Frères des écoles chrétiennes (p. 116-121).





LE PETIT LAURENT


H ier, la Baie Saint-Paul était d’un noir d’encre, le Cabaret s’embrumait, et les gens de dire : « Nous aurons le soroit demain ! » Ils ne se trompaient pas : nous l’avons ce matin, et la maison tremble. Il accourt du fond de l’horizon, galope sur l’eau laiteuse, fait moutonner les crans sur la grève et dérange dans leur sommeil estival les trois goélettes de l’Anse. Il fourrage autour de la maison, guette la porte pour s’y engouffrer, secouer les rideaux de point blanc, et décrocher le calendrier sur le mur.

Le déjeuner vient de finir. Il y a des pétaques à semer, mais la maisonnée n’est pas encore en branle. Seul, Laurent, petit-fils du vieux Desgagnés est déjà sur le chemin, insoucieux du grand vent, avec cette belle endurance des enfants d’ici. Il court nu-pieds dans la terre grasse et s’amuse à faire gicler l’eau dans les ornières. Au-dedans, le père Desgagnés, sa pipe allumée, s’est assis sur le banc-lit, les coudes sur les genoux. Il sait que l’histoire de l’Île m’intéresse et recommence à me parler du vieux temps, lentement, avec de longs silences et de fréquentes incursions dans la petite poche où logent les allumettes.

Mais tout à coup, par l’entre-bâillement de la porte de la rallonge, arrivent des pleurs d’enfant. La grand’mère accourt, inquiète ; les grandes filles quittent le plat à vaisselle. Qu’y a-t-il ? L’enfant pleure. On le questionne ; il pleure plus fort. On l’examine, on le retourne pour voir s’il ne s’est pas égratigné ou luxé un membre. Rien. Mais à force d’être au service du cœur, les yeux maternels ont une acuité incomparable, et voilà que la grand’mère vient de découvrir sur le cou-de-pied, un point saillant. Qu’est-ce ?

— C’est une piqûre de guêpe, dit quelqu’un.

— Ça n’a pas de bon sens, par un vent pareil, opine le grand-père, en secouant sa pipe au cadre de la porte.

Un long silence et la grand’mère reprend d’une voix qui tremble un peu :

— Une piqûre de guêpe, c’est pas pointu comme ça. C’est plutôt une aiguille. Oui ! c’est une aiguille !

Plus de doute, c’est une aiguille qui s’est logée tout entière dans le pied de l’enfant.

Et je vois des larmes perler à tous les yeux. Hier, cependant, tout le monde le grondait, le petit Laurent. C’est un gars de quatre ans, beaucoup gâté par tous, et qui, par conséquent, ne craint plus personne. Il a de qui tenir aussi. J’ai vu son père hier, et, tout en causant, je n’ai pu m’empêcher de remarquer l’énergie des grands yeux noirs dans la figure jeune encore. Ils ont pour ancêtre, ces yeux-là, ce Nicette Dufour, obscur héros de la Monongahéla et de Carillon qui ici même, au Cap-à-La-Branche, enlevait d’un hardi coup de main, à la barbe du général Wolfe, le petit-fils de l’amiral Durrell. Bon sang ne peut mentir et c’est pourquoi, sans doute, Laurent Dufour se campe devant les étrangers, les dévisage d’un œil connaisseur et les questionne sans façon sur le présent et le passé. On l’a tapé devant moi hier, et tout le monde paraissait satisfait. Mais évidemment, on n’est jamais absolument sincère quand on corrige un enfant de quatre ans — prestige tout-puissant de l’innocence et de l’espérance…

Dans tous ces yeux mouillés, je lis ce que personne ne dit et ce qui roule dans tous ces cerveaux. Le médecin ! Il n’y en a pas à l’Île-aux-Coudres, et ces braves gens, l’hiver surtout, sont livrés sans secours à tous les caprices de la maladie imprévue, de l’accident stupide. Quand la Baie est calme, cela va encore : on traverse au Nord, à la Baie Saint-Paul, aux Éboulements, et l’on ramène à prix d’or le premier médecin venu. Mais quand la glace voyage ou que le vent souffle fort, c’est presque une impossibilité et il faut recourir aux remèdes de bonne femme.

On se regarde indécis. La mère de l’enfant, mandée en hâte, arrive. Elle ne dit rien et, brusquement, repart en coup de vent. Le père Desgagnés est sur la galerie. Il regarde le fleuve, la danse des goélettes sur leurs ancres, les perches de la pêche aux marsouins, courbées comme des roseaux, et là-haut, dans le ciel plombé, les gros nuages gris qui passent en déroute. Il enfonce à deux mains sa casquette de navigateur et regarde, regarde, les yeux fous. Évidemment il pèse dans son esprit les possibilités de traverser au Nord. La lame est grosse, mais il trouvera des hommes de cœur. François Bouchard, qui, tous les jours, traverse le monde et le butin, ne refusera pas de l’accompagner, et François Bouchard est un homme qui connaît son affaire.

Mais voilà que sur la route, ployées contre le vent et la main à leurs chapeaux, deux personnes arrivent à grands pas, la mère de Laurent et Joseph Tremblay. Ce dernier est l’un de ces empiriques à réputation faite, qui ne sont jamais à bout de ressources et finissent par en remontrer à certains professionnels. Chez la mère, il n’y a pas loin du cœur à la volonté, et ces deux puissances, de concert, ont enfanté l’action rapide.

Un peu à l’écart, j’ai assisté à l’opération. Par une série de pressions délicates, l’homme fit saillir sous la plante du pied, le chas de l’aiguille, et, faute d’instruments, l’arracha toute entière avec ses dents. Et, pendant que l’aiguille passait de main en main, le guérisseur, avec un peu de boisson forte et de gomme de sapin termina son bon office.

Je ne pourrai jamais oublier l’éclair de joie qui traversa la prunelle du grand-père, lorsque parut le petit bout d’acier blanc, ni la brusquerie affectée avec laquelle, le danger passé, il gronda son petit fourré-partout.

Le soroit soufflait toujours, la mer hurlait plus fort en battant les crans, mais dans la maison personne n’y songeait plus. On respirait, on riait, on marchait sans but, et telle est l’énigmatique royauté qu’exerce l’enfant au plus humble foyer que, sans plus penser aux pétaques et aux travaux pressants, tous et toutes, depuis la petite Alice jusqu’à la grand’mère, en passant par les grands garçons et la tante Victoire, tous et toutes dis-je, s’arrachaient le petit Laurent et l’étouffaient de baisers !