Frères des écoles chrétiennes (p. 122-132).


ANTICOSTI






LA POINTE-AUX-GRAINES


R
eine du Golfe ! Terre de lumière ! Clef du Saint-Laurent ! Paradis de la chasse ! Royaume vierge ! Nef de verdure ! Quelle litanie plus belle que celle de Richepin — et point blasphématoire — l’on pourrait te chanter, Anticosti ! Mais quelle autre litanie, terrible et funèbre, l’écho pourrait renvoyer ! Cimetière du Golfe ! Île mystérieuse ! Mégère des brumes ! Ogresse insatiable ! Terreur des marins ! Pieuvre des naufragés ! Arche de la faim ! Mère du désespoir !…

Car Anticosti est tout cela.

Il s’est trouvé un homme, disposant du puissant levier de l’argent, pour tenter d’arracher cette terre immense et déserte à la virginité de la nature. Mais ici, la nature, maîtresse depuis toujours, habituée à tout courber sous la fatalité de ses lois, ne cède pas facilement son domaine cent fois millénaire. Aussi, malgré les splendeurs du Château Menier, Anticosti reste terre sauvage, terre inconnue. Qui a pénétré un peu loin à l’intérieur ? Dix ou quinze blancs peut-être ? Cet intérieur on l’imagine couvert de forêts sombres et de tourbières, ponctué de lacs — on en découvrira encore, longtemps — parcouru de rivières peu profondes qui coulent en chantant doucement sur le marbre. Mais, qu’en sait-on, au juste ?

Ce que l’on peut voir d’Anticosti, ce qu’il faut en voir sous peine de ne rien comprendre à ce pays étrange, c’est la côte, le Reef comme on dit là-bas. Ce Reef est quelque chose de bien particulier, de bien anticostien, et qui résulte de la structure géologique de l’Île, vaste plateau de calcaires siluriens séparé de la Gaspésie, à des âges très anciens. Ces calcaires, qui ont conservé leur horizontalité, s’empilent régulièrement les uns sur les autres et viennent surplomber la mer. À la phase géologique où nous sommes, l’île — sous l’action de causes inconnues — s’exhausse très vite, annulant le travail d’érosion de la mer qui bat la plage. Il en résulte qu’une plate-forme littorale, d’un à deux milles de largeur, encercle presque complètement Anticosti ; c’est le Reef. À marée haute, le Reef est entièrement couvert ; à marée basse, il permet à une voiture solidement construite de cahoter lentement le long du rivage… Et c’est le seul moyen de voyager par terre autour de l’Île.

Quelqu’un, un vieillard, grand-père aimé et respecté de tous, règne sur ce domaine, et son sceptre est sa bonne pipe bourrée de bon tabac canadien. M. Alfred Malouin a une belle tête blanche pleine d’histoires, un verbe chaud et un cœur d’or. Cet anticostien passionné a besoin pour vivre de voir la mer et de l’entendre. Il en parle — de la mer — avec des mots d’amour qui pénètrent même les malheureux dont elle a fortement rançonné le foie et l’estomac. Or donc, connaissant notre projet d’inventorier les richesses végétales de la côte, l’aimable gouverneur avait mobilisé le p’tit Joseph Duguay, son meilleur guide, et Bob, modeste et intéressant animal, dur de gueule et d’oreille, blasé sur les hommes et les choses, qui ne mène pas vite mais loin, qui sait que le Reef a trois cents milles et qu’il serait idiot de se presser, qui connaît tous les trous et l’heure des marées, Bob enfin, perle de l’espèce chevaline et vétéran du Reef !

Matériel et provisions bien arrimés sur la planche, nous avons fait ainsi une trentaine de milles sur le Reef anticostien, respirant à notre aise avec l’air vif, la poésie subtile et grisante de cette côte, poésie faite de toutes les nuances de l’aile harmonisées à tous les bruits de la mer, faite aussi de souvenirs lugubres et d’affreuses légendes.

Le Reef, comme tout paysage évidemment, change de physionomie avec l’heure du jour, avec la pluie et le soleil, mais ce n’est jamais un désert. Bien au contraire, il n’y a pas au monde, je crois bien, pareil grouillement de gibier de toute couleur et de toute arme. Dès que la marée baisse et que la plage découvre un peu, de partout accourent les compagnies de goélands plaintifs et les chevaliers aux longues jambes fines. C’est plaisir de les voir, les agiles petits échassiers, courir dans l’eau claire, happant sans s’arrêter les larves de toutes sortes et les puces de mer !

Chaque fois que Bob contourne un cap et nous introduit dans une anse nouvelle, des troupes d’outardes, de becs-scies, de canards noirs s’élèvent, tournoient un instant, prennent leur direction et passent, le cou penché, battant de l’aile dans le ciel bleu. Rien n’est joli cependant comme le vol solidaire des alouettes de mer qui portent si allègrement leur demi-deuil : aile grise largement rayée de blanc. Liées par une indéfectible discipline, elles se lèvent ensemble, ensemble se posent, obéissant à un chef invisible dont le signal échappe. Elles passent, inclinent ensemble à droite, à gauche, décrivent avec un parallélisme impeccable les plus capricieuses évolutions pour, sous de certains angles, nous envoyer dans l’œil l’éclair multiple de leur aile bicolore !

Vers le soir, tout ce monde piailleur et paillard se rassemble pour la nuit dans les anses abritées ; si la marée baisse, les loups-marins se hissent sur les pierres à mesure que le reflux les découvre : petits loups-marins d’esprit à fourrure tachetée, et gros loups-marins à tête de cheval. Au travers des cris adoucis des goélands, on perçoit leurs plaintes d’enfants et le clapotis de l’eau, où ils se laissent glisser par manière de jeu.

Souvent, très souvent, entre les épinettes du rivage, paraissent un, deux, trois chevreuils. Parmi les corps morts ils paissent les maigres graminées et les gesses du talus ; ils hument le salin, regardent l’horizon, écoutent, immobiles, le bruit de la vague. Parfois ils prennent des courses folles, s’arrêtent encore et rentrent comme à regret sous le couvert. Plus rarement un ours noir montre son museau rouge et s’en va lourdement ; un renard argenté se coule entre les herbes grasses et descend à la mer en tapinois, à la recherche de quelque menue proie.

Les points de repère du Reef sont les embouchures des nombreuses petites rivières. Elles se ressemblent toutes par la limpidité de leurs eaux poissonneuses, leur peu de profondeur, leurs cascatelles régulières et les délicieuses pirouettes qu’elles font dans la mer. Elles se ressemblent toutes, et pourtant, c’est toujours un enchantement nouveau. Pourquoi ne se lasse-t-on pas de regarder l’eau courir sur la pierre, de la voir s’ébrouer, s’argenter, s’iriser, de l’écouter chanter sa complexe et mystérieuse chanson ? C’est peut-être que rien ne mime davantage la vie, la vie divise et infiniment variée ; la vie qui coule, qui roule et qui passe, la vie qui heurte, qui pleure et qui chante, la vie qui murmure, la vie qui se gonfle et s’apaise, la vie qui s’en va et ne revient pas. Au fond — qui donc l’a dit ? — rien ne nous intéresse, que la vie !

Les falaises blanchâtres et surplombantes qui froncent sur l’eau bleue un gros sourcil de verdure broussailleuse, sont un des spectacles familiers du Reef. Secrètement alimentés par des infiltrations limpides et glacées, des rideaux de mousse pendent du sommet, remplissent les cavités, font oublier la tristesse des épinettes mortes qui se dressent sur le rebord, fantomatiques, tout embuées de la filasse grise des lichens, — parasites de la mort, qui prennent la couleur indécise de la brume où ils s’abreuvent nuit et jour !… Et ces coussins de mousse sont piqués de fleurs, de pâles fleurs du nord, toutes menues mais toutes belles : rosettes enfarinées des primevères, mignonnes parnassies, avec çà et là les épis interrompus des verges d’or, simulant des chaînes de bijoux posées sur de la peluche.

La virginité du paysage serait parfaite sans les épaves de tous genres, enlacées par les longs rubans de goémon, et qui accusent que l’homme est là, qu’il passe depuis de longs siècles au large de cette côte ennemie. Il y a de tout sur le Reef anticostien ! Carcasses de vieux voiliers posées au sec par les grand’mers, ossements d’animaux, vertèbres de baleines et de cachalots, caisses vides roulées par le flot et portant des inscriptions de firmes de Londres ou de Glasgow, énormes poutres de bois carré répandues à l’orée de la forêt, — et devant lesquelles ont déjà poussé de vieux arbres ; tout cela parle de naufrages, d’anciens et terribles naufrages au temps déjà lointain de la navigation à voile et du commerce du bois carré. Si toutes ces pauvres choses gluantes et vermoulues avaient une âme parlante, que de récits terrifiants on entendrait sur le Reef, le soir, à l’heure où les goélands se taisent !…

Ah ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines
Dans ce morne horizon se sont ensevelis !…

Il semble qu’on les entende, le soir, au montant des marées, les voix funèbres des marins et capitaines, partis si joyeux ! Sur cette plage, après deux siècles, pèse encore le souvenir de l’affreuse aventure du grand vaisseau du Roi, La Renommée, qui, chargé de la fine fleur de notre société française, s’en vint donner sur le récif, toutes voiles dehors ! Navrant défilé sous la bise de novembre des pauvres naufragés devenus égaux devant le malheur : le récollet Crespel et Bosseman le huguenot ; le beau capitaine de Fresneuse, Senneville le mousquetaire, soldats et matelots, nobles, manants, titrés, roturiers ! Dans les adoucies du vent et de la vague, on croit encore ouïr des fragments de Miserere, et l’Ite Missa est de cette émouvante messe du Saint-Esprit, dite dans la cabane d’épaves, pour choisir ceux qui allaient partir dans l’unique barque, laissant les autres sur le rivage maudit !

Il est un endroit du Reef qui m’a particulièrement frappé. C’est la Pointe-aux-Graines. Elle doit son nom à l’abondance des petits fruits d’une plante subarctique, l’airelle vigne-d’Ida, qu’on appelle partout dans le bas Saint-Laurent pommes de terre, et qu’ici l’on nomme d’une façon fort simpliste, graines.

Le travail d’exhaussement, en cet endroit, a mis à découvert d’anciennes plages où les rivages successifs sont bien marqués. Les anses, obstruées par des cordons littoraux, ont formé au pied des falaises, des lagunes envahies par les grands scirpes et les feuilles flottantes des rubaniers. Une végétation boréale, rabougrie par les vents du large, s’y est rassemblée, et, de ma vie de botaniste je n’ai vu lieu aussi étrange, où les forces de vie fussent à ce point tendues contre les forces de mort.

Il est soir, déjà, quand nous y arrivons. Une brume intense, accourue du Golfe depuis une heure, se résout en une pluie visqueuse qui ruisselle sur les suroîts. Duguay et Bob, l’un menant l’autre, ont pris les devants à la recherche du camp, pendant que je m’attarde à une récolte de rubaniers. À un détour de la falaise, je me trouve tout à coup devant la magnifique horreur de la Pointe-aux-Graines. Le paysage, développé en longues vagues de cailloutis blanchâtre presque dénudées, est effrayant. Du côté de terre, surgit une forêt naine d’épinettes mutilées et difformes qui se pelotonnent, font le gros dos, s’inclinent en arrière, s’arrondissent en cônes minuscules et si touffus que l’on peut vérifier facilement la légende — qui n’en est pas une — de l’Anticosti, lieu où l’on marche sur le sommet des arbres ! Toute cette forêt qu’un homme dépasse de la tête n’est cependant pas la hideur suprême : en avançant quelques arpents, l’on en découvre une autre, forêt morte celle-là, où tout un peuple de petits squelettes blancs se tord et grimace dans la brume ; la plupart sont renversés en arrière comme pris à la gorge par un agresseur invisible ; d’autres, leurs bras noueux tendus vers le ciel, ont l’air de choses coupables foudroyées par le feu du ciel. Les branches courtes, ramifiées à l’excès, palpitent dans le noir, agitent des castagnettes et veulent avidement saisir quelque chose qui leur échappe toujours. Vue à cette heure, par cette brume, et avec le bruit de tonnerre de la mer haute se ruant à l’assaut du Reef, la scène était dantesque et, ce soir-là, pour une fois, j’ai déploré de n’être pas artiste.

À regret je m’arrachai à cette tristesse infinie pour prendre la rive et rejoindre le camp que je savais n’être pas loin. Je marchais d’un pas lourd parmi les laminaires brunes, les crabes et les oursins vidés quand, tout à coup, je vis, couché sur un cordon de varech verdâtre, une épave minuscule, un tout petit bateau d’enfant, crevé et noirci, mais portant encore grand mât et gouvernail. Un jouet en un pareil lieu, un sourire dans cette solitude ! Et volontiers j’aurais voulu interroger l’épave pour savoir quelle main paternelle d’aïeul gaspésien ou quel pauvre nurembergeois creusa cette coque de sapin ; quelle main potelée la mit à l’eau et la fit, pour la première fois, courir sur la mare aux canards ou sur les flaques prisonnières du sable