout, dans tous les coins libres, des montagnes de quarts à maquereau.

Laissant derrière soi ces choses nouvelles que l’on se propose de revenir considérer en détail, l’on grimpe tout de suite le coteau où se disséminent les maisons des notables et les bureaux administratifs. Plus loin, la blancheur de l’église se détache sur les formes mamillaires de la Grande Demoiselle. Les Demoiselles sont deux collines hémisphériques arrondies comme au compas, couvertes d’une herbe rase comme velours, et terminées à pic sur le bord de la mer qui les ronge. Cette particularité des Îles de la Madeleine a son explication dans la structure géologique de l’archipel, reste insignifiant d’une terre disparue, qui unissait Terre-Neuve, la Gaspésie, la Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard, terre de grès rouges ou gris, parsemée de masses de gypse blanc comme neige, et dont l’affaissement a formé le Golfe Saint-Laurent. Ces remarquables profils mamillaires, que l’on rencontre sur presque toutes les Îles et auxquels les géologues étendent le nom des Demoiselles du Havre-au-Ber, sont dus au soulèvement volcanique des grès superficiels. La dent de la mer, jamais en repos, gruge les rochers, entame les demoiselles, dont certaines, au bord des eaux, semblent tranchées d’un coup, par la hache d’un titan.

Pour l’homme — être d’un matin et d’un soir — la nature semble en état d’équilibre, mais les forces aveugles et fatales qui ont détruit cette vaste terre et fait crouler ces montagnes, sont là, à l’œuvre comme au premier des jours, et, grain de sable après grain de sable, n’enseveliront-elles pas toutes ces îles sous le vaste linceul de l’océan ? … Cependant, la mer qui démolit ici, reconstruit là. À mesure que les siècles liment les falaises, dissolvent le gypse blanc et broient le grès rouge des échoueries, de longues dunes se forment, s’allongent, galopent vers le large, comblent les havres et ferment les baies. En ce sens qu’elles tendent à devenir un vaste banc de sable, éternel hochet des courants de la mer, les Îles de la Madeleine sont vouées irrémédiablement à la destruction totale. Mais ce sont là préoccupations de géologues — curieuses gens qui oublient toujours que le sort des fossiles les attend demain — et cette échéance est si éloignée que les Madelinots peuvent dormir en paix sous l’édredon de leur bonne conscience et de leur bonheur.

De la véranda du presbytère, où la plus cordiale hospitalité acadienne nous accueille, la vue est vraiment magnifique. Devant nous, sur la verdure des gazons, les petites maisons s’éparpillent, toutes semblables, vêtues de bardeaux sur toutes les faces, et coiffées d’un toit à pic. Au loin flambe l’ocre de la pension Shea, joli chalet posé en plein vent sur la grisaille d’un cap que prolongent, presque au niveau de l’eau, le quai et son petit phare. Et puis la mer, la vaste mer ! Et puis, barrant la nappe bleu turquoise d’un trait hardi, l’immense banc de sable couleur de chair, tendu comme un bras, vers les lointains de l’Atlantique ! Voici le lac stagnant du havre, et le lit d’algues filamenteuses où dorment pour le moment d’un sommeil bercé, les fins bateaux de pêche dont chaque mât dessine sur l’eau calme, un trait tremblant. Au fond, tout au fond, l’Île-d’Entrée avec sa troupe de demoiselles folâtres qui grimpent les unes sur les autres à l’escalade du ciel bleu. Plus près de nous, à notre gauche, et nous cachant la mer de ce côté, l’authentique Demoiselle du Havre-au-Ber avec ses flancs striés de raies parallèles — les sentiers des vaches — et tout en haut, le vieux mât penché, appariteur traditionnel des légions voyageuses du hareng.

Suivant les heures du jour et les caprices du mirage, le paysage change, s’élargit ou se condense. Tantôt l’Île-d’Entrée paraît énorme et prochaine, tantôt elle se voile et se retire dans un mystérieux lointain. Et quand la nuit, venant sur les eaux, menace de l’étreindre toute, brusquement, sur les hauteurs, jaillit un faisceau lumineux qui, silencieusement, fouille les ténèbres.

L’Île du Havre-au-Ber est étranglée par le milieu, et les deux lobes qui en résultent forment deux paroisses distinctes : le Havre et le Bassin. Bien qu’éloignés de trois à quatre milles du port, les Bassiniers sont plus nombreux que les gens du Havre. La promenade en voiture à travers l’Île ne manque pas de charme, à cause surtout de l’irrégularité des côtes et de la division des terres. Inconnue ici, la monotone succession des clôtures de perches, courant parallèlement vers un horizon rectiligne ! Les premiers Acadiens qui, fuyant le fair play britannique, débarquèrent sur les rivages des Îles, s’y taillèrent des domaines limités seulement par leur fantaisie et la nature du terrain. Les divisions successives, en morcelant la terre à l’infini, accentuèrent cette irrégularité si bien, qu’aujourd’hui, les petites maisons blanches sont éparpillées sans ordre apparent comme une volée de goélands au repos sur une plage.

Ai-je dit que, au cours du temps, et pour les besoins du chauffage et de la pêche, les Îles ont été quasi complètement déboisées et que, faute de bois, les Madelinots brûlent tous le charbon de Pictou ? À l’est du Bassin cependant, il y a la Montagne, une très modeste montagne encore couverte d’une très modeste forêt. Au-delà, passé l’ancienne dune fixée par les épinettes et les lauriers, se déploie le Havre-aux-Basques, formé par l’île du Havre-au-Ber, l’Île de l’Étang-du-Nord et deux longues dunes — un grand havre aujourd’hui presque entièrement ensablé, où s’attachent des souvenirs qui sont quasi de la préhistoire. Québec n’était pas encore que déjà de hardis corsaires de Saint-Malo et des Basques de Saint-Jean-de-Luz y faisaient de fabuleuses chasses de morses et de phoques. Nous savons aussi que dès avant 1600, les aventuriers anglais Drake, Leigh et Wyet étaient chassés à coups de canon par deux cents français et sauvages campés au Havre-aux-Basques.

Je ne crois pas qu’il me soit possible d’oublier jamais le spectacle qui frappa mes yeux lorsque, vers six heures du soir, notre jeune conducteur, ayant stimulé sa bête pour lui faire franchir un bourrelet de sable mou, nous arrêta sur la plage presque sans limites du Havre-aux-Basques. Le jour avait été superbe, lumineux et sans brume, et le soleil descendait lentement derrière l’Étang-du-Nord. La marée était basse. Devant nous l’immense plaine de sable humide, ridée par les courants de la mer en retraite, présentait aux fulgurations de la lumière mourante une alternance infinie d’étroits lisérés de sable d’or et d’argent liquide. Loin, très loin, minuscules dans l’étendue, se silhouettaient, immobiles, les petites charrettes des pêcheurs de coques. Le mirage doublait, haussait ces profils dispersés jusqu’à en faire, dans le grand calme vespéral, des méhara agenouillés pour laisser les chameliers arabes tourner leurs yeux priants vers une Mecque invisible. Si vaste était le tableau, si impressionnant le silence, que nous demeurions là, sans rien dire, subissant avec délices cet enivrant travail de conception par quoi la nature engendre en nous l’émotion esthétique.

… Le crissement du sable derrière nous vient rompre le charme — mais pour l’accentuer. Débouchant des taillis de vernes et de lauriers par le chemin qui nous a amenés nous-mêmes, une vache enjuguée, tirant une petite charrette madelinote, passe près de nous. Dans la caisse de la voiture, une vieille en coiffe noire se serre près d’une fillette qui tient le pêche-coques, sorte de trident formé d’un fer à cheval lié à une petite pique, avec quoi on fouille la plage pour atteindre les précieux mollusques. À l’arrière, un baquet recouvert d’un morceau de jute. Au pas somnolent de la vache, le pittoresque équipage s’éloigne sur l’immense platin laissant sur le sable mouillé deux raies sinueuses qui s’en vont, concourantes vers l’orbe du soleil couchant.

Ô peintres de mon pays ! Jusques à quand tâcherez-vous à barbouiller de chic, de vos pinceaux barbares, le château de Chilon ou les eaux perses où se mire le Rialto ? Ramassez vite tubes, palette et pincelier, roulez vos toiles et venez ici déployer vos pliants parmi les seigles sauvages et les fleurs pourpres des pois de mer : il n’est marine hollandaise qui vaille les Pêcheurs de coques du Havre-aux-Basques.

Je n’ignore pas que les gros bonnets du Havre-au-Ber n’aiment guère que les étrangers voient les femmes lever les coques. Ils essaient surtout de cacher cette curiosité à ceux qui ont la dangereuse manie de noircir du papier. Je sais qu’ils m’en voudront pour avoir écrit la page qui précède… en quoi ils ont tort, pour de très nombreuses raisons. Y a-t-il rien de plus naturel, et de plus touchant aussi, que cette collaboration étroite et nécessaire de l’homme et de sa compagne au rude travail de la mer ?…

Épouses dévouées, mères courageuses et admirables, c’est parce que vous êtes cela, et rien que cela, que vous vous faites au besoin pêcheuses de coques, et sans réclamer le droit de voter, vous avez su, dès longtemps, exercer celui d’être vaillantes et utiles ! N’ayez pas honte de ce qui est noblesse ! Penchez-vous courageusement sur le sable du Havre-aux-Basques ! Que si vous rougissez, que ce soit simplement parce que le grand vent de mer vous bat les joues et vous fait ce beau sang vermeil qu’on ne retrouve plus, une fois qu’on l’a perdu, et qui est encore la grande promesse d’avenir pour le peuple Acadien !…