Gangloff (p. 1-6).

Les vieux arbres conseillent la sagesse.


Ce chêne a plus de deux cents ans. On le vient voir de dix lieues à la ronde : il est célèbre, il est populaire.

Il fut planté, en 1685, par les soins du seigneur, et c’est la petite-fille de ce puissant baron qui, de ses mains frêles, prit alors l’arbrisseau et l’enfonça délicatement dans le sol humide. C’était jour de fête : le curé était là, et le village était en liesse. Tous ces paysans avaient de bonnes mines loyales, et le

seigneur, avec qui ils ne craignaient pas d’être familiers, serrait leurs grosses mains calleuses en disant un mot aimable à chacun d’eux. Ils étaient contents de leur sort, et la jalousie n’avait pas encore pénétré dans une seule de ces âmes. Quand ils souffraient trop, ils pensaient à l’autre vie, et rétablissaient par leur espérance l’équilibre de leur destinée. Voila qui ne pouvait durer.

Soixante ans plus tard, — 1745, — l’arbre était d’une apparence superbe. Il n’avait rien qui sentît la vieillesse, et ressemblait plutôt a un beau jeune homme de trente ans, vigoureux et fier. On venait se mettre à son ombre, et vingt personnes y prenaient aisément leurs ébats. Le seigneur était le petit-fils de celui de 1685 ; mais ce n’était plus la même race. Il n’y avait en lui rien de respectueux ni de grave. Il avait je ne sais quel air gouailleur et se moquait, en effet, de toutes choses et de toutes gens. Rien ne trouvait grâce devant lui, pas même Dieu. Sous le bel arbre vert, il passait de longues heures à lire d’impertinents pamphlets contre Jésus-Christ, contre l’Église, voire même contre le roi, contre la noblesse, contre lui-même. Ses amis étaient désignés sous le nom de « philosophes » et bernaient le curé. Les paysans, qui sont madrés, devinaient aisément l’évolution qui se faisait dans la tête de leur nouveau maître, lequel était hautain et ne frayait plus avec eux. Quelques-uns disaient déjà « Notre marquis ne croit plus en Dieu » ; quelques autres avaient envie d’en faire autant, et comparaient leurs souquenilles avec les riches jaquettes du château. L’envie naissait. On n’en devait pas rester là.

Cent ans plus tard, — 1785, — ce fut bien pis, et le bel arbre, sous ses branches splendides où chantaient mille oiseaux, vit, hélas ! de singuliers spectacles. On avait dressé à l’ombre du vieux chêne une sorte de petit théâtre, et le seigneur, avec sa femme et ses deux sœurs, y joua quelques scènes du Mariage de Figaro. Les paysans y assistaient, épars sur la pelouse, et riaient aux larmes. Ils riaient des insultes abominables qui, dans cette œuvre inique, étaient jetées à toutes les institutions, à toutes les traditions du cher pays de France. Ils riaient de la royauté, de la noblesse, du clergé, de la magistrature, de Dieu. Quelques années après, le seigneur était guillotiné.

Cent dix ans plus tard, — 1795, — on dressait sous l’arbre un autel improvisé : Jésus-Christ faisait sa rentrée dans ce pauvre village dont l’église avait été brûlée, et le vieux curé allait y dire sa seconde « première messe ». Tous les paysans étaient à genoux et pleuraient. Ce furent de belles pâques, et, si les chênes avaient une âme, le nôtre en aurait toujours gardé le souvenir.

Faut-il aller plus loin, et vous montrer les Prussiens campant sous le pauvre arbre en 1815 ? faut-il rappeler comment la croix qui l’ornait fut abattue de nouveau en 1830, et comment un club s’y installa en 1848 ? Et que dire de l’affiche qu’on y lut sept ans après, le jour où l’on apprit chez nous la prise de Sébastopol ; et de ce messager, tout en larmes, qui, à l’ombre de notre grand chêne, annonça, en 1870, le désastre de Reischoffen à nos paysans épouvantés ?

Les vieux arbres sont éloquents à leur manière, et nous apprennent à chercher une leçon dans les événements du passé.

Le nôtre, hélas ! ne vivra plus longtemps, et voici que sa maîtresse branche est morte. Nouvelle leçon pour nous, qui mourrons avant lui.

Les vieux arbres conseillent la sagesse.