Croquis du vice/Les Souteneurs

P. Fort (p. Ill.-119).



LES SOUTENEURS

À René Émery.

I

Boulevard de la Villette : Hôtel des Amis. Comme entrée, un couloir étroit ; dans le lointain, fume la flamme d’une veilleuse ; les murs sont tapissés de crasse et suent la misère. Une odeur âcre de ragoût et de poissons frits vous prend à la gorge et vous serre les narines.

Au fond, la loge du propriétaire faisant fonction de concierge : Un lit orné de rideaux à pois rouges, l’inévitable armoire à glace, quatre chaises sur les barreaux desquelles sèchent des chaussettes.

Un chat et des chromos allemands plaqués sur les placards complètent l’ameublement.

Près de la porte s’étagent des clefs soigneusement numérotées.

Au-dessus, bien en vue, l’écriture banale :

CRÉDIT EST MORT
LES MAUVAIS PAYEURS L’ONT TUÉ

Parfois, dans la nuit, une dispute éclate, des bruits de vaisselle et de verres qui se brisent, troublent le silence assoupi dans une odeur de rut, mais les patrons d’hôtel, habitués à ces sortes de scènes, se contentent de penser : « Tiens ! voici le 23 qui s’engueule ! » et laissent faire. Souventes fois un homme monte, frappant de son poing la rampe de l’escalier, butte à chaque marche, entre précipitamment dans une chambre, bouscule le divan, et, s’adressant à une jeune femme étendue sur le lit, d’une voix rauque, gouailleuse :

« Eh ben ! quoi ! c’est comme ça que t’es venue chez Lafritte, à quatre heures ?

Peureuse, n’osant regarder l’homme, elle hésite à répondre, puis :

— Je n’avais pas le sou.

— Quoi ! pas le sou ? Qu’est qu’tas fait hier ?… T’es pas rentrée hier…

— Non.

— Et t’as pas le sou ?… J’vais bien t’en faire trouver, moi, sale feignasse ! Alors, comme ça, c’est à l’œil… Tiens ! en v’là deux à l’œil…

Clic ! Clac !

— Tais-toi, gueule pas, j’te fous encore un pain pour t’apprendre à vivre… saleté, va ! trumeau !… Ah ! si j’me retenais pas…

— Je te jure, mon Julot, c’est pas de ma faute…

— C’est de la mienne !… T’a encore été tout claquer avec Andréa. Si jamais j’te revois avec cette gonze-là, j’te boyotte aux petits oignons, aie pas peur !

— J’ai pas vu Andréa.

— Oui… tu la suis comme un chien. Hier, j’l’ai encore pigée dans ta chambre, qu’est-ce qu’elle vient faire dans ta chambre ?… Je l’sais bien, moi, ce qu’elle vient faire !… salope !… Alors, t’as pas le sou ?…

— Non.

— Pas un pelo ?

— Non.

— Où qu’tas coucher ? j’vas y aller, et puis s’il n’paye pas, j’me payerai sur ta peau ! ta sale peau !

— Ce n’est pas de ma faute ; il m’a dit qu’il me donnerait trois louis à la fin du mois… je ne pouvais rien dire, c’était un sénateur.

— Un sénateur !

— Oui, un homme chic qui est au Sénat, même qu’il ne pouvait pas rentrer chez lui prendre de l’argent parce que sa femme croyait qu’il était occupé à voter la loi sur le Panama.

— Panama ! as-tu fini… j’les connais ces sénateurs-là ; un sénateur qu’éteint les becs de gaz à la sortie, comme moi quand j’étais à l’Opéra… Faut-il se donner du mal pour éduquer une oie comme toi, et que tu sois encore aussi dinde !… Allons ! lève-toi.

— Mais il n’est que trois heures.

— Lève-toi, j’te dis… tu vas aller chez ce vieux-là ; il m’a donné sa carte hier, après t’avoir attendue à la sortie d’Élysée… j’y ai dit que tu étais ma frangine et que tu faisais le truc pour nourrir ma mère qu’est amputée de tous ses pieds : il a l’air d’une bonne tête… Et tu sais, fais-toi payer d’avance.

— Oui.

— Et radine avec la galette chez Lafritte à midi ou j’te casse la gueule !

— Oui.

— Dépêche-toi… tiens, v’là ta chemise… tes bas ; allons ! patine !… tu te laveras là-bas, mets tes jarretières… allons ! plus vite que ça… prends ton tire-bouton… As-tu ta poudre ?

— Oui.

— Bon. Fous le camp !

Et comme elle partait, il entr’ouvre la porte et lui crie, dans l’escalier :

— Et retiens c’que j’tai dit : À midi, chez Lafritte avec de la galette, ou sans ça, gare au tabac. »

II

Le succès d’un drame de Dumas fit donner le prénom de « Alphonse » aux souteneurs, connus à cette époque sous le nom de « maquereau », d’où est venu le qualificatif « dos vert », à cause des jolies couleurs qui zèbrent le dos de ce poisson. Pourquoi a-t-on nommé « maquereau » l’exploiteur de femme ? c’est ce qu’on n’a jamais pu savoir[1]. Certains érudits prétendent que, dès l’éclosion de ces individus, leur signe distinctif fut une cravate verte. Aujourd’hui on revient au premier mot : « souteneur » ; expression fausse, le souteneur ne soutenant rien, au contraire.

S’est également transformé l’individu. Nous sommes loin du souteneur classique au pantalon à pattes d’éléphant (serré aux genoux et tombant amplement sur les chaussures). Les débutants dans la carrière sont les seuls qui le portent. La plupart, des gamins de seize à dix-huit ans, fiers d’être remarqués, et qu’on rencontrait au Moulin-de-la-Galette les jeudis principalement au bal du Grand-Turc aujourd’hui, concert de la Fourmi, dans les taudis de l’ancienne route de la Révolte, entre les buttes Chaumont et les fortifications, boulevard Garibaldi, et, les jours de soleil, sur les bancs de la place du Maine et du boulevard de Vaugirard, derrière la gare Montparnasse, et généralement dans les quartiers excentriques.

Quelques-uns le portent encore à Grenelle, mais cette espèce se fait rare. Le souteneur moderne s’habille comme tout le monde ; il dédaigne la casquette, la fameuse casquette à six ponts qui était son plus bel ornement ; les guiches ont également disparu. Il affectionne le pantalon droit, la jaquette de préférence au veston et le chapeau rond. Il est généralement bookmaker, marchand de cartes dites transparentes, de contre-marques ; emplois à prétextes en cas d’arrestation.

Dans la journée, ils jouent au billard, se rassemblent dans l’arrière-boutique de certains marchands de vins ou vont flâner sur les bords de la Seine, au Point-du-Jour, à Boulogne, à Vincennes. Le soir on les trouve en nombre près des lieux de plaisir : à côté du Moulin-Rouge, dans les débits de la rue Saint-Jacques, derrière le bal Bullier. L’entrée de ces établissements étant interdite aux souteneurs reconnus pour tels, ils y attendent, seul, leurs « marmites » avec ou sans miché. Si elle est prise, la femme fait un signe et l’homme part tranquillement avec la joie d’avoir une « gonzesse qui ne flanche pas sur le turbin ».

Ceci dit pour les souteneurs de deuxième et de troisième catégorie qui pullulent dans les hôtels des rues Croix-Nivert, Petit, Lamartine, Bréda, des Martyrs, Belhomme, Clauzel, d’Orsel, Saint-Jacques, Saint Merri, Saint-Antoine, Vavin, boulevards de Vaugirard, de La Chapelle, et les petites rues adjacentes du faubourg Saint-Martin.

Leur façon de se procurer des femmes productives par la persuasion, abusant de leur naïveté, de leur crédulité pour ensuite se les attacher par la crainte, la terreur qu’ils savent leur inspirer, est si multiple, qu’elle fera l’objet d’une étude spéciale.

Bien curieux également est l’homme chic, souteneur prenant l’apéritif à l’Américain, soupant chez Lapeyrouse, jouant au cercle et perdant l’argent que son partenaire remettra quelques instants plus tard, et sans le savoir, sur la cheminée de sa femme.



  1. Le surnom de « Maquereau » donné au « souteneur » vient des mœurs de ce poisson qui, paraît-il, se nourrit aux dépens des femelles.
    (Note de l’auteur).