P. Fort (p. 77-86).

LE GAGA

À PAUL D’ESPAGNAT.
Les mères ont tort d’élever leurs
garçons comme elles élèvent leurs filles.

Jules Simon.

Cet hôtel de la rue Bréda est certainement une des plus originales maisons de nuit. Non de ces maisons de premier ordre, correctes, discrètes, où le mystère de l’incarnation se passe dans l’incognito, sans bruit, sans un soupir échappé des murailles, sans rien qui révèle l’orchestration divine d’un duo d’amour.

Le contraire y est absolu. Dès minuit s’exhalent des cloisons, glissent entre les joints des portes mal closes, les soupirs alanguis d’une Sapho, les râles étouffés d’une mourante d’amour ; soupirs et râles lumineux brûlant l’aile des baisers sonores. Les rideaux de chaque fenêtre violemment éclairée tamisent des ombres qui s’agitent et que suit, congestionné, l’œil trop curieux du désœuvré. Puis, petit à petit, faute de champions, finissent les combats ; le dernier souffle du dernier soupir traverse la cour, les lumières s’éteignent, et la lune, point du tout émotionnée, caresse doucement les murs, maintenant muets.

À cette heure de la nuit, Victor Papayoutamas sonnait discrètement. Il montait, s’appuyant avec effort sur chaque marche en un glissement lent du pied, à demi courbé, tenant la rampe, tâtant le mur. Après cinq minutes de pénibles efforts, il parvenait au premier étage. Sur le palier, dans l’encadrement d’une porte, une femme en pleine saveur lui dit en un plissement de lèvres qui voulaient sourire :

— C’est toi, Victor ?

— Oui, Camille. C’est moi, ma petite Mimille.

Allons ! ne dis pas de bêtises sur le palier, et rentre.

— Oui, Mimillette.

Elle grommela, maussade : « Gaga, va ! » Il prit le bras que lui offrait Camille non sans explorer, de la main restée libre, les régions montagneuses d’une gorge que trahissaient les batistes d’un peignoir plaquant sur les chairs brûlantes en larges tache roses. À peine entré, brusquement, il se laissa tomber sur une chaise longue.

— Eh bien ? Que fais-tu ? demanda Camille. Ne m’as-tu pas dit, dans la dépêche, que tu m’envoyas, n’avoir pas de temps à perdre ?

— Oui… oui… j’ai dit ça… mais laisse-moi respirer… il faut bien que le petit Totor, à sa petite Mimille… son bon petit Totor respire pour mieux l’aimer.

— Respire, mon ami, je ne suis pas pressée.

— C’est vrai, tu ne m’aimes pas.

— Mais si, gros lolo… Quels bas dois-je mettre ?

— Les bas… ah oui. Les violets ; tes bas de soie violette. Si tu savais comme tu es belle avec ceux-là !

— Comme tu voudras.

Par une réaction fatale de son éducation première, éducation faite de sentimentalisme bête par une mère rigide, austère, qui, voulant veiller sur l’âme de son enfant, crut lui faire, des conventions et des préjugés, un bouclier protecteur contre les passions, Victor Papayoutamas, encore vierge à vingt-cinq ans, s’abrutissait lui-même, se névrosait. En son cerveau se perdait tout un monde d’obscénités, de cauchemars lubriques, jusqu’au jour où se gavant d’enfants, il se crut un semblant de virilité. Maintenant, un dégoût profond allant jusqu’à la nausée pour les fruits verts lui faisait préférer les seins puissants de Camille, ses hanches qui tremblaient et ardaient, sa crinière de fauve qui s’arrêtait juste assez bas pour laisser admirer sa croupe de femelle insatiable.

Affalé, comme écrasé sur sa chaise longue, Victor Papayoutamas, la bouche mi-ouverte avec, sur les lèvres, de la bave, et dans les yeux le regard vague, hébété, de l’ataxique, fixait Camille toute nue, dans ses bas de soie violette, avec un sourire bestial qui fleurait le rut. Parfois un éclair dans ses yeux veules trahissait l’ultime joie qu’il avait de voir la splendeur de cette femme dont les chairs blanches moirées du bleu des veines avaient, à chaque pas, un tressaillement, un frisson rose qui le rendait fou.

Victor s’était approché du lit. Soudain, il eut un mouvement brusque, un cri vite réprimé :

Qu’est-ce ? fit-il en montrant à Camille une chemise d’homme roulée, en boule, sous l’oreiller.

Sans se départir de son calme de femme, prête à tous les événements, elle répondit, câline :

— Tu le vois bien, mon gros Lolo, c’est… une chemise d’homme.

Et, rapide, se repassait en elle la scène de l’heure précédente : Son amant, celui qui pouvait savourer toutes les excellentes choses que recelait sa tendresse, l’amant du cœur et du corps, n’avait-il pas eu l’imprudence de laisser, sous l’oreiller, sa chemise de nuit, sa chemise toute parfumée des senteurs de l’homme aimé !

— Oui, une chemise d’homme, reprit-elle.

Papayoutamas suffoquait. Il bégaya, coléreux :

— Ma…dame !

— Voyons ! mon gros lolo, mon petit Totor, ne te fâche pas… tu ne comprends pas la toquade que j’ai eue !… pour toi.

Pour moi ?

— Pour qui veux-tu ?… Si tu savais comme je suis jolie avec une chemise d’homme. Tiens, regarde…

— Ah ! ma petite Mimille, la petite Mimillette à son petit Totor, qu’elle est jolie !… C’est une bonne idée à Mimille.

Elle riait, gambadait devant Papayoutamas, étonné de sentir, en lui, quelque chose d’anormal se passer. Cette femme, dans ce nouveau costume qui la rendait gamine, était une remembrance du passé, une vision des jours déjà bien loin. En son cerveau alourdi le sang affluait, des bouffées de jeunesse le grisaient. Il disait : « C’est drôle… c’est drôle. » Et, tout à coup, épuisant son reste de force, il la prit par la taille et la jeta sur le lit.

Dans une lutte inégale, anhélant, puis soufflant comme une machine en pression, Victor Papayoutamas cherche à relire la bonne vieille page d’amour que son défaut de mémoire rend si pénible. Et volent par la chambre les éclats de rire étonné de Camille, qui, dans un mouvement brusque, saisit les rideaux du lit. Un déchirement, un bruit sourd, et le ciel de lit tombe sur les reins de Papayoutamas.

— Oh, mon mignon, je t’ai fait du mal ?

Il se permit un soupir joyeux avant de répondre, et dit avec un orgueil qu’il ne se donna pas la peine de dissimuler :

— Les proverbes ont toujours raison, Mimille : Aide-toi, le ciel t’aidera.