Croquis du vice/Héliogabe

P. Fort (p. Ill.-76).



HÉLIOGABE

I

À Dubois

Zim ! zim ! boum ! zim ! bouboum !… Crouac !

Le directeur du cirque des frères Tripoly avait levé la main. Ses trois musiciens, debout sur les tréteaux, cessèrent comme par enchantement le vacarme de leur musicale prétention. Le trombone fut posé à terre pendant que le piston s’accrochait à la balustrade et que disparaissait, dans la profondeur crasseuse d’une poche vaste et flottante, la clarinette fêlée du chef d’orchestre.

S’avançant à pas lents, calme et majestueux, M. Tripoly vint crier à la foule :

« Mesdames et messieurs ! c’est ce soir la dernière représentation d’un spectacle unique, pour la bonne raison qu’il n’y en a pas de pareil… Vous verrez chez nous les choses les plus émouvantes, étonnantes, surprenantes, ahurissantes, jetant l’épouvante et la perturbation chez les personnes les plus douées de sang-froid… Après le travail curieux, gracieux, vertigineux, fabuleux des frères Tripoly et de Mlle Alalah ben Riflard, nous continuerons, au milieu de l’admiration des spectateurs, par les tours extraordinaires de M. Goliath, l’homme le plus fort d’Europe : dans son for intérieur il se fait fort d’aplatir sans effort tous les forts de la Halle… Ensuite, apparaîtra dans ses exercices pyrotechniques un animal phénomène, le seul, messieurs et mesdames, qui vive actuellement dans l’atmosphère que nous respirons. Cet animal, qui pèse deux cent vingt-sept kilos et trois grammes, mesure, de la tête à la queue, un mètre cinquante-deux centimètres ; il est un peu plus long de la queue à la tête, parce que ça va en remontant. Son derrière, mesdames et messieurs, est entouré de pierres à fusil : quand il pète ça fait feu !… Il enflamme un papier à cinquante centimètres de son orifice… Le spectacle, pensez-vous, est déjà conséquent ; eh bien ! ce n’est pas assez pour recevoir dignement la nombreuse et belle société qui m’écoute : aussi terminerons-nous le spectacle par la Mort de Samson, exécutée par toute la troupe. Au deuxième acte, la ravissante Alalah ben Riflard joue de la trompe : à ce son Samson sent son sang se glacer dans ses veines, et meurt, aux applaudissements du public… Après quoi, mesdames et messieurs, nous exhibons le géant cochinchinois Tan-Ho, surnommé la Tour Eiffel respirante… Il est si grand, si grand, qu’il lui est impossible de poser la main sur sa tête… Entrez ! on va commencer ! c’est l’instant, c’est le moment de vous réjouir en vous divertissant. Entrez ! entrez !… En avant la musique ! »

Zim ! zim ! boum ! zim ! bouboum ! huhu, hoha, zim, boum !

Et la foule escalade l’escalier, se bouscule parmi les hurlements des cuivres et l’effroyable grincement de la clarinette.

Une grosse femme, les jambes courtes dans un maillot rouge écrevisse où suinte, entre les mailles, la graisse des cuisses en forme de gigot de mouton trop gras, se tient près de la caisse. Dans un geste lent, en une courbe du bras, elle indique, en soulevant un rideau grenat à grandes fleurs jaunes, l’entrée des premières.

Debout appuyé contre la porte donnant accès aux secondes, Goliath reçoit les billets, écoutant d’un air indifférent les compliments que lui valent ses vingt ans, sa haute stature, son torse souple et vigoureux. Nu jusqu’à la ceinture écarlate qui retient aux hanches un maillot pâle, si pâle qu’en passant bien des femmes s’arrêtent, il porte fièrement sur ses épaules puissantes une tête belle, point banale, une tête de mâle audacieux aux yeux vifs, noirs et profonds, les lèvres, sensuelles et fortement colorées. Pas de barbe, mais une fine moustache brune comme des longs cheveux tombant en boucles sur ses épaules de colosse.

Dans la tente rectangulaire qu’étagent des gradins en bois la foule s’entasse, transpire dans une chaleur lourde, puante de chair surchauffée. Les relents d’une nourriture de guinguette et des vins bus dans un hoquet s’y confondent en une odeur aigre, étouffée, de friture et d’huile à brûler qu’exhalent des lampes, en une fumée grise.

C’est dans cette crasse, dans le coudoiement de cette cohue qu’Héliogabe aimait à venir tous les soirs passer quelques instants. Il arrivait régulièrement au milieu de la représentation, un peu avant que parût en scène Goliath, et partait dès l’hercule disparu.

Doué d’une force peu commune, sans effort et sans qu’un muscle de ses bras ne tressaille, Goliath soulevait une haltère de deux cents livres, jonglait avec des poids énormes, les jetait, les rattrapait en des déhanchements, des contorsions, des effets de torse, qui étaient le signal d’une pluie de bouquets, de petits cris féminins, cependant qu’un roulement de tonnerre partait des galeries extrêmes et se prolongeait en vivats frénétiques.

Ce soir-là, Héliogabe n’avait pas quitté sa place dès la représentation de l’hercule. Il regardait, anxieux, la vieille tapisserie reprisée qui lui masquait la sortie des artistes. Visiblement énervé, agacé, ne tenant pas en place, il se tournait à droite, à gauche, n’écoutant pas la Mort de Samson qui devait, pourtant, mourir « aux applaudissements du public. »

Il fit signe au clown, burlesque, dans son maillot en tire-bouchon.

« Qu’est-ce que Monsieur veut ?

— Portez donc cette lettre à Goliath.

— Bien, monsieur. Y a-t-il une réponse ?

— Oui, oui, je l’attends. »

Il jeta, autour de lui, un regard circulaire, comme s’il craignait avoir été entendu.

II

Derrière la toile, au fond du petit espace fier de porter le nom pompeux de coulisses, Goliath faisait sauter sur ses genoux la mignonne Alalah ben Riflard, l’aidait à pirouetter, danser, la jetait dans les bras du géant Tan-Ho qui la lui renvoyait parmi les exclamations joyeuses de la fillette,

« Tiens, y a une lettre pour toi, lui dit le clown.

— Donne que j’vois ça :

« Monsieur Goliath,

« Soyez assez gentil pour rendre réponse à la lettre que j’ai glissée dans mon bouquet. Des amis m’ont dit… Vous devez me comprendre. C’est entendu.
« Héliogabe. »

— Ah ! chic ! c’est une femme qu’en pince ! s’écria Goliath, en glissant la lettre dans sa ceinture.

La petite Alalah avait sauté sur lui, et cherchait la lettre, puis :

— Tu sais ! tu n’iras pas avec cette grue-là !

— As-tu fini, la môme ?

— Moi, je t’aime, et c’est bien assez.

— Mais qu’est-ce qui te dit que j’va y aller !

Et s’adressant au clown :

— Elle est bath, la femme ?

— Ce n’est pas une femme, c’est un homme.

— Un homme ?

— Oui, il est au premier rang, à droite.

— Mince de poire !… Dis donc, la môme, regarde dans les bouquets, tu y trouveras une lettre.

Les bouquets furent vites défaits…

— Il y a trois lettres, dit-elle.

— Donne : « Monsieur, vous êtes si beau, que mon cœur… » C’est une femme. À l’autre : « Cher monsieur, jamais un homme ne m’a,… » Encore une femme, nous verrons ça plus tard… Reluquons la troisième… Ce que je suis bête ! Je l’ai dans ma ceinture… Ah ! dis donc, Tan-Ho !

La voix du géant résonna comme un coup de grosse caisse : « Quoi ! »

— C’est un pante qu’en pince pour moi.

— Allons donc !

— Puisque je te le dis. Lis sa lettre…

— Veux-tu que je lui flanque une de ces raclées…

— Non, laisse-moi faire, répondit Goliath je m’en charge… Une raclée ! ça lui donnerait envie de recommencer… Tu vas voir comme je les retourne, moi, les trufions…

La tête d’un pitre qui travaillait dans les Gugusse et que l’administration avait décoré du nom magique de régisseur, apparut dans l’entrebâillement de la porte :

— Vite ! en scène, ben Riflard, c’est le moment où Samson doit mourir.

— Décampe, la môme, appuya Goliath, t’as justement pas besoin d’être là… et toi, le clown, va dire à ce monsieur que je l’attends.

III

Héliogabe soutenait descendre en ligne directe d’Héliogabale. À l’entendre, des maires ignorants mais forts du droit grammatical attestant que les noms propres n’ont pas d’orthographe, avaient successivement amputé son nom royal et le lui avaient rendu estropié en celui d’Héliogabe.

Par un surcroît d’atavisme, il vivait en la pensée de l’époque où son ancêtre allait cueillir, pour ses orgies immondes, dans les cirques et dans les piscines, les clowns, les athlètes, les mimes et les bateleurs devant crever dans son lit ou râler dans un égorgement final, mais il en dédaignait la fierté hautaine, l’assurance d’être soi.

Petit, la démarche molle et trébuchante, le geste lent, la voix mielleuse et sans timbre, les yeux éteints et langoureux, la lèvre inférieure tombante en un tremblement continuel, il fut accueilli par Goliath avec un sourire de dédain.

— C’est vous Héliogabe ?

— Oui… vous avez reçu mon mot ?

— J’te crois !… T’es un chic type, toi… j’te gobe, c’est pas pour blaguer, mais j’pense à toi depuis deux jours… Si vous voulez pas le croire, demandez-le à Tan-Ho.

Tan-Ho se baissa pour mieux le regarder, et de sa voix de parade :

— Oui, y me disait toujours : ce que je le gobe celui qu’a une si sale gueule, là, dans le fauteuil.

— N’faites pas attention, il est très mal élevé, ce muffe-là…

— Oh ! répondit Héliogabe, je sais bien que les artistes ne choisissent pas leurs expressions.

— C’est vrai… Dis donc, petit, nous allons bien rigoler, va, mais moi j’suis frangin, j’pense aux copains. Si t’es un zigue, tu vas les régaler… Je te présenterai à ces Messieurs, c’en est, tous, et des chouettes.

— Je ne demande pas mieux.

— Tu sais, pas de chiqué, du bon… Envoie le clown, qui vient justement de rentrer.

Un roulement d’applaudissements et les préludes d’une valse innommable annonçaient la fin de la représentation. Les artistes, avertis par la petite Alalah ben Riflard, regardaient curieusement par une déchirure du décor.

Héliogabe et Goliath étaient seuls.

— Mon cher, il n’y a pas une femme qui ait le bras aussi suave, aussi moelleux, aussi blanc que le mien.

Héliogabe, lentement, s’était penché sur le biceps de l’athlète, et lui, plus lentement encore, repliait son bras, maintenant glissé jusqu’au cou.

— Mais tu m’étrangles ! gémit Héliogabe.

Le bras se refermait toujours, sans marquer un temps d’arrêt.

Héliogabe étouffait, la bouche ouverte, les lèvres bleuissantes.

Et le bras, comme un étau mû par une force irrésistible, serrait de plus en plus.

Héliogabe fléchit sur les genoux, ses bras pendirent, son corps resta suspendu, inerte…

Goliath allongea brusquement le bras, Héliogabe tomba sur les planches de la baraque en un bruit sourd, lugubre, qui se répercuta en un gémissement des cymbales.

Et, comme le clown entrait avec un panier de bouteilles, Goliath cria à ceux qui, restés sur la scène, regardaient :

— Ohé ! les camarades ! y a un copain qui régale !